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Full text of "Mélanges d'histoire, de droit et d'economie politique"

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MÉLANGES 
D'HISTOIRE,  DE  DROIT 

ET   D'ÉCONOMIE   POLITIQUE. 


TOUS  DROITS  RÉSERVÉS. 


Louvain.  —  Typ.  veuve  C.-J.  Fonteyn. 


MÉLANGES 


D'HISTOIRE,  DE  DROIT 


ET  D'ÉCONOMIE  POLITIQUE. 


PAR 


J.-J.    THONISSEN, 


PROniaSBUR  A   L'UmVBRSITà    CATBOUQOB    DB    LOUVAIIf, 

MBMBRB  DB  L'AGAB&MIB  ROTALB  DB  BBLOIQUB, 

MEMBRE  C0RRB8P0NDA1IT  DB  L'INSTITUT  DE  FRANCB, 

DBS  ACADÉMIES  DB  LÉGISLATION  DB  MADRID  ET  DB  TOULOUSE,  ETC. 


LOUVAIN, 

VEUVE   G.-J.  FONTEYN,  LIBRAIRE-ÉDITEUR, 

Rue  de  BrazeUes,  6. 

BRUXELLES, 

PARIS, 

A.   DECQ,   LIBRAIRE. 

A.  DURAND  &  PEDONE  LAURIBL, 

Rue  de  la  Madeleine,  9. 

Rae  Cqjas,  9. 

1873. 

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N 

t/Lc  -V^^  ^^7  /fc/ 


I 


LE  COMMUNISME 


ET    L'ÉGLISE    PRIMITIVE 


LE .  COMMUNISME 

ET    L'ÉGLISE    PRIMITIVE 


Il  y  a  vingt  ans,  au  lendemain  de  l'étrange  et  redoutable 
catastrophe  de  février,  on  vit  paraître  une  foule  de  petits 
livres  destinés  à  prouver  que  le  christianisme  et  le  commu- 
nisme étaient  deux  rameaux  sortis  du  même  tronc,  deux 
doctrines  issues  du  même  principe.  Affectant  tout  à  coup 
un  profond  respect  pour  l'Église  qu'ils  avaient  jusque-là 
dédaignée  et  conspuée,  des  socialistes  de  toutes  les  écoles 
se  mirent  à  citer  le  texte  des  Évangiles,  les  maximes  des 
Pères,  les  bulles  des  Papes,  les  décrets  des  conciles,  les 
décisions  des  théologiens  et  des  canonistes.  A  les  entendre, 
le  christianisme,  dégagé  de  l'alliage  impur  de  la  supersti- 
tion, du  despotisme  et  de  la  barbarie,  allait  une  seconde 
fois  régénérer  le  monde,  par  la  splendeur  de  ses  dogmes  et 
l'efficacité  de  ses  doctrines  morales,  les  uns  et  les  autres 
rajeunis  au  soleil  vivifiant  de  la  civilisation  moderne.  C'était 
avec  une  colère  mêlée  de  pitié  qu'ils  parlaient  des  pontifes 
et  des  prêtres  assez  ignorants  pour  ne  pas  comprendre  que, 
depuis  dix-huit  siècles,  l'Église  couvait  dans  son  sein  les 


germes  de  régénération  et  de  progrès  tardivement  éclos  sur 
les  barricades  de  Paris  (1). 

Proscrit  par  la  loi,  comprimé  par  les  baïonnettes,  repoussé 
par  les  ouvriers  intelligents,  le  socialisme  ne  tarda  pas  à 
être  réduit  à  Fimpuissance  ;  mais  le  singulier  reproche  que 
ses  partisans  adressaient  aux  chrétiens  du  dix-neuvième 
siècle  reparaît  aujourd'hui  sous  une  forme  plus  sérieuse, 
plus  calme,  plus  savante,  et  dès  lors  plus  dangereuse.  Des 
hommes  doués  d*un  incontestable  mérite,  des  savants  qui 
ont  longuement  scruté  les  annales  de  la  civilisation  euro- 
péenne, reprennent  la  thèse  des  Considérant,  des  Cabet, 
des  Villegardelle,  des  Victor  Meunier.  A  la  vérité,  ils  ne  se 
placent  pas  au  même  point  de  vue  que  les  pères  du  Phalan- 
stère et  de  ricarie.  Ils  ne  demandent  ni  l'anéantissement,  ni 
même  la  réforme  radicale  des  institutions  du  monde  mo- 
derne. Leur  point  de  départ  et  leur  but  n'ont  aucun  rapport 
avec  les  tendances  et  les  vœux  des  propagateurs  du  commu- 
nisme. Partisans  de  la  propriété  individuelle,  dont  ils  con- 
naissent et  signalent  les  incontestables  avantages,  ils  n*ont 
pas  repris  la  thèse  des  socialistes  pour  engager  les  chrétiens 
à  se  joindre  aux  phalanges  désordonnées  de  la  démocratie 
égalitaire.  Ils  voient  dans  cette  thèse  une  arme  nouvelle  con- 
tre l'Église,  et  ils  s'en  emparent  pour  prouver  que  le  christia- 
nisme a  donné  une  solution  fausse  à  l'immense  problème 
q^ue  soulèvent,  d'un  côté,  l'obligation  de  la  société  envers 
ses  membres,  de  l'autre,  l'obligation  de  l'individu  envers 
la  société.  Ils  disent  à  leur  tour  que,  suivant  l'opinion  des 
fondateurs  du  christianisme,  la  propriété  est  une  usurpa- 
tion, un  mal,  un  vice,  presque  un  crime.  Ils  prétendent  que 

(1)  Voy.  Le  Vrai  Christianisme,  par  Cabet.  Jésus-Christ  devant  les 
conseils  de  guerre,  par  V.  Meunier.  Le  Socialisme  devant  le  vieux  monde 
ou  le  vivant  devant  les  morts,  par  V.  Considérant.  Histoire  des  idées 
sociales,  par  ViUegardeUe. 


-     5     - 

l'horreur  de  la  propriété  a  ses  racines  dans  les  profondeurs 
de  la  doctrine  chrétienne.  Ils  affirment  qu*à  l'époque  où  re- 
tentissait encore  la  parole  de  Jésus,  où  la  foi  régnait  dans 
toute  l'ardeur  de  son  premier  épanouissement,  l'abdication 
de  la  propriété  individuelle  était  en  quelque  sorte  la  condi- 
tion de  l'entrée  dans  l'Église.  Ils  soutiennent  que,  selon 
les  lois  de  la  logique,  la  vie  commune  devrait  être  la  vie  des 
fidèles  et  surtout  celle  des  clercs  (1). 

Les  conséquences  éventuelles  de  cette  argumentation  ne 
sont  pas  difficiles  à  saisir.  Si  le  christianisme  mérite  le  nou- 
veau reproche  qu'on  lui  adresse,  les  propriétaires  qui  le 
protègent  de  leur  influence,  qui  l'entourent  de  leurs  hom- 
naages,  qui  l'alimentent  par  leurs  subsides,  ressemblent  au 
paysan  de  la  fable  déposant  sur  les  cendres  tièdes  de  son 
foyer  le  reptile  engourdi  prêt  à  payer  un  bienfait  par  une 
plaie  mortelle.  Si  le  christianisme  est  l'irréconciliable  en- 
nemi de  la  propriété,  il  est  par  cela  même  l'un  des  promo- 
teurs des  passions  anarchiques  qui  fermentent  dans  les 
classes  inférieures,  et  les  âmes  généreuses,  les  amis  éclairés 
de  l'humanité  doivent  demander  à  la  religion  de  ravenir  un 
enseignement,  une  protection,  un  asile,  qu'ils  ne  trouvent 
pas  dans  la  religion  du  passé. 

Ainsi  la  lutte  se  réveille  sur  le  terrain  commun  de  la  reli- 
gion et  de  l'économie  sociale,  et  les  catholiques  sont  obligés 
de  répondre  aujourd'hui  au  rationalisme,  comme  ils  répon- 
daient, il  y  a  vingt  ans,  au  socialisme.  C'est  pour  ce  motif 
que,  sans  avoir  la  prétention  d'aborder  toutes  les  faces  du 
problème,  nous  allons  émettre  quelques  réflexions  sur  les 
doctrines  économiques  des  Apôtres  et  des  Pères  de  l'Église. 

(1)  En  Belgique,  ce  système  a  été  soutenu,  avec  beaucoup  de  talent 
et  d'érudition,  par  M.  le  professeur  Laurent,  dans  un  opuscule  intitulé 
Le  Communisme  catholique. 


-     6     — 


I. 


LA   COMMUNAUTÉ   DE  JÉRUSALEM. 

Commençons  par  transcrire  le  récit  que  S.  Luc  a  placé 
dans  les  Actes  des  Apôtres. 

«  La  multitude  de  ceux  qui  croyaient  n'était  qu'un  cœur 
»  et  qu'une  âme  ;  et  nul  ne  disait  d'aucune  des  choses  qu'il 
»  possédait  qu'elle  fût  à  lui;  mais  toutes  choses  étaient 
»  communes  entre  eux.  Aussi  les  Apôtres  rendaient  témoi- 
»  gnage  avec  une  grande  force  à  la  résurrection  du  Seî- 
»  gneur  Jésus-Christ;  et  une  grande  grâce  était  sur  eux 
»  tous.  Car  il  n'y  avait  entre  eux  aucune  personne  nécessi- 
»  teuse,  parce  que  ceux  (1)  qui  possédaient  des  champs  ou 
»  des  maisons  les  vendaient,  et  qu'ils  apportaient  le  prix 
»  des  choses  vendues;  ils  mettaient  ce  prix  aux  pieds  des 
»  Apôtres,  et  il  était  distribué  à  chacun  selon  qu'il  en  avait 
»  besoin.  —  Or  Barnabe,  lévite  et  Cyprien  de  nation,  ayant 
»  une  terre,  la  vendit  et  en  mit  le  prix  aux  pieds  des  Apô- 
»  très.  Et  un  homme  nommé  Ananie...,  ayant  aussi  vendu 
»  une  terre,  retint  une  partie  du  prix...,  et  ne  déposa  que 
»  l'autre  partie  aux  pieds  des  Apôtres.  Mais  Pierre  lui  dit  : 
»  «  Comment  Satan  s'est-il  emparé  de  ton  cœur  jusqu'à 
»  t'exciter  à  mentir  au  Saint-Esprit  et  à  soustraire  une 
»  partie  du  prix  de  la  terre?  N'étais-tu  pas  libre  de  la  con- 
»  server?  Et,  l'ayant  vendue,  n'avais-tu  pas  le  pouvoir  d'en 
»  consei'ver  le  prix?...  Tu  n'a  pas  menti  aux  hommes,  mais 
»  à  Dieu  (3).  » 

Faut-il  entendre  le  texte  en  ce  sens  que  les  premiers 


(1)  Et  non  pas  tous  ccilv,  comme  traduit  Sac  y. 

(2)  Act.  Apost,,  IV,  3-2-35.  V,  l-ô. 


-     7     - 

chrétiens  de  la  ville  sainte  avaient  répudié  la  propriété 
individuelle,  pour  établir  entre  eux  une  communauté  uni- 
verselle de  biens  ? 

Au  dix-septième  et  au  dix-huitième  siècle,  la  question 
était  ^vivement  controversée.  Des  hommes  appartenant  à  des 
cultes  divers,  mais  à  qui  TEurope  entière  accordait  une  répu- 
tation méritée  de  science,  tels  que  Fabricius  (1),  Cl.  Sau- 
maise  (S),  Basnage  (3),  C.  Adam  (4),  J.  Gocceius  (5),  Mama- 
chius  (6),  Bergier  (7),  et  surtout  Mosheim  (8),  rejetant 
Thypothèse  de  Texistence  d*une  communauté  universelle, 
prétendaient  que  le  langage  de  TÉvangéliste  devait  être 
interprété  de  la  manière  suivante  :  «  L'union,  la  concorde, 
)>  Tamour  fraternel,  régnaient  au  plus  haut  degré  parmi  le 
»  premiers  fidèles  de  Jérusalem.  Aucun  d'eux  ne  préférait 
»  à  ses  frères  les  richesses  qui  composaient  son  patrimoine  ; 
»  mais,  si  cela  était  nécessaire,  tous  ceux  qui  en  avaient  le 
»  pouvoir  venaient  libéralement  en  aide  aux  chrétiens  qui 
»  se  trouvaient  dans  l'indigence.  Aucun  d'eux  ne  regardait 
»  ses  biens  comme  étant  h  son  usage  exclusif;  mais  tous  se 
»  considéraient  comme  obligés  de  partager  les  bénéfices  de 
»  cet  usage  avec  les  membres  de  l'Église  que  pressait  la 


(1)  Biblioyniphia  anlûj.,  c.  XIII,  p.  671).  Ed.  de  Hambourg,  1760. 
<2)  De  UswHa,  c.  XXI,  p.  657;  édit.  Elz.,  1638. 

(3)  Annal.  pol.-eccL,  ad  aim.  XXXIV,  §  12  ;  t.  I,  p.  440.  Edit.  de  Rot- 
terdam, 1706. 

(i)  Exercitat.  exeget.  Exerc.  III,  §  5. 

(5)  Comment,  ad  Acl.  Apost.,  II.  Cité  par  Mosheim,  p.  11  de  Touvrage 
indiqué  ci-après. 

(6)  Ongines  et  antiq.  christianœ,  t.  III,  p.  287  et  sqq.  Edit.  de  Rome, 
1751 . 

(7)  IHct.  de  théol.,  V®  Communauté  de  biens. 

(8)  Dissert,  ad  hist.  écoles,  pertinentes,  t.  II,  pp.  1-53.  Edit.  d'Altona, 
1743^  L'auteur  défend  la  même  thèse  dans  son  histoire  de  VEglise  (Kir- 
chcnfjeschichte,  T.  I,  p.  73.  Edit.  de  Rothenburg,  1786). 


—     8     — 

»  misère.  Cette  charité  sainte  était  même  poussée  beaucoup 
»  plus  loin.  Pour  avoir  de  quoi  nourrir  les  malades,  les 
»  veuves,  les  orphelins  et  en  général  tous  ceux  qui  étaient 
»  dans  la  détresse,  ils  avaient  formé  une  sorte  de  trésor 
»  public,  dans  lequel  chacun  versait  le  produit  de  ses  pro- 
»  près  fonds,  autant  que  le  permettaient  ses  besoins  per- 
S)  sonnels  et  ceux  de  sa  famille.  Et  comme  cette  contribu- 
»  tion  volontaire  ne  suffisait  pas  pour  nourrir  et  vêtir  une 
»  multitude  de  pauvres,  les  chrétiens  les  plus  riches  ven- 
»  daient  les  maisons  qu'ils  n'habitaient  pas  et  les  terres  qu'ils 
y>  ne  cultivaient  pas  eux-mêmes,  et  ils  consacraient  à  un 
»  usage  public  les  deniers  provenant  de  cette  vente  (1).  » 

A  l'appui  de  ce  système,  Mosheim,  dont  les  arguments 
étaient  sans  cesse  reproduits  par  les  théologiens  qui  parta- 
geaient son  avis,  avait  publié  une  longue  et  savante  disser- 
tation dont  nous  allons  analyser  la  partie  la  plus  saillante. 

Il  faut,  disait  Mosheim,  être  entièrement  étranger  au 
génie  des  langues  anciennes  pour  ne  pas  savoir  que  les 
mots  communiOy  eommunitas,  xoivodvia,  ont  été  fréquemment 
employés  par  les  philosophes,  les  historiens  et  les  poètes, 
quand  ils  voulaient  célébrer  les  nobles  sentiments  de  ces 
hommes  d'élite,  toujours  si  rares,  qui  ne  refusent  rien  à 
l'indigence  ou  à  l'amitié.  Socrate,  Platon,  Aristote,  Ménan- 
dre,  Athénée,  Valère-Maxime,  l'historien  Justin,  Lactance, 
Cicéron  et  une  foule  d'autres  s'expriment  à  cet  égard  de 
manière  à  dissiper  tous  les  doutes  (S).  L'écrivain  sacré  pou- 
vait donc,  sans  encourir  le  reproche  d'exagération,  se  servir 
de  ces  termes  en  parlant  des  biens  possédés  par  les  pre- 


(1)  Mosheim,  loc,  cit.,  p.  52. 

(2)  Mosheim  reproduit  et  discute  une  foule  de  passages  empruntés  à 
tous  ces  auteurs. 


—     9     — 

miers  chrétiens  de  Jérusalem  ;  car,  dans  le  sein  de  cette 
Église  fondée  par  les  Apôtres  et  où  retentissait  encore  la 
parole  divine  du  Sauveur,  l'esprit  de  bienfaisance  était  réel- 
lement sans  limites.  Il  était  permis  de  dire  qu'entre  les 
membres  de  cette  Église  tout  était  commun;  et  rien  ne 
prouve  que  le  rédacteur  des  Actes  des  Apôtres,  en  employant 
cette  expression,  ait  voulu  désigner  la  communauté  uni- 
verselle. Si  S.  Luc  affirme  que  les  riches  vendaient  leurs 
terres  et  en  déposaient  le  prix  aux  pieds  des  Apôtres,  cela 
ne  prouve  nullement  que  les  fidèles  de  la  ville  sainte 
n'eussent  rien  conservé  en  propre  ;  car,  au  douzième  cha- 
pitre des  Actes,  il  est  parlé  d'une  maison  appartenant  à 
Marie,  mère  de  Jean.  L'évangéliste  cite  deux  exemples  de 
dépossessioi),  celui  d'Ananie  et  celui  de  Barnabe,  et  ces 
exemples,  les  seuls  que  l'histoire  ait  consignés  dans  ses 
annales,  ne  sont  rien  moins  que  favorables  à  l'hypothèse 
d'une  communauté  universelle  établie  par  les  Apôtres.  Bar- 
nabe était  lévite;  il  trouvait  ses  moyens  d'existence  dans 
l'exercice  des  fonctions  sacerdotales;  il  pouvait,  sans  se 
réduire  à  la  misère,  vendre  une  terre  qu'il  possédait  pro- 
bablement dans  l'Ile  de  Chypre.  A  Ananie,  Pierre  dit  avec 
indignation  :  «  N*étiez-vous  pas  libre  de  garder  votre  terre  ;  et 
cette  terre  étant  vendtie,  n'aviez-vous  pas  le  droit  d'en  conserver 
le  prix?  »  D'ailleurs,  on  ne  voit  nulle  part  que  les  chrétiens 
aient  apporté  autre  chose  que  l'argent  provenant  de  la  vente 
de  leurs  immeubles.  Le  texte  ne  renferme  pas  une  phrase, 
pas  un  mot  que  l'on  puisse  appliquer  à  la  mise  en  commun 
des  ressources  que  les  fidèles  se  procuraient  à  l'aide  du 
travail,  de  l'industrie,  du  commerce  ou  d'une  autre  manière. 
Il  n'y  avait  donc  pas  de  communauté  universelle  ;  et  si  l'on 
veut  savoir  pourquoi  les  chrétiens  préféraient  de  venir  en 
aide  aux  indigents  par  la  vente  de  leurs  immeubles,  on  en 


-   ^o    - 

trouve  facilement  la  raison  dans  la  circonstance  que  Jésus 
lui-même  leur  avait  annoncé  la  ruine  prochaine  de  Jérusa- 
lem, la  conquête  et  la  dévastation  de  la  Judée.  Le  texte  du 
chapitre  IV  des  Actes  des  Apôtres  doit  être  sainement  inter- 
prété. S.  Luc  nous  apprend  que  «  nul  ne  disait  d'aucune  des 
»  choses  çtt'î7  possédait  qu'elle  fût  à  lui.  »  Ces  mots  seuls 
suffisent  pour  prouver  que  les  fidèles  possédaient,  et  dès 
lors  il  n'est  plus  possible  d'appliquer  le  texte  h  un  état  de 
dépossession  absolue.  Plus  loin  (VI,  1),  nous  voyons  les 
Grecs  se  plaindre  de  ce  que  leurs  veuves  recevaient  moins 
de  secours  que  les  veuves  des  Hébreux.  Pourquoi  ne  se 
plaignent-ils  que  pour  leurs  veuves  ?  Pourquoi  n'élèvent-ils 
aucune  prétention  au  nom  de  tous  les  Grecs  indistincte- 
ment? Parce  que  le  trésor  commun  existait,  non  pour  tous, 
—  ce  qui  aurait  amené  un  partage  par  tête  et  par  portions 
égales,  —  mais  uniquement  pour  les  pauvres,  parmi  les- 
quels on  comptait  les  veuves.  Ce  fait,  à  l'égard  duquel  toute 
controverse  est  impossible,  atteste  à  l'évidence  qu'aucune 
loi  décrétant  la  communauté  n'avait  été  dictée  par  les  Apô- 
tres. Ceux-ci  ne  pouvaient  admettre  un  tel  régime.  En  sup- 
primant la  propriété  individuelle,  ils  auraient  écarté  jusqu'à 
la  possibilité  même  de  l'aumône  tant  recommandée  par 
Jésus-Christ.  Ils  savaient  trop  bien  que  leur  divin  maître 
n'avait  jamais  recommandé  ni  le  communisme  réalisé  par 
les  Esséniens,  ni  le  communisme  rêvé  par  les  disciples  de 
Pythagore  et  de  Socrate.  Si  les  Apôtres  avaient  décrété  ou 
du  moins  approuvé  l'établissement  d'une  communauté  uni- 
verselle de  biens,  les  écrivains  religieux  des  trois  premiers 
siècles  auraient  dû  le  savoir  aussi  bien  que  nous.  Or,  les 
livres  qu'ils  nous  ont  laissés,  loin  de  renfermer  des  indices 
qui  puissent  faire  supposer  l'existence  d'un  tel  régime, 
fournissent  précisément  des  preuves  irréfutables  aux  parti- 


-    Il    - 

sans  de  ropinioii  contraire.  Tous  entendent  la  communauté 
chrétienne  en  ce  sens  que  les  riches  doivent  remettre  une 
partie  de  leur  superflu  h  ceux  qui  manquent  du  nécessaire. 
Au  premier  siècle,  S.  Barnabe  dit  aux  heureux  du  monde  : 
«  Partagez  en  lout  avec  votre  prochain,  et  n'envisagez  rien 
»  comme  vous  appartenant  exclusivement.  »  Mais  comment 
exige-t-il  ce  partage?  Une  phrase  qui  suit  immédiatement  la 
première  dissipe  tous  les  doutes  :  «  Ne  soyez  pas  prompts  à 
»  ouvrir  la  main  quand  il  s'agit  de  recevoir  et  prompts  à  la 
»  fermer  quand  il  s'agit  de  donner  (1).  »  S.  Barnabe  inter- 
prète sainement  le  texte  de  S.  Luc.  Au  deuxième  siècle,  Ter- 
lullien,  s'adressant  aux  païens,  s'écrie  :  «  Nous  sommes 
»  frères,  parce  que  nous  partageons  entre  nous  des  richesses 
»  qui  sont  deveimes  cliez  vous  une  intarissable  source  de 
»  divisions;  et  comme  nous  sommes  en  communauté  par  le 
»  cœur  et  par  l'àme,  nous  nous  croyons  obligés  de  nous  corn- 
»  muniquer  réciproquement  nos  ressources  (2).  »  Y  a-t-il  là  des 
traces  quelconques  d'une  sorte  de  communisme  platonique? 
Dans  le  même  siècle,  S.  Justin,  repoussant  les  accusations  des 
ennemis  des  chrétiens,  ajoute  :  «  Tandis  qu'autrefois  nous 
»  aimions  par-dessus  tout  le  produit  et  les  fruits  (fructus  et 
»  pivveîitus)  de  notre  argent  et  de  nos  terres,  nous  mettons 
»  aujourd'hui  en  commun  ce  que  nous  avons,  et  nous  efi  don- 
y>  fions  une  portion  alx  pauvres  (3).  »  Au  troisième  siècle. 
Clément  d'Alexandrie  enseigne  positivement  que  Jésus- 
Christ  ne  demande  pas  que  ses  disciples  se  dépouillent  de 

(1)  Epist.  cath.f  c.  XIX.  Patrol.  graec,  t.  II,  p.  778;  édit.  Migiie. 

(2)  Apoh,  c.  XXXIX,  p.  472;  éd.  Migne. 

(3)  Apol.  I»,  1i;  édit.  Migne,  p.  3'*7.  Dans  la  traduction  reproduite 
par  Migne,  on  lit  :  «  uni  pecunianim  et  possessioninn  vias  omnibus  anii^ 
quiores  habebnhius...  >^  Mosheim  (Aoc.  ri7.,  p.  42)  traduit  plus  exacle- 
ment  :  «  c/ut  jyecuniarum  et  possessionum  fruclus  et  pvovcntus  prœ  rcbus 
omnibus  adatnabatnus,..  » 


-     12     - 

leurs  biens  pour  vivre  sous  le  régime  de  la  communauté 
universelle;  il  cite  et  discute  une  foule  de  textes  de  l'Évan- 
gile pour  prouver  que  le  Sauveur  a  admis  la  coexistence  du 
riche  et  du  pauvre,  comme  Tune  des  bases  des  doctrines 
morales  qu'il  est  venu  révéler  au  monde  (1).  On  trouve  des 
renseignements  analogues  dans  les  écrits  d'Origène,  de 
S.  Cyprien  et  d'Arnobe.  Origène  dit  que,  si  les  évoques  sti- 
mulaient plus  vivement  la  charité  des  fidèles,  on  verrait  les 
plus  riches^  imitant  l'exemple  des  premiers  chrétiens  de 
Jérusalem,  vendre  leurs  ^biens  et  en  distribuer  le  prix  aux 
pauvres.  Déplorant  la  tiédeur  et  l'avarice  de  ses  contempo- 
rains, S.  Cyprien  leur  rappelle  que  les  riches  des  temps 
apostoliques  vendaient  leurs  maisons  et  leurs  terres  pour 
mettre  le  prix  à  la  disposition  des  indigents,  Arnobe,  décri- 
vant les  mœurs  des  chrétiens,  les  appelle  familiaris  commu- 
natores  rei,  parce  que  ceux  qui  avaient  du  superflu  venaient 
en  aide  aux  autres  (2).  Comment  pourrait-on  concilier  ces 
textes  avec  l'hypothèse  d'une  communauté  universelle? 

De  toutes  ces  prémisses,  Moshcim  conclut  que  c'est  seu- 
lement au  quatrième  siècle  de  notre  ère  que  l'on  voit  appa- 
raître une  opinion  suivant  laquelle  les  premiers  chrétiens 
auraient  vécu  à  la  manière  des  moines,  dont  les  commu- 
nautés se  multipliaient  à  cette  époque  dans  toutes  les  pro- 
vinces de  l'empire  romain  (3).  • 

Ce  système  cependant  ne  fut  pas  généralement  admis. 

Loin  d'éprouver  les  scrupules  et  de  partager  les  doutes  du 


(1)  Stram.,  t.  III,  c.  VI,  p.  il5  et  sqq.  Edit.  Migne. 

(2)  Origenes,  Comm.  in  Matt.,  t.  XV,  n»  15;  t.  III,  p.  129<);  édit.  Migne. 
Cyprianus,  De  Unit,  eccl.,  c.  XXVI,  p.  51H  ;  t.  III,  éd.  Migne.  Ârnobius, 
Adv.  fjentesy  l.  IV,  c.  XXXVI,  p.  1077  ;  t.  V,  éd.  Migne. 

(3)  Entre  autres  dans  les  écrits  de  S.  Jean  Chrysostôrae,  Ilom.  XI  in 
Ad.  Apostolonim  (Migne,  t.  IX,  p.  94  et  s.). 


-     13     - 

théologien  protestant,  Fleury  et  la  plupart  des  historiens  de 
l'Église  prennent  les  paroles  de  S.  Luc  dans  leur  sens  lit- 
téral. «  Les  fidèles  de  Jérusalem,  dit  Fleury,  renonçaient 
»  à  leurs  biens,  pour  pratiquer  exactement  le  conseil  de 
»  Jésus-Christ  de  tout  quitter  pour  le  suivre,  et  pour  que 
»  rien  ne  les  attachât  à  cette  malheureuse  ville,  sachant 
»  qu'elle  devait  être  ruinée  et  tout  le  pays  désolé,  avant 
»  qu'il  se  passât  une  génération,  comme  Jésus-Christ  l'avait 
»  prédit.  »  Non-seulement  le  pieux  et  austère  prieur  d'Ar- 
genteuil  admettait  l'existence  d'une  communauté  universelle 
dans  la  ville  sainte  ;  mais,  applaudissant  à  l'œuvre  de  toutes 
ses  forces,  il  en  célébrait  l'excellence  avec  un  enthousiasme 
qu'on  est  quelque  peu  surpris  de  rencontrer  sous  sa  plume. 
A  l'entendre,  les  premiers  fidèles  étaient  parvenus  à  réaliser 
cette  vie  commune  que  les  législateurs  et  les  philosophes 
de  l'antiquité  avaient  tant  recommandée,  sans  jamais  avoir 
réussi  à  la  mettre  en  pratique.  La  république  chrétienne  de 
Jérusalem  faisait  pâlir  la  gloire  des  républiques  tant  vantées 
de  Sparte  et  de  Crète  ;  les  Apôtres  avaient  dépassé  Minos  et 
Lycurgue,  Pythagore  et  Platon;  ils  avaient  reproduit  les 
merveilles  de  l'institut  de  Crotone  ;  ils  avaient  traduit  en  fait 
les  sublimes  idées  du  disciple  de  Socrate,  en  les  affranchis- 
sant des  impuretés  dérivant  de  la  promiscuité  des  sexes;  ils 
avaient  recueilli  toutes  les  traditions  généreuses  des  com- 
munautés esséniennes  (1)  ! 

Une  troisième  opinion  s'est  récemment  produite  en  France. 
Repoussant  à  la  fois  l'hypothèse  de  la  communauté  univer- 
selle admise  par  Fleury  et  l'hypothèse  de  la  mise  en  commun 

(1)  Mesure  des  Chrétiens,  I«  part.,  p.  16  et  suiv.  ;  édit.  de  Louvain, 
1773.  Hisl.  de  l'Eglise,  t.  I,  p.  5;  édit.  d'Avignon,  1777.  Baronius  est  du 
même  avis  [Ann.  eccles.,  ad  an.  XXXIV,  n"  262  et  sqq.  Ed.  Plantin,, 
p.  229). 


-    (i    ^ 

(lu  superflu  imaginée  par  Mosheim,  M.'  Moreau-Christophe 
divise  les  premiers  chrétiens  eu  deux  grandes  catégories. 
D'un  côté,  il  place  les  disciples  dont  il  est  parlé  dans  les 
Actes  des  Apôtres,  les  saints  dont  les  vertus  sont  célébrées 
dans  les  épîtres  de  S.  Paul  ;  de  l'autre,  il  range  la  masse  des 
fidèles,  les  huit  ou  dix  mille  chrétiens  de  tout  rang,  de  tout 
sexe,  de  tout  âge,  qui  composaient  l'Église  de  Jérusalem 
au  temps  des  Apôtres.  Les  premiers,  ayant  fait  vœu  de  pra- 
tiquer même  les  conseils  de  l'Evangile,  ne  s'appartenaient 
plus  à  eux-mêmes,  ne  pouvaient  plus  rien  posséder  en  pro- 
pre, et  leur  individualité  comme  leurs  biens  étaient  con- 
fondus dans  l'intérêt  collectif  de  la  communauté.  Les  se- 
conds, tenus  seulement  de  pratiquer  les  devoirs  généraux 
(lu  christianisme,  pouvaient  posséder  les  biens  de  ce  monde, 
à  la  seule  condition  d'y  faire  participer  leurs  frères  par  les 
bonnes  œuvres.  Pour  être  chrétien  et  devenir  membre  de 
l'Église  de  Jérusalem,  il  suffisait  de  croire  et  d'être  baptisé; 
pour  être  disciple  ou  saint  de  la  même  Église,  il  fallait,  de 
plus,  faire  vœu  de  communisme  et  se  dépouiller  de  tout,  con- 
formément h  ce  vœu.  C'est  ce  que  fit  Barnabe,  déjà  chrétien 
et  appartenant  à  l'Eglise  de  Jérusalem,  en  vendant  son 
champ  et  en  déposant  le  prix  aux  pieds  des  Apôtres.  C'est 
ce  que  voulaient  faire  Ananie  et  Saphire,  également  chré- 
tiens et  membres  de  l'Église  de  Jérusalem,  lorsque  l'esprit 
(l'avarice  et  d'orgueil  les  lit  trahir  leur  vœu.  Au  dire  de 
M.  Morcau-Christophc,  le  texte  des  Actes  des  Apôtres  ne  sau- 
rait se  concilier  avec  un  autre  système  d'interprétation  (1). 


(1)  Voici  ses  principaux  raisonnemeiits  :  «  Dans  le  ch.  V,  il  est  dit, 
»  anx  V.  12  et  13,  que  toxut  étaient  réunis  dans  les  galeries  de  Salomon, 
»  dt  que  nul  dos  autres  n'osait  se  joindre  à  eux.  »  Tous!  ce  ne  pou- 
vaient être  que  les  disciples;  car  toute  l'Eglise'  n'eût  pu  tenir  dans  les 
galerfes  de  Salomon.  —  Dans  le  ch.  VI,  aux  v.  i  et  suivants^  il  est  dit 


—     IH     ^ 

Nous  ne  discuterons  pas  ici  la  valeur  respective  de  ces 
opinions  contradictoires.  Afin  qu'on  ne  nous  accuse  pas  de 
chercher  à  amoindrir  la  gravité  des  objections,  nous  met- 
trons de  côté  les  arguments  d'une  incontestable  valeur  pro- 
duits par  Mosheim.  Laissant  à  nos  lecteurs  le  soin  de  se 
prononcer  sur  le  mérite  de^  trois  systèmes,  nous  adopte- 
rons l'hypothèse  de  Fleury.  Nous  prouverons  que,  même  en 
admettant  que  les  premiers  fidèles  se  soient  complètement 
dépouillés  de  leurs  biens  de  toute  nature,  on  ne  saurait 
trouver  dans  ce  fait  la  condamnation  du  principe  de  la  pro- 
priété individuelle. 

Quel  était  le  caractère  de  cette  communauté  si  chaleureu- 
sement vantée  par  Fleury?  Était-elle  volontaire  ou  forcée? 
Était-elle  envisagée  comme  un  régime  dérivant  nécessaire- 
ment du  christianisme?  N'était-elle,  au  contraire,  que  le 


que  c  le  nombre  des  disciples  augmentant,  et  qu'une  contestation  s'étant 
»  élevée,  entre  les  juifs  grecs  et  les  juifs  hébreux,  au  sujet  des  distri- 
»  butions  faites  aux  pauvres,  les  apôtres  convoquèrent  les  disciples,  et 
»  leur  dirent  :  «  choisissez  parmi  votis  sept  diacres  qui  se  chargent  de 
»  ce  soin,  etc.  »  Il  n'est  encore  ici  question  que  des  disciples  et  non 
des  autres.  —  Dans  le  ch.  IX,  aux  v.  26  et  28,  il  est  dit  que  Paul,  après 
sa  conversion,  vint  à  Jérusalem  et  chercha  à  se  joindre  aux  disciples, 
mais  que  ceux-ci  le  craignaient ,  ne  croyant  pas  qu'il  fût  disciple,  et 
qu'ils  ne  Fadmirent  paj'mi  etix  que  sur  l'attestation  que  donna  Barnabe 
de  sa  conversion  miraculeuse  et  de  sa  prédication  dans  la  ville  de 
Damas.  —  Enfin,  dans  le  ch.  VIIÏ,  aux  v.  1  et  suivants,  il  est  dit  qu'une 
grande  persécution  s'éleva  contre  l'Eglise  de  Jérusalem,  et  que  toxis,  à 
l'exception  des  apôtres,furent  dispersés  en  divers  endroits  de  la  Judée 
et  de  la  Samarie.  Tous,  omnes.  Qui,  tous?  Étaient-ce  les  dix  mille 
chrétiens  qui  composaient  l'Eglise,  femmes,  enfants,  vieillards?  Non; 
évidemment  non.  C'étaient  les  disciples  seulement,  c'est-à-dire  ceux 
d'entre  eux  qui  s'étaient  voués  à  la  propagation  de  la  foi  ;  et  c'est  ce 
que  nous  voyons  dans  le  verset  4,  où  il  est  dit  :  «  Ceux  qui  avaient  été 
»  dispersés  annonçaient  la  parole  de  Dieu  dans  tous  les  lieux  où  ils 
»  passaient.  »  (Du  problème  de  la  misère  et  de  sa  solution,  I^c  édit.,  t.  II, 
p.  245-262.) 


-    ^(l   — 

résultat  d'une  situation  passagère  et  exceptionnelle?  Là  est 
toute  la  question. 

Elle  était  ipuremeiU  volontaire.  Que  dît  S.  Pierre  reprochant 
à  Ananie  le  crime  d'avoir  enfoui  une  partie  de  son  trésor? 
L'accuse-t-il  d'avoir  oublié  la  loi  de  Dieu,  d'avoir  violé  les 
préceptes  du  christianisme?  Lui  reproche-t-il  d'avoir  commis 
un  vol  au  détriment  d'une  communauté  obligatoire  pour  les 
fidèles?  En  aucune  manière.  Le  seul  méfait  qu'il  lui  impute, 
c'est  d'avoir  été  hypocrite  et  menteur. 

<(  Comment,  dit-il  à  Ananie,  Satan  s'est-il  emparé  de  ton 
»  cœur,  jusqu'à  t'engager  à  mentir  au  Saint-Esprit  et  à 
»  soustraire  une  partie  du  prix  de  la  iervel  N'étais-tu  pas 
»  libi^e  de  la  conserver?  Et  l'ayant  vendue,  n'avais-iu  pas  le 
»  pouvoir  d'en  conserver  le  prix?  Pourquoi  as-tu  formé  un 
»  tel  dessein  en  ton  cœur?  Tu  n'as  pas  menti  aux  hommes, 
»  mais  à  Dieu  (1)  !  » 

Ainsi  Ananie  était  libre  de  ne  pas  vendre  son  immeuble, 
et  il  était  libre  d'en  conserver  le  prix  !  Il  n'est  pas  possible 
d'imaginer  un  témoignage  plus  formel,  plus  évident,  plus 
irrécusable. 

Nous  pourrions  déjà  nous  arrêter  ici,  en  sommant  nos 
adversaires  de  mettre  le  langage  de  l'Évangéliste  en  rapport 
avec  cette  «  horreur  des  richesses,  »  qui  faisait  que  «  l'ab- 
»  dication  de  la  propriété  était  en  quelque  sorte  la  condition 
))  de  l'entrée  dans  l'Église.  » 

Mais  nous  n'avons  pas  besoin  de  nous  retrancher  derrière 
le  texte  des  Actes  des  Apôtres.  L'histoire  nous  fournit  une 
foule  d'autres  preuves  non  moins  éclatantes. 

La  plupart  des  Pères  de  l'Église  se  sont  longuement  oc- 
cupés de  la  communauté  de  Jérusalem.  Plus  rapprochés  des 

(l)  Act.,  V,  3,  4, 


-    47    - 

temps  et  des  lieux,  plus  familiarisés  avec  les  usages  et  les 
mœurs  des  chrétiens  primitifs,  ils  pouvaient,  bien  mieux 
que  les  modernes,  déterminer  le  caractère  réel  du  régime 
économique  que  nous  supposons  établi  au  pied  du  Calvaire. 
Or,  un  fait  certain,  incontestable,  à  l'abri  de  toute  contro- 
verse, c'est  que  pas  un  seul  d'entre  eux  ne  s'est  permis  de 
dire  ni  même  d'insinuer  que  les  Apôtres  avaient  proscrit  la 
propriété  individuelle  et  rendu  le  communisme  obligatoire. 

Pour  ne  pas  trop  multiplier  les  citations,  nous  nous  con- 
tenterons de  rapporter  le  témoignage  de  deux  docteurs 
illustres,  que  les  soi-disant  réformateurs  de  1848  avaient 
naïvement  rangés  parmi  les  précurseurs  du  socialisme. 

ce  Ananie  et  Saphire,  dit  S.  Jérôme,  furent  condamnés, 
»  parce  que,  après  avoir  fait  vœu  de  remettre  leurs  biens  à 
»  l'Église,  ils  n'en  étaient  plus  propriétaires,  ces  biens 
»  appartenant  désormais  à  ceux  à  qui  ils  les  avaient 
»  donnés.  En  gardant  par  devers  eux  une  portion  du  prix, 
»  ils  s'appropriaient  le  bien  d'autrui,  redoutant  les  angoisses 
»  de  la  faim,  que  le  vrai  ;chrétien  doit  savoir  braver.  Par  là 
»  ils  méritaient  un  châtiment  immédiat,  parce  qu'il  impor- 
»  tait  de  prévenir  la  contagion  du  mauvais  exemple  (1).  » 

S.  Jean  Ghrysostome  donne  la  même  interprétation  aux 
paroles  de  S.  Luc.  Dans  sa  douzième  homélie  sur  les  Actes 
des  Apôtres,  il  s'exprime  en  ces  termes  :  «  Ne  voyez-vous  pas 
To  que  le  crime  consiste  en  ce  qu'Ânanie  dérobe  une  partie 
»  de  l'argent  qu'il  avait  consacrée  Ne  pouviez-vous  pas,  lui 
»  dit  l'Apôtre,  disposer  à  votre  gré  du  prix  provenant  de  la 
»  vente  de  votre  terre  ?  Qui  vous  en  empêchait?  Pourquoi 
»  dérobez- vous,  après  avoir  promis?...  Nous  ne  vous  avions 
»  forcé  ni  de  vendre  ni  de  nous  remettre  le  prix  :  vous  l'avez 

(i)  Lettre  CXXX  à  Démétriade.  Edit.  Migne,  t.  I,  p.  1118. 

3 


-     18     — 

»  fait  de  votre  propre  mouvement.  Vous  ayez  donc  dérobé 
»  de  Targent  consacré?...  Vous  aviez  le  droit  de  conser\'er 
»  tout  ce  qui  vous  appartenait.  Pourquoi  consacrer  votre 
»  argent  et  le  dérober  ensuite?  Vous  avez  commis  un  grand 
»  crime  qui  ne  mérite  pas  de  pardon  et  qui  est  sans 
»  excuse  (1).  » 

On  le  voit  :  la  dépossession  des  premiers  chrétiens  était 
purement  volontaire.  Aucun  d'entre  eux  n'était  obligé  de 
vendre  ses  biens  et  d'en  déposer  le  prix  aux  pieds  des  Apô- 
tres. Pour  devenir  membre  de  l'Église,  il  suffisait  de  rece- 
voir le  baptême  et  de  pratiquer  les  préceptes  de  l'Évangile. 
Aux  Juifs  qui  disaient  aux  Apôtres  :  «  Frères,  que  faut-il  que 
»  nous  fassions?  »  Pierre  répondait  :  «  Faites  pénitence,  et 
»  que  chacun  de  vous  soit  baptisé  au  nom  de  Jésus-Christ 
»  pour  obtenir  la  rémission  de  vos  péchés,  et  vous  recevrez 
)i  le  don  du  Saint-Esprit  (2).  »  Il  ne  leur  dit  pas  :  «  Dépouil- 
»  lez-vous  de  vos  richesses,  vendez  votre  patrimoine  et 
»  consacrez -en  le  prix  à  la  satisfaction  des  besoins  des 
»  fidèles.  »  Il  ne  s'efforce  pas  de  leur  prouver  que  la  pro- 
priété est  une  usurpation,  un  vice,  un  mal,  presqu'un 
crime  ! 

Il  existe  une  autre  preuve  qui  ne  doit  pas  être  perdue 
de  vue. 

Si  les  Apôtres  avaient  établi  la  vie  commune  comme  une 
conséquence  directe  de  l'enseignement  de  leur  divin  Maître, 
les  chrétiens  du  premier  siècle,  fidèles  jusqu'à  l'héroïsme, 
persévérants  jusqu'au  martyre,  n'auraient  pas  facilement 
abandonné  un  régime  imposé  par  les  dépositaires  de  la 
parole  souveraine  et  incontestée  du  Christ.  Or,  les  nom- 


Ci)  T.  IX,  p.  101-102;  édit.  Migne. 
(2)  Act.  II,  37,  38. 


^     49     - 

breux  savants  qui  se  sont  livrés  à  Tétude  approfondie  des 
annales  de  FÉglise  primitive  sont  unanimes  à  reconnaître 
que  le  genre  de  vie  adopté  par  les  chrétiens  de  Jérusalem 
était  envisagé  comme  un  régime  essentiellement  passager. 
Ils  affirment  tous  que  la  communauté  volontaire  de  biens, 
en  supposant  qu'elle  ait  existé  sur  une  vaste  échelle,  ne  s'est 
pas  prolongée  au  delà  du  martyre  de  S.  Etienne;  en  d'autres 
termes,  qu'elle  n'a  pas  même  duré  deux  ans  (1)!  Les  pre- 
miers fidèles  de  la  ville  sainte  se  trouvaient  dans  une  situa- 
tion exceptionnelle.  Us  avaient  entendu  la  parole  du  Sau- 
veur; ils  avaient  assisté  à  sa  mort,  ils  avaient  vu  couler  son 
sang  divin;  ils  savaient  que  la  bonne  nouvelle  devait  être 
annoncée  à  toutes  les  nations.  Pleins  d'ardeur  et  de  foi, 
entourés  d'ennemis  implacables,  forcés  de  s'entr'aider  dans 
les  périls  communs,  sachant  que  Jérusalem  devait  ôtre  con- 
quise et  détruite  avant  la  disparition  de  la  génération  pré- 
sente,  ils  avaient  perdu  de  vue  les  biens  de  la  terre,  pour 
s*occuper  uniquement  de  la  mission  divine  que  Jésus-Christ 
avait  confiée  à  ses  disciples.  Appelés  à  régénérer  le  monde, 
ils  voulaient,  d'un  côté,  se  dégager  des  soucis  de  la  vie 
matérielle,  de  l'autre,  fournir  aux  besoins  de  ceux  qui  se 
consacraient  à  la  prédication  de  l'Évangile  et  aux  travaux  de 
l'apostolat.  Les  Apôtres  ne  prêtaient  point  à  intérêt,  ils 
n'achetaient  point  de  terres,  les  capitaux  restaient  impro- 
ductifs dans  leurs  mains,  et  chaque  distribution  amoindris- 
sait le  trésor  de  la  communauté.  Gomment  eût-on  pu  cher- 
cher dans  ce  régime  l'état  normal  d'une  Église  qui,  suivant 
le  témoignage  des  Apôtres  mêmes,  devait  subsister  jusqu'à 


(1)  Voy.  Mamachius,  Origines,  etc.,  t.  III,  p.  285  et  286.  —  Il  est  cer- 
tain  qu'après  la  lapidation  de  S.  Etienne,  les  Actes  des  apôtres  ne  font 
plus  aucune  mention  de  la  mise  en  commun  des  biens. 


—   âo   • 

» 

la  fin  des  siècles  et  abriter  dans  son  sein  tous  les  peuples 
du  globe?  Un  tel  régime,  nécessairement  temporaire,  ne 
pouvait  convenir  qu'à  des  hommes  qui,  s*affranchissant  de 
toutes  les  passions  et  foulant  aux  pieds  tous  les  intérêts 
temporels,  concentraient  toutes  les  sollicitudes  de  leur 
existence  dans  la  diffusion  de  la  bonne  nouvelle,  dont  ils 
étaient  les  premiers  dépositaires.  L'Église  n'y  a  jamais  vu  ni 
une  loi  générale,  ni  une  loi  permanente. 

Sous  ce  rapport  encore,  il  n'est  pas  possible  de  soulever 
un  doute  sérieux.  Aux  yeux  de  Baronius,  la  communauté  de 
Jérusalem  était  un  régime  transitoire,  «  établi  par  suite 
»  d'une  inspiration  particulière  du  Saint-Esprit  (1).  »  Selon 
Fleury,  «  la  vie  commune  entre  tous  les  fidèles  était  une 
»  pratique  singulière  de  cette  première  Église  de  Jérusalem, 
»  convenable  aux  personnes  et  au  temps  (2).  »  Suivant 
Richard  Simon,  le  rude  et  implacable  critique,  il  faut  mettre 
une  grande  différence  entre  un  usage  qui  n'a  été  qu'un  acd- 
dent  dans  l'Église ,  qui  n'y  a  pas  même  duré  longtemps,  et 
une  loi  divine  dont  on  ne  peut  jamais  être  dispensé  (3).  Pri- 
deaux  (4),  Gibbon  (8),  Morus  (6),  Salvador  (7),  Moreau-Chris- 
tophe  (8),  Sudre  (9),  en  un  mot,  tous  ceux  qui  se  sont  livrés 
à  l'examen  du  problème  sans  idées  systématiques  ou  pré- 


(1)  Annal  eccles.,  ad  an.  XXXÏV,  p.  231.  Ed.  cit. 

(2)  Mceurs  des  Chrétiens,  éd.  cit.  p.  19. 

(3)  Histoire  de  l'origine  et  du  progrès  des  revenus  ecclésiastiques,  p,  1. 
Ed.  de  Francf.,  1684. 

(4)  Uumphr.  Prideaux,  Hist.  des  juifs  et  des  peuples  voishis;  trad. 
franc.,  t.  II,  p.  179.  Edil.  de  1755  (In-4«). 

(5)  Hist.  de  la  Dec,  de  VEmp,  rom,,  c.  XV  ;  t.  IV,  p.  99.  Edit.  de  Paris, 
1786. 

(6)  Utopie,  p.  342-343;  Irad.  de  Guedeville;  édit.  de  1715. 

(7)  Jésus  et  sa  doctrine,  t.  Il,  p.  176  ;  édit.  beige  de  1838. 

(8)  Du  problème  de  la  misère,  t.  II,  p.  261  ;  édit.  de  1851. 

(9)  Histoire  du  communisme,  p.  31  ;  édit  belge  de  1850. 


-     21     — 

conçues,  ont  émis  une  opinion  identique.  Catholiques,  pro- 
testants, juifs,  déistes,  amis  ou  adversaires  de  FÉglise,  la 
science,  malgré  la  diversité  de  leurs  affections  et  de  leur 
but,  les  a  conduits  au  même  résultat.  Tous  admettent  que 
la  communauté  de  Jérusalem  n'eut  qu*une  durée  éphémère 
et  qu'elle,  disparut  avec  les  circonstances  exceptionnelles 
qui  l'avaient  motivée. 

Rappelons-nous  d^ailleurs  que  l'Église  de  Jérusalem  n'est 
pas  la  seule  qui  doive  son  origine  à  la  prédication  immé- 
diate des  Apôtres.  Sans  armées,  sans  trésors,  sans  aucun 
des  mille  moyens  de  terreur  ou  de  séduction  qui  agissent 
sur  les  masses,  ces  triomphateurs  d'une  nouvelle  espèce 
s'étaient  dispersés  dans  toutes  les  directions  pour  conquérir 
le  monde  connu  de  leurs  compatriotes.  Pauvres,  inconnus, 
couverts  de  vêtements  grossiers,  méprisés  par  les  philo- 
sophes et  les  prêtres  du  paganisme,  ils  traversaient  léS  villes 
et  les  provinces,  et  partout  des  sociétés  religieuses,  des 
Églises  pleines  de  ferveur  et  de  foi  surgissaient  pour  ainsi 
dire  sous  leurs  pas.  Y  eut-il  une  seule  de  ces  Églises  où  le 
régime  intérieur  fût  réglé  sur  le  modèle  fourni  par  la  vie 
prétendument  commune  des  fidèles  de  Jérusalem? 

Nous  possédons  les  lettres  que  les  Apôtres  adressaient 
aux  églises  naissantes,  et  nulle  part  ces  documents,  si  pré- 
cieux pour  la  religion  et  pour  l'histoire,  ne  renferment  une 
seule  insinuation  contre  la  propriété,  une  seule  recomman- 
dation en  faveur  du  communisme. 

S.  Paul  écrit  à  Timothée.  «  Ordonnez  aux  riches  de  ce 
»  monde  de  ne  pas  être  orgueilleux;  de  ne  point  mettre 
))  leur  confiance  dans  les  richesses  incertaines  et  périssa- 
»  blés,.. .  d'être  charitables  et  bienfaisants,  de  se  rendre  riches 
»  en  bonnes  œuvres,  de  faire  Vaumône  de  bon  cœur  (1),  » 

(1)  Epist.  1,  VL  17. 


-     M    — 

Le  même  Apôtre,  voulant  stimuler  la  charité  des  chré- 
tiens de  Gorinthe,  leur  écrit  :  «  Gomme  vous  ôtes  riches  en 
»  toutes  choses,  en  foi,  en  éloquence,  en  science,  en  toutes 
»  sortes  de  soins  et  en  Taffection  que  vous  me  portez, 
»  soyez-le  aussi  en  cette  sorte  de  grâce  (la  charité).  Ce  que 
»  je  ne  vous  dis  pas  néanmoins  pour  vous  imposer  une  loi, 
»  mais  seulement  pour  vous  porter,  par  Texemple  de  Fardeur 
»  des  autres,  à  donner  des  preuves  de  votre  charité  sin- 
»  cère....  C'est  ici  un  conseil  que  je  vous  donne,  parce  que 
»  cela  vous  est  utile....  Ainsi  que  chacun  donne  ce  qu*il 
»  aura  résolu  en  lui-même  de  donner,  non  avec  tristesse, 
»  ni  comme  par  force  ;  car  Dieu  aime  celui  qui  donne  avec 
»  joie  (1).  » 

Ainsi  Taumône  serait  libre  et  volontaire,  et  la  communauté 
serait  obligatoire  (3)  ! 

Est-ce  que  les  Apôtres  auraient  eu  deux  doctrines,  deux 
symboles,  deux  christianismes,  Tun  à  Tusage  de  la  ville 
sainte,  l'autre  à  l'usage  de  l'Asie,  de  l'Afrique,  de  la  Grèce 
et  de  l'Italie?  Jusqu'ici  l'esprit  de  paradoxe,  malgré  l'iné- 
puisable fécondité  de  ses  ressources,  n'a  pas  encore,  osé 
produire  cette  supposition  absurde. 

S.  Pierre,  S.  Jean  et  S.  Jude  professent,  à  l'égard  des 
devoirs  imposés  au  riche,  la  même  doctrine  que  S.  Paul. 
Dans  tous  les  temples,  on  avait  introduit  l'usage  de  faire 

(i)  Episl.  II,  VIII,  7,  8  et  10;  IX,  7 

(2)  Le  langage  de  S.  Paul  est  d*autant  plus  décisif  que  c'est  précisé- 
ment en  faveur  des  chrétiens  de  Jérusalem  qu'il  ne  cesse  de  demander 
des  aumônes  :  «  Quant  aux  aumônes  qu'on  recueille  pour  les  saints, 
1  faites  la  môme  chose  que  j'ai  ordonnée  aux  églises  de  Galatie 
»  (I,  Corinth.,  XVI,  1).  —  Il  est  inutile  de  vous  écrire  davantage  tou- 
«  chant  l'assistance  qu'on  prépare  aux  saints  de  Jérusalem  (II,  Co- 
)i  rinth.,  VII,  1  et  sqq.;  IX,  1).  —  Je  m'en  vais  à  Jérusalem  porter 
)»  quelques  aumônes  aux  saints  (Rom.,  XV,  25).  »  L'apôtre  demandait 
l'aumône  :  il  n'imposait  par  le  communisme. 


-     23     - 

des  collectes  en  faveur  des  frères  pauvres  et  souffrants; 
mais  les  dons  étaient  purement  volontaires,  et  les  docteurs 
de  rÉglise  nous  apprennent  que  cette  coutume,  après  la  mort 
des  Apôtres,  s'était  maintenue  avec  son  caractère  primitif. 
Après  avoir  raconté  la  célébration  des  saints .  Mystères , 
S.  Justin  ajoute  :  «  Ceux  qui  sont  riches  donnent  librement 
»  ce  qu'ils  veulent,  et  tout  ce  qu'on  recueille  ainsi  est 
»  déposé  entre  le«  mains  de  celui  qui  préside  l'assemblée, 
»  lequel  en  dispose  pour  venir  en  aide  aux  orphelins,  aux 
»  veuves,  aux  malades,  aux  indigents,  aux  prisonniers  et 
»  aux  visiteurs  dépourvus  de  ressources  (1).  »  Les  écrits  de 
TertuUien  renferment  un  témoignage  analogue  :  «  Tous  les 
»  mois,  dit-il,  chacun  apporte  son  modique  tribut,  s'il  le 
»  veut  et  s'il  le  peut  ;  car  personne  n'est  contraint,  et  les  dons 
»  sont  essentiellement  volontaires.  Ils  forment  pour  ainsi 
»  dire  le  dépôt  de  la  charité  (2).  » 

Nous  venons  de  parler  des  lettres  des  Apôtres  qui  nous 
sont  parvenues.  Tous  les  devoirs  de  l'homme,  toutes  les  obli- 
gations du  citoyen,  toutes  les  situations  de  la  vie  y  sont 
prévus  et  réglés.  Elles  déterminent  les  droits  et  les  devoirs 
du  souverain,  du  citoyen,  du  prêtre,  du  père  de  famille,  de 
répoux,  de  la  femme,  de  l'enfant,  du  maître,  de  l'ouvrier, 
de  l'esclave,  du  riche  et  du  pauvre.  Elles  flétrissent  tous  les 
vices,  elles  glorifient  toutes  les  vertus.  Comment  se  fait-il 
que,  tout  en  voulant  diriger  les  pas  et  régler  les  actes  des 
premiers  disciples  du  Christ,  les  Apôtres,  ces  prétendus 
communistes  de  Jérusalem,  n'aient  pas  une  seule  fois  pres- 
crit la  mise  en  commun  des  biens  de  la  terre?  Comment, 
surtout,  expliquer  les  récompenses  sans  nombre  qu'ils  pro- 


<1)  Apol.  1»,  c.  LXVII,  p.  67.  EditMigne. 
Cl)  ApoL,  c.  XXXIX,  p.  470.  Edit.  Migne. 


—     24    — 

mettent  à  Taumône,  ce  sacrifice  volontaire  qui  ne  saurait  se 
concevoir  sans  la  propriété  individuelle  ?  Une  seule  réponse 
est  possible  :  c*est  que  Tanéantissement  de  la  propriété  indi- 
viduelle, incompatible  avec  le  septième  précepte  du  déca-  . 
logue  et  le  commandement  formel  de  Taumône,  n'entrait 
pas  dans  les  vues  des  fondateurs  du  christianisme  (1). 

Ce  que  nous  venons  de  dire  des  Apôtres  s'applique  égale- 
ment à  leurs  successeurs  immédiats.  Dans  une  lettre,  écrite 
avant  la  fin  du  premier  siècle  de  TËglise,  S.  Barnabe,  énu- 
mérant  tous  les  devoirs  du  chrétien,  dit  à  propos  de  la  pro- 
priété :  ce  Tu  ne  convoiteras  pas  les  biens  de  ton  prochain, 
))  et  tu  fie  seras  point  avare  (S).  »  Et  les  Constitutions  apos- 
toliques,  reproduisant  le  texte  des  quatre  derniers  préceptes 
du  décalogue,  ajoutent  :  «  Abstenez-vous  de  l'avarice  et  de 
»  l'injustice....  Maudit  soit  celui  qui  transporte  les  bornes 
»  de  son  prochain  (Deut,,  XXVII,  47)  (3)!  »  Évidemment 
l'avarice  suppose  l'existence   du  droit  de  propriété  chez 
l'avare,  de  même  que  le  déplacement  des  bornes  suppose  la 
possession  du  champ  voisin  chez  celui  qui  commet  le  délit. 
Qu'on  ajoute  à  ces  deux  fragments  les  passages  que  nous 
avons  empruntés  dux  écrits  de  Tertullien,  de  S.  Justin,  de 
Clément  d'Alexandrie,  d'Origène,  d'Arnobe  et  de  S.  Gyprien, 
et  toute  discussion  sérieuse  deviendra  impossible.  Assuré- 
ment on  ne  prétendra  pas  que  les  rationalistes  de  notre 
temps  connaissent,  mieux  que  les  Pères  des  trois  premiers 
siècles,  mieux  que  les  rédacteurs  des  Constitutions  apos- 


(i)  C'est  en  vain  qu'on  se  prévaut  des  malédictions  que  S.  Jacques 
prononce  contre  les  riches  (V,  i-6  ;  1, 11).  Un  coup  d'œil  jeté  sur  Fen- 
semble  du  texte  suffit  pour  se  convaincre  que  ce  passage  ne  se  rapporte 
qu'aux  mauvais  riches. 

(2)  Epist.  cath.,  c.  XIX;  p.  778,  édit.  Migne. 

(3)  Const,  Apost.,  1. 1,  c.  I,  p.  559.  Patr.  grsec,  t.  I.  Edit.  Migne. 


—   as   - 

loliques,  les  usages  et  les  règles  saivis  dans  TÉglise  pri- 
mitive. 

Est-il  nécessaire  de  prouver  encore  que  la  communauté 
de  Jérusalem  fut  un  Tait  passager  et  exceptionnel?  Est-il 
possible  'd^affirmer  que  l'abdication  de  la  propriété  était  en 
quelque  sorte  la  condition  de  Feutrée  dans  TÉglise?  Nous 
ne  le  pensons  pas. 


IL 


LES   PÈRES   DE  l'ËGLISE. 


Le  système  d'interprétation  suivi  à  l'égard  des  Actes  des 
Apôtres  a  été  très-habilement  appliqué  aux  écrits  des  Pères 
de  l'Eglise.  S'il  faut  ajouter  foi  aux  socialistes  de  1848  et 
aux  rationalistes  de  1870,  TertuUieh,  S.  Justin,  Clément 
d'Alexandrie,  S.  Grégoire,  S.  Jérôme,  S.  Jean  Chrysostome, 
tous  les  docteurs  des  premiers  siècles,  tous  les  oracles  de 
TÉglise  naissante,  tous  les  guides  du  christianisme  primitif 
proclament  à  l'envi  l'injustice  et  l'impiété  de  la  propriété, 
Texcellence  et  la  sainteté  du  communisme. 
Un  traité  complet  sur  les  doctrines  économiques  des  Pères 
^  serait  incontestablement,  au  point  de  vue  de  l'histoire  de  la 
civilisation  européenne,  une  œuvre  dont  les  esprits  superfi- 
ciels pourraient  seuls  méconnaître  l'importance.  Mais,  nous 
l'avons  déjà  dit,  quand  même  cette  œuvre  ne  dépasserait  pas 
nos  forces,  tel  ne  saurait  être  notre  but  en  jetant  un  rapide 
coup  d'œil  sur  quelques  faces  d'un  problème  qui  se  rattache 
ea  même  temps  à  la  morale  chrétienne,  à  l'économie  sociale 
et  à  la  philosophie  de  l'histoire.  Ici  encore,  nous  nous  cou- 


-     26     — 

tenterons  de  redresser  les  erreurs  les  plus  graves  et  de 
rendre  leur  véritable  sens  aux  passages  qu'invoquent  tour 
à  tour  les  adversaires  de  la  propriété  et  les  adversaires  de 
rÈglise. 

Le  développement  rationnel  de  la  matière  exige  quelques 
réflexions  préliminaires. 

Pour  les  docteurs  de  l'Église  primitive,  comme  pour  les 
catholiques  du  dix-neuvième  siècle,  le  chrétien  parfait  est 
celui  qui  pratique  non-seulement  les  préceptes,  mais  encore 
les  conseils  de  l'Évangile.  Répudier  tout  ce  que  les  hommes 
poursuivent  de  leurs  désirs,  de  leurs  ambitions  et  de  leurs 
convoitises  ;  se  dégager  de  tous  les  soucis  de  la  vie  maté- 
rielle; se  dépouiller  de  ses  biens  au  profit  des  pauvres,  et 
laisser  à  Dieu  seul  le  soin  de  subvenir  aux  besoins  matériels 
de  sa  créature  ;  consacrer  tous  ses  jours,  toutes  ses  heures 
à  la  prière  et  aux  bonnes  œuvres;  fouler  aux  pieds  les 
délices  de  la  vie,  les  rêves  de  l'orgueil,  les  séductions  de  la 
gloire,  et  même  les  joies  douces  et  pures  de  la  famille,  pour 
se  vouer  de  toute  son  àme.et  de  toutes  ses  forces  à  la  prédi- 
cation de  l'Évangile,  à  la  diffusion  des  vérités  religieuses, 
au  soulagement  des  misères  matérielles  et  morales  de  Thu- 
manité  :  tel  était  aux  yeux  des  Pères,  tel  est  encore  à  nos 
yeux  l'idéal  du  chrétien  parfait,  du  saint. 

Mais  les  Pères,  pas  plus  que  les  évêques  du  dix-neuvième 
siècle,  n'ont  voulu  faire  de  cet  état  de  perfection  une  loi  du 
christianisme.  Ils  connaissaient  trop  bien,  ils  vénéraient 
trop  profondément  le  texte  de  l'Évangile  pour  se  rendre 
coupables  de  cette  exagération.  Au  jeune  homme  qui  lui 
demandait  :  «  Que  faut-il  faire  pour  mériter  la  vie  éter- 
»  nelle?  »  Jésus  avait  répondu  :  «  Vous  ne  tuerez  point, 
»  vous  ne  commettrez  point  d'adultéré,  vous  ne  déroberez 
»  point....  »  Et  ce  ne  fut  que  lorsque  le  jeune  homme,  allé- 


-     37     - 

guant  qu'il  observait  ces  préceptes  depuis  son  enfance, 
voulut  savoir  «  ce  qui  lui  manquait  encore  »,  que  le  Rédemp- 
teur avait  ajouté,  comme  conseil  :  «  Si  vous  voulez  être  par- 
»  fait,  vendez  ce  que  vous  possédez,  donnez-le  aux  pauvres, 
»  et  suivez  moi  (1).  »  Pas  plus  au  temps  des  Apôtres  qu'au 
lendemain  de  la  révolution  française,  l'Église,  invariable- 
ment fidèle  à  la  parole  de  son  divin  fondateur,  n'a  fait  de 
Fabdication  de  la  propriété,  de  la  répudiation  absolue  des 
richesses,  la  condition  du  salut  éternel.  Elle  n'a  jamais 
songé  à  convertir  un  conseil  en  précepte,  à  rendre  obliga- 
toires pour  tous  des  recommandations  faites  au  nombre 
toujours  et  nécessairement  trës-restreint  des  parfaits. 

Qu'on  nous  permette  de  citer  un  exemple. 

Riche,  heureux,  entouré  d'hommages,  favorisé  de  tous  les 
dons  dé  l'intelligence  et  du  cœur,  un  jeune  homme  renonce 
à  l'éclat  d'une  grande  existence,  embrasse  la  vie  religieuse, 
se  revêt  d'un  froc  de  bure  et  va  répandre  le  christianisme 
et  la  civilisation  sur  des  plages  inhospitalières  où  le  sang 
des  martyrs  coule  encore  sous  le  glaive  des  bourreaux.  Il 
pratique  à  la  fois  les  préceptes  et  les  conseils  de  l'Évangile  ; 
il  vise  à  la  perfection  ;  il  pousse  l'abnégation,  le  dévouement 
et  la  vertu  jusqu'aux  dernières  limites  de  l'héroïsme.  Ne 
serait-on  pas  évidemment  à  côté  de  la  logique  et  de  la 
vérité,  ne  s'écarterait-on  pas  des  notions  les  plus  simples  du 
bon  sens  et  de  la  justice,  si  l'on  plaçait  ce  jeune  homme 
parmi  les  ennemis  de  la  propriété,  parmi  les  niveleurs  mar- 
chant sous  la  bannière  du  communisme  ?  Et  si  le  dévouement 
du  jeune  missionnaire  échappe  à  toute  critique  fondée,  ne 
doit-on  pas  en  dire  autant  de  la  religion  qui  l'inspire  et  le 
récompense  (2)? 

(1)  Evang.  s.  Matth.,  XIX,  17—22. 

(2)  On  pourrait  tout  aussi  bien  accuser  l'Eglise  de  condamner  le 


l    «.* 


I 

\ 


-    38    - 

Rappelons-noQS  aussi  que  la  définition  de  ia  propriété 
admise  par  les  jurisconsultes  romains,  à  Tépoque  où  vivaient 
les  Pères  de  TÉgiise,  n*était  pas  rigoureusement  conforme 
aux  prescriptions  du  droit  naturel,  aux  exigences  de  la  jus- 
tice, aux  prétentions  légitimes  des  déshérités  de  la  grande 
famille  humaine.  La  propriété  était  le  droit  d'user  et  d'abuser 
iju8  utendi  et  (dnUendi)  !  Atteint  d'un  incurable  égoïsme,  dur, 
hautain,  ignorant  jusqu'au  nom  de  la  charité,  le  propriétaire 
romain  était  toujours  préoccupé  de  ses  droits  et  jamais  de 
ses  devoirs.  La  principale,  pour  ne  pas  dire  l'unique  préoc- 
cupation de  sa  vie  était  l'agrandissement  incessant  de  ses 
terres;  et  l'on  sait  que  ce  mélange  d'avidité  et  d'orgueil,  en 
quelque  sorte  sanctifié  par  la  loi,  produisit  des  conséquences 
monstrueuses.  Sous  le  régime  corrupteur  de  l'Empire,  la 
propriété  immobilière  fut  entraînée  dans  un  mouvement  de 
concentration  sans  exemple  dans  les  annales  des  autres  peu- 
ples. Des  districts  entiers  devinrent  le  domaine  d'un  seul 
homme;  des  territoires  qui  avaient  nourri  tout  un  peuple 
furent  jugés  trop  étroits  pour  un  seul  possesseur,  et  l'on  vit 
un  instant  la  riche  et  vaste  province  d'Afrique  devenir  la 
proie  de  six  patriciens  romains  (1)!  «  Jusqu'où,  »  disait 
Sénèque  aux  riches  de  son  temps,  «  jusqu'où  étendrez-vous 
»  les  limites  de  vos  propriétés?  Une  terre  qui  contenait  tout 
)>  un  peuple  ne  suffit  plus  à  l'ambitieuse  avidité  d'un  seul 
»  possesseur?  Jusqu'où  pousserez- vous  vos  charrues,  vous 
»  qui  pensez  que  les  limites  d'une  province  sont  trop 
»  étroites  pour  vos  domaines?  Des  fleuves  célèbres,  qui 
))  jadis  servaient  de  frontière  à  de  grandes  nations/ vous 


mariage,  parce  qu'elle  voit  dans  la  virginité  un  degré  supérieur  de 
perfection  ! 

(1)  Sex  domini  semissem  Africœ  possidebatU,.,  Pllnius,  HisL  nat., 
h.  XVllI,  c.  VU,  no  3. 


-   i»   - 

»  appartiennent  depuis  leur  source  jusqu'à  leur  embou- 
»  chure  f  Mais  cela  même  ne  vous  suffit  pas.  Il  faut  que  des 
»  mers  soient  enfermées  dans  vos  terres  ;  il  faut  que  vos 
»  fermiers   régnent  au  delà  de  l'Adriatique,  de  la   mer 
»  Ionienne  et  de  la  mer  Egée;  il  faut  que  des  tles,  jadis 
3  le  séjour  de  chefs  puissants,  figurent  au  nombre  de  vos 
»  possessions  les  plus  chétives  (1).  >  Telle  était  la  propriété, 
et  tels  étaient  les  propriétaires  que  les  Pères  de  l'Église 
avaient  sous  les  yeux  dans  les  trois  premiers  siècles  !  Il  ne 
faut  donc  pas  s'étonner  qu'ils  aient  fréquemment  rappelé 
aux  riches  de  leur  temps  les  malédictions  prononcées  contre    ^  / 
le  «  mauvais  riche  »  de  l'Évangile.  Les  adversaires  du  catho-      '        . 
lieisme  commettent  une  exagération  manifeste  en  appliquant  Cx,  Uj^ 
à  la  propriété,  telle  qu'elle  existe  dans  la  société  chrétienne,       L 
les  critiques  et  les  anathèmes  dirigés  contre  l'abus  de  la^H.  V^it 
propriété  dans  le  monde  romain,  où  les  richesses  étaient  ^  f 
devenues  l'instrument  des  cruautés,  des  oppressions  et  des  \  ^. 

débauches  du  paganisme  (3).  / 

Il  suffit  de  se  rendre  compte  de  l'influence  exercée  par  .  '  /  -  ' 
ces  faits  incontestables,  en  d'autres  termes,  il  suffit  de  se 


(i)  Seneca,  Epist,  LXXXIX. 

(2)  n  est  une  autre  remarque  à  faire  pour  les  Pères  qui  ont  écrit 
avant  le  règne  de  Constantin.  Les  chrétiens,  entourés  d'innombrables 
ennemis,  étaient  pour  ainsi  dire  constamment  en  présence  de  la  per- 
sécution, des  supplices  et  de  la  mort.  On  conçoit  que  la  propriété  fût 
dédaignée  et  que  la  charité  brillât  de  tout  son  éclat,  dans  une  société 
religieuse  où  le  riche  et  le  pauvre,  enveloppés  dans  la  même  proscrip- 
tion, pouv^ent  à  toute  heure  voir  arriver  les  soldats  chargés  de  les 
traîner  à  la  prison  ou  à  Tamphithéâtre.  QueUe  valeur  avaient  alors 
Targent,  les  pierres  précieuses,  les  statues,  les  vases,  les  vêtements 
d'or  et  de  pourpre,  dont  il  est  si  souvent  parlé  dans  les  écrits  des 
évoques  et  des  prêtres  du  premier  âge  du  christianisme?  Les  richesses 
mobilières,  de  même  que  les  maisons  et  les  terres,  étaient  inutiles  & 
des  hommes  que  menaçait  sans  cesse  le  glaive  du  bourreau  ou  la  dent 
du  tigre. 


-    30    - 

placer  au  point  de  vue  où  se  plaçaient  les  docteurs  chrétiens» 
pour  apercevoir  rinanité  des  objections  qu'on  va  chercher 
aujourd'hui  dans  les  monuments  religieux  des  quatre  pre- 
miers siècles. 

Obéissant  aux  inspirations  d'une  charité  ardente  ;  animés 
de  cette  foi  vive  qui  brave  les  obstacles  et  vole  au  devant  du 
sacrifice;  profondément  affligés  du  spectacle  des  misères 
et  des  vices  qu'ils  avaient  sous  les  yeux,  les  évoques  ne 
cessaient  de  rappeler  aux  fidèles  l'obligation  de  venir  en 
aide  à  leurs  frères  souffrants  et  infirmes.  Pour  stimuler  la 
bienfaisance,  pour  provoquer  des  aumônes  abondantes,  ils 
invoquaient  non-seulement  les  paroles  de  Jésus-Christ  et  le 
texte  de  l'Écriture,  mais  encore  les  principes  du  droit  natu- 
rel, les  enseignements  de  l'histoire,  les  traditions  des  écoles 
philosophiques,  en  un  mot,  toutes  les  considérations  de  jus- 
tice et  d'équité  qu'ils  jugeaient  propres  à  agir  sur  l'esprit  de 
leurs  contemporains  (1).  Parmi  ces  saints  docteurs,  il  en  est, 
à  la  vérité  en  très-petit  nombre,  que  leur  zèle  charitable  a 
parfois  conduits  à  émettre  des  maximes  qui,  prises  isolément 
et  à  la  lettre,  seraient  de  nature  à  faire  supposer  qu'ils 
avaient  momentanément  perdu  de  vue  la  rigueur  du  sep- 
tième précepte  du  décalogue.  Mais  qu'on  ne  se  hâte  pas  trop 
de  pousser  un  cri  de  triomphe  !  Pour  peu  qu'on  examine  la 
doctrine  dans  son  ensemble  et  qu'on  se  souvienne  des 
besoins  de  l'époque  où  elle  fut  émise  ;  pour  peu  qu'on  s'ef- 
force de  pénétrer  le  sens  des  maximes  que  ces  apôtres  de 
la  charité  chrétienue  invoquaient  pour  émouvoir  leurs  audi- 
teurs, on  ne  tarde  pas  à  s'apercevoir  que  toutes  ces  phrases 
significatives  ne  sont  au'  fond  que  des  précautions  oratoires, 


(i)  Cette  manière  de  procéder  se  fait  surtout  remarquer  dans  le  traité 
De  officiis  ministvch^im  de  S.  Grégoire. 


-     31     - 

lesquelles,  à  leur  tour,  ne  consistent  que  dans  Texagération 
de  faits  vrais  et  de  principes  inattaquables. 

S.  Jean  Chrysostome,  S.  Jérôme  et  S.  Ambroisè  sont  ordi- 
nairement cités  en  première  ligne.  Nous  suivrons  le  môme 
ordre. 

Constatons  d'abord  que  l'illustre  et  éloquent  évêque  de 
Constantinople,  admettant  le  principe  de  la  propriété  avec 
toutes  ses  suites  naturelles,  n'a  jamais  vu  dans  la  coexistence 
du  riche  et  du  pauvre  un  fait  contraire  au  vœu  *de  la  nature 
et  aux  préceptes  du  christianisme.  Son  éloquence  fougueuse 
et  puissante  flétrissait  les  égoïstes,  les  avares,  les  usuriers, 
les  créanciers  impitoyables;  les  maîtres  sans  entrailles,  en 
un  mot,  les  mauvais  riches  ;  mais  il  avait  trop  de  science  et 
de  génie  pour  ne  pas  savoir  que  l'inégalité  des  conditions 
serait  l'inévitable  résultat  de  l'inégalité  des  facultés  natives, 
quand  même  les  passions,  les  erreurs  et  les  maladies  ne 
fourniraient  pas  leur  triste  et  éternel  contingent  de  décep- 
tions et  de  ruines. 

Dans  ses  Homélies  sur  la  Genèse,  nous  trouvons,  entre 
autres,  les  passages  suivants  :  «  Je  ne  blâme  pas  les 
»  richesses,  mais  l'abus  des  richesses....  Abraham  était 
»  riche.  Job  était  riche  ;  et  non-seulement  les  richesses  ne 
»  leur  ont  causé  aucun  dommage,  mais  elles  ont  contribué 
»  à  les  rendre  plus  parfaits.  Pourquoi  ?  Parce  qu'ils  ne  s'en 
»  servaient  pas  exclusivement  dans  un  but  égoïste  et  qu'ils 
»  venaient  en  aide  à  ceux  qui  étaient  dans  l'indigence  (1).  » 
—  «  En  consacrant  les  richesses  superflues  au  soulagement 
»  de  la  misère,  nous  donnons  à  tous  un  grand  exemple  de 
»  véritable  sagesse  (2).  »  —  «  Il  ne  faut  pas  dépenser  ses 


(1)  Hom,  LXVI,  in  c.  XLVIII  Gen.  T.  VI,  p.  57i,  édil.  Migne. 

(2)  Hom,  LIV,  in  c.'XXVlII  Gen.  T.  IV,  p.  479. 


-    38    - 

»  richesses  en  vaines  superfluftés  (1).  »  Tel  est  le  sens 
des  maximes  qu*on  rencontre  pour  ainsi  dire  à. toutes  les 
pages  de  la  vaste  collection  de  ses  œuvres. 

Nous  avouons  ne  pas  comprendre  comment  on  est  arrivé 
à  voir  un  adversaire  de  la  propriété  dans  Torateur  qui  disait 
aux  fidèles  d'Antiocbe  et  de  Gonstantinople  :  «  J*ai  déclaré 
que  je  ne  blâmais  pas  le  vin,  mais  Tivresse  ;  de  môme,  je 
ne  blâme  pas  les  richesses,  mais  Tavarice  et  la  cupi- 
dité (3).  »  —  a  Je  ne  cesse  de  votis  dire  que  je  ne  condamne 
pas  rhomme  riche,  mais  l'homme  rapace.  Autre  chose  est 
d'être  riche,  autre  chose  d'être  rapace  ;  autre  chose  d'être 
opulent,  autre  chose  d'être  avare  (3).  »  —  «  Il  ne  faut  pas 
condamner  les  richesses,  mais  leur  mauvais  usage  ;  car 
elles  ne  sont  pas  un  mal,  si  nous  en  savons  user  comme 
il  convient,  sans  orgueil  et  sans  arrogance....  Je  n'accuse 
pas  les  riches  comme  tels  ;  je  ne  veux  pas  vous  faire  haïr 
l'argent,  mais  le  mauvais  usage  de  l'argent  qu'on  consacre 
à  la  luxure  (4).  »  —  «  Ce  n'est  pas  un  crime  d'avoir  des 
trésors,  des  chevaux  et  des  chars....  Quand  Isaïe  repro- 
chait leurs  richesses  à  ses  contemporains  (Is.  II,  7),  il  les 
blâmait  seulement  de  ne  pas  en  user  avec  l'esprit  qui  doit 
présider  à  cet  usage  (8).  »  —  «  Dieu  n'a  rien  créé  de  mau- 
vais, et  toutes  ses  œuvres  sont  excellentes.  L'argent  même 
est  donc  bon,  pourvu  qu'il  ne  domine  pas  ceux  qui  le  pos- 
sèdent et  qu'ils  en  consacrent  une  partie  au  soulagement 
des  misères  du  prochain  (6).  »  Le  célèbre  fragment  de 
l'Homélie  sur  Lazare,  tant  de  fois  invoqué  pour  faire  de 

(1)  Hom,  XLVIII,  in  c.  XXIV.  Gen.  T.  IV,  p.  440.  Edit.  Migne. 
<2)  II*  Hom.  an  peuple  d'Antioche;  T.  II,  p.  40. 

(3)  Ham.  De  capto  Eutropio;  T.  III,  2«  p.,  p.  399. 

(4)  I*  Hom.  sur  VInscripiion  de  Vautéi  ;  T.  III,  p.  69. 

(5)  In  Isaiam,  C.  II.  T.  VI,  p.  36. 

(6)  Ham,  XIV,  In  episL  ad  Corinth,  I.  T.  X,  p,  113. 


S.  Jean  Ghrysostome  l'un  des  ppéourseurs  de  M.  Proudhon, 
ne  s'éloigne  en  rien  de  la  doctrine  irréprochable  qui.se  ma- 
nifeste dans  tous  les  fragments  que  nous  venons  de  trans- 
crire. Parlant  du  précepte  de  l'aumône,  le  saint  éyêque, 
après  avoir  rappelé  que  le  pauvre  a  droit  aux  secours  du 
riche,  affirme  que  les  riches  qui  ne  font  pas  V aumône  sont 
aussi  coupables  que  les  voleurs  :  Dives  miQuus  /a/ro.  (l'est  en 
parlant  exclusivement  des  riches  iniques  qu'il  s'écrie  :  «  Ils 
»  sont  en  quelque  sorte  comme  des  voleurs  qui  assiègent  les 
»  chemins,  dévalisent  les  passants  et  transforment  leurs 
»  demeures  en  cavernes  oii  ils  enfouissent  le  bien  d'autrui.» 
L'image,  trop  vigoureu3e,:pëche  peut-être  par  un  peu  d'exa- 
gâration  ;  mais  la  pensée  qu'elle  recouvre  ne  porte  aucune 
atteinte  aux  droits  de  la  propriété  individuelle.  La  conclu- 
sion du  discours  dissipe  tous  les  doutes  :  <c  Rappelons-nous 
»  donc,  dit  l'orateur,  que  si  nous  refusons  de  venir  en  aide 
»  à  nos  frères,  nous  serons  punis  tout  comme  ceux  qui  dé- 
»  robent  le  bien  d'autrui  (1).  » 

II  est  vrai  que  S.  Jean  Ghrysostome,  parlant  un  jour  de 
la  communauté  de  biens  établie  parmi  les  premiers  chré- 
tiens de  Jérusalem,  a  proposé  ce  genre  de  vie,  non-seule- 
ment comme  un  exemple  digne  d'être  imité,  mais  encore 
comme  un  moyen  efiicace  de  convertir  tous  les  infidèles. 
Dtans  sa  onzième  homélie  sur  les  Actes  des  Apôtres,  il  émet 
ravis,  que  si  tous  les  chrétiens  de  Gonstantinople  mettaient 
en  commun  leurs  maisons,  leurs  terres,  leur  or,  leurs  pierres 
précieuses,  en  un  mot,  toutes  leurs  richesses,  ces  trésors 
aceumulés  suffiraient  amplement  pour  éteindre  la  misère  et 
fournir  à  tous  le  moyen  de  vivre  dans  l'abondance.  Il  cite 
l'exemple  des  moines,  «  qui  vivent  dans  leurs  monastères, 

(i>  Cùnc:  I  de  Lataro.  T.  I,  p.  960^088. 


-    S4    - 

»  comme  les  premiers  chrétiens  vivaient  à  Jérusalem,  et 
»  parmi  lesquels  cependant  nul  ne  meurt  de  faim.  »  Il 
affirme  que  le  retour  aux  usages  de  TÉglise  primitive  pro- 
duirait un  bien-être  immense  pour  le  riche  et  pour  le  pauvre, 
mais  surtout  pour  le  premier.  Il  fait  remarquer  que  la  divi- 
sion diminue  partout  les  ressources,  tandis  que  la  commu- 
nauté réunit  les  forces  et  les  décuple  par  la  concorde  :  bref, 
il  engage  ses  auditeurs  à  se  soumettre  au  régime  écono- 
mique adopté  par  les  monastères  du  quatrième  siècle.  Mais 
que  prouvent  ces  conseils,  ces  calculs,  ces  hypothèses  et  ces 
espérances?  Trouve-t-on,  dans  cette  longue  homélie,  une 
seule  phrase  qui  condamne  la  propriété,  qui  dénie  aux  riches 
le  droit  de  conserver  la  possession  de  leurs  richesses  ?  En 
aucune  manière  !  L'éloquent  évéque  de  Gonstantinople,  em- 
porté par  les  élans  d'une  charité  ardente,  et  jugeant  tous  les 
cœurs  d'après  la  pureté  du  sien,  voyait  dans  le  retour  au 
régime  passager  de  Jérusalem  une  source  de  bonheur  et  de 
prospérité;  sortant  du  domaine  invariable  du  dogme  et  de  la 
foi,  il  proposa  l'adoption  d'un  genre  de  vie  qui  n'est  point 
prescrit  par  l'Évangile  et  que  repoussent  à  la  fois  les  leçons 
de  l'expérience  et  les  principes  fondamentaux  de  l'économie 
politique;  mais  il  n'a  jamais,  un  seul  instant,  voulu  révoquer 
en  doute  la  légitimité  de  la  propriété.  N'avait-il  pas  déjà 
expressément  déclaré  que  la  communauté  de  Jérusalem  était 
une  œuvre  d'abnégation  volontaire  (1)? 

C'est  tout  aussi  inutilement  qu'on  s'empare  de  la  LXXVIP 
homélie  du  même  Père  sur  l'Ëvangile  de  S.  Mathieu.  Dans 
ce  discours,  S.  Jean  Ghrysostome  disait  aux  riches  :  «  Si 
D  vous  êtes  richesi  ce  n'est  pas  pour  vous  seuls,  mais  aussi 

(i)  Le  fragment  de  la  XI*  Hom.  que  nous  avons  analysé  forme  les 
p.  96  à  96  du  T.  IX,  édit.  Migne.  ^  Voy.  ci-dessus  p.  17,  Topinion  de 
S.  Jean  Ghrysostome  sur  le  vrai  caractère  de  la  communauté  de  Jéru- 
salem. 


-    55    - 

»  pour  les  autres.  Vous  Têtes,  non  pour  consacrer  votre  bien 
»  à  de  folles  prodigalités  qui  ne  servent  que  vos  passions, 
»  mais  pour  le  distribuer  à  des  indigents  dont  il  soulage  les 
»  misères.  Vous  vous  croyez  les  propriétaires  de  ce  bien  ; 
»  vous  n'en  êtes  que  les  économes  !...  (1)  »  Il  y  a  vingt  ans, 
les  soi-disant  réformateurs  du  monde  moderne  citaient  ce 
passage  avec  des  cris  de  triomphe.  Les  riches  ne  sont  pas  les 
propriétaires  de  leurs  richesses,  ils  n'en  sont  que  les  économes  : 
voilà,  s*écriaient-ils,  la  condamnation  formelle  du  principe  de 
la  propriété  individuelle  ;  celle-ci  n'est  plus  qu'un  fait  acci- 
dentel, qu'un  acte  de  jouissance  précaire,  qu'un  économat  ! 
Hais  ce  langage  était,  encore  une  fois,  le  produit  d'une 
erreur  grossière,  d'une  illusion  décevante.  Dix  lignes  plus 
bas,  S.  Jean  Ghrysostome  avait  eu  soin  d'expliquer  sa  pensée 
de  manière  à  dissiper  tous  les  doutes,  a  Quand  même,  dit-il, 
»  vous  auriez  reçu  toutes  vos  richesses  de  vos  pères,  ces 
»  richesses  n'en  seraient  pas  moins  celles  de  Dieu  avant 
»  d'être  les  vôtres  ;  et  Dieu  vous  les  donne  pour  que  vous 
»  assistiez  l'indigent  et  que  vous  y  trouviez  l'occasion 
»  d'exercer  la  vertu  (2).  »  C'est  une  pensée  irréprochable  à 
tous  égards,  et  que  S.  Jean  Ghrysostome  a  maintes  fois 
développée  avec  sa  vigueur  ordinaire.  Déjà  dans  sa  dixième 
homélie  sur  la  première  épître  de  S.  Paul  aux  Corinthiens, 
il  s'était  écrié  :  «  Vous  n'avez  rien  qui  vous  appartienne  en 
»  propre  :  richesses,  talent  de  la  parole,  votre  existence 
»  eHe-même,  vous  les  tenez  de  Dieu,  tout  appartient  à  Dieu. 
»  Il  vous  a  fait  riche,  comme  il  pouvait  vous  faire  pauvre. 
»  Il  ne  tient  qu'à  lui  de  vous  plonger  dans  la  misère.  S'il  ne 
»  le  fait  pas,  c'est  qu'il  veut  vous  donner  l'occasion  de  mériter 

(1)  T.  VII,  p.  707  et  sqq.;  édit.  Migne.  Analyse  de  Guillon  (Biblioth. 
des  Pères,  t.  XIX,  p.  25  et  36,  édit.  belge  de  1828). 

(2)  T.  VII,  p.  707. 


-    56    — 

)>  récompense.  Ces  richesses  qu'il  vous  a  données,  il  ne  tient 
»  qu'à  lui  de  vous  les  retirer.  ïl  vous  les  laisse  pour  vous 
»  associer  au  ministère  de  sa  Providence.  Prétendre  qu'elles 
»  sont  à  vous  avec  le  droit  d'en  user  arbitrairement  et  d'une 
»  manière  absolue,  c'est  manquer  à  la  reconnaissance  qui  lui 
»  est  due.  La  nature  et  la  religion  vous  apprennent  égale- 
»  ment  dans  quelle  dépendance  vous  êtes  à  son  égard....  Les 
»  richesses  sont  à  la  société  humaine  ce  que  les  aliments 
y>  sont  au  corps  :  si  l'un  des  membres  voulait  absorber  à  lui 
»  seul  la  nourriture  qui  appartient  à  tous,  le  corps  tout 
»  entier  dépérirait  ;  il  ne  s'entretient  que  par  la  distribution 
»  qui  s'en  fait  dans  les  diverses  parties.  L'harmonie  géné- 
»  raie  ne  se  maintient  que  par  l'échange  des  services  entre 
»  les  riches  et  les  pauvres.  Donner  et  recevoir,  voilà  la 
»  théorie  de  toute  la  société  (1).  »  Voici  donc  toute  la  pensée 
du  Saint  :  «  Les  richesses,  les  talents  naturels,  la  vie  de 
l'homme  elle-même,  tout  appartient  à  Dieu  ;  l'homme  n'a  pas 
le  droit  d'user  arbitrairement  des  biens  que  la  Providence 
lui  a  départis  ;  il  doit  venir  en  aide  à  ses  frères  qui  souffrent, 
il  doit  tenir  compte  des  exigences  de  la  vie  sociale  :  la  pro- 
priété n'est  pas,  aux  yeux  de  Dieu,  le  droit  d'user  et  d'abuser 
des  choses  qui  en  sont  l'objet  !  » 

Qu'y  a-t-il  à  reprendre  à  cette  doctrine  salutaire?  Les 
jurisconsultes,  les  philosophes  et  les  économistes  ne  sont-ils 
pas  aujourd'hui  d'accord  pour  proclamer  que  la  définition 
romaine  de  la  propriété  (Jus  utendi  et  abutendi)  est  loin  d'être 
conforme  aux  préceptes  de  la  morale,  aux  exigences  de  la 
Justice,  aux  principes  du  droit  naturel?  Oui,  les  riches  sont 
associés  au  ministère  de  la  Providence,  et  la  noble,  la  salutaire 


(1)  Analyse  de  l'Hom.  X  sur  la  lr«  épit.  aux  Corinthiens  (GuiUon, 
l,  XIX,  p.  27). 


-     37     - 

pensée  de  Févéque  ie  Constanlinople  se  retrouve  dans  le 
proverbe  populaire  :  Richesse  oblige  !  Mais  si  le  riche  a  des 
obligations  à  remplir,  il  n'en  résulte  pas  que  la  possession 
des  richesses  soit  contraire  à  la  loi  de  Dieu;  il  ne  s'ensuit 
pas  que  la  propriété  soit  illégitime  !  Comment  l'aumône 
pourrait-elle  mériter  récompense,  si  celui  qui  la  fait  n'était 
pas  propriétaire  légitime  de  la  chose  donnée?  Quel  sens 
auraient  ces  mots  sur  les  lèvres  d'un  évêque  qui  verrait  dans 
la  propriété  individuelle  un  vice,  un  crime,  un  fait  attentoire 
aux  lois  de  Dieu  et  de  la  nature  ?  Et  cet  argument  est  d'au- 
tant plus  irréfutable  que,  dans  le  discours  auquel  nous  avons 
emprunté  le  dernier  fragment,  S.  Jean  Chrysostome  avait 
pris  pour  texte  ces  paroles  de  S.  Paul  :  «  Que  chacun  de 
»  vous  mette  à  part  chez  soi  le  premier  jour  de  la  semaine 
»  ce  quHl  lui  plaira  pour  les  besoins  du  pauvre  !  »  Qu'on  se 
donne  la  peine  de  lire  la  XXV*'  homélie  sur  l'Évangile  de 
S.  Mathieu.  Là  S.  Jean  Chrysostome,  plus  explicite  encore, 
dit  aux  riches  :  «  Vous  vous  défendez  de  faire  l'aumône  sous 
a  prétexte  des  charges  publiques,  des  impôts  énormes  que 
»  vous  avez  à  payer.  Nous  ne  vous  imposons  points  nous  :  ce 
»  que  nous  vous  demandons  est  volontaire,  et  personne  ne  vou^ 
»  contraint.  Est-ce  là  une  raison  de  ne  rien  donner?  Que 
»  vos  terres  vous  rendent  ou  non,  vous  n'êtes  pas  moins 
»  obligés  de  payer  ;  vous  n'oseriez  pas  contrevenir  à  la  loi. 
»  Et  pour  Jésus-Christ  qui  ne  vous  violente  pas,  qui  ne  vous 
»  demande  qu'un  peu  de  votre  superflu,  vous  n'avez  que  des 
»  rebuts  (1)  !  » 

Onne  vous  impose  pas,  on  ne  vous  demande  qu'un  peu  de 
votre  superflu,  on  ne  votis  contraint  pas  :  est-ce  le  langage 
d'un  apôtre  du  communisme? 


(1)  Hom.  LXVI  in  Evang.  Matth,  T.  VII,  p.  631.  Edit.  Migne.  Anal, 
de  Guilion,  t.  XIX,  p.  106. 


-    58    - 

Passons  aux  volumineux  écrits  de  S.  Jérôme. 

On  .sait  que  le  rigide  et  pieux  solitaire  de  Bethléhem  mé- 
rite à  certains  égards  un  reproche  qui  a  été,  quinze  siècles 
plus  tard,  bien  des  fois  adressé  au  comte  de  Maistre.  Une 
âme  ardente,  une  imagination  fougueuse  et  féconde,  accom- 
pagnées d*une  extrême  sensibilité,  se  manifestent  constam- 
ment dans  ses  écrits,  et,  tout  en  restant  toujours  sur  le  ter- 
rain de  la  vérité,  il  exprime  souvent  sa  pensée  avec  une 
incontestable  exagération  dans  la  forme.  Ce  fait,  admis  par 
tous  ceux  qui  ont  étudié  les  œuvres  de  Tillustre  anachorète, 
ne  doit  pas  être  perdu  de  vue  dans  la  matière  qui  nous 
occupe.  Si  Ton  veut  connaître  la  véritable  pensée  de  S.  Jé- 
rôme, il  faut  parfois  la  dégager  de  sa  brillante  enveloppe 
pour  Tenvisager  froidement  dans  son  essence. 

Après  cette  réserve,  demandons-nous  s*il  est  vrai  que  le 
solitaire  de  Bethléhem,  condamnant  en  principe  la  propriété 
individuelle,  ait  imposé  aux  chrétiens  l'obligation  de  se  dé- 
pouiller de  toutes  leurs  richesses  au  bénéfice  des  pauvres? 
S'il  est  vrai  que ,  suivant  sa  doctrine ,  toute  propriété  doive 
être  envisagée  comme  une  œuvre  d'iniquité,  comme  le  pro- 
duit d'un  crime? 

Nous  n'hésitons  pas  à  répondre  négativement. 
S.  Jérôme  a  plusieurs  fois  commenté  le  célèbre  verset  de 
S.  Mathieu  renfermant  la  réponse  du  Sauveur  au  jeune 
homme  qui  désirait  connaître  les  voies  de  la  perfection  : 
(c  Si  vous  voulez  être  parfait ^  vendez  tout  ce  que  vous  pos- 
»  sédez  et  donnez-le  aux  pauvres...;  puis  venez  et  suivez- 
»  moi  (1).  »  Or,  chaque  fois  qu'il  s'occupe  de  ce  texte  signi- 
ficatif, il  déclare,  de  la  manière  la  plus  nette,  la  plus  déci- 
sive, que  la  parole  de  Jésus-Christ,  renfermant  ici  un 

(1)  s.  Matth.,  XIX,  21. 


-     39    - 

conseil  et  non  un  précepte,  est  une  simple  recommandation 
faite  à  ceux  qui  veulent  atteindre  à  la  perfection.  II  écrit  à 
Pammachius  :  <«  Faites  attention  aux  mots  :  si  vous  voulez 
»  être  parfait.  On  ne  vous  impose  pas  une  obligation  ;  on 
»  laisse  à  votre  volonté  une  entière  liberté,  afin  qu'elle  puisse 
»  mériter  la  récompense  promise  aux  parfaits.  Si  donc  vous 
»  voulez  être  parfait;  si  vous  voulez  être  ce  que  les  pro- 
»  phètes,  ce  que  les  Apôtres  ont  été,  ce  qu'est  Jésus-Christ  lui- 
»  même...,  vendez  tout  ce  que  vous  possédez  (1).  »  Parlant 
du  même  sujet,  il  dit  à  Démétriade  que  le  divin  fondateur 
du  christianisme,  s*abstenant  de  formuler  une  règle  obliga- 
toire, a  abandonné  ce  point  à  la  libre  appréciation  de  chaque 
fidèle  :  quoniam  in  hoc  omni  œtati,  omnique  personœ  libertas 
arbitra  relicta  sit;  puis,  arrivant  à  l'exemple  d'Ananie,  il  rap- 
pelle que  celui-ci  a  été  puni  par  le  seul  motif  qu'il  voulait 
dérober  une  somme  qui  ne  lui  appartenait  plus,  à  partir  du 
moment  où  il  avait  pris  l'engagement  de  la  donner  à  la  com- 
munauté (%).  Toujours  préoccupé  du  même  texte,  il  écrit  à 
Julien  :  «  Vendez  vos  biens....  et  ne  vous  réservez  rien  par 
»  la  crainte  de  l'indigence....  Voilà  le  parti  que  je  vous 
»  engage  à  prendre,  si  vous  voulez  être  parfait,  si  vous  voulez 
»  atteindre  à  la  suprême  grandeur  des  Apôtres.,..  Sans  doute, 
»  vous  faites  bien  si,  conservant  vos  biens,  vous  en  consacrez 
»  une  partie  aux  besoins  des  serviteurs  de  Dieu,  à  l'entre- 
»  tien  des  monastères  et  à  l'ornement  des  temples;  mais  ce 
»  n'est  là  que  le  commencement  de  la  perfection....  Puisque 
»  vous  êtes  parmi  les  premiers  dans  le  siècle,  p^rquoi  ne 
»  voudriez-vous  pas  être  parmi  les  premiers  dans  la  famille 
»  du   Christ  (3)?  »  Reproduisant  constamment  le  même 

(1)  Epist.  LXVI  ad  Pamm.  T.  I,  p.  643,  éd.  Migne. 

(2)  Epist.  CXXX  ad  Demetriadeni,  T.  I,  p.  1118. 

(3)  Epist.  CXIX  ad  Jul.  T.  I,  p.  963. 


—     40    — 

thème,  il  écrit  à  Hédibie  :  «  On  vous  demande  le  renonce- 
»  ment  aux  choses  de  la  terre,  si  vous  voulez  être  parfaite  ; 
»  mais  on  ne  vous  impose  pas  le  joug  de  la  nécessité  ;  on 
»  s'en  réfère  œmplétement  à  la  libre  manifestation  de  votre 
»  volonté....  Personne  ne  vous  blâmera,  si  vous  vous  pro- 
»  noncez  en  faveur  d*un  genre  de  vie  moins  parfait  (i).  » 

Nous  ferions  injure  au  bon  sens  de  nos  lecteurs,  si  nous 
voulions  leur  prouver  que  la  main  qui  a  tracé  ces  lignes 
n*était  pas  celle  d*un  communiste  égalitaire,  toujours  prêt  à 
jeter  Fanathëme  aux  défenseurs  de  la  propriété  individuelle. 
S.  Jérôme  plaçait  d*un  côté  le  petit  nombre  des  parfaits,  de 
Tautre  la  masse  des  fidèles.  C'était  aux  premiers,  et  nulle- 
ment aux  seconds,  qu'il  donnait  le  conseil  du  renoncement 
absolu  aux  choses  de  la  terre. 

Nous  n'éprouvons  pas  plus  d'embarras  en  présence  du  pas- 
sage §i  fréquemment  cité  où  S.  Jérôme,  s'adressant  à  une 
dame  gauloise  qui  lui  demande  les  règles  de  la  perfection, 
s'écrie,  dans  un  de  ces  mouvements  oratoires  qui  lui  sont 
familiers  :  «  Le  Sauveur  a  eu  raison  de  dire  (S.  Luc,  XVI,  9) 
»  que  toutes  les  richesses  sont  le  produit  de  l'iniquité  (3).  » 
Deux  réflexions  suffisent  pour  écarter  toutes  les  difficultés. 
Si  les  richesses  étaient  toujours  le  produit  de  l'iniquité,  il 
est  évident  que  tout  chrétien  devrait  y  renoncer  sans  aucun 
retard  et  sans  la  moindre  hésitation;  tandis  que,  suivant 
l'opinion  cent  fois  manifestée  par  S.  Jérôme,  les  chrétiens 
ont  incontestablement  le  droit  de  conserver  leurs  biens, 
pourvu  que,  disposant  sagement  de  leur  superflu,  ils  soula- 


(1)  Epist.  GXX  ad  Hedibiam.  T.  1,  p.  985.  C'est  dans  le  même  sens 
qu'il  faut  entendre  les  conseils  qu'il  donne  à  Furia  (Epist.  LIV,  de 
Viduitatc  servanda.  T.  I,  p.  550).  Nous  en  dirons  autant  de  la  lettre  LU 
à  Népotien,  de  Vita  cleric.  (T.  I,  p.  527). 

(2)  Epist.  ad  Hedib,  CXX,  T.  1,  p.  984.  Edit.  Migne, 


—  «    - 

geni  la  misère  de  leurs  frères.  Il  n*est  donc  pas  possible  de 
lai  supposer  rintention  d'interpréter  à  la  lettre  et  dans  un 
sens  rigoureux  la  maxime  qu'il  propose  aux  méditations  de 
la  femme  qui  demande  des  conseils.  D'un  autre  côté,  le  texte 
de  S.  Luc  ne  dit  pas  ce  que  l'anachorète  de  Bethléhem  lui 
fait  dire.  L'évangéliste  place  les  paroles  suivantes  sur  les 
lèvres  de  Jésus  :  «  Facite  vobis  amicos  de  mammona  iniquitatis 
»  (XVI,  9)  ;  »  mais  les  mots  mammona  iniquitatis  ne  doivent 
pas  être  traduits  par  richesses  injustes;  leur  véritable  sens  est 
celui-ci  :  richesses  qui  donnent  lieu  à  l'iniquité,  au  péché  (1). 
Nous  l'avons  déjà  dit  :  le  Sauveur  n'a  pas  envisagé  les 
richesses  comme  étant  nécessairement  le  produit  de  l'ini- 
quité. Au  jeune  homme  qui  lui  demande  ce  qu'il  faut  faire 
pour  mériter  la  vie  éternelle,  il  répond  :  «  Gardez  les  com- 
i>  mandements.  »  Ce  n'est  qu'à  la  suite  d'une  nouvelle  de- 
mande de  son  interlocuteur  qu'il  ajoute,  comme  conseil  : 
«  Si  vous  voulez  être  parfait^  vendez  ce  que  vous  avez  et 
»  donnez-le  aux  pauvres.  »  —  Nous  sommes  ici  en  présence 
d'une  de  ces  exagérations  de  langage  qu'on  a  justement  re- 
prochées au  solitaire  de  Bethléhem  ;  mais  le  reproche  ne 
doit  pas  aller  au  delà. 

Nos  adversaires  n'ont  pas  plus  de  bonheur  dans  l'interpré- 
tation des  œuvres  de  S.  Ambroise.  Les  tendances  commu- 
nistes qu'on  signale  dans  ses  nombreux  écrits  ne  sont  qu'un 
appel  à  la  bienfaisance  des  fidèles,  une  protestation  eu  faveur 
des  droits  méconnus  de  la  nature,  un  cri  d'indignation  con- 
tre l'égolsme  monstrueux  de  la  plupart  des  propriétaires  de 
son  temps. 

(1)  Le  texte  grec  se  sert  du  mot  âdmoç^  et  Ton  sait  que  le  mot  âdtxia 
désigne  le  péché  dans  son  sens  le  plus  étendu.  Ce  qui  prouve  que 
cette  interprétation  est  exacte,  c'est  que,  dans  le  v.  il  du  chap.  XVI  de 
S.  Luc,  on  trouve  mofnmofi  iniquus  en  antithèse  avec  qtwd  verwn. 


—  iî  — 

Dans  son  traité  De  officns  ministrorum,  il  écrit  :  i<  Les  phi- 
»  losophes  ont  affirmé  que  la  forme  de  la  justice  consiste  à 
»  user  des  choses  communes  avec  tous  et  à  disposer  en 
»  propre  de  ce  qui  est  à  soi.  Mais  telle  n'est  pas  la  véritable 
»  loi  de  la  nature,  car  celle-ci  a  tout  produit  pour  Tusage  de 
»  tous.  Dieu  a  voulu  que  tout  fût  créé  pour  la  nourriture 
»  commune  et  que  la  terre  fût  une  sorte  de  possession  indi- 
»  vise.  La  nature  a  donc  produit  un  droit  commun  et  Tusur- 
»  pation  a  engendré  un  droit  privé  :  natura  enim  omnia  om- 
»  nïbus  in  commune  profudit.  »  Nous  avouons  que  ce  pas- 
sage, entendu  à  la  lettre,  renferme  une  proposition  qui  va 
directement  à  rencontre  de  la  légitimité  de  la  propriété  in- 
dividuelle. Mais,  avant  de  conclure,  la  prudence,  la  raison 
et  réquité  exigent  qu'on  se  demande  quelle  est  la  portée  que 
S.  Âmbroise  a  voulu  donner  à  ces  paroles ,  quelle  est  la 
conclusion  qu'il  a  déduite  de  ces  prémisses.  Or,  en  répon- 
dant lui-même  à  ces  deux  questions,  le  saint  et  courageux 
évéque  de  Milan  a  d'avance  fermé  la  bouche  aux  étranges 
commentateurs  qu'il  a  rencontrés  au  dix-neuvième  siècle. 
Immédiatement  après  le  passage  que  nous  avons  traduit,  il 
ajoute  :  «  Telle  était  aussi  l'opinion  des  stoïciens,  quand  ils 
»  disaient  que  tout  ce  que  la  terre  produit  est  créé  pour 
»  l'usage  des  hommes,  tandis  que  les  hommes  sont  créés 
»  les  uns  pour  les  autres,  afin  qu'ils  puissent  s'entr'aider 
»  les  uns  les  autres.  Où  les  stoïciens  ont-ils  pris  cette  doo- 
»  trine?  Dans  nos  saintes  Écritures.  Moïse  fait  dire  à  Dieu  : 
»  «  Faisons  l'homme  à  notre  image,  et  qu'il  dominé  sur  les 
)>  poissons  de  la  mer,  sur  les  oiseaux  des  cieux,  sur  le  bétail 
»  et  sur  toute  la  terre  (Gen.  I,  26)  »....  Et  Moïse  nous  ap- 
»  prend  aussi  que  l'homme  a  été  créé  pour  l'homme,  selon 
»  cette  parole  du  Seigneur  :  «  Il  n'est  pas  bon  que  l'homme 
»  soit  seul  ;  je  lui  ferai  une  aide  semblable  h  lui  (Gen.  II, 


—    i3     - 

B  18).  9  Certes,  une  telle  conclusion  n*a  rien  qui  puisse 
alarmer  les  défenseurs  les  plus  scrupuleux  de  la  propriété; 
mais  cette  remarque  s'applique  surtout  au  fragment  suivant, 
dans  lequel  S.  Âmbroise  résume  toute  sa  doctrine  :  «  Ainsi 
»  donc,  selon  la  volonté  de  Dieu  et*  le  lien  de  la  nature, 
»  nous  devons  nous  aider  les  uns  les  autres  ;  nous  devons 
»  rivaliser  de  bons  offices  (certare  officiis),  faire  en  quelque 
»  sorte  un  fonds  commun  de  tous  nos  avantages,  et,  pour 
»  me  servir  des  termes  de  l'Écriture,  nous  aider  par  les 
»  services,  par  les  travaux,  par  l'argent,  par  les  œuvres,  en 
»  un  mot,  de  toute  manière,  afin  de  resserrer  les  liens  de 
»  la  société....  Telle  est  la  justice  dans  toute  sa  splendeur  (1).  » 
Assurément  ce  n'est  pas  là  le  langage  d'un  communiste  ! 
S.  Ambroise  ne  voulait  pas  anéantir  l'organisation  sociale 
basée  sur  la  propriété  ;  il  ne  demandait  pas,  au  nom  de  la 
justice  et  du  droit,  le  partage  des  trésors  et  des  terres  des 
riches  :  il  se  bornait  à  proclamer  le  devoir  sacré  de  s'aider 
réciproquement  dans  les  mille  souffrances  de  la  vie  terres- 
tre. Le  seul  reproche  qu'on  puisse  adresser  au  saint  doc- 
teur, c'est  de  ne  pas  avoir  distingué,  avec  assez  de  précision 
et  de  clarté,  entre  la  justice  et  la  bienfaisance,  entre  la  pro- 
priété et  la  charité.  Au  surplus,  le  passage  qui  termine  le 
chapitre  XXVIII,  auquel  nous  avons  emprunté  les  fragments 
qui  précèdent,  dissipe  tous  les  doutes  :  «  Pendant  que  nous 
»  travaillons  pour  accumuler  des  richesses,  pour  entasser 
»  des  trésors,  pour  accroître  nos  domaines,  nous  négligeons 
»  la  pratique  de  la  justice,  nous  perdons  l'usage  de  la  bien- 
»  faisance.  Gomment  peut-il  être  juste,  celui  qui  s'ingénie  à 
»  ravir  à  autrui  ce  qu'il  ambitionne  pour  lui-même?  L'amour 
»  du  pouvoir  énerve  aussi  la  vigueur  virile  de  la  justice. 

(i)  L.  I,  c.  XXVIU.  n»  132-138.  T.  II,  p.  62  et  63,  édit.  Migne. 


-    44    - 

»  Gomment  pourrait-on  intervenir  en  faveur  des  autres, 
»  quand  on  cherche  à  les  asservir?  » 

La  doctrine  de  S.  Ambroise,  réduite  à  sa  plus  simple  ex- 
pression, n'est  autre  que  celle-ci  :  «  Le  globe  terrestre,  sor- 
tant des  mains  de  Dieu,  formait  le  domaine  indivis  de  l'es- 
pèce humaine;  l'occupation  et  le  travail  ont  plus  tard  donné 
naissance  à  la  propriété;  les  bornes  et  les  clôtures  ne  se 
sont  montrées  qu'après  la  perte  de  l'innocence  primitive, 
lorsque  l'homme  fut  condamné  à  gagner  son  pain  à  la  sueur 
de  son  front.  Mais  l'homme  n'en  a  pas  moins  été  créé  pour 
l'homme,  et  la  nature,  expression  de  la  volonté  de  Dieu, 
veut  qu'ils  s'entr'aident  les  uns  les  autres.  »  —  Interprétée 
de  la  sorte,  les  défenseurs  les  plus  ardents  de  la  propriété 
individuelle  n'auront  pas  de  peine  à  l'admettre  (1). 

Nous  ne  croyons  pas  que  les  communistes,  si  empressés 
à  se  chercher  des  ancêtres  parmi  fes  illustrations  du  passé, 
aient  jamais  songé  à  ranger  Cicéron  parmi  les  adversaires 
de  la  propriété  individuelle.  Et  cependant,  dans  tous  les  pas- 
sages que  nous  avons  ciiéSy  S.  Ambroise  suit  pour  ainsi  dire 
pas  à  pas  les  traces  du  grand  orateur  romain.  Il  est  incon- 
testable, évident,  que  le  saint  évêque  de  Milan,  en  écrivant 
1*^  XXVIII®  chapitre  de  son  traité  De  officiis  ministrorumy 
avait  sous  les  yeux  le  chapitre  VII  du  premier  livre  du  traité 
De  officiis  composé  par  l'immortel  adversaire  de  Catilina. 


(i)  D'ailleurs,  ainsi  que  M.  Troplong  Ta  fait  observer  dans  un  Mé> 
moire  présenté  à  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques  de 
Paris,  S.  Ambroise,  dans  le  même  traité  De  Officiis,  fait  à  l'homme 
pieux  un  devoir  formel  de  ne  pas  exercer  la  charité  aux  dépens  d'autrui 
(Non  prohatur  largitas,  si  qiuxi  alteri  largitur  alteri  quis  extorqueat. 
L.  I,  c.  XXX,  n.  145).  «  Il  y  a  donc,  dit  M.  Troplong,  un  droit  privé 
»  appartenant  à  autrui,  un  droit  qui  n'est  pas  une  usurpation,  puisqu'on 
»  ne  peut  le  ravir  au  prochain.  ï  Mémoire  sur  Vesprit  détnocratique  du 
code  civil,  p.  65;  Recueil  de  Vergé,  2«  série,  T.  VIII). 


■ 


^   ib    - 

Parlant  des  devoirs  dérivant  de  la  justice  et  de  la  bienfai- 
sance, Gicéron  avait  dit  :  «  Le  devoir  que  prescrit  la  jus- 
»  tice....  est  d'user  en  commun  de  tous  les  biens  qui  sont 
»  communs,  et  de  n'user  en  propre  que  de  ses  biens  parti- 
y>  culiers.  Il  n'y  a  point  de  biens  particuliers  de  leur  nature. 
»  Toute  propriété  dérive  ou  d'une  ancienne  occupation,  ou 
»  d'une  victoire,  ou  d'une  loi,  d'un  pacte,  d'une  convention.... 
»  Mais  comme,  suivant  les  belles  paroles  de  Platon,  nous 
»  ne  sommes  pas  nés  pour  nous  seuls...;  comme,  suivant 
»  les  stoïciens,  tout  ce  que  la  nature  produit  a  été  créé  pour 
»  l'usage  des  hommes,  et  que  les  hommes  eux-mêmes  ont 
»  été  créés  pour  leurs  semblables,  afm  qu'ils  puissent  s'aider 
»  les  uns  les  autres,  nous  devons  dès  lors,  prenant  la  nature 
»  pour  guide,  mettre  tous  nos  avantages  en  commun  par  un 
»  échange  mutuel  de  bons  offices,  faire  servir  nos  talents, 
j>  nos  travaux,  notre  fortune,  à  resserrer  les  liens  qui  unis- 
»  sent  les  hommes  entre  eux  dans  la  société  (1).  »  Usage 
commun  des  choses  communes,  usage  individuel  des  choses 
particulières,  invocation  des  maximes  des  stoïciens,  com- 
munauté primitive  des  biens  de  la  terre,  obligation  de  s'aider 
les  uns  les  autres  afm  de  resserrer  les  liens  de  la  société  : 
c'est  trait  pour  trait  le  langage  de  S.  Ambroise.  Gicéron  a  le 
bonheur  d'être  païen.  S'il  était  catholique,  il  serait  inévita- 
blement rangé  parmi  les  ennemis  de  la  propriété! 

On  invoque,  il  est  vrai,  un  autre  passage  de  S.  Ambroise, 
appartenant  à  sa  dissertation  sur  Naboth,  l'Israélite  qu'Achab 
voulait  dépouiller  de  la  vigne  qu'il  avait  héritée  de  ses  ancê- 
tres. Après  avoir  énergiquement  flétri  les  crimes  d'un  roi 
homicide  et  avare,  l'évêque  de  Milan,  selon  son  habitude 
constante,  s'occupe  de  l'égoïsme  des  chrétiens  du  quatrième 

(1)  De  OfficUs,  L.  I,  c.  VIL  CoU.  Leclerc,  T.  XXXIII,  p.  34-37. 


—     i6     - 

siècle,  et  leur  dit  :  «  Dieu  vous  crie  :  «  Ne  dites  pas  :  je  dan- 
»  nerai  demain.  {Prov.  III,  28).  »  Celui  qui  ne  vous  permet 
»  pas  de  dire  :  «  Je  donnerai  demain,  »  comment  pourrait-il 
»  vous  permettre  de  dire  :  m  Je  ne  donnerai  pas!  »  Ce  n'est 
»  pas  de  votre  bien,  mais  de  leur  propre  bien  que  vous 
»  faites  l'aumône  aux  pauvres.  Vous  usurpez,  dans  votre 
»  intérêt  exclusif,  ce  qui  a  été  créé  à  l'usage  de  tous.  La 
»  terre  appartient  à  tous,  et  non  pas  seulement  aux  riches.... 
»  Vous  donnez  ce  que  vous  devez  et  non  pas  ce  que  vous  ne 
»  devez  pas.  Et  c'est  pour  cela  que  l'Écriture  dit  :  «  Ouvrez 
»  votre  âme  au  pauvre,  et  payez  votre  dette,  et  dites-lui  des 
»  paroles  de  paix  et  de  mansuétude  (Eccl.  IV,  8)  (1).  »  Mais 
de  quels  riches  parlait  ici  S.  Âmbroise?  Il  a  eu  soin  de  le 
dire  au  début  même  de  sa  dissertation.  Il  parlait  de  ces 
riches  orgueilleux,  iniques  et  avares,  qui  ne  vivent  que  pour 
joindre  les  maisons  aux  maisons  et  les  campagnes  aux  cam- 
pagnes ;  qui  veillent  établir  la  solitude  autour  d'eux  en  étendant 
sans  cesse  l'immensité  de  leurs  domaines;  qui,  s'emparant  de 
provinces  entières,  chassent  la  population  pour  la  remplacer 
par  des  bêtes  fauves;  qui  oublient  qu'ils  sont  hommes  et 
qu'ils  ont  des  devoirs  à  remplir  à  l'égard  de  leurs  frères. 
Voilà  les  riches  qui,  aux  yeux  de  l'écrivain  religieux,  ne  paient 
pas  leurs  dettes  (3).  Et  comment  entend-il  la  communauté 
naturelle  des  biens  de  la  terre?  Ici  le  doute  est  moins  possi- 
ble encore  :  «  Nous  ne  naissons  ni  avec  des  vêtements,  ni 
»  avec  de  l'or  ou  de  l'argent.  Nous  naissons  nus,  et  nous 
»  retournons  nus  dans  le  sein  de  la  terre.  La  nature  ne  fait 
»  pas  de  distinction  quand  nous  naissons,  et  elle  n'en  fait 
»  pas  davantage  quand  nous  mourons.  Qui  classera  les 


(1)  De  Nabulhe,  c.  XII,  n.  53.  T.  I.,  p.  747,  édit.  Migne. 

(2)  Ihid.  c.  III,  n.  12. 


-    47     - 

»  diverses  espèces  de  morts?  Creusez  la  terre  et  distinguez, 
»  si  vous  le  pouvez,  le  cadavre  du  riche  du  cadavre  du 
»  pauvre  (1).  »  S.  Ambroise  a  si  peu  voulu  condamner 
Tusage  légitime  de  la  propriété  que,  dans  le  même  traité,  il 
loue  Naboth  des  soins  qu'il  prenait  pour  conserver  dans  sa 
possession  Théritage  qu*il  avait  reçu  de  ses  ancêtres  (2). 
S.  Ambroise  blâme  ici  les  mauvais  riches,  comme  il  blâme 
ailleurs  les  mauvais  pauvres.  Ainsi  qu*il  le  dit  énergiquement 
dans  son  explication  de  TÉvangile  de  S.  Luc  :  «  Toute  pau- 
»  vreté  n*est  pas  sainte,  comme  toute  richesse  n*est  pas  cri- 
»  minelle  (3).  » 

On  le  voit  :  ce  n*est  pas  en  se  plaçant  sur  le  terrain  de  la 
raison  et  des  faits,  c'est  en  se  jetant  dans  le  domaine  illimité 
de  l'imagination,  qu'on  s'efforce  de  ranger  S.  Ambroise, 
S.  Jérôme  et  S.  Jean  Ghrysostome  parmi  les  promoteurs  du 
communisme. 

Que  signifie  d'ailleurs,  au  point  de  vue  de  la  science  et  de 
la  raison,  un  système  dont  tout  le  secret  consiste  à  ramasser, 
dans  les  écrits  de  trois  ou  quatre  Pères  de  l'Église,  un  cer- 
tain nombre  de  passages,  lesquels,  isolés  de  ce  qui  précède 
et  de  ce  qui  suit,  semblent  renfermer  une  doctrine  hostile  à 
la  propriété.  Quand  même  quelques-uns  de  ces  saints  doc- 
teurs, ignorant  les  notions  élémentaires  de  l'économie  poli- 
tique, auraient  eu  le  tort  de  voir  un  article  de  foi  dans  le 
communisme  égalitaire  ;  quand  même  ils  n'auraient  pas  su 
que  le  dépouillement  incessant  de  tous  au  profit  de  tous 
serait  l'anéantissement  des  forces  productives,  la  mort  du 
travail,  le  signal  de  la  misère  et  de  la  famine»  le  suicide  des 


(1)  Ibid,  c.  I.  n.  2. 

(ï)  Ibid.  c.  III,  n.  13. 

(3)  Expo9.  Evang.  sec»  Lucam,  L.  VIII,  n.  13.  T.  I,  p.  i769;  édit  Migne. 


-    48    - 

individus  et  des  peuples  :  ces  erreurs  sufflraient-'elles  pour 
faire  du  christianisme  rennemi  de  la  propriété,  le  principe 
générateur  des  cupidités  et  des  haines  qui  fermentent  dans 
les  bas-fonds  de  la  société  moderne?  Ne  devrait-on  pas, 
surtout  dans  cette  hypothèse,  étudier  le  christianisme  en 
lui-même,  afin  de  voir  si  ses  interprètes,  quelque  véné- 
rables qu'ils  soient,  ont  convenablement  exposé  les  lois 
économiques  qui  découlent  de  ses  dogmes  et  de  sa  mo- 
rale? Mais  h&tons-nous  de  le  dire,  il  n*est  pas  un  seul 
Père  à  qui  de  telles  erreurs  puissent  être  raisonnablement 
imputées  !  Rappelons-nous  que  la  propriété  romaine  n'était 
•pas  la  propriété  telle  qu'elle  a  ses  racines  dans  le  droit 
naturel,  et  ne  donnons  pas  à  des  protestations  contre 
Tabus  du  droit  le  caractère  d'une  protestation  contre  son 
usage  légitime.  C'est  en  vain  que  des  sectaires  opiniâtres 
ont  lu  et  relu  les  œuvres  des  docteurs  chrétiens  des  pre- 
miers siècles  :  nulle  part  ils  n'ont  trouvé  la  trace  d'une  doc- 
trine ayant  pour  but  de  faire  de  la  renonciation  aux  biens 
légitimement  acquis  une  loi  du  christianisme.  L'opinion  dia- 
métralement opposée  se  manifeste  pour  ainsi  dire  à  toutes 
les  pages.  S'il  était  nécessaire  de  réunir  tous  les  fragments 
où  la  propriété  est  défendue,  où  la  résignation  et  le  respect 
des  droits  d'autrui  sont  recommandés  aux  pauvres,  où  la  con- 
voitise du  bien  du  prochain  est  frappée  d'anathème,  dix 
volumes  ne  suffiraient  pas  à  la  reproduction  de  ces  irrécu- 
sables témoignages. 

Contentons-nous  de  citer  quelques  exemples. 

Dans  son  traité  contre  Marcion,  Tertuliien  examine  la 
portée  du  texte  de  l'Évangile  où  il  est  dit  :  «  Malheur  aux 
»  riches  {Math.  V,  42)  !  »  Or,  loin  d'en  déduire  un  argument 
hostile  à  la  propriété  et  favorable  au  communisme,  il  prouve, 
—  par  rinterprétation  des  termes  employés,  par  le  raison- 


-     i9     - 

uemeût,  par  la  citation  de  plusieurs  passages  de  l'ancien  et 
du  nouveau  testament,  —  que  les  paroles  du  Sauveur  ne 
comportent  en  aucune  manière  ni  la  malédiction  du  riche, 
ni  la  malédiction  des  richesses.  «  Celles-ci,  dit-il,  sont  une 
D  source  de  consolation  pour  le  riche,  un  puissant  moyen 
»  de  favoriser  les  œuvres  de  justice  et  de  miséricorde,  et 
»  le  Rédempteur  ne  condamne  que  la  vaine  gloire  qu'on  y 
»  attache,  les  abus  qui  en  résultent,  l'orgueil  et  les  vices 
y*  auxquels  elles  servent  d'aliment  (1).  »  Ailleurs  il  ajoute  : 
«  Je  ferai  l'aumône  à  celui  qui  demande,  non  à  celui  qui  a 
»  recours  à  la  violence  ;  car  celui  qui  a  recours  à  la  vio- 
»  lence  ne  demande  pas  (Math,  V,  42).  Celui  qui. profère  des 
»  menaces  ne  supplie  pas,  mais  extorque.  U^n'attend  pas  une 
s>  aumône  celui  qui  vient  non  pour  se  faire  plaindre,  mais 
»  pour  se  faire  craindre.  Je  donnerai  donc  guidé  par  un 
»  sentiment  de  miséricorde,  mais  non  pour  obéir  à  un  sen- 
»  timent  de  terreur.  Je  donnerai  là  où  celui  qui  reçoit  rend 
»  grâces  à  Dieu  et  me  bénit,  mais  non  là  où  celui  qui  reçoit 
»  le  bienfait  se  croit  en  droit  de  l'exiger  et,  regardant  son 
»  butin,  me  crie  :  «  Cest  le  rachat  d'une  iniquité  (2)  !  » 

Développant  la  même  thèse  que  S.  Ambroise,  S.  Grégoire 
de  Nazianze  rappelle  que  les  terres,  les  mers,  les  bois,  les 
fontaines  et  tous  les  produits  du  globe  ont  été  créés  pour 
l'usage  commun  des  créatures  ;  il  ajoute  que  le  sol,  au  jour 
de  la  création,  ne  portait  aucune  trace  de  partage,  aucun 
vestige  de  clôtures  et  de  bornes.  A  côté  de  ce  fait  incontes- 
table, il  place  les  préceptes  et  les  conseils  de  l'Évangile  qui 
se  rapportent  à  l'exercice  de  la  bienfaisance;  et  de  cette 


(i)  L.  IV,  c.  XV,  p.  393  et  394,  édit  Migne. 

(2)  De  fuga  in  persecuiiane,  c.  XIII,  édit.  Migné,  p,  118.  Est-ce  que 
déjà  du  temps  de  TertuUien  on  se  serait  écrié  :  la  propriété  c'est  le  vol  f 

4 


-    80    - 

combinaison  pleine  de  grandeur  et  d'harmonie  des  lois  du 
christianisme  et  des  lois  de  la  nature,  il  déduit  la  coi^clusion 
suivante  :  «  Riches,  nous  devons,  ou  renoncer  à  tout  pour 
»  Tamour  de  Jésus-Christ,  afin  que,  prenant  sa  croix  sur 
x>  nos  épaules,  nous  le  suivions  en  toute  sincérité,  dégagés 
»  du  poids  des  intérêts  de  la  terre,  et  affranchis  de  tout  ce 
»  qui  pourrait  nous  engager  à  faire  un  pas  en  arrière...;  ou 
»  bien  nous  devons  rendre  Jésus-Christ  participant  à  nos 
»  richesses  dans  la  personne  des  pauvres,  afin  que  ces 
»  richesses,  honnêtement  possédées,  soient  en  quelque  sorte 
»  sanctifiées  par  des  œuvres  de  miséricorde  (1).  » 

Au  troisième  siècle.  Clément  d'Alexandrie  écrivit  un  livre 
spécial  sur  la  question  de  savoir  quel  est  le  riche  qui  peut  être 
sauvé.  On  avouera  que  si,  dans  le  christianisme  primitif,  la 
possession  des  richesses  était  envisagée  comme  une  viola- 
tion des  lois  divines,  c'est  ici  qu'on  de\Tait  en  trouver  des 
traces  évidentes.  Or  que  dit  l'illustre  auteur  des  Stromates 
à  l'égard  du  texte  tant  de  fois  cité  du  ch.  XIX  de  S.  Mathieu? 
Voici  son  langage  :  «  Il  ne  faut  pas  se  dépouiller  à  la  lettre 
»  de  ce  que  l'on  a;  l'indigence  elle-même  a  des  écueils, 
))  aussi  bien  que  l'opulence.  Le  précepte  est  rempli  quand 
»  on  a  fait  de  ses  richesses  l'instrument  et  la  matière  des 
»  bonnes  œuvres.  Indifférentes  de  leur  nature,  il  ne  faut  les 
»  blâmer  ni  les  décrier  mal  à  propos.  Tout  dépend  du  bon 
»  ou  du  mauvais  usage  que  l'on  en  fait.  Ce  n'est  donc  pas 
»  aux  richesses  elles-mêmes  qu'il  faut  s'en  prendre  des 
»  maux  qu'elles  causent,  mais  aux  passions  et  aux  inclina- 
»  tions  vicieuses,  qui  dénaturent  les  dons  "du  créateur  et  en 
»  intervertissent  l'usage,  en  transportant  à  des  emplois  illi- 


(1)  OraHo  XIV,  De  pauperum  amore,  c.  XVlll  et  XXV.  T.  I.  p.  879 
ei890;édit.  Migne. 


-     51     - 

»  cites,  et  souvent  criminels,  des  biens  qui  peuvent  être 
»  pour  nous  et  pour  les  autres  des  sources  de  mérite.  C'est 
»  le  renoncement  de  cœur,  c'est  la  pauvreté  d'esprit  qui 
»  sont  recommandés  par  Jésus-Christ,  et  c'est  là  ce  qui 
»  coûte  bien  plus  que  le  sacrifice  même  de  ces  trésors  pé- 
»  rissables,  dont  mille  accidents  divers  et  quelquefois  les 
»  seuls  efforts  d'une  sagesse  mondaine  et  philosophique 
»  peuvent  nous  détacher  (1).  » 

Certes,  voilà  d'étranges  communistes  ! 

Mais  ce  n'est  pas  tout.  Voici  qu'au  commencement  du  qua- 
trième siècle  Lactance,  qui  connaissait  assurément  les  tradi- 
tions apostoliques  aussi  bien  que  les  rationalistes  et  les 
communistes  qui  devaient  naître  quinze  siècles  plus  tard, 
consacre  trois  chapitres  de  ses  œuvres  à  démontrer  l'in- 
justice de  la  communauté  universelle  et  de  l'égalité  absolue 
rêvées  par  Platon.  Il  ne  se  contente  pas  de  combattre  le 
prince  des  philosophes  dans  ses  théories  licencieuses  sur 
la  communauté  des  femmes  ;  il  parle  en  termes  formels  du 
communisme  appliqué  aux  richesses,  et  il  repousse  celui-ci 
presqu'aussi  énergiquement  que  l'autre.  C'est  à  ses  yeux  un 
système  à  la  fois  injuste  et  impraticable.  Il  se  moque  de  Pla- 
ton qui  voulait  confier  aux  philosophes  la  direction  et  le 
gouvernement  des  peuples,  et  qui,  gi'and  philosophe  lui- 
même,  ne  trouve  rien  de  mieux  que  de  dépouiller  les  uns 
pour  enrichir  les  autres.  «  Si  vous  voulez,  dit-il,  établir  une 
»  véritable  égalité  entre  les  hommes,  il  n'est  pas  nécessaire 
»  de  les  dépouiller  de  leurs  richesses  ;  il  suffît  que  les  riches 
»  se  dépouillent  de  leur  arrogance,  de  l'orgueil,  de  la  soif 
»  de  la  domination,  et  qu'ils  sachent  qu'aux  yeux  de  Dieu  le 


(1)  Liber  quis  dives  satvetur,  c.  ^I  et  sq(|.  (T.  It,  p.  615  et  9.,  édit» 
Migne).  Trad.  de  GuiUon,  Ouv.  cit.  T.  I,  p.  383, 


-    K«    -. 

»  riche  et  le  puissant  se  trouvent  sur  la  même  ligne  que  le 
»  mendiant....  Platon  croyait  avoir  trouvé  la  justice,  et  il 
»  commence  par  la  renverser  (1)  !  » 

Est-ce  assez  clair ,  assez  formel,  assez  explicite? 

Il  est  inutile,  croyons-nous,  de  pousser  plus  loin  nos 
recherches  sur  le  prétendu  communisme  des  Pères  de 
l'Église.  Nous  nous  bornerons  à  y  ajouter  quelques  réflexions 
sur  une  autre  série  d'arguments  qu'on  va  puiser  dans  les 
usages  disciplinaires  suivis  par  le  clergé  de  quelques  dio- 
cèses des  quatre  premiers  siècles. 

On  sait  qu'un  grand  nombre  de  prêtres,  renonçant  à  leurs 
biens  au  moment  de  recevoir  les  Ordres,  vivaient  ensuite  en 
communauté  avec  leurs  collègues,  à  la  manière  des 
moines  (2).  Pour  ne  citer  qu'un  exemple,  S.  Augustin,  qui 
pratiquait  la  vie  commune  avec  ses  clercs,  exigeait  que 
ceux-ci  renonçassent  à  toute  propriété  et  n'attendissent  leur 
subsistance  que  des  dons  librement  fournis  par  les  fidèles  (3). 
Mais,  encore  une  fois,  que  prouve  cet  usage,  qui,  disons-le 
en  passant,  ne  fut  jamais  généralement  observé,  même  dans 
l'Église  primitive  ?  Il  prouve  que  certains  évoques  voulaient 
que  leurs  prêtres  pratiquassent,  indépendamment  des  pré- 
ceptes obligatoires  pour  tous,  les  conseils  évangéliques  des- 
tinés au  petit  nombre  des  parfaits  ;  mais  il  n'en  résulte,  sous 
aucun  rapport,  que  les  clercs  qui  se  dépouillaient  volontai- 
rement  de  leurs  richesses  vissent  dans  la  propriété  un  mal. 


(i)  Divin  inat.,  L.  III,  c.  XXI  et  XXII  ;  p.  417  et  s.  édit.  Migne.  Epit. 
divin,  inat.,  c.  XXXVIII  ;  p.  1045. 

(2)  Voy.  Rich.  Simon  (J.  à  Costa),  Hiat.  de  Vorigine  et  dea  progrèa  dea 
revenua  eccléaiaatiquea ;  édit.  cit.,  p.  29.  Thomassin,  Vetua  et  nova  Eccle- 
aiœ  diaciplina,  pars  III,  L.  III,  c.  2,  35  et  36,  pp.  326,  398  et  sqq.  Edit. 
de  Venise,  1766. 

(3)  Sermon.  CCCLV  et  CCCLVI,  de  vita  et  moribua  clericorum.  T.  V, 
pp.  1568, 1574  et  s.,  édit.  Migne. 


-     »5     — 

un  vice,  un  crime.  S.  Augustin,  qui  approuvait  cet  usage  et 
qui  Tavait  même  imposé  à  son  clergé,  combat  et  réfute  le 
communisme  dans  plusieurs  parties  de  ses  écrits.  Quand 
Pelage,  enseignant  précisément  les  doctrines  qu*on  attribue 
aujourd'hui  à  TËglise  du  quatrième  siècle,  vint  prétendre 
que  l'existence  des  riches  est  un  fait  contraire  aux  lois  de 
Dieu  et  aux  vœux  de  la  nature,  ce  fut  S.  Augustin  qui  monta 
sur  la  brèche  pour  défendre  Tordre  social  attaqué  dans  Tune 
de  ses  bases  ;  ce  fut  Fillustre  docteur  d'Hippone  qui  se  fit  le 
défenseur  éloquent  et  convaincu  de  la  propriété.  De  même 
que  Clément  d'Alexandrie,  il  rappela  que  Jésus-Christ,  ré- 
pondant au  riche  qui  lui  demandait  ce  qu'il  fallait  faire  pour 
être  sauvé,  ne  dit  pas  :  «  Vendez  tout  ce  que  vous  possédez  », 
mais  seulement  :  «  Gardez  les  commandements  ».  Il  ajouta 
que  le  Sauveur,  en  disant  qu'il  est  difiicile  à  un  riche  d'en- 
trer dans  le  royaume  de  Dieu,  ne  condamne  pas  les  richesses, 
mais  seulement  les  vices  qui  en  découlent  et  l'attachement 
immodéré  qu'on  pourrait  y  avoir.  Il  soutint  et  prouva  que  le 
christianisme  autorise  et  sanctionne  la  possession  des  biens 
légitimement  acquis  (1).  Et  ce  n'était  pas  là  une  déclaration 
isolée,  un  mouvement  oratoire,  une  réponse  provoquée  par 
les  besoins  et  les  périls  du  moment  :  c'était  une  doctrine 
longuement  mûrie  et  qui  se  manifeste  en  même  temps  dans 
ses  sermons,  dans  ses  écrits  théoriques  et  dans  sa  corres- 
pondance. En  veut-on  les  preuves?  Dans  ses  conférences 
sur  l'Évangile  de  S.  Mathieu,  il  dit  aux  pauvres  :  «  Il  n'y  a 
»  point  de  communauté  debiens  entre  vous  et  les  riches  : 
»  Communem  habetis  cum  divitibus  mundum  ;  non  communem 
»  habetis  cum  divitibus  domum,  sed  habetis  communem  cœlum. 


(1)  EpUt.  CLVII,  ad  Hilarium,  c.  IV.  Œuvres  de  S.  Augustin,  T.  II, 
p.  686,  édit.  Migne. 


-     Ki     - 

»  communem  liicem  (1)....  Que  vous  importe  votre  pauvreté, 
»  si  vous  brûlez  du  désir  d*être  riche?  Quel  profit  retirerez- 
»  vous  de  votre  misère,  si  elle  devient  pour  vous  une  cause 
»  d'orgueil  et  non  une  occasion  d'humilité?  Ou  en  quoi  les 
)>  richesses  nuiront-elles  au  riche,  quand  celui-ci  ne  met 
»  pas  ses  trésors  au  service  de  la  luxure?...  De  même  que 
»  rÉcriture  ne  condamne  que  les  riches  qui  sont  orgueil- 
»  leux,  elle  ne  loue  que  les  pauvres  qui  sont  humbles  (2).  » 
Dans  son  commentaire  sur  le  Ps.  LI,  il  dit  dans  le  mémo 
sens  :  «  Il  y  a  des  pauvres  qui,  quoique  dépourvus  de  res- 
»  sources,  sont  avares  et  cupides.  Qu'ils  écoutent  ce  que  je 
»  vais  leur  dire  :  Ce  n'est  pas  la  richesse,  mais  l'avarice  qui 
»  sera  condamnée  chez  le  riche!  Qu'ils  regardent  ce  riche 
»  debout  à  côté  d'eux  :  peut-être  que  dans  sa  richesse  il 
»  n'est  pas  avare,  tandis  qu'ils  sont  avares  dans  leur  pau- 
»  vreté  (3)!  »  Richard  Simon  caractérise  très-bien  la  vie 
commune  des  prêtres  séculiers,  quand  il  écrit  :  «  S.  Augus- 
»  tin  voulait  que  ses  clercs  fussent  véritablement  pauvres  à 
w  l'imitation  des  Apôtres,  et  qu'ils  vécussent  tous  en  com- 
»  muii  des  revenus  ecclésiastiques.  On  remarquera  néan- 
»  moins,  qu'il  n'exigeait  cela  d'eux  que  comme  une  plus 
»  grande  perfection  et  qu'il  n'a  jamais  cru  quHl  fût  nécessaire 


{[)  So.nno  LXXXV,  De  rtrhis  Enuxj.  Matth.  cap.  XIX,  l7-^2i.  T.  V, 
p.  T)22\  éd.  Mii^ne.  ♦ 

Cl)  Sermo  GGXCVl.  T.  V.  (Appeiulix),  p.  2311.  Voy.  duns  le  même 
sens  Scnno  LXXV.  T.  V.  (Appondix),  p.  1891. 

(3)  Enarr.  in  Psalni.  Ll,  ï.  IV,  p.  609.  — On  a  cependant  cherché  à 
placer  S.  .Vufrustin  parmi  les  adversaires  de  la  propriété.  On  cite  notam- 
ment un  passage  de  son  VI»  traité  sur  l'Evangile  de  S.  Jean.  «  Unde 
»  quisque  possidet  quod  pos.sidet?  Nonne  jure  humano?  Nam  jure 
»  divino.  Doraini  est  terra  et  plenitudo  ejus  (Ps.  XXXMI,  1).  Pauperes 
»  et  divites  Deus  de  uno  limo  fecit,  et  pauperes  et  divites  una  terra 
»  supportât.  »  (T.  III,  p.  1437,  édit.  Migne).  C'est  tout  bonnement  la 
doctrine  de  S.  Grpjroire  de  Nazianze  que  nous  avons  expos/»e  p.  40. 


—     85     - 

»  pour  entrer  dans  l'Église  et  jouir  des  revenus  ecclésiastiques, 
y>  dene  posséder  rien  du  tout.  Autrement  il  se  serait  opposé 
»  aux  anciens  canons,  qui  laissaient  la  liberté  aux  ecclésias- 
»  tiques  de  conserver  les  biens  qu'ils  avaient  en  propre 
)>  (Gaus.  ii,  quœst.  3)  (1).  » 

Nous  en  avons  dit  assez  pour  faire  apprécier  à  sa  valeur 
réelle  le  nouvel  et  étrange  procès  qu'on  intente  au  catholi- 
cisme. Au  dix-huitième  siècle,  on  avait  recours  à  l'ironie,  au 
dédain,  au  sarcasme,  à  l'outrage.  Au  dix-neuvième,  on  scrute 
les  doctrines,  on  discute  les  dogmes,  on  étudie  les  institu- 
tions, on  interroge  les  annales  de  l'histoire.  On  demande 
aujourd'hui  à  la  science  ce  qu'on  demandait,  il  y  a  cent  ans, 
à  l'esprit  moqueur  qui  régnait  dans  les  rangs  supérieurs  de 
la  société  française. 

L'Église  triomphera  dans  cette  guerre  nouvelle,  comme 
elle  a  triomphé  dans  toutes  les  autres.  La  science  et  la  vérité 
doivent  nécessairement  finir  par  se  donner  la  main.  «  La 
»  vérité  catholique  a  jusqu'ici  lutté  contre  tous  les  obstacles, 
»  vaincu  toutes  les  hérésies,  combattu  avec  succès  toutes 
»  les  opinions  les  plus  hostiles  de  la  philosophie,  triomphé 
»  de  toutes  les  passions  les  plus  haineuses;  elle  s'est 
»  trouvée  aux  prises  avec  toutes  les  sciences  soulevées 
»  contre  elle,  et  les  sciences  ont  été  forcées  de  venir  suc- 
»  cessivement  s'agenouiller  devant  elle  et  reconnaître  sa 
)>  divinité  (2)  !  » 

L'histoire  de  l'avenir  confirmera  les  leçons  et  les  exemples 
fournis  par  l'histoire  du  passé  (3). 

(i)  Loc.  cit.  p.  29  et  30. 

(2)  Pensée  de  Mgr  Heudu,  citée  pai*  le  comte  de  Montalembert  {Les 
intér'êts  catholiques  au  dix-neuvièrne  siècle,  p.  100  ;  édit.  belge). 
C3)  Revue  catholique  de  Louvain  (1861). 


I 


il 


LA  GUERRE 


ET 


LA   PHILOSOPHIE   DE   L'HISTOIRE 


LA  GUERRE 


ET 


LA  PHILOSOPHIE  DE  L'HISTOIRE 


I. 


Dans  les  nombreux  et  remarquables  travaux  sur  la  philo- 
sophie de  l'histoire,  publiés  dans  la  première  moitié  du 
XIX*'  siècle,  Torigine,  la  nature,  le  rôle,  le  but,  les  résultats, 
en  un  mot,  la  mission  de  la  guerre  occupe  invariablement 
une  large  place. 

Les  causes  de  cette  préoccupation  constante  des  historiens 
et  des  philosophes  ne  sont  pas  difficiles  à  saisir.  Envisagée 
des  hauteurs  où  doit  se  placer  Thomme  qui  s'impose  la  rude 
tâche  d'étudier  et  de  juger  le  mouvement  progressif  d'une 
longue-série  de  siècles,  la  guerre  est  à  la  fois  l'un  des  faits 
les  plus  grandioses  et  l'un  des  phénomènes  les  plus  étranges 
de  nos  annales. 

L'homme  aime  la  paix,  et  il  a  besoin  de  la  paix.  La  guerre 
est  en  opposition  avec  les  instincts  les  plus  élevés  de  son 
âme,  avec  les  affections  les  plus  pures  de  son  cœur,  avec  les 
enseignements  les  plus  manifestes  de  sa  raison.  La  guerre 
renverse  les  villes,  dévaste  les  récoltes,  épuise  les  richesses, 


—     60    — 

anéantit  en  un  jour  le  travail  de  tout  un  siècle.  La  guerre 
réclame  des  torrents  de  sang,  décime  les  peuples  et  jette 
le  deuil  dans  d'innombrables  familles.  Quelle  est  l'époque  où 
l'homme  ne  se  soit  pas  écrié  :  La  paix  est  un  bienfait,  la 
guerre  est  un  fléau'i 

Et  cependant,  jusqu'à  la  fin  du  dernier  siècle,  la  paix 
qu'on  aime  a  été  l'exception,  la  guerre  qu'on  abhorre  a  été 
la  règle  dans  la  vie  de  l'humanité  !  A  toutes  les  époques, 
sous  toutes  les  latitudes,  au  sein  des  civilisations  les  plus 
diverses,  nous  trouvons  les  peuples  sur  les  champs  de  ba- 
taille. Le  long  des  fleuves,  au  fond  des  vallées,  sur  les 
rivages  des  mers,  dans  les  gorges  des  montagnes,  au  milieu 
des  solitudes  du  désert,  partout  où  l'homme  a  rencontré 
l'homme,  la  terre  est  pour  ainsi  dire  imbibée  de  sang  (1). 

Gomment  expliquer  la  permanence  et  l'intensité  de  ces 
luttes  fratricides?  Pourquoi  la  grande  voix  du  christianisme, 
assez  puissante  pour  faire  tomber  les  chaînes  des  esclaves, 
n'a-t-elle  pas  réussi  à  mettre  un  terme  à  cette  effroyable 
effusion  de  sang  chrétien?  Pourquoi  la  civilisation  occiden- 
tale, après  avoir  renversé  tous  les  monuments  de  la  barbarie 
païenne  et  de  la  barbarie  féodale,  n'a-t-elle  pas  établi  le  règne 
de  l'ordre,  du  droit  et  de  la  justice  dans  les  relations  inter- 
nationales? Pourquoi  n'a-t-elle  pas  fait  pour  les  peuples  ce 
qu'elle  a  fait  pour  les  individus,  les  cités  et  les  provinces? 
Pourquoi  les  guerres  nationales  sont-elles  restées  en  bon- 
heur après  la  proscription  des  guerres  privées  ? 


(1)  Dans  un  de  ses  premiers  ouvrages ,  le  comte  de  Maistre  s'est 
donné  la  peine  de  compter  les  années  de  guerre  et  les  années  de  paix, 
depuis  le  déclin  de  la  répubUque  romaine.  C'est  avec  une  pénible  sur- 
prise qu'on  y  voit  la  permanence  de  la  guerre  et  les  rares  apparitions 
de  la  paix.  (V.  Considérations  sur  la  France,  p.  35  à  40;  éd.  belge, 
1852). 


-    64     - 

Od  vante  les  bienfaits  et  les  charmes  de  la  paix  ;  on  aime 
les  joies  douces  et  pures  de  la  concorde  ;  on  exalte  l'in- 
fluence féconde  des  travaux  immenses  qui  s'accomplissent 
partout  où  la  guerre  cesse  d'exercer  ses  ravages.  Mais,  aux 
yeux  de  l'immense  majorité  du  peuple  le  plus  civilisé , 
qu'est-ce  que  la  gloire  paisible  du  philosophe,  du  savant,  du 
littérateur  et  de  l'artiste,  à  côté  de  la  gloire  retentissante  du 
général  qui  fait  avancer  les  drapeaux  de  ses  régiments  sur 
des  monceaux  de  cadavres  ?  On  accorde  une  estime  silen- 
cieuse au  penseur  dont  les  longues  et  pénibles  veilles  agran- 
dissent les  idées,  étendent  le  domaine  et  augmentent  les 
forces  de  l'humanité.  On  élève  des  arcs  de  triomphe,  on  jette 
des  couronnes  au  soldat  heureux  qui  réussit  à  faire  couler 
à  flots  le  sang  le  plus  généreux  des  nations  étrangères  ! 

Les  poètes  maudissent  le  carnage  et  les  dévastations  que 
la  guerre  entraine  à  sa  suite  ;  ils  poussent  des  cris  d'indi- 
gnation quand  ils  voient  l'homme  convertir  en  arme  meur- 
trière le  fer  que  la  nature  lui  a, donné  pour  en  faire  l'instru- 
ment le  plus  précieux  de  son  industrie.  Et  cependant,  qui 
pourrait  compter  les  cordes  de  la  lyre  usées  sous  les  doigts 
des  bardes  chantant  la  guerre  et  les  conquêtes  ?  Quelle  série 
de  volumes  ne  pourrait-on  pas  publier  à  l'aide  des  strophes 
composées,  dans  toutes  les  langues  anciennes  et  modernes, 
à  la  gloire  des  destructeurs  des  villes,  des  dominateurs  des 
peuples,  des  fléaux  de  Dieu  qui  furent  l'épouvante  de  leur 
siècle?  Que  d'épopées  guerrières  depuis  l'Iliade  d'Homère 
jusqu'à  la  Tunisiade  de  Pyrker  !  Mais  où  sont  les  épopées  du 
travail  et  de  la  science  7 

En  présence  de  cet  amour  contradictoire  de  Tordre  et  du 
carnage,  du  travail  et  de  la  destruction,  de  la  paix  et  de  la 
guerre,  un  philosophe  catholique  se  permit  une  hypothèse 
ingénieuse,  que  ses  contemporains  ont  persifflée  parce  qu'ils 


—     6â     — 

n*eii  comprenaient  pas  la  portée  réelle.  Il  suppose  qu'une  in- 
telligence supérieure,  étrangère  à  notre  globe,y  est  venue  avec 
la  permission  de  Dieu  pour  s'entretenir  avec  l'un  de  nous 
sur  Tordre  qui  règne  dans  les  sociétés  humaines.  Parmi  les 
choses  curieuses  qu'on  lut  raconte,  on  lui  dit  que  la  corrup- 
tion et  les  vices  répandus  sur  la  planète  exigent  que,  dans 
certaines  circonstances,  l'homme  meure  par  la  main  de 
l'homme  ;  on  ajoute  que  ce  droit  de  tuer  sans  crime  n'est 
confié  qu'à  deux  représentants  de  la  puissance  publique,  le 
soldat  et  le  bourreau.  «  L'un,  ajoute-t-on,  donne  la  mort  aux 
»  coupables,  convaincus  et  condamnés  ;  et  ces  exécutions 
»  sont  heureusement  si  rares,  qu'un  seul  de  ces  ministres 
»  de  mort  suffit  dans  une  province.  Quant  aux  soldats ,  il 
»  n'y  en  a  jamais  assez  ;  car  ils  doivent  tuer  sans  mesure, 
»  et  toujours  d'honnêtes  gens.  De  ces  deux  tueurs  de  profes- 
»  sion,  le  soldat  et  l'exécuteur,  l'un  est  fort  honoré,  et  l'a 
»  toujours  été  parmi  toutes  les  nations...;  l'autre,  au  con- 
»  traire,  est  tout  aussi  généralement  déclaré  infâme.  Devinez, 
»  je  vous  prie,  sur  qui  tombe  l'anathème?  »  L'habitant  des 
astres,  ignorant  le  charme  magique  attaché  à  la  gloire  mili- 
taire, donne  la  préférence  au  bourreau  (1). 

Nous  ne  partageons  pas  l'avis  de  cette  intelligence  sidé- 
rale. Nous  estimons  le  soldat  ;  nous  prouverons  que  l'estime 
lui  est  due,  et  qu'il  y  aurait  une  injustice  révoltante  à  le 
placer  sur  la  même  ligne  que  le  bourreau.  Mais  nous  n'en 
avons  pas  moins  le  droit  de  nous  demander  pourquoi  l'Eu- 
rope, après  avoir  extirpé  la  gueiTe  entre  les  individus, 
n'éprouve  aucune  répugnance  à  ériger  la  force  brutale  en 
arbitre  suprême  et  permanent  des  contestations  qui  sur- 
gissent entre  les  peuples.  Est-ce  une  conséquence  inévitable 

(i)  Soirées  de  Saint-Pétersbourgf  p.  9;  éd.  Goemaere;  1853. 


-     65     - 

des  infirmités  de  la  nature  humaine  ?  Sommes-nous  ici  eu 
présence  d*une  inexorable  nécessité  contre  laquelle  toutes 
les  lumières  de  la  raison  seront  à  jamais  impuissantes,  tous 
les  sentiments  du  cœur  à  jamais  inefficaces? 


II. 


Aujourd'hui,  comme  à  l'origine  des  temps  historiques,  il 
est  permis  de  dire  avec  le  comte  de  Maistre  :  «  Expliquez 
»  pourquoi  ce  qu'il  y  a  de  plus  honorable  dans  le  monde,  au 
»  jugement  de  tout  le  genre  humain  sans  exception,  est  le 
»  droit  de  verser  innocemment  le  sang  innocent  (1).  » 

Faut-il  en  conclure  que,  dans  le  cours  de  trente  à  qua- 
rante siècles,  les  idées  des  peuples  sur  la  nature  et  les  con- 
séquences de  la  guerre  soient  restées  invariablement  les 
mêmes? 

En  aucune  manière.  Les  modifications  radicales  que  ces 
idées  ont  subies,  dans  l'opinion  irréfléchie  des  masses  aussi 
bien  que  dans  les  théories  raffinées  des  savants,  doivent 
occuper  une  place  considérable  dans  la  philosophie  de  l'his- 
toire. 

Citons  quelques  exemples. 

Voici  un  Grec  qui  s'écrie,  au  milieu  des  splendeurs  artis- 
tiques et  littéraires  du  siècle  de  Périclès  :  «  Il  y  a  entre  tous 
»  les  États  une  guerre  toujours  subsistante....  Ce  qu'on  ap- 
»  pelle  ordinairement  la  paix  n'est  tel  que  de  nom,  et  dans 
»  le  fait,  sans  qu'il  y  ait  aucune  déclaration  de  guerre, 
»  chaque  État  est  naturellement  (y^arà.  cpuatv)  toujours  armé 
»  contre  ceux  qui  l'environnent.  » 

(1)  Soirées  de  Suint- Pétei*8bourg,  p.  14. 


-     6i     - 

Quel  est  aujourd'hui  le  publiciste  occupant  uûe  position 
élevée  dans  le  monde  littéraire  ;  quel  est  le  gouvernement 
ou  le  tribun  qui  oserait  prétendre  que  le  désordre,  le  car- 
nage, la  dévastation,  remploi  de  la  force  brutale,  en  un  mot, 
la  guerre  sous  tous  ses  aspects,  forme  la  condition  normale, 
Yétat  naturel  des  peuples  dans  leurs  rapports  avec  les  na- 
tions voisines?  Et  cependant  le  Grec  dont  nous  avons  trans- 
crit les  paroles  est  l'un  des  génies  les  plus  grands,  les  plus 
lumineux  et  les  plus  purs  de  l'antiquité  :  c'est  Platon  (1)  ! 

Voici  un  autre  Grec  qui  esquisse  le  portrait  d'un  général 
digne  de  commander  les  armées  d'un  peuple  libre.  «  Un  bon 
»  général,  dit-il,  doit  être  rusé,  voleur  et  rapace.  Plus  il  fait 
»  de  mal  à  la  nation  ennemie,  plus  il  mérite  de  louanges. 
»  Il  se  conforme  aux  exigences  de  la  justice  en  réduisant 
»  les  populations  vaincues  à  la  dégradation  de  l'esclavage.  » 

Qu'on  formule  en  ces  termes  le  rôle  et  les  devoirs  des  gé- 
néraux d'une  armée  moderne  ;  qu'on  place  le  vol  et  la  rapine 
au  nombre  de  leurs  qualités  supérieures  ;  qu'on  leur  impose 
la  mission  de  détruire  pour  toujours  le  bonheur  des  femmes, 
des  enfants,  de  toute  la  partie  désarmée  de  la  nation  enne- 
mie. Ils  briseront  leurs  épées  pour  ne  pas  se  charger  de  ce 
rôle  infâme!  Et  cependant,  encore  une  fois,  l'homme  qui 
professait  ces  désolantes  maximes  était  grand  entre  tous,  et 
son  nom,  consacré  par  les  hommages  des  siècles,  rayonnera 
toujours  dans  les  annales  de  l'esprit  humain.  C'était  So- 
crate  (2)  ! 

Et  quel  langage  tenait-on  au  soldat  vainqueur,  le  lende- 


(i)  Lois,  1. 1;  édit.  Schneider  (Didot),  T.  11,  p.  Î64. 

(2)  Les  propositions  que  j'attribue  à  Socrate  découlent  directement 
des  passages  suivants  des  'A7ro|JLvy]fxoveufxara  de  Xénophon  (V.  1.  II, 
c.  2,  §  2,  et  c.  3,  §  14  ;  1.  III,  c.  1,  §  6  ;  1.  IV,  c.  2,  §  45  ;  pp.  123, 139,  200 
«t  322.  Édit,  WeUs,  Utrecht,  1797). 


maiu  de  la  victoire?  Lui  recommandait-on  le  respect  de  la 
faiblesse,  le  maintien  de  Tordre,  Tamour  de  la  discipline,  le 
mépris  du  pillage?  De  telles  idées  n'étaient  pas  Tapanage  des 
siècles  les  plus  brillants  de  l'antiquité  !  Loin  d'imposer  un 
frein  aux  convoitises  brutales  du  soldat,  on  excitait  sa  cupi- 
dité, son  orgueil,  sa  luxure,  toutes  ses  passions  et  tous  ses 
vices  ;  on  lui  disait  :  «  Nous  possédons  un  pays  vaste  et  fer- 
»  tile  ;  nous  serons  nourris  par  ceux  qui  le  cultivent  ;  nous 
»  avons  des  maisons,  et,  dans  ces  maisons,  tous  les  meubles 
»  qu'il  faut.  Que  nul  de  nous  donc  ne  considère  ces  biens 
»  comme  n'étant  pas  à  lui  ;  car  c'est  une  maxime  étemelle 
»  chez  tous  les  hommes  que,  quand  on  prend  une  ville,  tout 
»  ce  qui  se  trouve  dans  la  ville,  corps  et  biensy  appartient  aux 
»  vainqueurs.  Loin  donc  que  vous  détruisiez  injustement  les 
»  biens  que  vous  avez,  ce  sera  une  concession  de  votre  phi- 
»  lanthropie  d'en  laisser  quelque  chose  aux  vaincus.  »  C'est 
mot  pour  mot  le  discours  que  l'esprit  droit,  ferme  et  pratique 
de  Xénophon  place  sur  les  lèvres  d'un  roi  dont  il  voulait 
faire  le  type  idéal  du  conquérant  et  du  prince  (1)  ! 

Vingt-trois  siècles  se  sont  écoulés  depuis  le  jour  où  l'au- 
teur de  la  Gyropédie  traçait  les  lignes  que  nous  venons  de 
transcrire.  Du  haut  de  ses  chaires,  élevées  par  milliers,  le 
christianisme  a  prêché  le  dogme  de  l'origine  commune  et  de 
la  fraternité  des  hommes.  La  religion  et  la  philosophie  ont 
adouci  les  mœurs,  rectifié  les  idées,  répandu  les  lumières. 
Une  longue  et  coûteuse  expérience  nous  a  prouvé  que,  dans 
leurs  joies  et  dans  leurs  douleurs,  dans  leurs  profits  et  dans 
leurs  pertes,  les  nations  sont  toujours  plus  ou  moins  soli- 
daires. Et  cependant,  qui  pourrait  énumérer  les  cruautés, 
les  débauches  et  les  crimes  qui  souilleraient  le  drapeau  mo- 

(i)  Cyropédie,  1.  VIÏ,  c.  5;  trad.  de  M.  TaU)Ot. 


'       -     «6     — 

derne,  si  le  chef  d'un  grand  empire,  au  moment  d'entrei* 
dans  la  capitale  du  peuple  vaincu,  adressait  aux  soldats, 
aigris  par  les  privations  et  exaltés  par  la  victoire,  les  pa- 
roles que  Xénophon  met  dans  la  bouche  de  son  prince 
idéal  ? 

Aussi  les  déplorables  conséquences  des  guerres  anciennes 
ne  sont-elles  que  trop  connues.  Les  villes  réduites  en  cen- 
dres ;  les  autels  renversés  ;  les  soldats,  c'est-à-dire  l'élite  du 
peuple,  vendus  à  l'encan  ;  des  populations  entières  arrachées 
à  leurs  foyers,  privées  de  leurs  richesses,  abreuvées  de  tous 
les  outrages  et  parquées,  comme  un  vil  bétail,  dans  les  pro- 
vinces éloignées  du  vainqueur  ;  les  fontaines  comblées  et  les 
arbres  abattus,  pour  que  les  vents  et  les  sables  du  désert  ne 
rencontrent  plus  de  résistance  :  tels  étaient  souvent  le  prix  et 
le  résultat  de  la  victoire,  les  honneurs  et  l'éclat  du  triom- 
phe (1)  ! 

Ces  horreurs  devaient  nécessairement  devenir  plus  rares 
et  plus  odieuses  après  la  prédication  de  la  doctrine  de  paix, 
de  fraternité,  de  concorde  et  d'amour  qui  forme  l'essence  de 
la  morale  évangélique  ;  mais,  —  il  importe  de  ne  pas  l'ou- 
blier, —  même  depuis  l'admission  incontestée  du  christia- 
nisme en  Europe,  les  idées  des  rois  et  des  peuples  sur  les 
droits  de  la  guerre  ont  successivement  subi  des  modifica- 
tions profondes. 

Citons  encore  un  exemple,  et,  pour  en  rendre  la  significa- 
tion plus  saisissante,  renfermons-nous  cette  fois  dans  les 
limites  étroites  de  la  Belgique. 


(i)  Le  vainqueur  n'exerçait  pas  toujours  ses  prétendus  droits  dans 
toute  leur  rigueur.  Les  Romains,  entre  autres,  firent  souvent  preuve 
de  modération  ;  mais  ces  exceptions  ne  portaient  aucune  atteinte  à  la 
règle.  En  droit ,  le  vainqueur,  ainsi  que  le  dit  Xénophon .  disposait  à 
son  gré  des  corps  et  des  biens  des  vaincus. 


—     67     - 

Un  prince  puissant  a  mis  le  siège  devant  une  ville  de 
420)000  âmes.  La  plupart  des  défenseurs  de  la  cité  sont 
morts  au  pied  des  remparts,  et  les  survivants  ont  pris  la  fuite 
pour  se  soustraire  à  l'atteinte  de  l'ennemi  victorieux.  Celui-ci 
franchit  la  brèche  dans  le  redoutable  appareil  de  la  force  et 
du  triomphe.  Les  prêtres,  les  moines,  les  femmes,  les  vieil- 
lards, les  enfants  se  pressent  dans  les  rues  et  implorent  à 
genoux  la  clémence  du  vainqueur  ;  mais,  l'œil  enflammé  par 
la  haine,  les  traits  contractés  par  la  colère,  le  prince  traverse 
cette  foule  suppliante  sans  daigner  la  regarder,  et  se  dirige 
lentement  vers  la  place  de  l'hôtel  de  ville.  Arrivé  devant 
l'édifice  où,  la  veille  encore,  siégeaient  les  magistrats  qui 
avaient  bravé  ses  ordres,  il  s'arrête,  tire  son  épée  et  pousse 
un  cri  de  triomphe.  C'est  le  signal  du  massacre  d'un  peuple 
désarmé  !  Quarante  mille  bourreaux,  dignes  soldats  d'un  tel 
maître,  se  dispersent  dans  toutes  les  directions.  Le  meurtre, 
le  viol,  le  pillage,  tous  les  crimes  s'accomplissent  impuné- 
ment à  la  lumière  du  soleil.  Un  immense  cri  de  détresse 
s'élève  des  maisons,  des  monastères,  des  églises,  de  tous 
les  lieux  où  les  familles  des  vaincus  ont  vainement  cherché 
un  asile.  Des  ruisseaux  de  sang  inondent  les  rues,  et  bientôt 
trente  mille  cadavres  attestent  l'éclatante  vengeance  du  vain- 
queur. Mais  cette  vengeance  n'est  pas  satisfaite  encore  !  On 
réunit  les  survivants  par  dizaines,  par  vingtaines.  On  lie 
les  enfants  aux  mères,  les  époux  aux  épouses,  les  vieillards 
aux  derniers  représentants  de  leur  race,  et,  du  haut  des 
ponts,  on  précipite  ces  fardeaux  vivants  dans  le  fleuve  qui 
traverse  la  ville  infortunée.  Est-ce  assez  d'horreur,  assez  de 
crimes?  Non,  la  cité  rebelle  est  encore  debout,  et  elle  doit  par- 
tager le  sort  de  ses  habitants.  On  dépouille  les  sanctuaires, 
on  enlève  les  cloches  des  temples,  on  aiTache  le  plomb  des 
édifices,  on  brise  les  marbres  des  tombeaux  pour  s'emparer 


-     68     — 

des  métaux  dont  ils  sont  ornés  ;  puis,  quand  il  n*y  a  plus  de 
richesses  à  prendre,  quand  de  longues  files  de  chariots  ont 
emporté  jusqu'aux  poutres  des  toits,  quatre  mille  soldats 
reçoivent  des  torches  et  deviennent  les  exécuteurs  d'une 
dernière  vengeance.  Le  tigre  couronné  se  retire  alors  ;  il  se 
place  sur  une  colline  pour  jouir  de  la  vue  des  flammes  qui 
s'élèvent,  comme  une  montagne  de  feu,  du  sein  de  cette 
immense  fournaise  ! 

Quel  est  ce  prince?  Charles  le  Téméraire.  0(i  se  sont  ac- 
complies ces  horreurs?  A^  Liège.  A  quelle  époque?  A  la  fin 
du  XV®  siècle  de  l'ère  chrétienne  !  «  Qu'on  ne  parle  pas  de 
»  pardon,  disait  le  Bourguignon.  Maître,  par  le  droit  de  la 
»  guerre,  de  la  vie  et  des  biens  de  cette  race  de  rebelles ,  je 
»  puis  les  châtier  à  plaisir  (1).  » 

N'est-il  pas  évident  que  le  prince  qui,  à  la  suite  de  toutes 
les  révolutions  du  XIX''^^  siècle,  oserait  commettre  ces  atro- 
cités et  proclamer  ces  doctrines  sauvages,  serait  mis  immé- 
diatement au  ban  de  toutes  les  nations  civilisées? 

La  guerre  existe  encore  et  la  victoire  distribue  toujours 
des  lauriers  enviés.  Mais  la  guerre  n'est  plus  ce  qu'elle  était 
dans  la  civilisation  gréco-romaine,  pas  même  ce  qu'elle  était 
au  XV"*  siècle.  Les  idées  chrétiennes  ont  adouci  ses  hor- 
reurs, circonscrit  ses  droits  et  limité  ses  ravages.  Montes- 
quieu a  parfaitement  résumé  les  tendances  du  droit  des 
gens  de  l'Europe  moderne,  quand  il  a  dit  :  «  Les  diverses 
»  nations  doivent  se  faire  dans  la  paix  le  plus  de  bien,  et, 
»  dans  la  guerre,  le  moins  de  mal  qu'il  est  possible,  sans 
»  nuire  à  leurs  véritables  intérêts  (2).  » 

(1)  On  trouve  les  détails  de  cet  épisode  de  nos  annales  dans  ïHiS" 
toire  de  Liège  du  baron  de  Gerlache.  Œuv,  comp.,  t.  IV,  pp.  284  et  suiv. 

(1)  Esprit  des  Lois,  1.  I,  ch.  III.  —  On  comprendra  que  j'ai  dû  me 
borner  à  r indication  de  quelques  traits  saillants.  Pour  discuter  ce 


—     69     — 


IlL 


Mais  le  progrès  a-t-il  dit  son  dernier  mot?  Les  conflits 
internationaux  seront-ils  éternellement  réglés  par  le  droit  de 
la  guerre,  tel  qu'il  se  trouve  aujourd'hui  admis  et  déterminer 
dans  les  usages  diplomatiques  de  l'Europe  ? 

Des  philosophes,  des  savants,  des  jurisconsultes,  un  roi 
même,  ont  cru  que  l'extinction  de  la  guerre  et  le  maintien 
d'une  paix  perpétuelle  entre  les  peuples  civilisés  n'avaient 
rien  d'impossible.  Ils  se  sont  efforcés  de  prouver  que  le  pro< 
grès  des  lumières  aura  la  puissance  d'amener  l'établissement 
d'une  (c  cité  des  nations,  »  d'une  «  république  chrétienne 
universelle  (1).  » 

Nous  nous  contenterons  de  jeter  un  rapide  coup  d'oeil  sur 
les  systèmes  imaginés  par  trois  hommes  de  nature  et  de  po« 
sition  trèft-diverses  :  l'abbé  de  Saint-Pierre  en  Frajiee,  Jé- 
rémie  Bentham  en  Angleterre,  Emmanuel  Kant  en  Alle- 
magne. 

Le  projet  de  paix  perpétuelle  de  l'abbé  de  Saint-Pierre, 
publié  en  1714,  consiste  dans  les  cinq  articles  suivants  : 


sujet  d'une  manière  approfondie,  il  faudrait  passer  en  revue  toute 
l'histoire  du  droit  des  gens. 

(i)  Le  roi  auquel  je  viens  de  faire  aUusion  est  Henri  IV.  SuUy,  dans 
ses  Mémoires  (Écorwmies  royales),  lui  attribue  le  projet  de  partager 
l'Europe  entre  un  certain  nombre  de  puissances  n*ayant  rien  à  envier 
les  unes  aux  autres  du  côté  de  Tégalité^  ni  rien  à  craindre  du  côté  de 
l'équilibre.  Un  conseil  général,  représentant  tous  les  États  de  TEurope, 
eût  été  chargé  de  se  prononcer  sur  les  quereUes  internationales ,  les 
intérêts  fédéraux,  etc.  Sully  ajoute  que  ce  projet  fut  accueilli  avec 
empressement  par  la  reine  Elisabeth,  par  Jacques  V'^  et  par  plusieurs 
autres  souverains  de  l'Europe.  {Mémoires  de  SuUy,  t.  VI,  pp.  97  à  154. 
Ledoux,  Paris,  4827). 

On  sait  que  la  véracité  du  récit  de  SuUy,  dans  la  matière  qui  nous 
occupe,  a  été  sérieusement  révoquée  en  doute. 


-     70     — 

ce  I.  Il  y  aura  désormais  entre  les  souverains  qui  auront 
»  signé  les  articles  suivants  une  alliance  perpétuelle....  Ils 
»  sont  convenus  de  prendre  pour  point  fondamental  la  pos- 
»  session  actuelle  et  l'exécution  des  derniers  traités,  ^t  se 
»  sont  réciproquement  promis,  à  la  garantie  les  uns  des 
»  autres,  que  chaque  souverain  qui  aura  signé  ce  traité  fon- 
»  damental  sera  toujours  conservé,  lui  et  sa  famille,  dans 
»  tout  le  territoire  qu'il  possède  actuellement....  Et  afin  de 
»  rendre  la  grande  alliance  plus  solide  en  la  rendant  plus 
»  nombreuse,  les  grands  alliés  sont  convenus  que  tous  les 
»  souverains  chrétiens  seront  invités  d'y  entrer  par  la  signa- 
))  ture  de  ce  traité  fondamental. 

»  11.  Chaque  allié  contribuera,  à  proportion  des  revenus 
»  actuels  et  des  charges  de  l'État,  à  la  sûreté  et  aux  de- 
»  penses  communes  de  la  grande  alliance.  Cette  contribu- 
»  tiôn  sera  réglée  chaque  mois,  par  les  plénipotentiaires  des 
))  grands  alliés,  dans  le  lieu  de  leur  assemblée  perpétuelle,  à  la 
»  pluralité  des  voix  pour  la  provision,  et  aux  trois  quarts 
»  des  voix  pour  la  décision  définitive. 

»  III.  Les  grands  alliés,  pour  terminer  entre  eux  leurs 
»  différends  présents  et  à  venir,  ont  renoncé  et  renoncent 
»  pour  jamais,  pour  eux  et  pour  leurs  successeurs,  à  la  voie 
»  des  armes,  et  sont  convenus  de  prendre  toujours  doréna- 
»  vaut  la  voie  de  conciliation  par  la  médiation  du  reste  des 
»  grands  alliés,  dans  le  lieu  de  l'assemblée  générale.  Et,  en 
»  cas  que  cette  médiation  n'ait  pas  de  succès,  ils  sont  con.- 
»  venus  de^  s'en  rapporter  au  jugement  qui  sera  rendu  par 
»  les  plénipotentiaires  des  autres  alliés,  perpétuellement  as- 
»  semblés,  et  à  la  pluralité  des  voix  pour  la  décision  défini- 
»  tive,  cinq  ans  après  le  jugement  provisoire. 

»  IV.  Si  quelqu'un  d'entre  les  grands  alliés  refuse  d'exé- 
»  cuter  les  jugements  et  les  règlements  de  la  grande  al- 


—     71      - 

»  liatice,  négocie  des  traités  contraires,  fait  des  préparatifs 
»  de  guerre,  la  grande  alliance  armera  et  agira  contre  lui 
»  offeosivement,  jusqu'à  ce  qu'il  ait  exécuté  lesdits  juge- 
»  ments  ou  règlements,  ou  donné  sûreté  de  réparer  les  torts 
»  causés  par  ses  hostilités  et  de  rembourser  les  frais  de  la 
»  guerre,  suivant  l'estimation  qui  en  sera  faite  par  les  corn- 
»  missaires  de  la  grande  alliance. 

»  V.  Les  alliés  sont  convenus  que  les  plénipotentiaires,  à 
»  la  pluralité  des  voix  pour  la  décision  définitive,  régleront 
))  dans  leur  assemblée  perpétuelle  tous  les  articles  qui  seront 
»  jugés  nécessaires  et  importants  pour  procurer  à  la  grande 
»  alliance  plus  de  solidité,  plus  de  sûreté,  et  tous  les  autres 
»  avantages  possibles;  mais  l'on  ne  pourra  jamais  rien  chan- 
»  ger  à  ces  cinq  articles  fondamentaux  que  du  consentement 
»  unanime  de  tous  les  alliés  (1).  » 

On  sait  qu'un  immense  éclat  de  rire  accueillit  la  publica- 
tion de  ces  idées  généreuses,  dictées  cependant  par  l'amour 
le  plus  pur  et  le  plus  désintéressé  de  l'humanité.  Dédains  des 
hommes  d'État,  ricanements  des  hommes  de  guerre,  moque- 
ries des  courtisans,  épigrammes  des  poètes,  toutes  les  dé- 
ceptions arrivèrent  à  la  fois,  et,  de  l'aveu  des  amis  mêmes 
de  l'auteur,  le  Projet  de  paix  perpétuelle  fut  placé  à  quelques 
degrés  au-dessous  de  l'Utopie  de  Morus.  L'auteur,  il  est 


[i)  Le  Projet  de  paix  perpétuelle  fut  pubUé  en  3  vol.  in- 12,  dont  le 
premier  parut  en  1714  et  le  dernier  en  1716.  L'auteur  en  fit  un  abrégé 
en  1728  sous  ce  titre  :  Abrégé  du  projet  de  paix  perpétuelle,  inventé  par 
k  roi  Henri  le  Grand  ;  approuvé  par  la  reine  Elisabeth,  par  le  roi  Jacques 
son  successeur  et  par  divers  autres  potentats;  approprié  à  Vétat  présent 
des  affaires  générales  de  V Europe  ;  démontré  infiniment  avantageux 
pour  tous  les  hommes  nés  et  à  naître  en  général,  et  en  particulier  pour 
tous  les  souverains  et  pour  les  maisons  souveraines.  Cet  abrégé ,  auquel 
nous  renvoyons  dans  les  notes,  forme  le  premier  volume  et  les  quatre- 
vingt  premières  pages  du  deuxième  volume  des  ouvrages  politiques  de 
I  abbé  de  Saint-Pierre.  publi«^s  k  Amsterdam,  chez  D.  Beman,  en  1733 


-     72     — 

vrai,  procédant  avec  une  inconcevable  naïveté,  s'était  singu- 
lièrement trompé  sur  le  caractère  pratique  de  son  œuvre  de 
prédilection.  Il  avait  dédié  un  abrégé  de  son  livre  à  Louis XV, 
en  pressant  vivement  ce  prince  de  ne  pas  laisser  échapper 
«  l'honneur  d'exécuter  ce  magnifique  projet.  »  Il  s'était  flatté 
d'obtenir  l'assentiment  immédiat  de  tous  les  monarques  de 
l'Europe,  en  proposant  d'ajouter  au  traité  d'alliance  un  arti- 
cle supplémentaire,  portant  «  que  les  souverains  pourraient 
»  disposer  pour  leur  dépense  particulière  et  domestique  de 
»  la  moitié  du  revenu  que  leur  produirait  le  retranchement 
»  de  la  dépense  militaire  (1).  »  Il  avait  poussé  les  précau- 
tions au  point  de  promettre  k  tous  les  ministres  de  la  guerre 
une  pension  considérable,  pour  eux  et  leurs  enfants,  afin  de 
les  dédommager  de  la  perte  de  leur  emploi  (2).  Il  avait 
commis  l'étrange  inconséquence  de  vouloir  inaugurer  l'ère 
de  la  paix  perpétuelle  par  une  guerre  acharnée,  faite  à  tous 
ceux,  peuples  ou  rois,  qui  refuseraient  d'entrer  dans  la 
grande  alliance  (3).  Enfin,  par  sa  prétention  de  vouloir  ga- 
rantir les  princes  en  même  temps  contre  les  attaques  du 
dehors  et  contre  les  révolutions  du  dedans,  il  avait  plus  que 
doublé  les  difficultés  déjà  si  considérables  de  sa  tâche  (4). 
Mais  les  cris  et  les  rires  d'une  génération  frivole,  qui  ne 
soupçonnait  pas  même  la  grandeur  du  problème,  n'en  étaient 
pas  moins  aussi  injustes  que  déplacés.  Au  milieu  de  ses  illu- 
sions et  de  ses  erreurs,  l'abbé  de  Saint-Pierre  avait  émis  une 
foule  d'idées  saines  et  fécondes  qui  lui  vaudront,  dans  un 
avenir  peu  éloigné,  l'approbation  et  la  reconnaissance  de  la 
postérité.  La  pensée  d'établir  un  rapport  harmonique  et  con- 

(1)  T.  I,  p.  77. 

(2)  T.  Il,  p.  34. 

(3)  T.  I,  p.  140. 

,4)  T.  ï,  pp.  21,  51,  60,  84,  Wï  ot  suiv. 


-     75     - 

slaot  entre  la  vie  séparée  des  peuples  et  la  vie  collective  de 
rhumanité;  rinstitution  d'un  tribunal  européen,  entretenu  à 
frais  communs,  siégeant  en  permanence  et  pourvu  d'une 
force  fédérale  assez  puissante  pour  faire  respecter  ses  déci- 
sions; le  projet  de  prévenir  l'envahissement  du  bien  d'autrui, 
eri^mettant  l'envahisseur,  quel  qu'il  soit,  en  présence  de  tous 
les  autres  États  réunis  ;  la  prétention  hautement  manifestée 
de  rendre  le  commerce  entre  toutes  les  nations  chrétiennes 
parfaitement  sûr,  libre  et  inaltérable  (1)  ;  le  noble  et  généreux 
conseil  de  préférer  aux  agrandissements  de  territoire,  ob- 
tenus par  la  violence  et  la  ruse,  ces  autres  agrandissements 
qu'on  peut  conquérir  «  à  l'intérieur,  »  par  l'amélioration  des 
lois,  la  diffusion  des  lumières  et  le  développement  pacifique 
des  ressources  du  pays  (2)  :  tout  cela,  entremêlé  de  la  pein- 
ture vive  et  saisissante  des  maux  de  la  guerre  et  des  bien- 
faits de  la  paix,  ne  méritait  pas  les  dédains  d'une  société  in- 
souciante qui  marchait  gaiement  vers  l'abîme. 

Soixante-dix-huit  ans  plus  tard,  en  1795,  au  milieu  des 
guerres  et  des  troubles  qui  suivirent  la  révolution  française, 
l'abbé  de  Saint-Pierre  et  ses  œuvres  étaient  complètement 
oubliés,  lorsque  la  thèse  de  la  paix  perpétuelle  attira  l'atten- 
tion du  génie  lucide  et  vigoureux  du  philosophe  de  Kœnigs- 
berg{3). 

De  même  que  le  philanthrope  français,  Kant,  invoquant 
les  leçons  de  l'histoire,  commence  par  rappeler  que  les 
traités  de  paix  n'ont  été  que  des  trêves;  d'où  il  conclut, 
comme  son  prédécesseur,  que  les  rapports  des  peuples  civi- 


(i)T.  I,  p.  61. 

(2)  T.  I,  pp.  122,  152  et  suiv. 

(3)  L'opuscule  de  Kant,  intitulé  Zum  cwUjcn  Frieclen,  FAn  philoso- 
phischer  Entivurff  forme  les  pp.  229  à  291  du  t.  VII  des  Œuv.  compl. 
(édil.  Rosenkranz  et  Schubert,  Leipzig,  183H). 


~     7i      - 

lises  doivent  être  établis  sur  des  bases  nouvelles,  si  l'on  veut 
mettre  un  terme  aux  effroyables  calamités  qui,  depuis  les 
âges  primitifs  jusqu'à  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  ont  con- 
stamment affligé  notre  race.  Lui  aussi  envisage  la  paix  per- 
pétuelle comme  possible  ;  mais,  loin  de  partager  l'optimisme 
de  l'abbé  de  Saint-Pierre,  il  la  voit  à  une  incommensurable 
distance,  que  les  progrès  successifs  et  constants  de  l'huma- 
nité pourront  seuls  abréger  (i)._ 

On  remarque  une  différence  non  moins  sensible  dans  les 
arguments  qu'il  invoque  à  l'appui  de  son  système.  L'abbé  de 
Saint-Pierre  se  fonde  principalement  sur  les  avantages  qu'une 
paix  non  interrompue  procurerait  aux  souverains  et  aux  peu- 
ples. Kant,  sans  méconnaître  la  valeur  de  ces  profits  natio- 
naux, s'appuie  exclusivement  sur  les  exigences  de  la  nature, 
du  droit  et  de  la  raison.  Il  voit  dans  la  guerre  un  défaut  de 
civilisation,  une  source  d'avilissement  pour  l'humanité.  Les 
individus  ayant  renoncé  à  la  liberté  anarchique  des  sauvages, 
il  veut  que  les  peuples  forment  de  même  une  alliance  paci- 
fique (fœdus  pacificiim)  et  organisent,  en  se  soumettant  à  des 
lois  communes,  l'État  des  États,  la  cité  des  nations  (civitas 
gentiutn).  Il  pi'ouve  que  la  guerre,  expression  de  la  force 
brutale,  ne  saurait  être  admise  comme  voie  de  droit;  et, 
puisque  l'humanité  s'avance  lentement  mais  visiblement  vers 
le  règne  du  droit,  il  espère  que  l'avenir  verra  se  former  une 
grande  confédération  d'États  libres,  dont  tous  les  membres 
se  garantiront  réciproquement  contre  le  retour  des  barbaries 
du  passé  (2). 

Le  projet  de  Kant  se  compose  de  six  articles  préliminaires 
et  de  trois  articles  définitifs.  On  commencera  par  faire  en- 


(I)  l\  -un  in  fin. 
Cl)  Pp.  2i7  et  siiiv. 


-     7Î)     — 

trer  les  premiers  dans  le  droit  des  gens  de  TEurope  ;  puis  on 
adoptera  les  seconds  comme  autant  de  bases  de  la  paix  per- 
pétuelle. , 
Les  articles  préliminaires  sont  : 

«  I.  On  ne  regardera  pas  comme  valide  le  traité  de  paix, 
»  cil  les  parties  se  réserveraient  tacitement  la  matière  d'une 
»  guerre  nouvelle. 

»  II.  Aucun  État  indépendant,  grand  ou  petit,  ne  pourra 
»  passer  sous  la  domination  d'un  autre  État,  ni  par  succes- 
»  sion,  ni  par  échange,  ni  par  achat,  ni  par  donation. 

»  m.  Les  armées  régulières  et  permanentes  (miles  pei^)e- 

»  tutis)  doivent  être  entièrement  supprimées  avec  le  temps. 

»  IV.  On  ne  contractera  aucune  dette  nationale  en  vue  de 

»  se  procurer  de»  ressources  pour  défendre  les  intérêts  de 

»  l'État  au  dehors. 

»  v.  Aucun  État  n'iiiterviendra  de  force  dans  la  constitu- 
»  lion  ou  le  gouvernement  d'un  autre  État. 

»  VI,  Aucun  État  en  guerre  avec  un  autre  ne  se  permettra 
»  des  hostilités  qui  auraient  pour  conséquence  de  rendre 
»  impossible  la  confiance  réciproque  à  l'heure  où  l'on  son- 
»  géra  à  la  paix  :  telles  que  l'emploi  d'assassins  ou  d'empoi- 
»  sonneurs,  la  violation  d'une  capitulation,  l'encouragement 
»  à  la  trahison  dans  l'État  envahi  (1).  » 
Les  articles  définitifs  sont  rédigés  de  la  manière  suivante  : 
«  I.  La  constitution  de  chaque  État  doit  être  représeiUa- 
»  tive  (2). 

(4)  Pp.  232  et  suiv. 

(2)  Kant  se  sert  du  mot  ri'publivainp  (rt^publicanischj  ;  mais  cette 
épithète  ne  rend  que  très-imparfaitement  sa  pensée.  U considère  comme 
républicaine  toute  constitution  dans  laquelle  le  pouvoir  législatif  est 
séparé  du  pouvoir  exécutif.  Il  dit,  en  termes  formels,  qu'on  ne  doit  pas 
i.'onfondre  la  constitution  républicaine  avec  la  constitution  démocra- 
tique (pp.  2i3  et  24i).  Je  crois  avoir  exactement  traduit  sa  pensée  eu 


-     76     - 

»  II.  Il  faut  que  le  droit  des  gens  (VôlkerreclU)  soit  fondé 
»  sur  une  fédération  d'États  libres. 

»  ni.  Le  droit  cosmopolitique  (Weltbûrgenecht)  se  bornera 
»  aux  conditions  d'une  hospitalité  universelle  (1).  » 

Rien  n'était  moins  pacifique  que  la  situation  de  l'Europe, 
au  moment  où  Kant  se  livrait  à  ces  spéculations  philosophi- 
ques sur  la  possibilité  d'une  paix  perpétuelle.  Les  guerres 
de  ta  République  avaient  fait  couler  des  torrents  de  sang  ; 
mille  symptômes  annonçaient  le  voisinage  de  la  crise  uni- 
verselle d'où  devaient  sortir,  quelques  années  plus  tard,  à  la 
suite  du  bouleversement  de  tous  les  rapports  internationaux, 
les  guerres  plus  sanglantes  encore  de  TEmpire.  Et  cependant, 
vers  la  même  époque,  l'idée  de  la  paix  perpétuelle  avait 
préoccupé  un  homme  que  personne  n'accusera  de  sacrifier  à 
l'imagination  ;  un  jurisconsulte  profond,  qui  cherchait  avant 
tout  le  côté  positif  et  pratique  des  choses;  un  philosophe 
qui  voyait  dans  le  profit  personnel  la  source  de  nos  opi- 
nions et  le  mobile  de  tous  nos  actes  ;  en  un  mot,  Jérémie 
Bentham. 

Après  avoir  recherché  les  causes  des  guerres  et  les  moyens 
de  les  prévenir,  le  restaurateur  de  l'école  utilitaire  fait  abou- 
tir son  système  à  l'institution  d'une  diète  générale,  laquelle, 
sauf  quelques  changements  sans  importance,  n'est  autre 
chose  que  le  tribunal  fédéral  imaginé  par  l'abbé  de  Saint- 
Pierre.  La  diète  représenterait  tous  les  États  civilisés,  et 


me  servant  de  l'expression  constitution  rejjrêsentative.  Quant  aux  motifs 
pour  lesquels  Kant  donne  la  préférence  à  ce  régime^  ils  sont  on  ne  peut 
plus  simples.  Il  est ,  dit-il ,  de  l'essence  de  ce  gouvernement  que  la 
guerre  ne  puisse  se  faire  sans  Tassentiment  des  citoyens;  ceux-ci 
doivent  donc  s'attirer  volontairement  toutes  les  calamités  de  la  guerre, 
etc.  (P.  243). 

(1)  Kant  entend  ici  par  droit  d'hospitalité  celui  de  ne  pas  être  traité 
en  ennemi  dans  le  pays  où  l'on  arrive.  (P.  253). 


-     77     — 

chacun  d'eux  y  enverrait  deux  députés.  Elle  aurait  pour  mis- 
sion de  vider  les  conflits  qui  surgiraient  entre  les  peuples 
confédérés,  en  prenant  pour  base  de  ses  décisions  un  code 
international  perfectionné,  consacrant  dans  son  texte  tous 
les  usages  que  les  progrès  de  la  civilisation  ont  fait  admettre 
dans  la  diplomatie  européenne.  La  sentence  rendue  recevrait 
la  publicité  la  plus  étendue  et  la  plus  solennelle  ;  et  si,  mal- 
gré cet  appel  à  la  conscience  publique,  le  prince  ou  le  peu- 
ple condamné  refusait  de  se  soumettre,  des  contingents 
fournis  par  les  autres  États  seraient  chargés  d'amener,  par 
l'emploi  de  la  force,  l'exécution  du  jugement  prononcé  par 
l'aréopage  européen  (1).  x 

Tel  était  l'état  du  problème,  à  la  fin  du  dix-huitième  siècle. 


IV. 


Ainsi  qu'on  devait  s'y  attendre,  l'abbé  de  Saint-Pierre,  Kant 
et  Bentham  ont  trouvé  de  nombreux  contradicteurs  parmi 
les  philosophes,  les  historiens  et  les  jurisconsultes  du  siècle 
actuel.  Les  uns  repoussent  la  paix  perpétuelle  comme  incom- 
patible avec  les  dogmes  et  les  traditions  du  christianisme; 
les  autres,  laissant  de  côté  la  question  religieuse,  se  préva- 
lent des  malheurs  interminables  du  passé,  des  luttes  meur- 
trières du  présent,  des  orages  menaçants  qui  s'amassent  à 
l'horizon  de  l'avenir,  pour  déclarer  l'extirpation  de  la  guerre 
à  jamais  impossible 

Les  publicistes  qui  repoussent  la  paix  perpétuelle  au  nom 

(i)  Works  of  Jeremy  Bentham,  now  firat  coUected  under  the  super-» 
intendence  of  his  executor  John  Botoring,  t.  VIII,  pp.  538  et  suiv. 
(London  ;  1839). 


-     7«     - 

des  idées  chrétiennes  trouvent  leur  personnification  la  plus 
brillante  et  la  plus  énergique  dans  Tilluslre  auteur  des  Soirées 
de  Saint-Pétersbourg, 

«  Lhomme  étant  donné  avec  sa  raison,  ses  sentiments  et  ses 
»  affections,  il  n'y  a  pas  moyen,  dit  le  comte  de  Maistre,  d'ex- 
»  pliqtier  comment  la  guerre  est  possible  humainement.,,.  Pour- 
»  quoi  toutes  les  nations  sont-elles  demeurées  respective- 
»  ment  dans  Fétat  de  nature,  sans  avoir  fait  jamais  un  seul 
»  essai,  une  seule  tentative  pour  en  sortir?...  Comment  la 
»  raisonnante  Europe  n'a-t-elle  jamais  rien  tenté  en  ce 
»  genre?...  Pourquoi  les  nations  n'ont-elles  pas  eu  autant 
»  d'esprit  ou  autant  de  bonheur  que  les  individus;  et  com- 
»  ment  ne  sont-elles  jamais  convenues  d'une  société  géné- 
»  raie  pour  terminer  les  querellQ3  des  nations,  comme  elles 
»  sont  convenues  d'une  souveraineté  nationale  pour  ter- 
»  miner  celles  des  particuliers?  »  Il  ajoute  :  «  Toutes  les 
»  raisons  imaginables,  pour  établir  que  cette  société  des 
»  nations  est  impossible,  militeront  de  même  contre  la 
»  société  des  individus.  L'argument  qu'on  tirerait  de  l'im- 
»  praticable  universalité  qu'il  faudrait  donner  à  la  grande 
»  souveraineté  n'aurait  point  de  force  ;  car  il  est  faux  qu'elle 
»  dût  embrasser  l'univers.  Les  nations  sont  suffisamment 
»  classées  et  divisées  par  les  fleuves,  par  les  mers,  par  les 
»  montagnes,  par  les  religions  et  par  les  langues  surtout  qui 
»  ont  plus  ou  moins  d'affinité.  Et  quand  un  certain  nombre 
»  de  nations  conviendraient  seules  de  passer  à  Vétat  de  civi- 
»  lisation,  ce  serait  déjà  un  grand  pas  de  fait  en  faveur  de 
»  l'humanité  (1)!  » 


(1)  Soirées  de  Saint-Pétersbourcj,  septième  entretien,  t.  II,  pp.  7, 14, 16 
(édit.  belge  de  1853).  I-e  comte  de  Maistre  ne  se  conforme  pas  rigou- 
reusement à  la  vérité  historique,  quand  il  dit  que  TEurope  n'a  jamais 
rien  tenté  cnt^e  genre  Elle  a  tenté,  mais  elle  n'a  pas  réiissi.  Pour  ne 


—     70     - 

Pourquoi  donc  les  peuples  ne  se  sont-ils  pas  constamment 
préoccupés  de  l'extinction  définitive  de  la  guerre,  puisque 
cette  œuvre,  malgré  ses  proportions  colossales,  n'offre  rien 
d'impossible  en  soi?  Le  comte  de  Maistre  répond  :  «  Les 
»  fonctions  du  soldat  tiennent  à  une  grande  loi  du  tnonde  spi- 
»  rituel...  La  guerre  résulte  d'une  loi  occulte  et  terrible  qui 
»  a  besoin  du  sang  humain....  Partout,  dans  le  vaste  domaine 
»  de  la  nature,  il  règne  une  violence  manifeste,  une  sorte 
»  de  rage  prescrite  qui  arme  tous  les  êtres  in  mutua  funera. 
»  Une  force,  à  la  fois  cachée  et  palpable,  se  montre  conti- 
»  iiuellement  occupée  à  mettre  à  découvert  le  principe  de  la 
»  vie  par  des  moyens  violents....  Mais  cette  loi  s'arrétera-t- 
»  elle  à  l'homme?  Non  sans  doute.  Cependant  quel  être 
«exterminera  celui  qui  les  exterminera  tous?  Lui.  Cest 
»  rhomme  qui  est  chargé  d'égorger  Vhomme.  Mais  comment 
»  pourra-t-il  accomplir  la  loi ,  lui  qui  est  un  être  moral  et 
»  miséricordieux  ;  lui  qui  est  né  pour  aimer  ;  lui  qui  pleure 
»  sur  les  autres  comme  sur  lui-même?...  C'est  la  guerre  qui 
»  accomplira  le  décret.  N'entendez-vous  pas  la  terre  qui  crie 
»  et  demande  du  sang?  Le  sang  des  animaux  ne  lui  suffit  pas, 
»  ni  même  celui  des  coupables  versé  par  le  glaive  des  lois... 
»  La  terre  entière,  continuellement  imbibée  de  sang,  n'est 
»  qu'un  autel  immense  où  tout  ce  qui  vit  doit  être  immolé 
»  sans  fin,  sans  mesure,  sans  relâche,  jusqu'à  la  consomma- 
»  tion  des  siècles,  jusqu'à  l'extinction  du  mal,  jusqu'à  la  mort 
»  de  la  mort?...  La  guerre  est  divine  en  ellc-mêoie ,  puis- 
»  qu'elle  est  une  des  grandes  lois  du  monde.  La  guerre  est 
»  divine  par  ses  conséquences  d'un  ordre  surnaturel  tant 
»  générales  que  particulières...  La  guerre  est  divine  dans  la 

pas  sortir  des  temps  modernes,  n'était-ce  rien  que  l'Empire  ger- 
maniqi^e?  Ce  qui  est  vrai,  c'est  que  les  essais  n*ont  été  que  partiels  et 
insuffisants. 


—     80     — 

»  gloire  mystérieuse  qui  l'environne,  et  dans  l'attrait  non 
»  moins  inexplicable  qui' nous  y  porte...  Dieu  aime  à  s'ap- 
»  peler  le  Dieu  des  armées,  le  Dieu  de  la  guerre  (1).  » 

Il  nous  sera  facile  de  prouver  que  rien  n'est  moins  chrétien 
que  cette  théorie  soi-disant  chrétienne  de  la  guerre  ;  mais  il 
importe  de  rappeler  d'abord  les  arguments  des  publicistes 
qui,  mieux  avisés,  placent  le  débat  sur  le  terrain  des  faits , 
des  intérêts  et  des  passions  qu'on  rencontre  inévitablement 
dans  la  vie  des  peuples. 

Évidemment  le  problème  n'est  pas  même  discutable  aux 
yeux  des  hommes  d'État  qui  nient  le  progrès  général  et  gra- 
duel de  l'humanité.  Ils  disent  que  le  XVIIP  siècle,  qui  vit 
paraître  le  projet  philanthropique  de  l'abbé  de  Saint-Pierre , 
subit  quarante-huit  années  de  guerres  acharnées.  Ils  ajoutent 
que  les  spéculations  pacifiques  de  Kant  et  de  Bentham  furent 
suivies  de  vingt-cinq  années  de  révolutions  et  de  batailles, 
depuis  le  Nil  jusqu'à  la  Baltique ,  depuis  Lisbonne  jusqu'à 
Moscou.  Ils  croient  avoir  tout  dit  quand  ils  ont  cité  les  im- 
menses déceptions  qu'éprouvèrent  les  membres  de  tous  ces 
Congrès  de  la  paix,  annonçant  le  terme  du  règne  de  la  force 
au  début  de  la  crise  européenne  de  1848,  à  la  veille  des 
guerres  d'Italie,  de  Crimée  et  de  tant  d'autres.  Pour  eux, 
nous  le  répétons,  la  discussion  n'est  pas  possible  ;  car,  niant 
la  grande  loi  historique  du  progrès,  ils  voient  dans  le  passé 
le  type  invariable  et  éternel  de  l'avenir. 

Mais  il  est  une  autre  classe  d'hommes  qui,  tout  en  admet- 
tant le  perfectionnement  graduel  de  l'humanité,  n'en  croient 
pas  moins  à  l'éternelle  durée  de  la  guerre  et  rangent ,  eux 
aussi,  au  nombre  des  rêves  des  gens  de  bien ,  tous  les  moyens 
imaginés  pour  restreindre  ses  ravages*  Ils  n'admettent  ni  la 

(1)  Soirées  de  Sainl-Pêterfibourg,  t.  II,  pp.  10,  22,  23  et  34. 


~     Si      " 

possibilité  ni  refficacité  de  l'établissement  d*un  tribunal  sou* 
verain  des  peuples.  Ils  soutiennent  que  les  intérêts  et  les 
passions  opposés  de  ses  membres  amèneraient  des  débats, 
des  luttes,  des  tiraillements  et  des  coalitions  au  sein  même 
de  cet  aréopage  européen,  et  par  suite  sa  dissolution  et  le 
recours  à  la  force,  c'est-à-dire,  la  situation  actuelle  et  la 
guerre.  Us  ne  nient  pas  entièrement  la  valeur  des  espérances 
que  Kant  a  fondées  sur  la  généralisation  des  gouvernements 
représentatifs  ;  mais  ils  répondent  que  les  peuples  ont  leurs 
ambitions,  leurs  haines,  leurs  colères  et  leurs  caprices, 
aussi  bien  que  les  rois,  alors  surtout  que  les  luttes  inévitables 
des  partis  ont  pour  résultat  ordinaire  de  faire  envisager,  de 
points  de  vue  tout  à  fait  opposés,  l'honneur,  les  intérêts  et 
la  sécurité  de  la  nation.  Ils  ont  aperçu  l'influence  sans  cesse 
croissante  de  la  morale  et  de  la  raison  dans  les  rapports 
internationaux  ;  mais  ils  persistent  à  dire  que ,  malgré 
tous  les  progrès  qu'on  réalisera  dans  cette  sphère,  la  force 
physique  sera  toujours  l'arbitre  suprême  des  querellés  qui 
suivissent  entre  les  peuples  voisins.  «  Ce  ne  seront  jamais, 
»  disent-ils,  les  idées  qui  gouverneront  le  monde ,  car 
»  l'homme  n'est  pas  une  intelligence  pure;  ce  seront  tou- 
»  jours,  plus  ou  moins,  les  besoins,  les  penchants  et  les 
»  passions;  les  passions  sont  immortelles,  parce  qu'elles 
»  renaissent  avec  les  générations  qui  les  éprouvent  et  les 
»  objets  qui  les  inspirent  et  les  nouiTissent.  »  Confondant 
ici  leurs  objections  avec  celles  des  partisans  annérés  de 
l'immobilité  sociale,  ils  font  remarquer  que  la  logique  inexo- 
rable des  faits  a  toujours  triomphé  des  lamentations  des 
philosophes  et  des  tendances  naturellement  miséricordieuses 
du  cœur  humain;  puis,  pour  compléter  leur  tâche,  ils  s'éten- 
dent avec  complaisance  sur  les  avantages  moraux  que  la 
guerre  procure  aux  peuples,  en  compensation  des  malheurs 

6 


-^      85»     - 

dont  elle  les  accable  dans  le  domaine  des  intérêts  matériels. 
Frédéric  Ancillon,  qui  a  brillamment  développé  le  système, 
termine  sa  dissertation  par  les  paroles  suivantes,  qui  ne 
seraient  pas  déplacées  dans  une  apologie  des  batailles  : 
<c  La  paix  amène  Topulence,  Topulence  multiplie  les  plaisirs 
»  des  sens,  et  Thabitude  de  ces  plaisirs  produit  la  mollesse 
»  et  régoïsme.  Acquérir  et  jouir  devient  la  devise  de  tout  le 
»  monde  ;  les  âmes  s'énervent  et  les  caractères  se  dégradent. 
»  La  guerre  et  les  malheurs  qu'elle  entraîne  à  sa  suite  déve- 
»  loppent  des  vertus  mâles  et  fortes  :  sans  elle  le  courage, 
»  la  patience,  la  fermeté,  le  dévouement,  le  mépris  de  la 
»  mort  disparaîtraient  de  dessus  la  terre.  Les  classes  mêmes 
»  qui  ne  prennent  aucune  part  aux  combats  apprennent  à 
»  s'imposer  des  privations  et  à  faire  des  sacrifices.  Ces  sacri- 
»  fices  sont  forcés,  sans  doute;  mais,  en  les  faisant,  l'âme 
»  acquiert  de  la  vigueur,  apprend  à  vouloir,  et  vient  à  en 
»  faire  de  volontaires  ;  l'existence  et  les  biens  devenant  pré- 
»  caires,  on  sait  mépriser  ce  qu'on  peut  perdre  d'un  moment 
»  à  l'autre.  Chez  un  peuple  civilisé  jusqu'à  la  corruption,  il 
»  faut  quelquefois  que  l'État  entier  périclite  pour  que  l'esprit 
»  public  se  réveille,  et  c'est  le  cas  de  dire  ce  que  Thémis* 
»  tocle  disait  aux  Athéniens  :  Nous  périssions,  si  nous 
»  n'eussions  péri  (1).  » 


V. 


Qu'y  a-t-il  de  vrai  dans  ces  systèmes  contradictoires.^ 
Quels  sont  les  faits  et  les  idées  qu'il  faut  admettre  pour  ne 

<1)  Voy.  Tableau  deê  révolutions  du  systhne  politique  de  V Europe. 
Discours  préliminaire,  t.  I,  pp.  15  et  2i;  édit.  belge  de  1839. 


^     8S     — 

pas  aboutir  à  la  négation  de  la  loi  du  progrès  historique  ! 
Quelles  sont  les  doctrines  et  les  espérances  qu*il  faut  rejeter 
pour  ne  pas  se  placer  sous  la  bannière  des  utopistes  mo- 
dernes ? 

Écartons  d'abord  la  théorie  prétendument  chrétienne  du 
comte  de  Maistre. 

Quand  on  réduit  le  système  à  sa  dernière  expression,  on 
s'aperçoit  que  le  célèbre  philosophe  catholique  se  fonde  sur 
trois  aliments  principaux  :  le  texte  de  l'Écriture  sainte,  le 
dogme  de  l'expiation  par  le  sang,  la  gloire  mystérieuse  qui 
entoure  la  profession  des  armes. 

On  s'étonne  vraiment  de  voir  invoquer  ici  le  texte  de 
rÉcriture.  S'il  est  une  vérité  à  l'abri  de  toute  controverse, 
c'est  que  la  Bible,  depuis  son  premier  jusqu'à  son  dernier 
chapitre,  manifeste  partout  l'horreur  de  l'effusion  du  sang 
humain.  Lorsque  la  famille  du  patriarche,  à  la  suite  de  la 
catastrophe  universelle  du  déluge,  reçut  la  mission  de 
repeupler  la  terre  délivrée  de  ses  peuples  sacrilèges,  Dieu 
lui  dit  :  «c  Vous  ne  répandrez  pas  le  sang  de  l'homme  ;  car 
9  j'ai  fait  l'homme  à  mon  image.  Je  redemanderai  jusqu'à  la 
9  dernière  goutte  le  sang  de  l'homme  versé  par  la  main  de  . 
»  son  frère  (1).  »  Lorsque  Moïse,  au  milieu  de  la  manifesta- 
tion solennelle  de  toutes  les  puissances  de  la  nature,  reçut 
le  Décalogue  au  sommet  du  Sinai,  il  y  lut  ce  commandement 
suprême  :  Vous  ne  tuerez  point  (2)!  Quand  David,  ayant 
triomphé  de  ses  ennemis,  voulut  réaliser  le  vœu  le  plus  cher 
de  son  peuple,  en  construisant  un  temple  somptueux  sur  la 
montagne  de  Sion,  cet  honneur  et  cette  consolation  lui  furent 
refusés  «  parce  qu'il  avait  versé  trop  de  sang  et  fait  trop  de 


(i)  Gen.,  IX,  5  et  G. 
(2)  Exod.,  XX,  13. 


—     8i     — 

y>  guerres  (1).  »  Quand  Isaïe,  ravi  par  l'esprit  prophétique, 
aperçut  dans  le  lointain  des  siècles  la  régénération  univer * 
selle  qui  devait  sortir  de  rhumble  grotte  de  Bethléhem,  il 
s'écria  :  <c  Un  Enfant  nous  est  né,  un  Fils  nous  a  été  donné  ; 
)>  et  l'Empire  a  été  posé  sur  ses  épaules  ;  et  on  rappellera 
w  l'Admirable,  le  Dieu  fort  et  puissant,  le  Prince  de  la 
»  Paix  (â).  »  Il  n'est  pas  nécessaire  d'ajouter  que  les  mêmes 
préceptes  et  les  mêmes  aspirations  se  révèlent  à  toutes  les 
pages  de  l'Évangile. 

On  objectera  peut-être  que  la  Bible  donne  continuellement 
à  Jéhovah  le  titre  sublime  de  Dieu  des  années.  Nous  répon- 
drons que  le  fait  n'est  rien  moins  que  certain.  Des  hommes 
profondément  versés  dans  l'étude  des  langues  orientales 
prétendent  que  les  mots  Tseba,  Tsebaoth^  qui  reviennent  si 
souvent  dans  le  texte  des  Psaumes  et  des  Prophètes,  dési- 
gnent, non  les  armées  de  la  terre,  mais  les  phalanges  qui  se 
meuvent  dans  l'espace,  les  tourbillons  célestes,  l'armée  des 
astres  :  image  grandiose  et  admirablement  choisie  pour  don- 
ner au  peuple  la  notion  la  plus  élevée  de  la  puissance,  de  la 
gloire  et  de  l'incomparable  grandeur  de  l'Etre  des  êtres  (3). 
Mais  quand  même  ces  mots  devraient  recevoir  l'interpréta- 
tion que  leur  donne  le  comte  de  Maistre,  il  ne  serait  pas  per- 
mis d'en  conclure  que  Dieu  fasse  de  la  guerre,  des  batailles, 
de  ïe/fusion  incessante  du  sang  humain,  la  condition  du  pardon 
accordé  à  l'humanité  coupable.  Ils  prouveraient  uniquement 
que  les  sociétés  humaines,  dans  tout  l'appareil  de  leurs 
forces  et  de  leurs  colères,  ne  sont  que  de  faibles  instruments 
que  le  Tout-Puissant  fait  mouvoir  au  gré  des  décrets  de  son 

(1)  1  Paralip.,  XXII,  8  ;  XXVIII,  3. 

(2)  Isaïa8,  IX,  5. 

(3)  Telle  est  notamment  l'opinion  de  Téminent  orientaliste  de  Louvain, 
Mgr  Beelen. 


-     85     - 

éternelle  et  universelle  providence.  Déclarer  la  guerre  indis- 
pensable, parce  que  Dieu  est  le  maître  souverain  de  la 
guerre,  comme  il  est  le  maître  souverain  de  toutes  les  forces 
répandues  dans  l'univers,  c'est  commettre  un  étrange  oubli 
de  toutes  les  règles  d'une  interprétation  saine  et  rationnelle. 
Sans  doute  la  guerre,  de  même  que  les  maladies  et  toutes 
les  misères  qui  nous  environnent,  est  la  conséquence  de  la 
déchéance  originelle  de  l'humanité,  et  à  ce  point  de  vue  les 
souffrances  de  la  guerre  sont  une  expiation.  Sans  doute 
encore,  Dieu  peut  se  servir  et  s'est  servi  de  la  guerre  pour 
châtier  les  peuples  et  les  ramener  dans  les  voies  où  il  veut 
les  faire  marcher.  Mais  la  guerre  n'a  rien  de  plus  divin  que 
les  épidémies,  les  inondations,  les  incendies,  la  famine  et 
tous  les  autres  fléaux  qui  ont  tant  de  fois  désolé  le  monde. 
Quel  moraliste  oserait  affirmer  que  l'homme  qui  cherche  et 
trouve  un  remède  contre  la  peste  ou  la  lèpre  est  allé  se 
heurter  contre  une  loi  générale  du  monde  spirituel?  Que 
répondrait-on  au  philosophe  qui  dirait  :  «  N'entendez-vous 
»  pas  la  terre  qui  crie  et  demande  la  peste  et  la  lèpre  .^  »  Et 
cependant,  à  part  l'éclat  de  l'image  et  la  vigueur  du  style,  le 
comte  de  Maistre  ne  dit  rien  de  plus  quand  il  écrit  :  «  N'en- 
»  tendez-vous  pas  la  terre  qui  crie  et  demande  du  sang?  » 
L'illustre  auteur  des  Soirées  de  Saint-Pétersbourg  n'est  pas 
plus  heureux  dans  les  considérations  qu'il  déduit  du  dogme 
éminemment  chrétien  de  l'expiation.  Un  savant  et  célèbre 
jurisconsulte  lui  a  répondu  avec  autant  d'éloquence  que  de 
raison  :  «  Sans  doute,  le  salut  par  le  sang^  ou  VexpiatUm  du 
ï>  péché  au  prix  d'un  sacrifice  sanglant,  est  le  fondement  de  la 
»  foi  chrétienne  ;  mais  ce  n'est  ni  le  sang  des  animaux,  ni 
»  le  sang  des  hommes  qui  doit  couler  ;  ce  ne  sont  pas  des 
»  victimes  mortelles  qui  doivent  être  immolées  :  c'est  une 
»  victime  sans  tache.  C'est  un  médiateur  divin  qui  opère,  par 


»  son  généreux  sacrifice,  la  réhabilitation  du  genre  humain 
1»  déchu.  Selon  la  révélation,  une  personne  divine  pouvait 
»  seule  égaler  la  réparation  à  Toffense,  et  offrir  à  la  misé- 
»  ricorde  de  Dieu  une  satisfaction  capable  de  tempérer  la 
»  rigueur  suprême  de  ses  jugements  (1).  »  Telle  est  en  eflfet 
réconomie  divine  de  la  révélation.  Partout  le  philosophe 
chrétien  rencontre  les  preuves  et  les  conséquences  de  la 
déchéance  de  Thumanité  ;  mais  partout  aussi  il  trouve  une 
promesse  de  miséricorde  et  une  garantie  de  réhabilitation 
dans  le  dévouement  sublime  du  Rédempteur.  Nulle  part  Dieu 
n'a  dit  à  l'homme  :  «  Tu  verseras  éternellement  le  sang  de 
»  tes  frères  !  »  La  guerre  est  légitime  quand  elle  est  indis- 
pensable à  la  défense  des  droits  des  peuples,  tout  comme 
l'emploi  de  la  force  est  légitime  quand  celle-ci  devient 
l'unique  moyen  de  sauvegarder  les  droits  de  l'individu  ;  mais, 
en  dehors  de  cette  situation  exceptionnelle,  la  guerre  est  un 
crime  de  lèse-humanité,  une  violation  flagrante  des  lois  fon- 
damentales du  christianisme. 

Aussi  n'y  a-t-il  rien  de  divin  ni  de  mystérieux  dans  la  gloire 
qui  environne  la  profession  des  armes.  La  guerre  étant  ad- 
mise comme  l'arbitre  suprême  et  permanent  des  destinées 
de  l'Europe,  le  soldat  doit  nécessairement  occuper  la  pre- 
mière place  dans  la  hiérarchie  sociale.  Il  se  sépare  de  la 
foule,  il  se  soumet  à  une  discipline  sévère,  il  méprise  la 
mort,  il  place  sa  poitrine  entre  les  canons  des  envahisseurs 
et  la  frontière  menacée  de  la  patrie.  Plaisirs,  richesses,  hon- 
neurs, joies  et  intérêts  de  la  famille,  tout  ce  que  les  hommes 
aiment  et  désirent  est  sacrifié  par  le  soldat  au  premier  appel 


(1)  Paroles  du  comte  Portalis.  Voy.  Séances  et  Travaux  de  V Académie, 
des  scietu:es  morales  et  politiques.  (Compte  rendu  par  Ch.  Vergé,  3»*  série, 
t.  XVm,  p.  17). 


~     87     - 

de  ses  chefs.  Ce  n'est  qu'à  ce  prix  qu'il  procure  à  ses  con- 
citoyens  la  sécurité,  l'honneur,  l'indépendance  et  l'intégrité 
du  territoire!  Enumérez  et  placez,  d'un  côté  les  vertus 
héroïques  que  réclame  la  vie  militaire,  de  l'autre  les  services 
immenses  rendus  par  les  armées  qui  donnent  la  victoire  au 
drapeau  national,  et  vous  ne  serez  plus  surpris  de  l'éclat  qui 
entoure  les  vainqueurs.  Vous  êtes  dans  le  vrai  en  disant  que 
les  préjugés  populaires  ont  exagéré  la  gloire  du  soldat  aux 
dépens  de  toutes  les  autres  professions  qui  requièrent  le 
dévouement  et  le  sacrifice  ;  mais  vous  blessez  les  suscep- 
tibilités légitimes  de  la  conscience  humaine,  vous  mécon- 
naissez les  exigences  de  la  justice  et  de  la  raison,  quand 
vous  placez  sur  la  même  ligne  le  guerrier  et  le  bourreau. 
L'un  et  l'autre  sont  les  exécuteurs  de  la  volonté  natio- 
nale ;  mais  le  bourreau  tue  sans  gloire,  parce  qu'il  tue  sans 
péril  (1). 

Nous  croyons  avoir  suflSsamment  prouvé  que  les  dogmes 
chrétiens  sont  ici  hors  de  cause.  II  est  temps  de  placer  le 
débat  sur  le  terrain  des  faits. 

La  science,  la  diffusion  des  lumières,  le  travail  et  l'in- 
fluence souveraine  des  idées  chrétiennes  ont  extirpé  d'in- 
nombrables misères  qui  pesaient  lourdement  sur  la  majorité 
du  genre  humain.  Le  même  phénomène  se  produira-t-il  à 
l'égard  du  mal  quarante  fois  séculaire  de  la  guerre?  C'est  là 
le  seul  problème  à  résoudre.  Réduit  à  ces  termes,  il  n'en  est 
pas  qui  soit  plus  digne  d'occuper  les  méditations  des  hommes 
d'État,  des  économistes  et  des  philosophes. 

A  notre  avis,  les  divers  systèmes  que  nous  avons  passés 

(1)  Nous  avons  passé  sous  silence  Targument  que  le  comte  deMaistre 
a  puisé  dans  Teffusion  incessante  du  sang  des  animaux.  Ce  phénomène 
de  la  nature  n'a  rien  de  commun  avec  la  guerre.  Assurément,  si  les 
animaux  se  mandent  les  uns  les  autres .  ce  n'est  pas  à  titre  de  peine. 


-      88     -- 

en  revue  ont  tous  le  défaut  d'être  trop  absolus.  Il  n*est  pas 
possible  d'arriver  à  des  combinaisons  politiques  assez  puis- 
santes pour  garantir  l'existence  d'une  paix  perpétuelle  ;  mais, 
par  contre,  il  n'est  pas  permis  d'affirmer  que  la  guerre  sera, 
comme  par  le  passé,  la  règle  et  non  pas  l'exception  dans  les 
relations  internationales. 

Il  ne  suffit  pas,  en  effet,  de  hausser  les  épaules,  de  crier 
à  l'utopie,  de  prononcer  solennellement  le  mot  impossible. 
Les  hommes  d'État  de  la  Grèce  ancienne  prenaient  cette 

attitude  et  tenaient  ce  langage,  quand  les  utopistes  de  leur 

« 

temps  protestaient  contre  ce  crime  universel,  cette  iniquité 
des  iniquités,  qu'on  nommait  Yesclavage.  Malgré  la  rectitude 
de  ses  idées  et  la  force  de  son  génie,  Aristote  disait  :  «  L'es- 
»  clave  n'est,  par  sa  nature,  qu'un  instrument  plus  parfait  et 
»  susceptible  de  manier  d'autres  instruments....  Si  un  outil 
»  pouvait  pressentir  l'ordre  de  l'artiste  et  l'exécuter,  si  la 
»  navette  courait  d'elle-même  sur  la  trame,  si  le  plectrum 
ï>  tirait  spontanément  des  sons  de  la  cithare,  l'art  n'aurait 
»  pas  besoin  d'ouvriers,  ni  les  maîtres  d'esclaves  (1).  »  Aris- 
tote  croyait  avoir  à  jamais  réduit  au  silence  les  adversaires 
les  plus  déterminés  de  l'esclavage.  Mais  le  temps  et  le  pro- 
grès se  sont  chargés  de  lui  répondre  !  L'outil  reçoit  aujour- 
d'hui l'ordre  de  l'ouvrier  ;  des  forces  naturelles  asservies  par 
la  science  obéissent  à  l'impulsion  de  l'artiste;  la  navette 
court  sur  la  trame  sans  que  l'homme  ait  besoin  de  lui  prêter 
la  vigueur  de  ses  muscles,  et  l'esclavage  a  disparu  de  l'Eu- 
rope chrétienne  !  Tout  n'est  pas  dit  quand  on  répond  en  rica- 
nant comme  Voltaire  :  «  La  paix  est  une  chimère  qui  ne 
»  subsistera  pas  plus  entre  les  princes  qu'entre  les  rhino- 
»  céros  et  les  éléphants,  entre  les  loups  et  les  chiens  :  les 

(i)  Politiquey  l.  i,  c.  111. 


-     89     - 

»  animaux  carnassiers  se  déchirent  toujours  à  la  première 
»  occasion  (1).  » 

Il  ne  suffit  pas  davantage  d*invoqner  sans  cesse  l'expé- 
rience du  passé.  Le  passé  ne  ressemble  pas  au  présent,  et 
ravenir  sera  plus  dissemblable  encore.  Sans  mériter  en 
aucune  manière  le  titre  d*utopiste,  on  peut  affirmer  hardi- 
ment  qu'il  est  possible  de  faire  aujourd'hui  bien  des  choses 
qu'il  n'était  pas  possible  de  faire  à  d'autres  époques.  Qu'on 
se  souvienne  des  siècles  où  l'unité  de  l'espèce  humaine 
n'était  connue  que  dans  un  coin  de  l'Asie,  où  les  peuples 
étaient  naturellement  en  guerre  et  toujours  armés  les  uns 
contre  les  autres,  où  le  droit  de  la  guerre  rendait  le  vain- 
queur propriétaire  et  maître  des  corps  et  des  biens  des 
vaincus,  où  le  massacre  d'une  population  désarmée  était 
envisagé  comme  la  conséquence  naturelle  d'une  bataille 
malheureuse.  Qu'on  se  rappelle  que,  malgré  ces  mœurs 
barbares  et  ces  innombrables  obstacles,  le  progrès  a  con- 
tinuellement manifesté  sa  puissance  dans  la  sphère  des 
idées  guerrières;  et  qu'on  nous  dise  ensuite  pourquoi 
le  progrès  devrait  brusquement  s'arrêter  au  milieu  du  dix- 
neuvième  siècle! 

En  vertu  de  cette  loi  mystérieuse  qui  fait  soilir  le  bien  du 
mal  et  la  régénération  de  la  souffrance,  la  guerre  a  plus 
d'une  fois  rendu  des  services  immenses  à  l'humanité.  Elle  a 
rapproché  les  peuples,  détrôné  la  barbarie  et  disséminé  les 
idées  fécondes  ;  elle  a  facilité  la  prédication  du  christianisme 
en  réunissant  les  peuples  dans  l'unité  majestueuse  de  la 
domination  romaine  ;  et  l'on  conçoit  sans  peine  que,  depuis 
S.  Augustin  jusqu'à  Bossuet,  depuis  Lessing  jusqu'à  M.  Mi- 


Ci)  De  la  paix  pe»'pt}iticlle ,  Œuv.  compl..  t.  XXIX,  p.  35.  édit.  de  l« 
Soc.  Typ.  (1784). 


—     90     — 

chelet,  des  intelligences  vigoureuses,  tout  en  se  plaçant  à 
des  points  de  vue  très-différents,  se  soient  préoccupées  de 
la  mission  de  la  guerre  dans  le  développement  de  la  civili- 
sation générale.  Mais  où  sont  les  services  que,  sous  ce  rap- 
port, elle  puisse  rendre  aujourd'hui  aux  peuples  civilisés  de 
l'Europe?  Les  idées,  les  doctrines,  les  inventions,  tous  les 
produits  de  l'esprit  humain,  toutes  les  merveilles  de  la 
science  se  répandent  avec  la  rapidité  de  l'éclair,  au  point 
que  nous  voyons  souvent  plusieurs  nations  se  disputer  la 
priorité  de  la  même  découverte  ! 

Mais  il  est  une  réflexion  bien  plus  importante  encore  et 
sur  Inquelle  on  ne  saurait  trop  appeler  l'attention  de  tous 
ceux  qui  s'occupent  des  destinées  futures  de  l'humanité. 
La  guerre  trouvera  dans  le  développement  du  travail  et  l'exten- 
sion du  commerce  des  obstacles  de  plus  en  plus  considérables. 
L'industrie,  marchant  à  pas  de  géant,  étend  chaque  jour  son 
domaine,  ses  richesses  et  son  influence.  Les  capitaux  qu'elle 
féconde  se  comptent  par  milliards;  les  bras  qu'elle  emploie, 
les  familles  qu'elle  nourrit  se  comptent  par  centaines  de 
mille.  C'est  un  pouvoir  nouveau  avec  lequel  les  princes  et 
leurs  ministres  auront  désormais  à  compter  ;  et  ce  pouvoir^ 
qui  vit  et  se  développe  à  l'aide  du  crédit,  autre  puissance 
que  l'antiquité  n'a  point  connue,  est  l'ennemi  naturel  de  la 
guerre.  Ce  n'est  pas  tout  !  Grâce  à  la  solidarité  que  les  pro- 
grès de  la  civilisation  ont  établie  entre  les  intérêts  de  tous 
les  peuples,  la  guerre  ne  peut  plus  éclater  sur  un  point  de 
l'Europe,  sans  que  l'Europe  entière  souffre  et  se  plaigne.  A 
l'époque  où  les  communications  étaient  rares  et  difficiles, 
où  le  commerce  extérieur  était  dénué  d'importance,  où 
chaque  peuple  vivait  de  sa  vie  et  de  son  travail  propres,  les 
luttes  armées  dépassaient  rarement  les  proportions  d'une 
querelle  locale.  Il  n'en  est  plus  de  même  au  dix-neuvième 


-    m    - 

siècle.  Quand  deux  nations  tirent  aujourd'hui  Tépée  et  des- 
cendent sur  les  champs  de  bataille,  toutes  les  autres  s*alar- 
ment}et  doivent  inévitablement  s'imposer  de  pénibles  sacri- 
fices. Malgré  les  torrents  de  sang  qui  viennent  de  couler 
encore,  la  proposition  que  nous  venons  d'émettre  ne  dépasse 
en  aucune  manière  les  limites  d'une  espérance  raisonna- 
ble (1). 

Ainsi,  d'un  côté,  la  guerre  a  perdu  les  seuls  avantages 
qu'elle  pût  offrir  avant  la  diffusion  des  idées  chrétiennes; 
de  l'autre,  elle  rencontre  et  rencontrera  des  obstacles  cha- 
que jour  plus  formidables  dans  les  intérêts  les  plus  impor- 
tants des  peuples  modernes.  Et  c'est  alors  qu'on  ne  craint 
pas  d'affirmer  que  la  guerre  sera,  dans  les  siècles  de  l'avenir, 
ce  qu'elle  a  été  dans  les  siècles  du  passé  ! 

Aux  yeux  de  tout  homme  qui  sait  réfléchir,  un  grand  tra- 
vail se  manifeste  dans  le  monde.  Ce  travail  amènera  des 
complications,  des  tiraillements  et  probablement  des  guerres; 
mais  le  résultat  flnal  n'en  sera  pas  moins  un  grand  progrès 
dans  la  vie  de  l'humanité.  Partout  se  montre  une  tendance 
visible  vers  l'alliance,  vers  le  rapprochement,  vers  l'harmonie 
des  intérêts  et  des  institutions  des  peuples  civilisés.  Les 
distances  disparaissent,  les  communications  deviennent 
chaque  jour  plus  faciles,  les  préjugés  nationaux  s'affaiblis- 
sent, la  grande  et  puissante  communauté  du  travail  s'étend 
sans  cesse  et  dans  toutes  les  directions. 

Si  ce  mouvement  se  propage  et  se  développe,  —  et  tout 
semble  prouver  qu'il  acquerra  chaque  jour  une  force  nou- 


(1)  Qu'on  consulte  à  ce  sujet  les  faits  et  les  preuves  réunies  par  M.  de 
Bfolinari,  dans  Fintroduction  placée  à  la  tête  de  son  intéressant  ou- 
vrage :  Uabbé  de  Saint-Pierre  et  ses  Œuvres  (Paris,  4857).  —  On  peut 
y  ajouter  la  sentence  arbitrale  récemment  rendue  (1872),  par  le  tribunal 
international  de  Genève,  entre  TÂngleterre  et  les  États-Unis  d*  Amérique. 


velle,  —  il  est  évident  que  nous  approchons,  lentement  il 
est  vrai,  du  temps  où  les  peuples,  à  défaut  de  leurs  chefs, 
songeront  sérieusement  à  se  prémunir  contre  le  fléau  de 
la  guerre.  Aux  époques  où  la  grande  voix  de  Topinion  pu- 
blique domine  toutes  les  autres,  les  besoins  universelle- 
ment sentis  ne  peuvent  longtemps  tarder  à  recevoir  lenr 
satisfaction. 

Est-ce  à  dire  que  la  paix  sera  perpétuelle,  ainsi  que  l'es- 
pérait l'abbé  de  Saint-Pierre  ?  Non  ;  et,  sous  ce  rapport,  les 
nombreux  adversaires  qu'il  a  rencontrés  ont  eu  raison  de  le 
placer  parmi  les  utopistes.  Quelles  que  soient  les  combinai- 
sons qu'on  adopte,  les  luttes  politiques  au  dedans  et  les 
coalitions  au  dehors  pourront  toujours  déranger  les  plans  le 
plus  ingénieusement  combinés. 

On  se  contentera  de  prendre  contre  la  guerre  des  précau- 
tions qu'on  n'a  pas  prises  dans  les  siècles  passés. 

Mais  en  quoi  consisteront  ces  précautions?  Quelle  sera  la 
forme  de  cette  assurance  d'une  nouvelle  espèce? 

Les  leçons  du  passé,  les  besoins  du  présent  et  les  tendan- 
ces visibles  de  l'avenir  fournissent  la  réponse. 

On  n.'arrivera  pas  à  l'unité  monstrueuse  et  impossible  rêvée 
par  les  despotes  sous  le  nom  de  monarchie  universelle. 
L'existence  des  peuples,  avec  leur  vie  propre  et  leur  activité 
particulière,  est  évidemment  réclamée  par  les  vœux  de  la 
nature ,  les  décrets  de  la  Providence  et  les  besoins  les  plus 
essentiels  de  l'humanité.  Altissimus.,.  constituit  terminos  po- 
pulorum,  dit  la  Bible  (1). 

On  n'arrivera  pas  non  plus  à  une  confédération  universelle. 
Les  différences  de  race,  de  langue,  de  civilisation,  d'intérêts 
et  de  besoins  la  rendront  toujours  impraticable. 

(1)  Deiilerononie.  XXXll.  8, 


-     93     - 

Oa  devra  maintenir  la  variété  dans  l'unité,  les  différences 
partielles  dans  l'harmonie  générale,  et  dès  lors  il  ne  reste 
qu'un  seul  système  susceptible  d'être  traduit  en  fait.  C'est  la 
fédération  de  groupes  plus  ou  moins  nombreux  de  peuples 
placés  dans  des  conditions  plus  ou  moins  identiques. 

Quand  cette  Sainte-Allmnce ,  plus  vaste,  plus  forte  et  sur- 
tout plus  démocratique  que  la  première,  sera  conclue  aux 
applaudissements  du  monde  ;  quand  l'Europe ,  éclairée  par 
ses  longues  souffrances ,  entrera  dans  cette  ère  nouvelle ,  la 
gloire  des  armes  cessera  de  primer  toutes  les  autres,  et 
Thistorien-philosophe  ne  trouvera  plus,  dans  les  sentiments 
et  les  vœux  des  peuples,  ces  contradictions  incessantes  qui 
déroutaient  le  génie  puissant  du  comte  de  Maistre.  La  guerre, 
sans  doute,  sera  toujours  possible;  mais,  à  la  différence  de 
ce  qui  s'est  passé  jusqu'à  nos  jours,  la  paix  sera  la  règle  et  la 
guerre  une  rare  exception  dans  la  vie  des  nations  civilisées. 

On  dira  que  l'heure  est  mal  choisie  pour  manifester  ces 
espérances.  Mais  que  sont  les  perturbations  passagères  dans 
la  vie  générale  de  l'humanité?  Les  orages  politiques  ne  dé- 
rangent pas  plus  les  lois  de  l'histoire  que  les  orages  de 
l'atmosphère  ne  dérangent  les  lois  de  la  nature.  Que  de  temps, 
que  d'efforts,  que  de  peines  n'a-t-îl  pas  fallu  pour  arriver  à 
rétablissement  de  tribunaux  permanents,  investis  du  droit 
de  punir  et  chargés  de  régler  les  conflits  qui  surgissent  entre 
les  individus  !  Pourquoi  donc  Tintelligence  et  le  cœur  se 
troubleraient-ils  à  l'aspect  des  obstacles  que  rencontre  l'éta- 
blissement d'une  justice  internationale  ? 

Cest  surtout  aux  époques  d'agitation  et  de  découragemeu 
qu'il  importe  de  s'écrier  avec  le  poète  : 

Inter  speni  curamque,  tùnores  inter  et  iras, 
Grata  superveniet,  quœ  non  speirabitur,  hora' 

(Extrait  des  Bull,  de  l'Acad.  royale  de  Bruxelles.  1860). 


III 


UNE  BIBLIOTHÈQUE  BELGE 


DE  L'AN  MGV 


UNE 


BIBLIOTHÈQUE  BELGE  M  L'AN  MCY 


Dans  les  dernières  années  du  onzième  siècle,  deux  moines 
de  l'abbaye  de  Stavelol,  Goderan  et  Erneston,  recurent  de 
Tabbé  Rodulphe  l'ordre  de  faire  une  copie  complète  et  con- 
tinue de  tous  les  livres  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament. 
Ils  se  mirent  aussitôt  à  l'œuvre,  travaillèrent  avec  courage. 
et,  après  quatre  années  d'un  labeur  persévérant,  ils  termi- 
lièrent  leur  tâche  «  l'an  de  l'Incarnation  MXCVII,  indiction  v% 
»  sous  le  règne  de  l'empereur  Henri  IV,  Obert  étant  évêque 
»  de  Liège  et  Rodulfe  abbé  de  Stavelot,  l'année  même  du 
»  départ  de  plusieurs  nations  pour  Jérusalem.  » 

Cette  mention,  trop  pompeuse  peut-être,  prouve  déjà  que 
Goderan  et  Erneston  avaient  la  conscience  de  la  valeur  du 
sei'vice  qu'ils  venaient  de  rendre  à  leur  abbaye  ;  mais  ils  al- 
lèrent beaucoup  plus  loin.  Suivant  Fusage  de  quelques 
copistes  de  leur  siècle,  ils  mirent  le  manuscrit  sous  la  pro- 
tection de  Dieu  et  formulèrent  une  malédiction  terrible 
contre  ceux  qui  tenteraient  de  le  dérober  ou  de  le  maltrai- 
ter  Sewirnli  ciiilibet  et  hos  codkea  hene  tractanti  et  (liytitf 


i 


sevvanti  pevennis  proveinai  benedietio  ;  pevverso  autem  alieui  per 
malivoleiUiam  aut  per  invidiam  lios  mak  Iractanti,  sive  de  ecck- 
sia  per  fraudetn  et  nialam  concupiscentiam  subiipienti^  œterna 
damnatio!  Peu  soucieux  des  ravages  du  temps,  mais  redou- 
tant à  bon  droit  la  malice  et  l'ignorance  des  hommes,  ils 
abritèrent  le  fruit  de  leur  travail  sous  l'égide  des  idées  reli- 
gieuses, qui  seules  étaient  alors  capables  de  triompher  de  la 
violence.  Les  deux  énormes  volumes,  lentement  tracés  par 
leurs  mains  habiles,  étaient  des  chefs-d'œuvre  de  calligra- 
pliie  religieuse ,  où  les  miniatures ,  les  arabesques ,  les 
emblèmes,  les  images  des  saints,  ornés  avec  une  richesse 
(éblouissante,  exécutés  avec  une  délicatesse  infinie,  cou- 
vraient des  pages  entières.  Humbles  et  pieux  cénobites, 
animés  du  double  enthousiasme  de  la  religion  et  de  l'art,  ils 
désiraient  que  leur  manuscrit  fût  à  jamais  l'un  des  ornements 
du  monastère  de  saint  Remacle  (4). 

Un  jour,  examinant  pour  la  troisième  fois  cette  magnifique 
bible  de  Stavelot,  appartenant  aujourd'hui  au  Musée  britan- 
nique de  Londres,  nous  remarquâmes,  à  la  fin  du  second  vo- 
lume, un  feuillet  divisé  en  trois  colonnes  remplies  de  carac- 
tères nets  et  fermes,  mais  visiblement  tracés  par  une  autre 
main.  Grande  fut  notre  surprise,  disons  même  notre  joie,  en 
lisant,  à  la  première  ligne,  les  mots  suivants  :  Anno  Incarna- 
thmis  uni  mill/ CV,  samtato  aimario  S.  Remacliy  hi  lihi 
inventi  et  hk  annotati  sunt.  Nous  wions  sous  les  yeux  le 


(I)  Par  un  diplôme  de  (iôO,  Sigebcrl,  roi  des  Francs,  autorisa  In  fon- 
dation des  monastères  de  Malmédy  et  de  Stavelot,  par  saint  Remacle, 
et  leur  concéda  une  étendue  de  terrain  de  douze  lieues  en  tous  sens  , 
tians  la  foret  d'Ardenne.  (Voy.  Liste  chi'onolotjhjne  drs  êdits  et  onion- 
iiancps  (te  la  pt'hicipaulê  de  Stavelot  et  de  MaUm'Uif,  p.  1 .  Bruxelles,  185*2). 
Martone  et  Durand  parlent  de  la  Bible  manuscrite  de  Stavelol .  dans 
leiu"  second  Voyage  littéraire,  t.  11,  pp.  litMr>() 


-     09     — 

catalogue  de  la  bibliothèque  d'un  monastère  belge  du  com- 
meucement  du  douzième  siècle  !  Il  n'est  pas  nécessaire 
d'ajouter  que  nous  nous  hâtâmes  de  parcourir  ce  catalogue 
avec  un  empressement  avide,  qui  n'était  pas  le  produit  d'une 
vaine  et  stérile  curiosité.  La  description  authentique  d'un 
dépôt  littéraire  du  douzième  siècle  doit  incontestablement 
être  considérée  comme  un  document  précieux  pour  l'histoire 
intellectuelle  de  la  Belgique  du  moyen  âge. 

Nous  commençâmes  par  constater  l'existence  d'une  double 
lacune. 

On  sait  que,  déjà  sous  le  règne  glorieux  de  Gharleraagne, 
les  moines  et  les  prêtres  d'Austrasie  lisaient  avec  délices  les 
auteurs  latins  du  siècle  d'Auguste.  Dans  le  palais  d'Aix-la- 
Chapelle,  à  quelques  lieues  de  Stavelot,  le  glorieux  fils  de 
Pépin  présidait  lui-même  une  sorte  d'aréopage  académique, 
où  chaque  clerc  honoré  de  sa  bienveillance  se  parait  de  l'un 
des  grands  noms  littéraires  de  l'antiquité  païenne.  Les  poètes 
surtout  étaient  devenus  l'objet  d'un  engouement  universel, 
au  point  qu'Alcuin,  malgré  tout  son  enthousiasme  de  réno- 
vateur, fut  forcé  de  blâmer  quelques-uns  de  ses  disciples 
qui  se  montraient  «  trop  virgiliens  (1).  »  Or,  à  notre  grande 
surprise,  le  catalogue  constatait  que,  trois  siècles  plus  tard, 
dans  la  riche  et  puissante  abbaye  de  Stavelot,  la  grande  lit- 
térature romaine  n'était  représentée  que  par  l'abrégé  histo- 
rique de  Justin,  le  Songe  de  Scipion  et  les  Saturnales  de 
Macrobe!  Tous  les  écrivains  illustres  du  dernier  âge  de  la 
République  et  des  premiers  temps  de  l'Empire,  Virgile, 
Horace,  Ovide,  Cicéron,  Tacite,  Pline,  Sénèque,  faisaient 
complètement  défaut. 


(1)  Voy.  la  vie  anonyme  irMcuin,  insérée  par  MabiHon  dans  les 
At:t(i  Siiurloruin  (n'ilitih  S.  fhnintUcH,  saer.  IV,  ])îm*s  I.  ]>.  ir»li. 


-      100      - 

Au  premier  abord,  cotlo  disette  exirême  nous  paiMit  didi- 
eile  à  expliquer.  On  lie  saurait  admettre  que  les  bt^nédicliiis 
de  Stavelot  eussent  complètement  ëebappé  îï  ce  jçénéreux 
enthousiasme,  à  celte  pasr.ion  ardente  pour  les  vieilles 
études,  qui,  sous  l'impulsion  féconde  du  grand  empereur, 
avaient  fait  brillamment  fleurir  les  lettres  sur  les  bords  de 
la  Meuse  et  du  Rhin.  Il  serait  peu  raisonnable  de  supposer 
que  la  bibliothèque  de  leur  monastère  n'eût  pas  reçu  quel- 
ques-uns de  ces  chefs-d'œuvre  que  les  Grecs  de  Gonstanti- 
nople,  les  Italiens  et  même  les  Arabes  fournissaient  alors, 
au  poids  de  l'or,  à  des  hommes  d'autant  plus  avides  d'in- 
struction qu'ils  en  avaient  été  plus  longtemps  sevrés.  Après 
y  avoir  réfléchi,  nous  finîmes  par  croire  que  plus  d'un 
manuscrit  avait  disparu,  comme  beaucoup  d'autres  trésors, 
dans  la  tempête  suscitée  par  la  redoutable  invasion  des 
Normands,  qui,  en  881,  dispersèrent  les  moines  et  mirent 
le  feu  aux  bâtiments  de  l'abbaye,  après  avoir  couvert  de  sang 
et  de  ruines  la  majeure  partie  des  diocèses  de  Gologne  et.de 
Liège  (1). 

Une  autre  lacune  nous  sembla  plus  étrange  encore.  Le 
catalogue  ne  faisait  aucune  mention  d'un  texte  continu  de 
l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament.  Les  saintes  écritures  n'y 
figuraient  que  par  livres  détachés,  et  ceux-ci  même  ne  s'y 
trouvaient  pas  au  complet.  Nous  rencontrâmes  plus  d'une 
fois  les  évangiles,  les  épîtres,  les  actes  des  apôtres,  les  livres 
d'Esther,  de  Judith,  de  Tobie,  des  Parai ipomènes  et  des 
Machabées;  mais  nous  y  cherchâmes  en  vain  les  Proverbes, 
rEcclésiaste,  le  Cantique  des  cantiques,  le  livre  de  la  Sa- 
gesse et  le  livre  d'Esdras.  Les  deux  volumes  que   nous 


(I)  Voy.  V.  neUuck.  Arta  Sayict.,  l.  XI ï   octobris,  pp.  7  Mi  pJ  sqq.  ; 
Do  Noue,  Ktudnti  sur  Vmicim  paiji^  do  Stavplot,  p.  VM. 


-     lui     - 

venions  d'admirer  étaient  donc  le  seul  ouvrage  de  ce  genre 
(jue  Fabbaye  de  Slavelot  possédait  en  1105. 

Heureusement,  nous  remarquâmes  bientôt  que  cette  pau- 
vreté n'existait  pas  pour  toutes  les  branches  des  connais- 
sances humaines  cultivées  au  moyen  ùge. 

En  égard  à  la  rareté  et  au  prix  élevé  des  livres  au  com- 
mencement du  douzième  siècle,  la  bibliothèque  était  très- 
convenablement  fournie  en  écrits  de  Pères  de  TÉglise. 
Outre  les  œuvres  complètes  de  saint  Grégoire  de  Nazianze 
et  les  œuvres  les  plus  importantes  de  saint  Jérôme,  de  saint 
Augustin  et  de  saint  Grégoire  le  Grand,  le  catalogue  men- 
tionnait des  traités  de  saint  Ambroise,  de  saint  Hilaire  et  de 
saint  Cyprien.  Assurément  la  collection  était  bien  loin  d'être 
complète;  mais  le  nombre  des  manuscrits  s'élevait  h  qua- 
rante, et,  sous  le  rapport  de  leur  valeur  intrinsèque,  ils 
suflisaient  pour  fournir  aux  moines  de  Stavelot  des  notions 
très-étendues  sur  les  traditions,  les  pratiques  et  la  discipline 
des  premiers  temps  du  christianisme. 

Pour  les  études  historiques,  le  catalogue  étîiit  plus  riche 
encore.  Indépendamment  de  quatre  exemplaires  d'une  His- 
toire de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament,  nous  y  aper- 
rumes  le  livre  déjà  cité  de  Justin,  les  œuvres  complètes  de 
Josèphe,  la  Guerre  des  Juifs  et  des  Romains  attribuée  à 
Hégésippe,  l'Histoire  ecclésiastique  d'Eusèbe,  uiïc  nombreuse 
collection  de  Vies  de  saints,  une  Vie  d'Alexandre  le  Gmnd, 
une  autre  d'Apollonius,  les  Chroniques  de  Bède  le  Vénérable 
et  d'Isidore  de  Séville,  plus  toute  une  série  de  ces  recueils 
de  Gestes  qui,  malgré  leur  forme  naïve  et  leurs  détails  sou- 
vent apocryphes,  sont  restés  Tune  des  sources  les  plus  pré- 
cieuses de  l'histoire  politique  et  morale  de  l'Europe. 

Nous  constatâmes  ensuite,  avec  une  vive  satisfaction,  que, 
dans  d'autres  sphères  d'études,  Bède  le  Vénérable  et  Isidore 


I 


-      10î2     — 

de  Séville,  doiil  nous  venons  de  citer  les  noms,  avaient 
fourni  un  large  contingent  à  la  bibliothèque  de  Tabbaye.  Le 
catalogue  énumérait  plusieurs  écrits  de  Bède,  et,  parmi  ceux 
d'Isidore,  figurait  cet  admirable  livre  des  Origines  (Etymolo- 
giarum  libvi  XX)y  l'un  des  monuments  les  plus  précieux  pour 
l'histoire  intellectuelle  des  races  chrétiennes,  véritable  ency- 
clopédie des  connaissances  humaines  qui  avaient  survécu  à 
la  chute  de  l'empire  d'Occident.  Il  mentionnait  encore  ce 
beau  traité  De  differentm  me  propiietate  verbamm,  où  tous 
les  grammairiens  modernes,  sans  en  excepter  les  plus  célè- 
bres, ont  puisé,  en  grande  partie,  la  science  qu'ils  déploient 
dans  la  distinction  des  synonymes  latins.  En  somme,  les 
deux  nobles  et  vigoureux  champions  des  lettres  dans  les 
trois  premiers  siècles  du  moyen  âge  étaient  dignement 
représentés  dans  le  trésor  littéraire  de  Stavelot. 

Continuant  à  parcourir  le  catalogue,  nous  y  découvrîmes 
le  philosophe  Xystus,  le  voyageur  Arculfe,  le  géographe 
Solinus,  les  grammairiens  Priscien  et  Diomède,  l'agronome 
Pallade,  l'auteur  anonyme  d'un  traité  d'arithmétique,  l'astro- 
nome Helperic,  accompagnés  d'une  foule  de  théologiens 
célèbres  et  d'interprètes  éminents  de  l'Écriture  :  Rufin,  Cas- 
siodore,  Martin  de  Brague,  Halitgaire,  Paschase  Radbert, 
Àlcuin,  Hincmar,  Raban  Maur,  Haïmon,  Johei,  Braulion, 
Julien  de  Tolède,  Wala,  Druthmar,  Smaragde.  Le  reste  se 
composait  de  recueils  d'homélies,  de  missels,  d'hymnaires, 
d'antiphonaires  et  d'autres  livres  liturgiques,  formant  proba- 
blement une  réserve  destinée  à  remplacer  successivement 
les  volumes  déposés  dans  les  stalles  du  chœur. 

Il  nous  parut,  en  dernier  résultat,  que,  dès  la  fin  du 
onzième  siècle,  les  moines  de  Stavelot  possédaient  assez  de 
richesses  intellectuelles  pour  n'avoir  plus  rien  à  craindre 
lies  atteintes  de  la  barbarie,  jusqu'au  jour  où  devaient  jaillir, 


—    ior>    — 

au  seuil  du  Vatican,  les  clartés  victorieuses  de  la  Reuais- 
sance. 

Qu'on  nous  permette  de  justilier  cet  avis,  avant  de  piocé- 
der  ù  la  transcription  du  catalogue. 

Avec  le  texte  de  l'Écriture,  les  canons  de  plusieurs  con- 
ciles, les  vies  des  saints,  les  écrits  des  Pères  et  ceux  de 
nombreux  théologiens  appartenant  à  diverses  époques,  les 
habitants  de  l'abbaye  possédaient  incontestablement  le  moyen 
d'acquérir,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  une  connaissance 
approfondie  des  dogmes,  de  la  morale  et  des  pratiques  du 
catholicisme.  La  théologie,  cette  reine  des  sciences  au 
moyen  âge,  leur  offrait  largement  ses  richesses. 

Ils  étaient  également  en  mesure  de  connaître,  au  moins 
dans  leurs  détails  essentiels,  la  plupart  des  grands  événe- 
ments accomplis,  avant  le  douzième  siècle,  dans  la  double 
sphère  de  l'histoire  ecclésiastique  et  de  l'histoire  profane. 
A  côté  des  œuvres  de  Justin,  d'Eusèbe,  de  Josèphe  et  de 
aombreuses  vies  de  saints  datant  de  tous  les  siècles  chré- 
tiens, ils  possédaient  la  célèbre  Chronique  d'Isidore,  qui 
commence  à  la  création  du  monde  pour  finir  au  règne  d'Hé- 
raclius,  la  Chronique  et  le  Traité  des  temps  de  Bède,  qui 
œlatent  les  faits  les  plus  mémorables  survenus  depuis  l'ori- 
gine des  temps  historiques  jusfju'à  l'aimée  731;  puis  les  Gestes 
des  papes,  des  rois  et  des  empereurs,  avec  ceux  des  Angles, 
des  Normands  et  des  Lombards.  Ils  avaient,  en  outre,  dans 
tes  Saturnales  de  Macrobe,  mais  surtout  dans  la  cité  de  Dieu 
de  saint  Augustin,  cet  immortel  chef-d'œuvre  de  génie  et  de 
science,  d'innombrables  détails  sur  la  vie,  les  mœurs  et  le 
culte  des  peuples  de  l'antiquité.  Assurément,  à  l'époque  où 
l'ut  dressé  le  catalogue  qui  nous  occupe,  l'homme,  possédant 
la  connaissance  de  toutes  les  traditions  consignées  dans  ces 
livres,  pouvait,  à  juste  tilrc,  vanter  sa  science  liislori(|ue. 


-    loi    - 

D'autres  ressources  se  trouvaient  à  la  disposition  des 
moines  pour  les  éludes  grammaticales.  Priscien,  dans  ses 
Commentarii,  Diomède,  dans  son  livre  De  Oratione,  mais 
surtout  Isidore  de  Séville,  dans  les  deux  ouvrages  que  nous 
avons  cités,  plaçaient  à  leur  portée  une  science  considéra- 
blement supérieure  à  celle  que  révèlent,  en  général,  les 
écrits  du  douzième  siècle  qui  sont  pan^enus  jusqu'à  nous. 
Bien  plus,  malgré  la  disette  d'auteurs  classiques,  ils  avaient, 
pour  Fart  d'écrire,  de  précieux  modèles  dans  les  ouvrages 
de  quelques  Pères  de  l'Église,  notamment  dans  ceux  de 
saint  Grégoire  de  Nazianze,  où  les  idées  chrétiennes  se 
montrent  parées  de  toutes  les  grâces  d'une  poésie  pleine  do 
mesure,  de  tendresse  et  de  charme.  Évidemment,  ici  encore, 
les  sources  d'une  saine  et  solide  instruction  ne  leur  faisaient 
pas  défaut. 

Après  la  théologie,  l'histoire  et  la  grammaire,  venait  la 
géographie,  à  la  vérité  avec  des  proportions  plus  modestes. 
Aux  deux  chapitres  qu'Isidore  de  Séville  lui  avait  consacrés, 
dans  son  livre  des  Origines,  les  supérieurs  du  monastère 
avaient  ajouté  la  Cosmogonie  de  Bède,  le  Traité  de  Solinus 
et  le  Voyage  d'Arculfe.  A  coup  sûr,  c'était  assez  pour  ne  pas 
demeurer  complètement  étranger  aux  connaissances  géogra- 
phiques répandues  dans  les  écoles  et  dans  les  écrits  du 
temps. 

On  avouera  déjà  que  les  moines  de  Stavelot,  pouvant 
apprendre  l'Écriture  sainte,  la  théologie,  l'histoire  ecclésias- 
tique, l'histoire  profane,  la  grammaire  et  même  la  géogra- 
phie, n'avaient  qu'à  se  livrer  à  l'étude  pour  acquérir  une 
place  distinguée  parmi  les  érudits  de  leur  siècle.  Mais  les 
remarquables  écrits  d'Isidore  et  de  Bède  leur  permettaient 
d'aller  beaucoup  plus  loin.  La  rhétorique,  la  dialectique, 
rarilhmétique,  la  géométrie,  l'astronomie,  la  nmsique,  l'an- 


i 


I 


thropologie,  ragriculture,  les  lois,  la  zoologie  et  même  Fart 
du  lapidaire,  se  trouvaient  expliqués  dans  ces  œuvres  vrai- 
ment encyclopédiques.  Sans  doute,  tout  cela  n'était  pas  la 
science  moderne,  nous  nous  empressons  de  l'avouer;  ce 
n'était  pas  même,  à  beaucoup  près,  toute  la  science  dissé- 
minée dans  les  écrits  antérieurs  au  gouvernement  de  l'abbé 
Rodulphe.  Mais  tout  cela  était  moins  encore  la  barbarie  et 
les  ténèbres  dont  on  se  plaît  si  souvent  à  gratifier  les  monas- 
tères du  moyen  âge.  Ainsi  que  nous  l'avons  dit,  les  bénédic- 
tins de  Stavelot  pouvaient,  avec  une  confiance  calme  et 
sereine,  attendre  l'éclosion  prochaine  de  la  civilisation 
moderne.  N'oublions  pas  qu'il  s'agit  ici  d'hommes  qui  vivaient 
en  l'an  1108! 

Quant  au  nombre  des  livres  possédés  par  l'abbaye,  il  est 
insignifiant,  si  on  le  compare  aux  immenses  dépôts  litté- 
raires de  nos  grandes  villes;  mais  il  acquiert  une  importance 
réelle,  quand  on  tient  compte  des  faits  qui  se  passaient  trois 
siècles  avant  l'incomparable  découverte  de  rimprimeric.  Les 
manuscrits  étaient  tellement  précieux,  qu'on  les  consacrait 
à  Dieu,  en  les  plaidant  sur  l'autel  avant  de  les  déposer  dans 
les  bibliothèques  (1).  Cinquante  ans  avant  la  rédaction  du 
catalogue  de  Stavelot,  Grécie,  comtesse  d'Anjou,  donna  deux  , 
cents  brebis,  un  certain  nombre  de  peaux  de  martre  et  plu- 
sieurs muids  de  céréales,  pour  un  seul  exemplaire  des  ho- 
mélies d'Haïmon  ("2).  Trois  cents  ans  plus  tard,  toute  la 
richesse  littéraire  transmise  à  Charles  V,  comme  héritier  du 
trône  de  France,  consistait  en  dix  volumes,  et  le  nombre  des 
manuscrits  que  ce  prince  éclairé  réussit  à  y  joindre,  après 


(I)  Voy.  Gallia  cfirhtiana  nora,  t.  11,  p.  693;  Mabnion,  Opit^culvt( , 
l.  11.  p.  2*2  ;  Acta  Sauctontm  itrcHnia  S.  Bcnedicti,  t.  1,  p.  5i>8,  ir  'S. 
\"i)  MabiUon.  Amialcs  ordivu  .V.  Bcttcdictl,  lib.  LXl,  c.  0;  t.  IV.  p.  574. 


~     loi»    - 

vingt  aimées  d'efl'orts  et  de  sacritices  énormes,  iiatteif^iùt 
pas  le  chiffre  de  neuf  cents  (i).  La  bibliothèque  des  comtes 
de  Namur,  mise  eu  vente  en  1429,  se  composait  de  huit 
volumes  (3)  ! 

Qf*oi  qu'il  en  soit,  nous  allons  procéder  à  la  transcription 
littérale  du  catalogue  de  Slavelot,  en  y  ajoutant  un  petit 
nombre  de  notes  explicatives.  Si  celles-ci  renferment  quel- 
ques erreurs,  nos  nombreux  et  savants  bibliophiles  sauront 
l'acilement  les  redresser. 


Anno  Incahnationis  Dmi  mill.  GV,  sckltato  akmario  Sti  Rkmacli, 
hl  libri  inventi  et  hic  annotati  slnt  (3). 

Historiar.  libri  duo  veteres  Veteris  et  Novi  Testamcnli. 

Item  duo  novi. 

Quinq.  libri  Moysi.  in  uno  volumine. 

(h  UaiTois,  Uihliolh.  prohjitoiji'aphiqiw,  préf..  p.  m. —  Sur  le  Utn*  k\\\ 
calaloj^ue  de  la  Hibliothèquc  du  Louvre,  dressé  par  Gilles  Malet,  on  lit  : 
«  Inveiitoire  des  livres  du  roi,  nostre  sire,  estans  en  son  cliai^lcl  du 
Louvre.  »  U;  stîcond  feuillet  porte  la  mention  suivante  :  «  C'y  après  en 
^  ce  papier  sont  escrits  les  Hvn»s  dti  très-souverain  et  très-excellent. 
»  prince  Charles  h»  Quint  de  ce  nom,  par  la  «îràcc;  de.  Dieu  roi  île  Krane. 
w  estans  en  sou  chastel  du  I^uvre  en  Irois  chambres,  Tune  sur  Taiilre. 
^  l'an  de  iîrAce  MGGCLXXlil,  enrejçistrés  de  son  conunandement  par 
»  moi,  Gilles  Malet,  son  varlet  de  chambre,  m  l^  première  de  ces 
chambres  contenait  *26î)  volumes ,  la  seconde  2(iO  et  la  troisième  370 
( Manuscrits  de  la  Bibliothèque  nationale  de  Paris,  Tonds  Colbert).  Le 
catalogue  a  été  publié  par  Barrois  ;  ouvr.  cité,  pp.  49  et  suiv. 

(2)  Mnnoive  historùjiw  sur  ht  liiUiothi'que  de  Bourgogne,  par  Laseriia 
Santander,  p.  23. 

(3)  Dans  les  anciennes  abbayes,  toutes  les  salles  portaient  le  nom  du 
saint  dont  on  y  voyait  Timage.  A  Stavelot,  saint  RemacKî,  fondateur  du 
monastère,  avait  ainsi  donné  son  nom  a  la  salle  qui  renfennait  la 
bibUolhèque. —  Les  collections  de  li\res  étaient  appelées  Annariu  et 
leur  gardien  portait  le  titre  dMniiarif?»,  de  Srrinarius,  etc.  (.1.  Barrois. 
UiOliothiyuc prolijiKHjruphufuCf  préf.,  pp.  M  et  iii). 


-     107      - 

Libri  regu.  in  uiio  volumine. 

Lib.  pplietarm.  in  uno  volum. 

Job.  Tobias.  Judith.  Hester  i.  uno  volum. 

Lib.  Paralippomenon  et  Machab.  in  1  vol. 

Liber  Machabeoru.  et  Judith  in  1  volum. 

Judith.  Hest.  Tobias.  Paralipp.  Âct.  aptol.  in  i  vol. 

Liber  Machabeo.  in  1  vol. 

Actus  Apto.  in  uno  vol.  Epie  Pauli  in  uno. 

Textus  evangelio.  romane  scriptur. 

Dialog.  Gregorii.  Pastoral.  Greg.  duo. 

Quadraginta  omeliaru.  Greg,  libri  duo. 

Gregorius  in  pma.  secdam  tertia.  quarta.  sexta.  parle, 
moral.  Job  (1).  Libri  singuli. 

Gi^egorius  Sententiarum.  Greg.  eptaru. 

Gregorius  in  pma.  parte.  lezechielis. 

Gregorius  in  extrema.  parte,  ipsius.  Gregorius  sup.  can- 
lîca  cant. 

Gregorius  nazanzenus. 

Exameron  Ambrosii  (2). 

Augustinus  cfession.  Augustin,  super  Johem. 

Augustinus  de  karilate. 

Augustinus  de  omeliis  Pasche,  in  q"  Pascasius  de  lide 
cathoiica  (3). 


{{)  Fragments  des  MonUimn  libri  y  sivc  Ej-ponUio  in  libntm  Jt)lt 
(M-ignc,  S.  Grefjimi  opéra,  t.  1,  pp.  527  et  suiv.). 

(2)  licxa*meron  libri  so.v  (S.  (ircfjoni  Magui  o)H*ra;  ôdit.  Migiio,  t.  I, 
pp.  123  et  suiv.). 

(3)  Nous  n*avons  pas  trouvé  ce  dernier  ouvrage  dans  les  catalogues 
des  productions  des  écrivains  ecclésiastiques.  Dom  Ceillier  {Histoire 
ffènêntle  des  auteurs  nacrés,  t.  XV,  p.  352),  et  Dupin ,  [Bibliothèque  des 
auteurs  ccctcsiastUiurs  ^  l.  IIK  p.  273,  et  t.  V,  p.  80)  parlent  de  deux 
auteurs  ayant  porté  ce  nom,  l  un  diacre  à  Rome  au  cinquième  siècle. 
Taulrc  diacre  en  Espagne  dans  le  siècle  suivant.  Peut-être  le  rédacteur 


-      108     - 

Auguslinus  de  doctriiia  chrisliaiia.  Ejusde.  liber  5>olilo- 
quioru.  In  eode.  Augusl  :  sup.  qd.  gloriaris. 

Âugust.  sup.  :  Dtic  exaudi.  Eiichiridiou  Augustiiii. 

Augusli.  de  iiatura  cl  origine  anime. 

Augusli.  de  civitate  Di.  August.  ad  Demeliiu.  (1) 

August.  ad  Armentariu.  et  Paulina.  (2). 

August.  sup.  Genesim.  August.  sermonu. 

August.  sermo.  de  adventu  domini. 

August.  liber  questionu.  et  locutionu. 

Hieronymus  sup.  eplas  Pauli. 

Hieronym.  super  Hiezechiele.  Hier.  sup.  Hiereniia. 

Hieronim.  sup.  Isaïa. 

Hieroiiiiïi.  sup.  Daniele.  Liber  ejusde.  illuslriu.  viror.  et 
Beda  super  vu™  canonicam  epistolam  in  uno. 

Hieronim.  de  connexionib.  litteraru. 

Hieronim.  eptaru.  Hier.  sup.  ecclesiastcu. 

Beda  super  naturam  (3).  Beda  sup.  actus  apostol. 

Beda  super  libru.  regu.  Beda  sup.  Genesim. 

Beda  de  mundi  formalione.  Helpcus  in  eodem  (l). 

Ile.  Beda  de  mundi  format.  Beda  de  temporib. 

Ile.  Beda  de  temporib.  Item  Beda  de  temporib.  cl  Cronica 
Isidori  in  code.  Cronica  Bedc. 

Ile.  Cronica  Bede  cl  Isidori  in  uno  vol. 

Beda  de  metrica  arte.  Ile.  de  eade.  rc. 


du  catalogue  a-t-ii  désigné  sous  ce  titre  le  livre  de  saint  Pascliasc 
Radbert,  De  fide,  spe  et  chmHtale. 

(\)  Peut-être  était-ce  la  lettre  de  Pelage  à  Démétriade,  si  longtemps 
attribuée  à  saint  Augustin  (Voy.  S.  Augiistini  opei^a,  édit.  Migne,  t.  11, 
p.  1099). 

(2)  Epist,  CXXVII  (Opéra  S.  Awjtislini,  édit.  Migne,  t.  11,  p.  485). 

(IJ)  C'est  incontestablement  l'ouvrage  de  iJèdc,  intitulé  :  De  ret-um 
)ialiira.  O^y-  ffcdœ  opéra;  édit.  Migne,  t.  I,  p.  187.) 

(i)  Voy.  ci-uprés  lu  note  7  de  la  page  lU. 


-      1 01»      - 

Cassiodorus  sup.  prima,  parte.  Psaliiioru. 

Cassiodorus  sup.  tertia.  parle.  Psalm.  (i). 

Chrotmarus  sup.  prima,  parle.  Psalmor.  {i). 

Braulion  sup.  Psalteriu.  (3). 

Isidorus  sententiaru.  Isidorus  Ethimologiaru. 

Cronica  Isidori  et  liber  sententiaru.  in  eode. 

Diflerentie  Isidori  junioris  Hispaniensis. 

Haimo  sup.  Isaïa.  (4).  Haimo  sup.  Àpokalipsin  (5). 

Haimo  a  Pascha  usq.  ad  Advenlu.  Dni. 

Haimo  ab  Adventu  usq.  in  Pascha  (6). 


<  l)  Voy.  Dupin.  liibliot fwt/ue  des  auleurs  t'vdésiasliqiies,  t.  V,  p.  C\\. 

(2)  Nous  avons  vainement  cherché  le  nom  de  Chrotmanis  pai*mi  ceux 
lies  auteurs  ecclésiastiques.  Peut-être  s'agit-il  de  Chromatius  d'Àqui- 
lée,  à  qui  Sixte  de  Sienne,  dans  sa  hibliotheca  sancta  (L  IV,  p.  2îW; 
Francfort,  'iri75).  attribue  des  commentaires  sur  saint  Matthieu.  (Voy. 
aussi  Dupin,  Bibîiolh.  dfs  auteurs  ecvlêsinst.,  t.  IIÏ,  p.  83-8i,  et  Lelonpr, 
liihlioihecn  sacra,  t  II,  p.  075.) 

(3)  Braulion,  évèque  de  Saragosse,  au  septième  siècle,  avait  acquis 
une  grande  célébrité  parmi  ses  contemporains  ;  mais  ni  les  Bollandistes 
(Mart.,  t.  II,  p.  635),  ni  Dom  GeiUier  f Histoire  des  auteurs  sacrés, 
t.  XVII,  p.  652),  ni  Dupin  (Bibliothèqtie  des  auteurs  ecclêsiaslUjiies,  t.  VI, 
p.  5),  ne  lui  attribuent  un  commentaire  sur  les  Psaumes. 

(4)  Imprimé  pour  la  première  fois  à  Paris,  chez  Âmbroise  Giraud,  en 
1531,  in-8o.  Haïmon,  évèque  d'Halberstat,  était  un  des  prélats  les  plus 
distingués  du  neuvième  siècle. 

(5)  Quelques  critiques  prétendent  que  cet  ouvrage,  faussement  attri- 
bué à  Haïmon,  a  été  composé  par  Rémi  d'Auxerre.  (Voy.  Hist.  litt.  de 
la  France,  t.  Y,  p.  121.) 

(6)  En  1.531,  Godefroid  Hittorp  fit  imprimer  à  Cologne,  cliez  Euchaire 
Ger\'icorne,  les  Homélies  d' Haïmon  pour  les  dimanches  et  les  fêtes, 
depuis  l'Avent  jusqu'à  Pâques,  sous  ce  titre  :  I),  Hahnonis  episcopi 
ifalberstatensis  fwnteliarum ,  sim  inagis,  sermonum  ad  plebeni  opus 
prœclarunif  super  Evarnjelia  totius  anni  dominicarum,  sauctaruni  fei^a- 
rumque  omnium ,  tam  quatuor  tempoiHbus,  quam  totius  quadragesitne,  etc. 
Pars  hiemalis,  Hittorp  et  son  imprimeur  cherchèrent  vainement  la  suite 
de  ces  homélies,  pour  les  dimanches  et  les  fêtes,  depuis  Pftques  jus- 
qu'à FAvent.  Notre  catalogue  atteste  que  la  collection  complète  se  trou- 
vait à  l'abbaye  de  Stavelot  (Voy.  Haimoms  n^icfui  omnia  ;  f)^\i.  Migne, 


—     440     - 

Omoliare  novu.  Omel.  a  pascha  usq.  ad  advent. 

Omel.  al)  adveiUu  usq.  in  pas. 

Omel.  ab  advêntu  usq.  :  eu.  descendisset  Ilio. 

Passionalis  novus  magnus.  Passional.  velust. 

Passional.  minor.  Passio  Lambti. 

Passio  Pétri  apli  à  Lino  cmposita  (1). 

Passio  XI  mill  virg.  Passîo  S.  Dionisii  ariopag. 

Passio  S.  Eustachii  versifiée. 

Vila  S.  Remacli  nova.  Ile.  vita  abbis  Popp. 

Liber  miraculor,  ejus  eu.  vita  abbis  Popponis  (2). 

Vite  patru.  Ite.  vite  patru.  Ile.  vite  palru. 

Vita  Anlonii  monaelii.  Vila  Hilarii. 

Vita  S.  Willibrordi.  Ite.  vita  Willibrordi. 

Vila  Sti  Martini.  Vita  Sti  Germani  versifiée. 

Vita  Sti  Gengulfi  et  Adelberti.  Vita  Mauri. 

Vita  Berengisii  abbis.  Vita  S.  Begge. 

Vila  S.  Servatii.  Vita  Fursei  (3).  Vita  Ste  Gertrudis, 

Vita  Goiumbani  abbis.  Vita  Walterii. 

Vita  Alexandri  magni.  Vita  Apollonii. 

Expositio  sup.  eplam  Pauli  ad  Bomanos. 


l.  m,  p.  11  ot  siiiv.).  —  Ou  ne  doit  pas  confondre  les  homélies  d'Haï- 
mon,  évèque  d'Halberstat ,  avec  celles  du  moine  Haïmon,  prieur  de 
l'abbaye  d'Hirsauge,  en  1091.  (Voy.  Hisl.  lut.  de  la  Frnna*,  t.  V,  p.  119). 

(1)  Ouvrage  faussement  attribué  au  pape  saint  Lin.  (Voy.  Dupin. 
bibliothèque  des  auteurs  ecclésiast.,  t.  I,  p.  18.) 

(2)  Saint  Poppon,  abbé  de  Stavelot,  mourut  en  1048.  Suivant  les 
auteurs  de  VHist.  liti.  de  la  France  (t.  VII,  p.  598),  la  vie  de  saint  Pop- 
pon a  été  écrite  par  son  neveu  Everhelme,  abbé  d'Haumont.  BoUandus 
l'a  réimprimée  dans  son  vaste  recueil  (XXV  Jan.,  t.  Il,  pp.  (338-C52),  et 
Mabillon  en  a  donné  une  nouvelle  édition  dans  ses  Acta  Sanctonan 
os'dinis  S.  Benedicti,  t.  VÏII,  pp.  5()9-596.  (Voy.  aussi  V.  Andréas,  Bihlio- 
theca  Belgieay  p.  213,  et  Sweertius,  Athenœ  helgicœ,  p.  234.) 

(3)  Vie  de  saint  Fursy,  premier  abbé  de  Lagny,  au  diocè.'^e  de  Pari.«5. 
(Voy.  BoUandus,  Acta  Sanctonwi,  Wljanuur.,  t.  H,  pp.  3G-H.^ 


Kxposilio  sup.  régula.  S.  Benedicti. 

Ile.  expositio  iu  eade.  Queslioiies  in  Genesini  (1). 

Régula  S.  Benedicti  nova. 

Ile.  régula  ejusde.  cottidiana.  Reg.  cenobiar. 

Régula  Basilii  et  vite  patru.  Liber  collationu. 

Régula  canonicor.  Lib.  miraculor. 

Libellus  de  lide  catholica.  Lib.  officior. 

Ite.  liber  officior.  Liber  confessionu. 

Libri  sex  orationu.  Liber  de  virtutib. 

Epia  Ludivici  ad  Hilduinu.  abbem. 

Liber  donationu.  Lib.  exhortatorius. 

Lib.  de  diversis  questiunculis  in  Daniele  cuni  Psciano  et 
Diomede  (2). 

Liber  sermonu.  de  natalibus  sanctor.  Lib.  de  cnHiclu  vitior. 
et  virtutu.  (3). 

Liber  de  laudi.  sctor.  patru.  versifiée. 

Gesta  dni.  Gesta  pontificu.  romanor. 


O)  Était-ce  le  célèbre  recueil  de  281  questions  sur  la  Cfenèse,  dédié 
par  Alcuin  à  son  disciple  Sigulfe?  (Voy.  flinl.  lUi.  ch*  la  Frunco,  t.  IV, 
p.  301.) 

(2)  Priscien  et  Diomède^  qui  se  trouvent  ici  réunis,  sont  les  deux 
grammairiens  latins  du  cinquième  siècle.  Le  livre  de  Priscien  :  Coin- 
mentanonwi  graminaticotmm  lib.  XVil,  a  servi  de  base  à  l'enseigne- 
ment du  latin  jusqu'au  quinzième  siècle.  Diomède,  moins  célèbre,  avait 
écrit  un  traité  :  De  oraiione  et  partibtis  oratiotiis  et  vario  génère  et  métro- 
rum  libri  III.  Cet  ouvrage  fut  imprimé,  pour  la  première  fois,  dans  la 
collection  de  granunairiens  latins  publiée  à  Venise,  en  1476,  par  Nico- 
las Jenson. 

Le  manuscrit  de  Stavelot,  réputé  l'un  des  plus  anciens  de  ces  deux 
grammairiens,  a  été  vendu  à  Gand,  le  26  avril  1847,  au  prix  de  2.700  fr. 
iVoy  Bulletin  du  Bibliophile  belge,  t.  IV,  p.  237.) 

Ci)  Opuscule  d'un  auteur  incertain ,  qu'on  a  imprimé  parmi  les 
ceuvres  du  pape  saint  Léon  (Paris,  1511),  dans  celles  de  saint  Ambroise 
(Rome,  1585),  dans  celles  d'Isidore  de  Séville  (Madrid,  1599)  et,  avant 
tout  cela,  dans  la  première  édition  des  oeuvres  de  saint  Augrustin. 


Gesia  regu.  romanor.  Gesta  Angloni. 

Gesta  Longobardoru.  Gesla  Bregniauuor.  (1). 

Gosla  regu.  ot  pncipu.  partis  Europe. 

Gesta  Pasiiucii  et  Syraphoriani  eu.  reg.  S.  Bened. 

Canones  Nicei  ccilii.  Can.  eu.  vita  Basilii  magni. 

Canon,  apostol.  Septe.  libri  eanonu. 

Hilarius  de  Sca  Trinitate. 

Ebo  de  octo  prineipalibus  vitiis  (2). 

Gyprianus  de  dnica  oratione. 

Rufinus  sup.  Origine.  (3).  Eff're.  de  beatitudine  anime  (4). 

Johel  elemosinar.  Hiaemar  ad  Rarolum  (5). 

Johel  de  cpunct.  (compunctione)  et  reparatione  lapsi  (6). 

Liber  Martini  q.  dr.  formula  vita  honesto  (7). 


(1)  Le  mot  Hreijniauiioi'um  est  évjdeiiinient  le  produit  iVune  erreur. 
Peut-être  le  rédacteur  du  catalogue  a-t-il  voulu  désigner  ainsi  les  (iesta 
Xormaiuwrum.  (Voy.  Pottast,  \Vo(jvH*is(*r  dnrch  ifii*  (ieschichlKwrrkectt  x 
ouropâischen  MUlelalterHf  p  iî39.)  Peut-être  aussi  est-il  ici  question 
d'un  ouvrage  souvent  attribué  à  saint  Ambroise  :  De  locls,  doctrhm  ri 
mo}ifms  Brachmanum,  que  Bissaeus  a  publié  à  Londres,  en  lOliT). 

(2)  C'est  le  Pénitcntiel  que  Halitgaire,  évoque  de  CSambrai,  composa 
à  la  demande  d'Ebbon,  archevêque  de  Reims.  (Voy.  D.  GeilUer,  Hixi, 
lies  aiit.  sacrés,  t.  XVIII,  p.  533;  Hist.  litt.  de  la  France,  t.  V,  p.  1<)2; 
Henrici  Canisii  Antkjuai  lect Urnes,  k  J.  Basnage  reçusse  sub  hoc  titulo  : 
Thesaurna  monnmentorum  ecclesiasticonpn,  t.  Il,  pars  2,  p.  R8.) 

(3)  Voy.  Dupin,  Biblioth.  des  auteurs  ecclés.,  t.  III,  p.  141. 

{})  Probablement  un  des  nombreux  ouvrages  qu'on  attribuait  au 
moyen  âge  à  saint  Kphrem. 

(5)  C'est,  à  noti'e  avis,  le  livre  de  Hincmar  :  De  régis  persona  et  regio 
uiitnstei^o,  dédié  à  Charles  le  Chauve.  (Voy.  llinchmaii.  oi^^ra  :  édit. 
Migne,  t.  I,  p.  834.) 

(())  S'agit-il  de  Johel,  abbé  de  la  Coutm'e,  dont  il  est  parlé  au  t.  VI 11 
de  VHist.  litt.  d^i  la  France,  p.  444?  Les  bénédictins  ne  lui  attribuent 
pas  les  deu.v  ouvrages  dont  nous  venons  de  transcrire  les  titres. 

(7)  Ouvrage  de  Martin  de  Drague,  évéque  espagnol  du  sixième  siècle. 
(Voy.  Dupin,  Biblioth.  des  auteurs  ecclés.,  t.  V,  p.  88;  Dom  Ceillier,  Hitt- 
toiredes  aut.  sacrés,  t.  XVL  p.  tVli).  Bdtliotheca  PatrumA.  X,  p.  :W2.) 


—     il3     — 

iEmilian.  de  agricultura  (1).  Christian,  super  Mattheu.  (2). 

Clemens  sup.  gesta  Pétri  apli  (3).  Sonn.  de  situ  loedr.  (4). 

Arcolfus  de  situ  Hieriem  (5).  Maurus  ad  Lothariu.  (6). 

Alchuinus  ad  Karolu.  de  Sca.  Trinitate. 

V^ala  de  pncipalib.  insciis  (7).  Justin,  historiaru. 

Egesippus.  Josephus  ex  integro  novus. 

Josephi  antiquitatu.  libri  sedec.  in  uno  vol.  (8). 


(1)  Émilien,  plus  connu  sous  le  nom  de  Pallade,  auteur  d'un  ouvrage 
de  Re  rtigtica,  dont  les  treize  premiers  livres  sont  en  prose  et  le  qua- 
torzième en  vers  élégiaques.  Ce  traité  fut  imprimé  pour  la  première  fois 
à  Bologne,  en  1504,  avec  les  commentaires  de  Philippe  Beroalde. 

(2)  Chrétien  Druthmar,  religieux  de  Corbie  au  neuvième  siècle,  fit  un 
assez  long  séjour  à  l'abbaye  de  Stavelot,  où  il  enseigna  l'Écriture  sainte 
aux  novices.  Son  commentaire  sur  saint  Matthieu  était  le  fruit  de  cet 
enseignement.  (Voy.  HUt.  litt.  de  la  France,  t.  V,  p.  84  et  suiv.;  et  V.  de 
Buck,  Acia  Sancl.,  t.  Xll,  octobris,  p.  715.) 

(3)  Ouvrage  apocryphe,  faussement  attribué  à  saint  Clément  Romain 
(Voy.  la  Patrologie  grecque  de  Migne,  t.  Il,  p.  469  et  suiv.). 

(4)  Le  livre  de  Solinus  fut  imprimé  à  Venise,  dès  1473,  chez  Jenson, 
sous  ce  titre  :  De  situ  orbis  terranim  et  memarabilibus  qxiœ  mundi  am- 
bitu  continenlur  liber  (in-4o). 

(5)  Le  récit  d*Ârculfe,  rédigé  par  saint  Âdamnan,  abbé  d*un  monas- 
tère irlandais  de  Tile  de  Hy,  a  été  inséré  par  Mabillon  dans  les  Actes 
des  saints  de  l'ordre  de  Saint-BenoU,  sous  ce  titre  :  Adamnanni,  abba^ 
iis  huensis,  libri  ires  de  locis  sanctis,  ex  relatione  Arculfii,  episcopi  galli 
(Secul.  III,  p.  2a,  pp.  502  et  sqq.). 

(6)  Probablement  le  Tractatus  de  Anima,  que  Raban  Maur,  arche- 
vêque de  Mayence  au  neuvième  siècle,  avait  dédié  à  l'empereur  Lo- 
thaire.  (Voy.  Hist.  lia.  de  la  France,  t.  V.  p.  173.  Mauri  Rabani  Opéra 
omnia;  édit.  Migne,  t.  IV,  p.  1109  et  suiv.) 

(7)  Il  est  peu  probable  qu'il  s'agit  ici  de  Wala,  abbé  de  Corbie,  mort 
en  835,  dont  MabiUon  a  publié  une  vie  très-détaillée,  qu'il  attribue  avec 
raison  à  Paschase  Radbert.  {Act.  S.  Ordin,  S.  Benedicti,  seculi  IV, 
parsl*,  pp.  453-522.) 

(8)  Martène  et  Durand,  qui  visitèrent  l'abbaye  de  Stavelot  en  1724, 
disent  que  le  manuscrit  de  Josèphe  n'était  pas  moins  beau  que  celui  de 
la  Bible  (Second  voyage  littéraire  de  deux  bénédictins,  p.  150),  Il  fut  ad- 
jugé à  Gand,  en  vente  publique,  le  26  avril  1847,  au  prix  de  2,035  francs. 
(Voy.  Bulletin  du  BiUiophile  belge,  t.  IV,  p.  235.  > 

8 


Joseph!  belli  judaîci  libri  quatuor  in  uno  vol. 
Amalarius  (1).  Rabanus  sup.  régula.  (2). 
Eusebius  in  ecclesiastica.  historia.  Smaragdi  diadema 
monachor.  (3). 
Enchiridion  Sixti  pp.  (4).  Prognosticon  Juliani  (5). 
Karolus  de  modo  abstinentie.  Sinod.  remenses. 
Epia  Gunzonis  ad  Augienses  (6).  Helpricus  (7).  Helpcus. 


(1)  Deux  écrivains  du  neuvième  siècle  ont  porté  ce  nom  ;  l'un  était 
archevêque  de  Trêves  et  l'autre  prêtre  à  Metz.  On  peut  présumer  qu'il 
s'agit  ici  de  la  célèbre  réponse  faite  par  le  premier  à  la  circulaire  de 
Charlemagne  sur  les  cérémonies  du  baptême,  réponse  que  Canisius  a 
eu  le  tort  d'attribuer  à  Alcuin.  O^^Y-  /^'«'-  ^''^  d^  ^«  France,  t.  IV, 
p.  340;  Canisius  et  Basnage,  Tfhesaurtis  niontimentorum  ecclesiastico- 
rum,  t.  II,  pars  1,  pp.  542-548.) 

(2)  Les  auteurs  de  VHist.  litt.  de  la  France  ont  prouvé  que  le  pré- 
tendu commentaire  de  Raban  sur  la  r^le  de  Saint-Benoît  est  l'œuvre 
de  Smaragde,  abbé  de  Saint-Mihel,  au  diocèse  de  Verdun.  (Voy.  t.  IV, 
p.  445,  et  t.  V,  p.  194). 

(3)  Cet  écrit  de  Smaragde,  l'un  des  savants  les  plus  célèbres,  du  neu- 
vième siècle,  parut  pour  la  première  fois  à  Paris,  en  1532,  chez  Jean 
Petit.  (Voy.  Hist,  litt.  de  la  France,  t.  IV,  p.  442,  et  la  Bxblioih.  des  aut. 
ecclésiastiques j  de  Dupin,  t.  VII,  p.  170.) 

(4)  Le  rédacteur  du  catalogue  s'est  trompé  en  faisant  de  VEnchiri- 
dion  Fœuvre  d'un  pape.  Il  s'agit  ici  de  Xyxtus,  Sixtus  ou  Sextus,  philo- 
sophe du  troisième  siècle,  auteur  de  sentences  que  Ruffin  a  traduites 
en  latin.  C'est  cette  traduction  que  R.  Rhenanus  fit  paraître  à  Râle,  en 
1516,  sous  ce  titre  :  Jiisti  philosophi  EnchhHdion  sive  sententiœ  piœ  et 
chrislianœ.  Déjà  en  1500,  Symphorien  Champier  avait  publié  ces  sen- 
tences à  Lyon,  dans  son  Liber  de  quadruplici  vita,  etc.,  en  leur  donnant 
le  titre  suivant  :  Sixti  philosophi  pxjthagorici  Enchiridion.  Le  comte  de 
Lasteyrie  en  a  fait  paraître  une  traduction  française  (Paris,  1843,  in-12). 

(5)  Ouvrage  de  Julien  de  Tolède,  écrivain  du  septième  siècle,  qu'on 
a  quelquefois  attribué  à  Pomère,  abbé  d'Arles  au  cinquième  siècle  (Voy. 
Histoire  litt.  de  la  Fra'nce,  t.  II,  p.  674,  Dupin,  Bibliothèque  des  aMtcw^ 
ecclésiastiques,  t.  IV,  p.  37). 

(6)  Publiée  par  Martène  et  Durand,  dans  leur  Ampli^ma  collectio, 
t.  I*"",  pp.  294-314. 

(7)  Ce  nom,  que  nous  avons  déjà  rencontré  et  que  nous  retrouvons 
ici  trois  fois  de  suite,  désigne,  suivant  toutes  les  probabilités,  Helperic. 


Helpcus  eu.  arithmetica  et  Somnio  Scipionis  et  Macrobio. 

Missaiis  fabricat.  (?).  Missales  episcopales  duo. 

Missalis  cottidianus.  Missaiis  Radobonis.  Missaiis  Roth- 

berti  (l). 

Missalis  Idesbaldi.  Missal.  Stephani.  Missai.  Rogeri. 

Missal.  Eugonis.  Missal.  Guntheri  reclusi* 

Hissai.  Alberti.  Ite.  Missalis  Widrici  inst.  plen. 

Ite.  missales  collectanei  duo.  Agenda  (2)  abbis  Rodulfl. 

Ite.  agenda.  Agenda  impfecta. 

Collectarius  fabricat.  Gollectarius  cottidian. 

CoUectarius  Stephani  epi. 

Textus  evangelii  fabricat  (?).  Ite.  text.  evangelii. 

Ite.  text.  evangelii  fabricatu  (?).  Ite,  evglm.  Ite.  evglm. 

Evglm  eu.  eplis  eottidiani.  Evglm  eu.  eplis  Odelardi. 

Evglm  eu.  eplis  Idesbaldi.  Evglm  eu.  eplis. 
Eplar.  duo.  Eplarius  cottidian. 

Antiphonarii  diurnales  duo  eottidiani. 

Antiphonarius  abbis.  Antiphonarius  metensis. 

Antiphonarius  Merzonis.  Antiphonarius  trevirens. 

Antiphonarius  Rieheri.  Antiphonarius  Ratbodon. 

Antiphonarius  Rogeri.  Antiphonarius  Geldulfl. 


écolâtre  de  Granfel,  que  les  auteurs  de  V Histoire  littéraire  de  la  France 
appellent  le  plus  habile  calculateur  des  temps  qu'ait  produit  le  dixième 
siècle  (t.  VI,  p.  397).  L'ouvrage  le  plus  célèbre  d'Helperic  est  un  traité 
de  la  supputation  des  temps,  surtout  par  rapport  au  calendrier^ecclé- 
siastique,  que  D.  Pez  a  publié  dans  son  Anecdotortim  thésaurus  novissi- 
mus  (t.  II,  pars  2,  pp.  181-222),  sous  ce  titre  :  HelpetHci  rnonachi 
Sancto^Galletisis,  ord,  S.  Bened.,  liber  de  computo  ecclesiastico, 

(1)  Nous  allons  voir  plusieurs  fois  figurer  des  noms  propres  à  la  suite 
des  missels,  des  antiphonaires,  etc.  Sont-ce  les  noms  des  copistes  ? 
Sont-ce,  au  contraire,  les  noms  des  religieux  qui  avaient  apporté  les 
manuscrits  au  monastère  pour  leur  usage  personnel?  Cette  dernière 
hypothèse  nous  semble  la  plus  probable. 

(2)  Voy.  ce  mot  dans  le  Glossarium  de  Ducange. 


Antiphonarius  Regiiieri  eu.  tropario. 
Antiphonarius  diurnal.  et  nocturn.  innot. 
AQtiph.  diurnal.  et  nocturau.  in  cboro. 
Antiph.  nocturn.  Antiph.  Nortbti  noct. 
Antiph.  noctumid.  cottidian. 
Antiph.  nocturn.  duo  impfecti. 
Troparii  duo  eu.  versib.  xi  troparu. 
Oômuiiis  liber  (1)  Hugonis.  Gomuais  Ub.  Benaoïii^. 
Gomunis  liber  ab  adventu  usq.  ad  Pasca. 
Comunes  libri  duo*  Giroulu.  anni  de  dorno  iaftrwbor. 
Lectionarius  in  natalibus  scor.  Imnarii  duo  novi.  IiBiuiriîu& 
eu.  agenda. 
Imntrius  Brnestonis.  Imnarii  très. 
Psalterîu.  tn:^a$»  Psalteriu.  glossatu. 
PsaUeriu  scottum.  Psalteriu.  duplex. 
Psalteriu.  novu.  Psalteriu.  vetestu. 


(1)  Le  livre  des  offices  communs. 


IV 


DE   LÀ   CERTITUDE 


DANS 


LES  1»RÉVISI0NS  POLITIQUES 


DE  LA  CERTITUDE 


DANS  LES  PRÉVISIONS  POLITIQUES 


DEUX   EXEMPLES  EMPRUNTÉS  A   L*illST01RE  NATIOI^ALE 


On  sait  que  Machiavel,  dans  ses  remarquables  discours 
sur  la  première  décade  de  Tite-Live ,  consacre  tout  un 
chapitre  à  prouver  que  les*  peuples  ont  toujours  eu  la  pres- 
cience des  glands  événements  qui  sont  venus  modifier  leurs 
destinées  politiques.  «  D*où  provient  ce  fait  étrange?  dit-il. 
»  Je  rignore;  mais  mille  exemples  anciens  et  modernes 
»  prouvent  qu'il  n'arrive  aucun  grand  changement  dans 
»  un  État  qui  n'ait  été  annoncé,  ou  par  des  devins,  des 
r>  révélations,  des  prodiges,  ou  par  des  signes  célestes.  »«  Il 
«  se  pourrait,  ajoule-t-il,  que  Tair,  d'après  l'opinion  de 
»  certains  philosophes,  fût  peuplé  d'intelligences  qui,  douées 
»  d'assez  de  lumières  pour  prédire  l'avenir,  et  touchées  de 
»  compassion  pour  les  hommes,  les  avertissent  de  se  mettre 
»  en  garde  contre  les  périls  qui  les  menacent.  Quoi  qu'il  en 
»  soit,  la  vérité  du  fait  existe...  (1).  » 

Le  fait  existe ,  en  effet  ;  mais ,  pour  en  avoir  l'explication 

ii)  Livre  W,  chap.  LXl. 


-     120     - 

rationnelle ,  il  u*est  aucunement  nécessaire  de  recourir  aux 
devins,  aux  révélations,  aux  prodiges,  ni  surtout  aux  intel- 
ligences supérieures  dont  un  philosophe  de  TAttique  avait 
peuplé  les  régions  sereines  de  Tatmosphère. 

Ainsi  que  Machiavel  lui-même  Ta  dit,  dans  une  autre  partie 
de  son  livre ,  «  toutes  les  choses  de  la  terre  sont  en  mouve- 
»  ment  perpétuel  et  ne  peuvent  demeurer  fixes  (1).  »  Quels 
que  soient  Torganisation  intérieure  ou  les  rapports  extérieurs 
d'un  État,  des  changements  variés  à  l'infini,  —  surtout  lors- 
qu'il s'agit  d'une  nation  peu  puissante,  —  sont  toujours  pos- 
sibles. L'esprit  humain  le  sait,  et,  avec  cette  noble  et 
incessante  activité  qui  est  l'une  de  ses  gloires,  il  s'occupe  à 
la  fois  des  projels,  des  sollicitudes  et  des  douleurs  du  pré- 
sent, des  périls  et  des  espérances  de  l'avenir.  Rien  n'ar- 
rête la  vigueur  de  son  essor  dans  le  champ  illimité  des  con- 
jectures. Les  plans  les  plus  divers,  les  conceptions  les  plus 
hardies,  les  combinaisons  les  plus  étranges  se  pressent, 
pour  ainsi  dire,  dans  l'intelligence  de  l'observateur  qui, 
apercevant  les  causes  des  événements,  cherche  à  entrevoir 
leurs  dernières  conséquences  dans  les  lueurs  mystérieuses 
du  «  siècle  futur.  » 

Qu'on  attribue  à  cet  observateur  une  connaissance  appro- 
fondie de  l'histoire  ;  qu'on  lui  suppose  l'habitude  de  méditer 
cette  grande  loi  de  la  responsabilité  des  antécédents,  qui  se 
manifeste  aussi  bien  dans  la  longue  vie  des  peuples  que 
dans  Texistence  passagère  des  individus  ;  qu'on  le  doue  de 
cette  sagacité  supérieure  qui  saisit  aisément  les  mobiles 
cachés  des  actions  humaines,  qui  sait  démêler  les  événe- 
ments dans  leurs  causes,  leur  enchaînement  et  leurs  consé- 
quences ;  qu'on  le  gratifie  enfui  d'une  imagination  plus  ou 

(i)  Livr.  1«',  chap.  VI. 


ffloius  vigoureuse,  et  tout  motif  de  surprise  disparaîtra  si, 
parmi  les  mille  conjonctures  qui  peuvent  se  présenter,  on 
le  voit  annoncer  comme  inévitables  des  faits  qui  viennent, 
en  réalité,  se  manifester  dans  une  période  déterminée. 

Du  reste,  quelle  que  soit  l'explication  à  laquelle  on  s'ar- 
rête, Machiavel  avait  incontestablement  raison  quand  il 
affirmait  que ,  depuis  Forigine  des  temps  historiques  jusqu'à 
répoque  où  il  vivait,  on  avait  toujours  rencontré  des  hommes 
possédant  la  prescience  des  bouleversements  politiques  qui 
devaient  atteindre  leur  patrie. 

Des  recherches  assez  étendues  nous  permettent  d'affirmer 
à  notre  tour  que ,  depuis  la  mort  du  rude  auteur  du  Prince 
jusqu'au  milieu  du  siècle  actuel,  les  mêmes  pressenti- 
ments ont  toujours  précédé  tous  les  faits  offrant  une  im- 
portance de  premier  ordre.  Qu'il  nous  soit  permis  de  déta- 
cher aujourd'hui  de  ces  recherches,  encore  incomplètes, 
une  page  relatant  deux  exemples  empruntés  aux  annales 
de  la  Belgique.  Il  ne  s'agit  pas  ici  de  satisfaire  une  futile  et 
vaine  curiosité.  S'il  est  vrai  que  l'étude  attentive  des  événe- 
ments et  des  luttes  du  passé,  des  besoins  et  des  passions 
du  présent,  a  très-souvent  conduit  à  la  connaissance  anti- 
cipée de  l'avenir,  l'histoire  devra,  plus  que  jamais,  être 
envisagée  comme  le  fanal  conducteur  des  gouvernements  et 
des  peuples. 

Personne  n'ignore  les  destinées  que  les  vainqueurs  de 
Napoléon  P',  dans  l'ivresse  d'une  victoire  longtemps  ines- 
pérée, assignèrent  à  notre  patrie ,  par  le  traité  définitif  du 
31  mai  1815. 

La  Belgique  et  la  Hollande  furent  réunies  sous  le  sceptre 
de  la  maison  d'Orange-Nassau.  On  y  ajouta  la  principauté 
de  Liège ,  jadis  partie  intégrante  de  l'empire  d'Allemagne  ; 
mais,  par  contre,  on  nous  enleva  le  Luxembourg,  poui* 


—     122     ^ 

en  faire  un  grand-duché  de  la  confédération  germanique. 

Or,  la  génération  actuelle  ne  sait  pas  que  cette  grande 
combinaison  politique,  qui  inspirait  tant  d'orgueil  au  vicomte 
Castlereagh,  avait  été  annoncée  et,  pour  ainsi  dire,  décrite, 
au  moins  pour  tous  ses  détails  essentiels,  dans  un  ouvrage 
anonyme  publié  en  1789  et  1790  (1). 

L'auteur  de  ce  livre  bizarre  propose  nettement  la  fonda- 
tion d'une  République  belgique,  composée  des  provinces  hol- 
landaises et  belges,  réunies  sous  le  gouvernement  des 
chefs  de  la  famille  du  Taciturne,  lesquels,  dit-il,  «  par 
»  leur  modération  personnelle,  assureront  la  tranquillité 
»  intérieure,  tandis  que  leurs  grandes  et  nombreuses 
»  alliances  procureront  au  dehors  de  puissants  amis.  »  II 
veut  que  la  principauté  de  Liège  soit  incorporée^  aux  Pays- 
Bas  méridionaux ,  ce  dans  lesquels  elle  se  trouve  tout  à  fait 
»  enclavée,  au  grand  détriment  de  son  commerce  et  de  son 
»  industrie.  »  Il  assigne  le  Luxembourg  à  l'Allemagne ,  en 
compensation  du  dommage  que  des  traités  conclus  sur  ces 
bases  causeraient  au  cercle  de  Westphalie  par  la  perte  du 
territoire  liégeois.  Il  demande,  en  un  mot,  la  formation 
du  royaume  des  Pays-Bas,  avec  les  éléments,  les  fron- 
tières et  la  dynastie  que  lui  assignèrent,  vingt-cinq  années 


(1)  La  République  belgique,  Rome,  chez  les  frères  Gracques,  impri- 
meurs de  la  liberté  et  libraires  de  la  république,  3  vol.  in-8, 1789-1790. 
—  Une  lettre  placée  à  la  fin  du  premier  volume  permet  de  supposer  que 
l'ouvrage  a  été  imprimé  à  Gand,  et  d'autres  indications  tendent  à  faire 
croire  que  l'auteur  était  d'origine  française.  La  publication  a  eu  lieu  par 
livraisons,  et  un  avertissement  de  l'éditeur,  qui  termine  le  troisième 
volume,  constate  que,  malgré  tous  ses  efforts,  il  n'avait  trouvé  qu'un 
très-petit  nombre  d'abonnés.  Selon  le  rédacteur  de  VEspfnt  des  ga- 
zettes, l'auteur  était  un  ministre  protestant,  moine  défroqué,  du  nom 
de  Briatte.  (.\n.  1790,  t.  I,  p.  222). 


après,  les  traités  de  Paris,  de  Londres  et  de  Vienne  (1). 

Mais  il  ne  se  contente  pas  d'émettre  un  vœu  :  il  indique 
lés  motifs  qui,  tôt  ou  tard,  devront  Taire  accueillir  ses  plans 
par  les  arbitres  de  l'Europe.  Il  se  prévaut  de  la  configuration 
géographique  du  sol ,  ainsi  que  de  la  communauté  d'origine 
et  de  mœurs ,  qui  militent  en  faveur  de  la  réunion  de  tous 
les  habitants  des  Pays-Bas  sous  une  administration  com- 
mune. Il  fait  valoir  l'intérêt  évident  de  l'Angleterre,  de  la 
Prusse  et  de  l'Empire ,  à  voir  s'élever,  au  nord  de  la  France, 
un  État  assez  puissant  pour  défendre  sa  propre  nationalité , 
sans  posséder  assez  de  forces  pour  inspirer  des  inquiétudes 
h  ses  voisins.  Il  fait  luire  aux  yeux  de  toutes  les  puissances 
les  avantages  d'un  repos  solide  et  durable ,  amené  par 
l'extinction  d'une  source  intarissable  de  guerres  ruineuses. 
S'adressant  à  la  France  elle-même,  il  l'engage  à  chercher 
désormais  sa  gloire  dans  le  développement  de  ses  ressources 
intérieures,  en  se  débarrassant  d'un  éternel  sujet  de  conflits 
et  de  batailles  (2). 

Ne  pouvant  aborder  ici  des  détails  qui  nous  conduiraient 
trop  loin ,  nous  nous  contenterons  de  transcrire  deux  pas- 
sages où  l'auteur  répond  h  des  objections  qu'il  place  sur  les 
lèvres  de  quelques  Hollandais  récalcitrants,  et  où  il  cherche 


(1)  Voy.  la  Dédicace  aiw  êtatu  généi'aïu.',  placée  à  la  tète  du  prcsinier 
volume,  surtout  les  pages  xxxvi  à  xli.  11  est  vrai  que,  pour  le  Luxem- 
bourg, les  idées  de  Fauteur  anonyme  n'étaient  pas  entièrement  arrêtées. 
Tout  en  proposant  de  réunir  cette  province  à  l'Allemagne,  il  dit,  en 
passant  (page  xix),  qu'elle  pourrait  aussi  être  cédée,  au  besoin,  à  la 
France,  si  celle-ci  voulait  rendre  en  échange  les  parties  du  Hainaut  et 
de  TÂrtois  détachées  de  la  Belgique;  éventualité  qu'il  regarde,  du 
reste,  comme  très-peu  probable. 

(2)  Voy.,  outre  la  Dédicace  déjà  citée,  t.  l",  pp.  3,  4,  132,  133,  184  à 
195;  t.  II,  pp.  XLiu  à  Lxxii  du  Dialogue  placé  à  la  tète  du  volume,  puis 
les  pp.  188  et  sutv.,  300  et  suiv.;  t.  IlL  pp.  264  et  suiv. 


à  rappeler  ceux-ci  à  la  modération  et  à  la  raison  :  «...  Les 
»  Belges,  »  dit-il,  «  placés  comme  vous  sur  TOcéan,  se  livre- 
»  ront  un  jour  au  négoce,  avec  d'autant  plus  de  succès  qu'ils 
»  ont  sur  vous  l'avantage  de  productions  territoriales  en 
»  abondance.  Voyant  rouler  dans  le  sein  de  leurs  provinces 
»  les  flots  de  l'Escaut,  ils  vous  forceront  d'en  ouvrir  l'em* 
»  bouchure....  Ils  vous  demanderont  la  i*estitution  des  por- 
»  tions  de  la  Flandre  et  du  Brabant  que  vos  ancêtres  ont 
»  conquises  sur  les  Espagnols.  Ils  voudront  ravoir  Maes- 
»  tricht,  le  pays  de  Yroenhove,  les  pays  d'outre-Meuse» 
»  Venloo,  Stevensweert,...,  Huist,  Yzendyck,  Sas-de-Gand 
»  et  leurs  dépendances  (1).  »  Ne  croirait-on  pas  lire  l'ana- 
lyse dès  nombreuses  dépêches  que  nos  agents  diplomatiques 
adressèrent,  en  1831  et  en  1833,  aux  plénipotentiaires  des 
cinq  puissances  réunis  en  Conférence  à  Londres  ? 

Complètement  inféodé  à  son  système  politique,  fauteur 
ne  se  borne  pas  même  à  en  présenter  la  réalisation  comme 
probable.  A  ses  yeux,  la  réunion  de  la  Belgique  et  de  la 
Hollande  est  tellement  inévitable  dans  un  avenir  plus  ou 
moins  prochain,  qu'il  ne  craint  pas  de  dédier  son  œuvre 
aux  membres  des  futurs  états  généraux  des  Pays-Bas  unis, 
rapréseutant  à  la  fois  les  provinces  septentrionales  et  les 
provinces  méridionales.  «  Quoique ,  dit-il ,  vos  Hautes  et 
»  Souveraines  Puissances  ne  soient  pas  encore  sensibles 
»  aux  yeux  du  public ,  par  la  réunion ,  en  assemblée  géné- 
»  raie,  des  différents  Ëtats  des  provinces  qui  doivent  bientôt 
»  former  votre  auguste  corps ,  Elles  eœistefit  cependant  déjà 
»  par  ks  arrêts  du  destin  et  dans  les  vœux  des  natimis  belge  et 
)»  batave,..  Je  me  félicite.  Hauts  et  Puissants  Seigneurs,  de 


(i)  Tome  1*',  pp.  ISSet  189, 


3>  VOUS  avoir,  le  premier,  salués  par  un  nom  et  des  titres 
»  que  les  gens  de  bien  vous  décernent  dans  leur  cœur, 
»  et  qtte  Tunivers  ratifiera  dans  peu  par  ses  appkuidtsse- 
»  aeols  {1).  D 

Il  célèbre  par  anticipation  le  bonheur  et  la  richesse  des 
générations  qui  vivront  sous  ce  nouveau  régime  :  «  Dans 
»  "Cette  superbe  enceinte  (des  Pays-Bas),  s'écrie-t-il,  que 
»  d'heureuses  et  fécondes  communications  seront  ouvertes 
»  aux  denrées,  aux  marchandises,  aux  richesses,  et  par  Ib 
»  mime  au  bonheur  de  six  millions  d'hommes  libres  !  Je 
»  vois  l'industrie  se  développer  sans  gènes,  sans  obstacles, 
»  avec  énergie,  à  l'ombre  de  la  paix  ;  je  vois  le  commerce 
»  reprendre  une  nouvelle  activité,  circuler  librement,  porter 
»  en  tous  lieux  l'abondance  et  la  prospérité!  Gomme  les 
»  vues  rétrécies  disparaissent  avec  les  lumières  de  la  raison  ! 
s>  Comme  les  institutions  religieuses  et  sociales  se  perfec- 
»  tionnent  (2)  !  »  11  prend  pour  frontispice  du  premier  vo- 
lume le  lion  national,  entouré  des  écussons  de  toutes  nos 
provinces  jadis  soumises  à  la  maison  de  Bourgogne  ;  il  ne 
laisse  de  côté  que  l'écusson  du  Luxembourg,  parce  que  ce 
pays  doit  passer  à  rAUemagne.  Poursuivant  la  même  idée 
sous  une  autre  forme,  il  place,  au  commencement  du  troi- 
sième volume,  une  vignette  représentant  les  Pays-Bas  sous 
les  traits  d'une  nymphe,  armée  de  la  pique  symbolique  et 
montrant  le  chapeau  de  la  liberté  au  milieu  des  branches 
d'un  oranger  chargé  de  fVuits,  avec  la  devise  Je  maintieii- 
drai  :  emblème  expressif  qui  fait  songer  à  quelques  vers 


(1)  Dédicace  déjà  citée,  pp.  ii  fit  XLV. 
(2>  Jbld.,  p,  xxxiK. 


—     126     - 

du  brave  et  malheureux  Jeiineval,  glorieusement  tombé  à 
Berchem,  à  côté  de  Frédéric  de  Mérode  (1). 

On  avouera  qu'il  serait  difficile  d'annoncer  les  événements 
futurs  avec  plus  de  précision  et  d'exactitude.  Si  le  livre 
est  rempli  d'illusions  au  sujet  de  la  durée  et  des  consé- 
quences de  la  réunion  de  toutes  les  provinces  des  Pays- 
Bas,  on  n'en  doit  pas  moins  admettre  que  l'une  des  créa- 
tions les  plus  importantes  des  diplomates  de  181S  se 
trouve  anticipativement  décrite  dans  son  ensemble  et  dans 
ses  détails.  La  forme  seule  du  pouvoir  destiné  à  la  famille 
d'Orange-Nassau  a  échappé  aux  prévisions  de  l'auteur  de 
la  République  belgique.  Il  n'a  pas  su  que  la  couronne  royale 
brillerait  un  jour  au  front  des  héritiers  du  Taciturne,  devenus 
les  souverains  des  Pays-Bas  reconstitués  (2). 

Voici  un  second  exemple,  qui  se  trouve  également  en 
rapport  direct  avec  l'histoire  de  notre  patrie. 


(1)  Qui  ne  connaît  les  vers  de  la  Brabançonne  que  chantaient  nos 
volontaires,  après  les  glorieux  combats  du  Parc  ? 

Maintenant  purs  de  cette  fange 
Qui  flétrissait  notre  cité, 
Amis,  il  faut  greffer  l'orange 
Sur  rarbre  de  la  liberté  ! 

(2)  Comme  la  plupart  des  hommes  à  système,  Fauteur  de  la  Répu^ 
bliqiie  belgique  avait  quelques  idées  très-bizarres.  Ainsi,  par  exemple, 
proposant  de  diviser  les  Pays-Bas  en  XIII  provinces,  il  se  livre  à  une 
longue  et  ridicule  dissertation  pour  prouver  que  le  nombre  treize,  mal- 
gré les  préjugés  populaires,  renferme  un  heureux  présage  {Dédicace, 
pp  XI,  XXV,  XXVII  et  suiv.).  Ainsi  encore,  il  se  permet  une  plaisanterie 
de  très-mauvais  goût,  en  proposant  de  faire  du  pape  le  souverain  des 
Belges,  si  ceux-ci  ne  veulent  pas  s'unir  aux  HoUandais  {Dédicace, 
p.  xxix).  Ainsi  enfln,  les  Belges,  loués  et  exaltés  dans  les  premières 
livraisons,  sont  souvent  méconnus  et  même  insultés  dans  les  livraisons 
suivantes,  parce  qu'ils  n'accueiUent  pas  avec  empressement  les  plans 
de  l'auteur.  —  Mais  ime  qualité  qu'on  ne  peut  lui  refuser,  malgré  ses 
bizarreries,  c'est  une  grande  pénétration  jointe  à  une  connaissance 
approfondie  de  l'histoire  moderne. 


—     127     - 

Le  9  vendémiaire  an  IV,  la  Convention  décréta  la  réunion 
de  la  Belgique  à  la  France.  Le  12  juillet  1806,  Tantique 
empire  germanique  s'écroula  pour  céder  la  place  à  une  con- 
fédération vassale  de  Napoléon  I""'.  Le  9  juillet  1810,  la  Hol- 
lande, subissant  le  sort  de  nos  provinces,  fut  à  son  tour 
placée  sous  la  domination  du  vainqueur  de  l'Europe. 

Or,  en  1738,  parut  à  Londres  une  brochure  extrêmement 
remarquable  qui,  la  même  année,  fut  traduite  en  langue 
hollandaise  et  imprimée  à  Amsterdam.  L'auteur  a  eu  soin 
de  cacher  son  nom  ;  mais  la  profondeur  de  ses  vues,  l'élé- 
vation de  ses  jugements,  l'étendue  et  la  solidité  de  son  éru- 
dition diplomatique  permettent  de  lui  donner,  sans  aucune 
exagération,  le  titre  d'homme  d'Etat  (1). 

Cette  brochure  annonce  que,  si  l'Angleterre  n'a  pas  soin 
de  se  procurer  et  d'entretenir  une  armée  respectable,  elle 
aura  la  douleur  de  voir  surgir,  au  bout  d'un  certain  nombre 
d'années,  trois  événements  on  ne  peut  plus  désavantageux 
à  ses  intérêts  et  à  son  influence  :  d'abord,  l'incorporation 
des  Pays-Bas  autrichiens  au  territoire  français;  ensuite,  la 
défaite  radicale  de  l'empereur  d'Allemagne,  par  des  armées 
parties  des  bords  de  la  Seine  ;  enfin,  l'anéantissement  de  la 
nationalité  hollandaise,  disparaissant,  elle  aussi,  dans  une 
monarchie  formidable  déjà  rêvée  par  Louis  XIV. 

Évitant  avec  soin  les  bizarreries  de  mauvais  goût  qui 
déparent  plus  d'une  page  des  trois  volumes  de  la  République 
belgique,  l'auteur  anglais  marche  droit  à  son  but  et  com- 


(!)  Je  ne  possède  que  la  traduction  qui  a  paru  à  Amsterdam,  chez 
J.  Loveringh,  en  1738  (in-12),  sous  ce  titre  :  Aantrierkingeti  m^er  de 
grootheit  en  wcmrschijnelijke  nadering  van  het  gevaar  dat  de  oostenrijk^ 
iichc  Nederlanden  in  handen  van  VrankrijkiHartfallen  zxdlen.  Quelques 
notes  placées  au  bas  des  pages  prouvent  que  le  traducteur  lui-même 
était  très  au  courant  des  événements  de  son  temps. 


-     428     - 

mence  par  prouver  que  le  Système  de  barrière,  si  pompeu- 
sement proclamé  dans  le  traité  d*Utrecht  (1715),  ne  sera  pas 
longtemps  une  défense  sérieuse  contre  l'ambition  et  les 
forces  chaque  jour  croissantes  de  la  France.  Il  établit»  en 
deuxième  lieu,  que  l'empereur  d'Allemagne,  une  fois  en  con- 
tact avec  les  Français  sur  les  rives  du  Rhin,  n'aura  pas  assez  de 
puissance  pour  fixer  la  victoire  sous  son  étendard  gothique  ; 
de  sorte  qu'il  marchera  au-devant  d'une  défaite  inévitable,  à 
moins  que  —  éventualité  que  l'auteur  considère  également 
comme  possible  —  il  ne  préfère  céder  de  bonne  grâce,  en 
se  ménageant  une  compensation  aux  dépens  de  la  Turquie. 
Le  publiciste  complète  sa  tâche  en  démontrant  que  la  France, 
maîtresse  de  la  Belgique  et  de  quelques  districts  voisins,  ne 
tardera  pas  à  s'emparer  des  provinces  hollandaises.  Il  con- 
clut en  disant  que,  si  les  Anglais  ne  veulent  pas  voir  anéantir 
leur  influence,  troubler  leur  commerce  et  menacer  leur 
indépendance  elle-même,  ils  doivent  maintenir  leurs  forces 
à  la  hauteur  de  celles  de  leurs  ambitieux  voisins  d'Outre- 
Manche.  Il  les  engage  à  prévenir  et  à  empêcher  ainsi  des 
conquêtes  qui,  plus  tard,  pourraient  être  très-diflicilement 
arrachées  aux  vainqueurs  (1). 

Voilà  donc  mcore  des  événements  mémorables,  annoncés 
plus  d'un  demi-siècle  avant  leur  accomplissement.  L'auteur 
ne  s'est  trompé  que  sur  un  seul  point  :  il  redoutait  comme 
prochains  des  bouleversements  politiques  qui  ne  devaient 
arriver  que  dans  les  premières  années  du  siècle  suivant. 

Qu'on  le  remarque  bien  :  nous  ne  voulons,  en  aucune 


(i)  Voyez  surtout  les  pages  4, 7,  8, 10, 33  à  39, 40  à  43,  49,  52  et  58.  H 
règne  un  peu  de  vague  dans  ce  que  l'auteur  dit  de  Tempire  germanique; 
mais,  par  contre,  il  s'exprime  on  ne  peut  plus  nettement  sur  le  sort  de 
la  Belgique  et  de  la  Hollande. 


-     129     - 

manière,  placer  le  problème  sur  le  terrain  du  merveilleux  ; 
nous  n'avons  pas  un  seul  instant  songé  à  la  manifestation 
d'un  esprit  prophétique  quelconque.  Notre  seul  but  consiste 
ù  prouver  que  l'histoire,  sérieusement  étudiée,  peut  conduire 
à  des  résultats  qui,  au  premier  abord,  semblent  présenter 
un  caractère  tout  h  fait  extraordinaire. 

En  effet,  quand  on  examine  avec  attention  les  idées,  les 
connaissances  et  les  aspirations  répandues  parmi  les  con- 
temporains des  deux  auteurs  dont  nous  avons  signalé  les 
écrits,  il  ne  faut  pas  de  grands  efforts  pour  comprendre 
comment  ils  sont  parvenus  à  prédire,  avec  une  remarquable 
exactitude,  des  événements  destinés  à  s'accomplir  longtemps 
après  la  publication  de  leurs  livres. 

Lorsque  l'auteur  de  la  République  belgique  propose  Tad- 
jonction  de  la  principauté  de  Liège  aux  Pays-Bas  autri- 
chiens, il  n'émet  pas  une  idée  entièrement  nouvelle;  car, 
déjà  en  1789,  Van  der  Noot,  encore  incertain  du  succès, 
avait  fait  dans  ce  sens  des  ouvertures  sérieuses  aux  patriotes 
liégeois  soulevés  contre  le  prince-évêque  Hoensbroech  (1). 
Or  cette  idée  étant  donnée,  un  écrivain,  tenant  la  plume  en 
1790,  devait  nécessairement  chercher  ailleurs  une  compen- 
sation pour  l'empire  germanique  ;  et  alors  le  Luxembourg, 
par  sa  position  à  l'extrémité  du  pays,  par  la  langue  que 
parlaient  ses  habitants,  et  surtout  par  le  voisinage  des  pro- 
vinces rhénanes,  ne  pouvait  rester  en  dehors  de  son  plan  (2). 
Le  projet  de  réunir  la  Belgique  et  la  Hollande  pouvait,  plus 


(1)  Borgnet.  Hist,  des  Belges  à  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  2*  édit., 
l.  !•'%  p.  !2i5.  L'année  suivante,  ces  négociations  furent  sérieusement 
reprises  par  Van  Eupen  {îbid.,  pp.  2G2  et  suiv.). 

(2)  Cette  idée  devait  lui  sourire  d'autant  plus  qu'il  y  voyait  un  moyen 
d'indemniser  le  prince-évéque  de  Liège,  en  l'envoyant  à  Luxembourg 
iVoy.  t.  \^%  Dédicace,  p.  37). 

.9 


-     450     - 

facilement  encore,  se  présenter  à  TînteHigence  d'un  homme 
tant  soit  peu  éclairé.  Pour  y  arriver,  il  suffisait  de  jeter  un 
coup  d'œil  sur  les  tristes  conséquences  que  la  rupture  de 
leurs  liens  politiques  avait  produites,  pour  Tune  comme 
pour  l'autre,  dans  le  cours  du  dix-huitième  siècle.  D'ail- 
leurs, ici  même,  l'auteur  de  la  République  belgique  ne  se 
trouvait  pas  sur  un  terrain  tout  à  fait  nouveau.  Au  milieu 
des  péripéties  de  la  révolution  brabançonne,  le  projet  de 
rétablir  les  rapports  qu'une  politique  antinationale  avait 
brisés,  trois  siècles  auparavant,  s'était  présenté  à  l'imagi- 
nation de  plus  d'un  patriote.  Ce  projet,  sous  une  forme 
plus  ou  moins  précise,  avait  si  bien  existé  qu'on  le  vit  repa- 
raître au  sein  de  la  Convention  nationale  de  France,  lorsque 
celle-ci  dut  s'occuper  de  la  fixation  du  sort  de  nos  pro- 
vinces (1). 

Les  données  les  plus  précises  ne  manquaient  pas  davan- 
tage à  l'auteur  de  la  brochure  anglaise.  Aussi  ce  dernier,  à 
tous  égards  bien  supérieur  à  l'auteur  de  la  République  bel- 
gique, énumère-t-il,  pour  ainsi  dire  page  par  page,  les  faits 
qui  servent  de  fondement  à  toutes  ses  prévisions.  Il  n'a  pas 
de  peine  à  prouver  que,  depuis  deux  siècles,  la  conquête 
des  provinces  belges  était  le  projet  que  la  politique  française 
poursuivait  avec  le  plus  de  zèle  et  de  persévérance.  Il  rap- 
pelle les  vœux  hautement  manifestés  par  Henri  IV  et  par 
Louis  XIII,  les  actes  significatifs  accomplis  par  Louis  XIV, 
les  intrigues  adroites  et  infatigables  de  Mazarin  et  de  Riche- 


(1)  Voy.  Borgnet,  Ibid.,  1. 1*"^.  p.  192.—  Le  8  vendémiaire  an  IV,  quel- 
ques membres  de  la  Convention  en  firent  la  proposition  formelle.  (Bor- 
gnet, Ibid.,  t.  Il,  p.  357.)  Il  est  question  du  même  projet  dans  les  rap- 
ports officiels  des  agents  belges  que  le  Congrès  de  1790  avait  envoyés  à 
la  Haye.  (Gachard,  Doc.  polit,  et  diplom.  sur  la  réttolution  belge  rf<»  i700, 
p.  410.) 


lieu.  Il  cite  les  projets  d'échange  ou  de  partage  surgissant 
chaque  fois  que  le  recours  à  la  violence  rencontrait  trop 
d'obstacles.  Il  combat  la  fausse  sécurité  de  ceux  qui  s'ima- 
ginaient que  la  France,  guérie  de  son  ambition  trois  fois 
séculaire,  allait  désormais  respecter  les  barrières  impuis- 
santes dressées  par  le  traité  d'Utrecbt.  Il  dévoile  la  faiblesse 
chaque  jour  plus  apparente  de  l'Empire,  faiblesse  telle  que, 
dans  les  dernières  guerres,  son  chef  n'avait  pu  lutter  qu'à 
l'aide  de  secours  fournis  par  les  troupes  étrangères.  Il  mon- 
tre les  nombreux  symptômes  qui  révélaient  l'accroissement 
incessant  des  forces  de  la  monarchie  française,  au  point 
que  déjà  elle  se  trouvait  en  mesure  de  mettre  deux  cent 
mille  soldats  en  ligne  de  bataille.  En  un  mot,  c'est  en  s'ap- 
puyant  sur  des  observations  précises,  sur  des  faits  mani- 
festes, sur  des  précédents  irrécusables,  qu'il  annonce  les 
trois  événements  que  nous  avons  déjà  signalés. 

Mais  si  le  merveilleux  ne  trouve  point  de  place  dans  ces 
prédictions  si  exactement  accomplies,  celles-ci  —  auxquelles 
nous  pourrions  en  ajouter  une  foule  d'autres  —  n'en  sont 
pas  moins,  ainsi  que  nous  l'avons  dit  en  commençant,  une 
puissante  et  nouvelle  démonstration  des  avantages  de  toute 
nature  que  présente  l'étude  approfondie  de  l'histoire. 

Qu'on  n'objecte  pas  que,  si  quelques  publicistes  sont  par- 
venus à  prédire  les  destinées  futures  de  leur  patrie,  on 
trouve,  à  côté  d'eux,  une  multitude  d'historiens  émettant  et 
prônant  d'innombrables  prévisions  toujours  démenties  par 
des  faits  postérieurs.  Par  cela  seul  que  l'étude  attentive  des 
causes  a  très-souvent  conduit  à  la  connaissance  anticipée 
de  leurs  conséquences,  nous  avons  la  preuve  que  des  re- 
cherches sérieuses,  habilement  dirigées  vers  ce  but,  peuvent 
donner  à  l'homme  d'État  des  lumières  qu'il  chercherait  vai- 
nement ailleurs.  Du  reste,  pour  notre  part,  nous  commen- 


-     452     - 

çons  à  croire  qu'il  existe  ici  un  phénomène  analogue  à  celui 
que  le  savant  secrétaire  perpétuel  de  FAcadémie  royale  de 
Belgique  a  si  bien  mis  en  évidence,  dans  ses  belles  recher- 
ches sur  les  lois  qui  président  au  développement  de  la 
population.  Les  causes  étant  données,  la  liberté  indivi- 
duelle, quand  il  s'agit  d'arriver  à  des  résultats  généraux, 
ne  remplit  pas,  peut-être,  un  rôle  aussi  important  qu'on 
le  pense  d'ordinaire  Or,  s'il  en  est  ainsi,  la  détermination 
au  moins  approximative  des  résultats  politiques  deviendra 
chaque  jour  plus  facile,  à  meëure  que  l'humanité,  s'avançant 
dans  les  larges  voies  tracées  par  le  Créateur,  fournira  de 
nouveaux  faits  et,  par  suite,  de  nouveaux  points  de  com- 
paraison aux  guides  de  ses  destinées  et  aux  rédacteurs  de 
ses  annales. 


V 


DU  ROLE  DE  L'UTOPIE 


DANS 


L'HISTOIRE  DE  LA  PHILOSOPHIE  POLITIQUE 


DU  ROLE  DE  L'UTOPIE 


DANS 


L'HISTOIRE  DE  LA  PHILOSOPHIE  POLITIQUE 
—  JAMES  HARRINGTON  (1)  — 


Quels  que  soient  les  temps  et  les  lieux,  aussitôt  qu*une 
école  politique  apparaît  avec  plus  ou  moins  d'éclat,  un  fait 
étrange  ne  manque  jamais  de  se  produire.  A  côté  des  publi- 
cistes  qui  déterminent  les  lois  et  fixent  les  principes  destinés 
à  présider  au  gouvernement  des  peuples,  on  voit  toujours 
surgir  une  phalange  d'esprits  aventureux  qui,  répudiant 
toutes  les  traditions  et  bravant  tous  les  obstacles,  s'élancent 
avec  ardeur  au  delà  des  limites  étroites  de  la  réalité.  Pre- 
nant pour  point  de  départ  l'une  ou  l'autre  doctrine  sociale 
accueillie  par  leurs  contemporains,  ils  en  méconnaissent  la 
source  et  en  dénaturent  le  but,  pour  aller  aboutir  à  des 
systèmes  chimériques,  à  des  cités  idéales,  où  leur  ima- 
gination ardente  ne  rencontre  aucun  de  ces  nombreux  obsta- 
cles qui  découragent  le  philosophe  et  l'homme  d'Etat,  aucune 
des  nécessités  parfois  si  tristes  de  l'existence  humaine. 
Depuis  le  siècle  brillant  de  Périclès  jusqu'à  l'époque  ora- 


<l)  Extrait  du  T.  XV  (1803)  des  Bulletins  de  VAcadémic  voyais  de 


-     150     - 

geuse  où  nous  vivons,  les  utopies  sociales  n*ont  jamais  Tait 
défaut. 

Quelle  place  doit-on  assigner  à  ces  utopies  dans  Thisloire 
de  la  philosophie  politique?  Faut-il  les  reléguer  dédaigneu- 
sement parmi  les  rêves  indignes  d'attirer  l'attention  des 
hommes  éclairés?  Nous  ne  le  pensons  pas.  Dans  tous  les 
siècles  et  à  tous  les  degrés  de  civilisation,  il  existe  au  sein 
des  masses  une  haine  permanente  et,  pour  ainsi  dire,  in- 
stinctive contre  les  inévitables  inégalités  de  la  vie  sociale. 
Réduite,  en  temps  ordinaire,  à  une  sorte  de  mécontentement 
sourd  et  contenu,  qui  ne  s'oppose  en  rien  au  jeu  régulier 
des  rouages  politiques,  cette  aversion  jalouse  prend  un  tout 
autre  caractère  quand  le  souffle  des  révolutions  vient  surex- 
citer les  convoitises  qui  fermentent  dans  les  couches  infé- 
rieures. Alors  elle  se  manifeste  avec  une  énergie  redouta- 
ble ;  elle  met  les  armes  ou  la  torche  aux  mains  du  prolétaire, 
et  bien  souvent  elle  compromet  le  repos,  le  bonheur  et  la 
puissance  d'un  grand  peuple.  Or,  s'il  en  est  ainsi,  —  et  qui 
oserait  le  nier  après  les  catastrophes  dont  nous  avons  été 
les  témoins?  —  un  intérêt  historique  très-élçvé  s'attache 
incontestablement  à  toutes  les  formes  sous  lesquelles  celte 
tendance  incessante  vers  l'égalité  des  conditions  et  des 
droits  s'est  manifestée  dans  les  siècles  passés.  Cela  est  vrai 
surtout,  lorsque,  dans  la  recherche  et  dans  l'étude  de  ces 
formes,  on  rencontre  l'œuvre  d'un  homme  d'intelligence  et 
de  cœur  qui,  trop  pacifique  pour  recourir  à  la  violence,  trop 
éclairé  pour  vouloir  descendre  jusqu'au  nivellement  absolu, 
mais  en  même  temps  trop  enthousiaste  pour  apercevoir  les 
choses  sous  leur  véritable  jour,  est  allé  chercher,  dans  le 
domaine  illimité  des  théories,  les  conséquences  dernières 
des  doctrines  et  des  problèmes  qui  passionnaient  ses  con- 
temporains. 


-     157     - 

Cest  ea  nous  plaçant  à  ce  point  de  vue  que  nous  procéde- 
rons a  Tappréciation  de  la  République  dVceana  de  James 
Uarrington,  livre  singulier,  plein  d'obscurités  et  d'incohé- 
rences, qu'on  a  très-souvent  cité,  mais  qui  n'a  jamais  été 
suffisamment  analysé  par  les  publicistes  du  continent. 

Au  dire  de  Montesquieu,  Harrington  a  eu  la  gloire  de  dé- 
terminer le  plus  haut  point  de  liberté  où  la  constitution  d'un 
État  puisse  être  portée  (1).  Suivant  David  Hume,  la  Répu- 
blique de  Platon  et  YUtopie  de  Morus  ne  renferment  que  des 
rêves,  tandis  que  YOceana  contient  le  seul  plan  de  république 
démocratique  vraiment  digne  d'attention  qui  ait  jamais  été 
publié  (2).  A  entendre  le  chevalier  de  Jaucourt,  YOceana  est 
une  conception  politique  pleine  d'invention  et  de  génie,  et  le 
nom  seul  de  Harrington  sera  éternellement  le  plus  beau 
litre  de  gloire  du  comté  de  Rutland,  où  il  a  vu  le  jour  (3). 
Selon  les  prévisions  de  John  Tollaiid,  le  nom  de  l'auteur  de 
la  République  d'Oceana  est  destiné  à  vivre  aussi  longtemps 
que  l'amour  de  la  science  et  de  la  liberté  subsisteront  en 
Angleten^e  (4).  Renchérissant  encore  sur  cette  appréciation 
flatteuse,  John  Adams  affirme  que  les  découvertes  politiques 
de  Harrington  peuvent  être  comparées  à  celles  de  la  circu- 
lation du  sang  dans  la  sphère  de  la  médecine,  à  celle  de  l'im- 
primerie dans  le  domaine  des  lettres  (S). 


(1)  Esprit  des  loin,  liv.  X.I,  chap.  Vil,  Il  lui  reproche  cepondaul  d'avoir 
bâti  Chalccdoinc  ayant  le  rivage  de  Byzance  sous  les  yeux ,  parce  que 
tous  les  germes  d  une  liberté  raisonnable  se  trouvaient  déposés  dans 
les  inslitntions  politiques  de  l'Angleterre. 

(2)  Discmirs  poliliquem,  XVI II.  Idé'ie  d'unt*  république  parfaite.  {Disc. 
pol,,  t.  Il,  p.  :m;  Paris,  175i). 

(3)  Kne]fclo})édie  de  Diderot,  v»  Rutland. 

(4)  Life  of  Harriny ton,  placée  en  tête  de  l'édition  de  ses  œuvres 
citée  ci-après,  p.  xxxix. 

|5)  Défense  des  cou^titulions  ainèricaines.  Edition  publiée  par  De  la 
f'roix,  t.  hr,  p.  271  (Paris,  1702). 


—     138     - 

Pour  bien  juger  le  livre  qui  a  provoqué  ces  éloges,  il  im- 
porte de  jeter  d'abord  un  rapide  coup  d'œii  sur  l'état  de  la 
science  politique  dans  les  rangs  des  démocrates  de  la 
Grande-Bretagne,  au  moment  où  la  première  édition  de  la 
République  dCOceana  sortit  des  presses  en  1656. 

Depuis  Tavénement  de  Henri  VIII,  toutes  les  théories 
avaient  trouvé  des  partisans,  tous  les  systèmes  avaient  ren- 
contré des  interprètes  et  des  apologistes.  Poussant  la  satire 
des  mœurs  de  son  temps  jusqu'aux  dernières  limites  de 
l'exagération,  Thomas  Morus  avait  tracé  le  plan  détaillé  d'une 
nouvelle  organisation  sociale,  où  le  communisme  et  le  suf- 
frage universel  formaient  la  double  base  de  l'ordre  politique 
et  de  l'ordre  économique  (1).  Levant  hardiment  le  drapeau  de 
la  démocratie  en  face  des  partisans  du  gouvernement  absolu, 
un  évêque  de  Winchester,  John  Poynet,  avait  fait  de  l'auto- 
l'ité  royale  une  délégation  populaire  révocable  à  volonté  (2). 
George  Buchanan  avait  appelé  l'Évangile,  la  théologie,  la 
philosophie  et  l'histoire  au  secours  des  doctrines  révolution- 
naires qui,  dans  la  première  moitié  du  siècle  suivant,  de- 
vaient faire  tomber  la  tète  de  Charles  I^'  sous  la  hache  du 
bourreau  (3).  Scrutant  et  décrivant  toutes  les  institutions  de 
sa  patrie,  un  ambassadeur  d'Elisabeth,  Thomas  Smith,  s'était 
prononcé  en  faveur  de  la  monarchie  tempérée,  en  manifestant 
assez  clairement  ses  sympathies  pour  la  prédomiuance  poli- 
tique des  classes  moyennes  (4).  Exalté  par  les  luttes  ardentes 
et  vigoureuses  qui  précédèrent  la  domination  tyrannique  de 
Cromwell,  Marchamont  Needham,  dans  ses  remarquables 


(l)  l'topia  (1510). 

r2)  Shovl  trcallsc  of  polit ical  jiower  (1550). 
(3)  Dialoffus  de  jure  rcrjni  apud  tycolos  (1570). 

(i)  The  aymnwnirealtti  of  Ernjlond  and  thc  mauncr  of  fjovcrnmoit 
*/itTCo/(160l). 


-      ioU     - 


discours  sur  la  préémiueuce  des  gouvernements  libres»  avait 
flatté  et  surexcité  les  instincts  populaires  avec  un  art  qui  n'a 
jamais  été  dépassé  depuis  (1).  Milton  lui-même,  le  barde 
d'Éden,  le  chantre  inspiré  des  premiers  jours  de  la  création, 

était  descendu  des  hauteurs  sereines  de  Tidéal  pour  souiller 

♦ 

'^m  génie  par  une  lourde  et  fanatique  apologie  du  régi- 
cide (2). 

Il  suffit  de  citer  ces  noms  et  ces  œuvres  pour  prouver  que, 
depuis  les  idées  les  plus  modérées  jusqu'aux  tendances  les 
plus  extrêmes,  Harrington  possédait  une  ample  provision 
de  doctrines  démocratiques  dans  les  écrits  de  ses  prédéces- 
seurs. Cependant  ce  n'était  pas  là  l'une  des  sources  les  plus 
abondantes  auxquelles  il  pouvait  puiser.  Pour  l'exaltation 
des  esprits,  pour  la  vivacité  de  la  controverse,  pour  la  hau- 
teur et  l'audace  des  exigences,  il  y  a  peu  de  périodes  qui 
puissent  rivaliser  avec  les  vingt-quatre  années  qui  s'écoulè- 
rent depuis  l'avènement  jusqu'à  la  mort  de  Charles  I".  On 
commettrait  une  erreur  grossière  en  s'imaginant  que  les 
partis  et  les  sectes  qui  s'agitaient  sur  le  sol  britannique 
étaient,  avant  tout,  guidés  par  des  tendances  religieuses. 
Presbytériens,  épiscopaux,  indépendants,  niveleurs,  puri- 
tains, cavaliers,  tous  avaient  leurs  systèmes  politiques  aussi 
bien  que  leurs  systèmes  religieux  ;  tous  voulaient  régenter 
l'État  en  même  temps  que  l'Église.  L'origine  du  pouvoir,  les 
limites  de  son  action,  la  nature  de  la  puissance  royale,  la 
distribution  des  influences  politiques,  l'intervention  du  peu- 
ple dans  les  sphères  officielles;  en  un  mot,  les  bases  mêmes 


(1)  U  publia  la  première  édition  de  ses  discours  dans  son  recueil 
périodique  intitulé  Mcrcurins  poUticius  (1649-1650). 

(2)  Pro  populo  anglicano  defemsio  contra  Claiaiii  anonynii  j   alias 
isilmafiii,  defensioncm  rcjUim  (1(551). 


-     HO     - 

de  rorganisation  sociale  étaient  ciiaque  jour  discutées  avec 
véhémence,  depuis  le  château  crénelé  du  seigneur  féodal 
jusqu'à  rhumble  réduit  du  dernier  des  bateliers  de  la  Tamise. 
Ajoutons  encore  que  les  systèmes  et  les  doctrines  se  multi- 
pliaient en  France,  en  Italie,  en  Allemagne,  et  que  les  livres 
et  les  pamphlets  publiés  sur  le  continent  trouvaient  aussitôt 
des  lecteurs  de  l'autre  côté  du  détroit.  Ajoutons  encore  que 
l'ardeur  infatigable  des  humanistes  avait  répandu  dans  toutes 
les  bibliothèques  les  écrits  politiques  des  philosophes  et  des 
historiens  de  l'antiquité.  Jamais  plus  riche  récolte  d'idées  et 
de  faits  n'avait  été  mise  à  la  portée  des  publicistes. 

Ce  fut  au  milieu  de  cette  agitation  universelle  que  James 
Harrington  crut  devoir  exhiber,  à  son  tour,  un  projet  d'orga- 
nisation politique,  économique  et  religieuse.  S'appropriant 
le  procédé  déjà  suivi  par  Morus,  il  donna  la  préférence  à  la 
forme  du  roman,  attn  de  faire  apercevoir  plus  vite  et  plus 
distinctement  les  nombreux  rouages  de  la  république  idéale 
éclose  dans  son  imagination. 

Nous  ne  dirons  rien  du  roman  à  la  fois  dépourvu  d'origi- 
nalité et  d'intérêt,  dans  lequel  il  a  cru  devoir  enchâsser  ses 
théories  et  ses  formules.  Nous  garderons  le  même  silence  à 
l'égard  du  rôle  d'initiateur  de  la  démocratie  moderne,  qu'il 
offre  naïvement  à  l'ambition  i'Olphaus  Megaletor,  c'est-à-dire 
Olivier  Cromwell.  Nous  nous  bornerons  à  esquisser,  avec 
autant  d'exactitude  et  de  concision  qu'il  nous  sera  possible, 
les  institutions  nouvelles  dont  il  voulait  gratifier  sa  patrie  (1). 


(1  )  De  même  que  Morus  désignait  rAnglelerre  sous  le  nom  {.VUlopia, 
Harrington  la  désigne  sous  celui  d'Oceana.  Malgré  le  caractère  étrange 
des  noms  propres  qui  figurent  dans  son  roman ,  les  hommes  et  les 
choses  sont  parfaitement  reconnaissables.  ConwntiH  disigne  Henri  VIII; 
h'riolhan,  Hobbes;  >for/j/tf,'?t,s ,  Jacques  I«' :  VenUafniuif ,  le  chancelier 
Uacon  ;  Piontrfjui^,  Henri  VII  ;  Ahno,  le  palais  de  Saint-Daines;  A'm/w- 


Toutes  les  institutions  de  l'île  d'Océana  sont  la  consé- 
quence logique  d'un  petit  nombre  de  principes  généraux. 
(Test  évidemmeut  par  là  que  nous  devons  commencer. 

La  théorie  favorite  de  Harrington,  celle  qui  fait  son  plus 
beau  titre  de  gloire  aux  yeux  de  ses  admirateurs,  c'est  une 
sorte  de  loi  politique  et  économique  qu'il  appelle  la  Balance 
de  la  propriété  (Balance  of  Dominion). 

Prenant  pour  point  de  départ,  d'un  côté  l'attachement  in- 
vincible de  l'homme  à  la  propriété,  de  l'autre,  les  influences 
de  toute  nature  qui  découlent  du  domaine  immobilier,  Har- 
rington finit  par  affirmer  que  la  possession  du  pouvoir  est 
la  conséquence  naturelle  et  inévitable  de  la  possession  de  la 
terre.  Si  un  seul  homme,  dit-il,  possède  au  moins  les  trois 
quarts  du  sol,  cet  homme  devient  naturellement  le  souverain 
absolu  du  pays,  parce  que  les  influences  réunies  de  tous  les 
autres  propriétaires  sont  impuissantes  à  contre-balancer  le 
pouvoir  supérieur  qu'il  trouve  dans  l'immensité  de  son  do- 
maine. Au  contraire,  si  la  même  proportion  existe  à  l'avan- 
tage de  quelques-uns,  d'une  noblesse  ou  d'un  clergé,  la 
nation  arrive,  par  une  raison  analogue,  au  gouvernement 
aristocratique  et  à  la  monarchie  mixte.  Enfin,  si  la  propriété 


num,  Londres;  Hiera,  Westminster;  Halo,  Whitehall;  Panthéon,  la 
salle  de  Westminster,  etc.—  L'édition  des  œuvres  de  Harrington,  h 
laquelle  nous  renvoyons  dans  les  notes,  est  celle  que  J.  ToUand  publia 
à  Londres,  en  I7(K),  sous  ce  titre  :  The  Orrana  of  James  Harrington 
nnd  his  other  Works  ^  etc.  (1  vol.  in-folio). —  Harrington  avait  en  la 
naïveté  de  dédier  VOceana  nu  Lord  Protecteur,  en  faisant  miroiter  aux 
yeux  de  ce  dernier  l'incomparable  gloire  d'établir  dénnltivement  le 
régime  démocratique  en  Angleterre.  Cromweli,  avec  l'hypocrisie  rail- 
leuse qui  lui  était  propre,  répondit  qu'il  ne  demanderait  pas  mieux  que 
de  concourir  à  l'exécution  de  ce  beau  dessein  ;  mais  que,  malheureu- 
sement ,  l'agitatiou  et  les  haines  des  partis  ne  lui  permettaient  pas 
encore  de  déposer  les  fonctions  de  grand  vonatalAet  qu'on  lui  avait 
confiées  dans  Tintérêt  de  tous. 


est  tellement  divisée  qu*il  n*existe  ni  un  homme  ni  même  une 
classe  d'hommes  qui  puisse  lutter  contre  Tinfluence  que  la 
masse  des  citoyens  exerce  à  Taide  de  la  masse  de  ses  pro- 
priétés» le  gouvernement  prend  bientôt  la  forme  républi- 
caine. A  la  vérité,  Harrington  avoue  que  les  choses  ne  se 
passent  pas  toujours  de  la  sorte  ;  mais  il  soutient  que  cette 
déviation  des  lois  naturelles  est  toujours  le  produit  irrégulier 
de  la  force.  «  Le  gouvernement,  dit-il,  étant  alors  tenu  d'une 
»  manière  opposée  à  la  balance,  n'est  pas  naturel,  mais  vio- 
»  lent.  Si  un  seul  homme  possède  le  pouvoir  dans  ces  con- 
»  ditions,  on  a  la  tyrannie;  s'il  est  exercé  par  quelques 
»  hommes,  on  a  Voligarchie;  s'il  se  trouve  aux  mains  des 
»  délégués  des  classes  inférieures,  on  a  Yanarchie..,,  Hais, 
»  ajoute-t-il,  toutes  ces  formes  de  gouvernement  ne  sont 
»  pas  de  longue  durée,  parce  que,  comme  les  effets  irrésis- 
»  tibles  de  la  balance  agissent  toujours,  ils  détruisent  inévi- 
»  tablement  les  obstacles  qui  contrarient  leur  action....  Le 
»  législateur  qui  conseillerait  d'organiser  le  gouvernement 
»  d'une  manière  opposée  à  la  balance  ne  devrait  pas  plus  être 
»  écouté  que  le  tailleur  qui  engagerait  un  individu  à  confor- 
»  mer  son  corps  à  l'habit  qu'on  lui  présente.  »  Harrington 
en  conclut  que  le  régime  démocratique  est  impossible  sans 
loi  agraire.  Aussi  verrons-nous  que  la  fixation  d'un  maximum 
de  propriété  immobilière  est  l'une  des  bases  essentielles  de 
la  république  d'Océana  (1). 


(i)  Voy.  Oceana,  Pndiminarya,  pp.  39  et  suiv.  The  prérogative  of 
popular  government ,  chap.  III ,  pp.  243  et  suiv.  ;  The  art  of  lawgiving, 
chap.  III,  p.  391.  —  Ainsi  que  nous  l'avons  dit,  la  base  de  cette  théorie, 
c'est  rattachement  extrême  des  hommes  aux  richesses  (...  Tobegin 
with  Hches,  in  regard  that  nien  are  hang  upon  thèse,  not  of  choice  as 
upon  the  other,  but  ofnecessity  and  by  the  teeth...  Oceana,  p.  39).  Mais 
il  importe  de  bien  remarquer  que  Harrington ,  dans  la  fixation  de  la 


-     143     - 

Arrivant  ensuite  à  la  confection  de  la  loi,  Harrington  pré- 
tend avoir  découvert  dans  les  jeux  de  l'enfance  l'art  de  ren- 
dre les  décisions  du  législateur  toujours  rationnelles  et  justes, 
et  On  a  donné,  dit-il,  à  deux  petites  filles  un  gâteau  à  parta- 
»  ger.  Afin  que  chacune  d'elles  obtienne  ce  qui  lui  revient, 
»  l'une  dit  à  l'autre  :  c<  Partagez,  et  je  choisirai,  »  ou  bien  : 
«  Je  partagerai,  et  vous  choisirez.  »  «  Ce  point  une  fois  re- 
»  connu  entre  elles,  c'en  est  assez;  car,  si  celle  qui  partage 
»  le  fait  inégalement,  elle  y  perd,  parce  que  l'autre  s'erapres- 
»  sera  de  prendre  la  meilleure  part.  C'est  pourquoi  elle  par- 
»  tage  également,  et  chacune  d'elles  obtient  ainsi  ce  qui  lui 
»  appartient.  0  profondeur  des  jugements  de  Dieu,  qui  sait 
»  s'énoncer  avec  la  plus  grande  force  par  la  bouche  de  deux 
»  faibles  enfants  !  Deux  petites  filles  paisibles  découvrent  ce 
»  qui  fait  le  sujet  des  disputes  des  plus  grands  philosophes, 
»  même  tout  le  mystère  d'une  république,  car  celle-ci  ne 


balance  pour  le  gouvernement  de  l'Angleterre ,  n'a  égard  qu'à  la  pro- 
priété immobilière.  La  possession  de  la  terre  lui  semble  seule  offrir  la 
fixité  et  l'importance  nécessaires.  Il  rejette  la  balance  en  argent ,  sauf 
pour  les  cités  qui  n'ont  que  peu  ou  point  de  terres ,  et  qui ,  par  suite , 
sont  obligées  de  chercher  des  moyens  d'existence  dans  le  commerce 
(Oceana,  Preliminarys,  p.  40  ;  Tfie  prérogative  of  popular  (joveimnient, 
pp.  243  et  245).  Il  faut  remarquer  aussi  que  l'auteur,  dans  l'organisation 
politique  et  sociale  d'Océana,  ne  s'occupe  que  de  la  mère-patrie  et 
millement  des  colonies  et  des  provinces  soumises  ;  il  en  fait  constam- 
ment l'aveu  dans  tous  ses  écrits.  —  Du  reste,  môme  en  restreignant 
ainsi  sa  thèse,  eUe  lui  fournit  la  matière  dune  foule  de  développements 
ingénieux.  11  attribue  la  révolution  d'Angleterre  aux  modifications  qui, 
depuis  le  règne  de  Henri  Vil ,  s'étaient  introduites  dans  le  régime  de 
la  propriété  immobilière.  II  expose  et  discute,  avec  une  rare  érudition, 
les  systèmes  territoriaux  de  Rome ,  de  la  Grèce ,  de  Garthage ,  des 
conquérants  barbares ,  de  l'Europe  féodale ,  de  l'Italie ,  de  la  Turquie , 
de  la  France,  de  l'Angleterre,  etc. 

Voulant  limiter  notre  analyse  aux  points  essentiels ,  nous  ne  dirons 
rien  de  l'étrange  régime  auquel  Harrington ,  égaré  par  ses  préjugés 
d'.Vnglais,  voulait  soumettre  la  malheureuse  Irlande. 


»  consiste  qu'à  faire  les  parts  et  h  choisir.  »  Il  n'est  pas  né- 
cessaire d'ajouter  que  la  leçon,  donnée  par  les  deux  enfants, 
a  été  mise  à  profit  par  les  habitants  d'Océana.  Nous  aurons 
l'occasion  de  constater  qu'une  assemblée  de  délégués  du 
peuple  y  fait  les  parts,  c'est-à-dire,  propose  les  mesures  des- 
tinées à  être  converties  en  loi,  tandis  qu'une  autre  assemblée, 
également  composée  de  délégués  du  peuple,  y  fait  son  choix 
sous  forme  de  vote  (1). 

On  trouve,  dans  cette  île  fortunée,  deux  autres  institutions 
entourées  d'un  respect  inaltérable  :  le  ballottage  pei^fectionné 
et  la  rotation  administrative. 

Comme  l'élection  de  tous  les  fonctionnaires  publics,  à  un 
ou  à  plusieurs  degrés,  forme  l'une  des  bases  essentielles  de 
la  république,  il  est  difficile  d'y  faire  un  pas  sans  rencontrer 
l'urne  électorale.  On  y  vote  sans  cesse  dans  toutes  les  sub- 
divisions du  territoire  et  dans  toutes  les  sphères  de  la  ma- 
gistrature nationale.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  les  opé- 
rations du  scrutin,  devenues  l'un  des  principaux  rouages  de 
l'organisation  sociale,  s'y  trouvent  réglées  avec  des  soins 
jaloux  et  des  précautions  minutieuses.  Non-seulement  on  les 
entoure  du  plus  profond  secret,  pour  que  l'électeur  ne  soit 
pas  troublé  par  la  crainte  de  s'attirer  l'inimitié  des  concur- 
rents; non-seulement  tout  débat  est  sévèrement  interdit  dans 
les  assemblées  populaires,  afin  qu'elles  échappent  aux  sug- 
gestions des  passions  et  de  fintrigue  ;  mais  encore,  poussant 
la  prudence  à  ses  dernières  limites,  on  y  attribue  un  rôle 
important  à  la  décision  du  sort,  afin  que  la  conscience  même 


(I)  Océana,  PrdiminanjSy  pp.  47-i8.  Harrington  se  plaît  à  développer 
celle  idée.  H  dit  que,  dans  le  langage  du  droit  }x»litique,  cb'fbatlve  et 
vé'fHOHilre  c'est,  au  fond,  diviser  et  choisir  (Dividing  and  chusing  i»?  the 
languagfi  of  a  comnionwealth  is  debaling  and  nmolving}. 


des  votants  échappe,  autant  que  possible,  aux  affections  de 
bmille  el  aux  entraînements  de  l'amitié.  Quand  une  paroisse, 
par  exemple,  doit  procéder  à  l'élection  de  ses  députés,  l'as- 
semblée commence  par  nommer  trois  surveillants  du  scrutin. 
Ceux-ci  jettent  dans  l'urne  une  boule  dorée  et  autant  de 
boules  blanches  qu'il  y  a  d'électeurs  présents  ;  puis,  quand 
l'arae  a  été  convenablement  remuée,  chaque  votant  s'avance 
à  l'appel  de  son  nom,  et  celui  d'entre  eux  qui  tire  la  boule 
dorée  acquiert  en  même  temps  les  honneurs  de  la  présidence 
et  le  droit  de  désigner  les  candidats.  Chaque  candidat  est 
ensuite  soumis  à  un  scrutin  séparé,  jusqu'à  ce  que  la  paroisse 
possède  le  nombre  de  représentants  qui  lui  est  attribué  par 
la  loi  (1). 

La  rotation^  qui  marche  de  pair  avec  le  ballottage  perfec- 
tionné, n'est  autre  chose  que  le  remplacement  obligatoire  de 
tous  les  fonctionnaires  à  des  époques  déterminées.  Comme 
les  emplois  de  la  république  d'Océana  sont  ainsi  toujours 
conférés  pour  un  terme  plus  ou  moins  limité,  un  mouvement 
perpétuel,  une  rotation  consHtutioiinelle,  place  sans  cesse  de 
nouveaux  titulaires  à  tous  les  degrés  de  la  hiérarchie  admi- 
nistrative, judiciaire,  militaire  et  politique.  Tous  ceux  qui 
participent  au  gouvernement  de  la  nation  sortent  du  peuple 
et  ne  tardent  pas  à  y  rentrer.  Aucun  représentant  de  la  puis- 
sance publique  n'exerce  assez  longtemps  le  pouvoir  pour  y 
trouver  le  moyen  de  s'entourer  d'une  phalange  de  flatteurs 
déterminés  à  le  seconder  dans  ses  vues  ambitieuses.  Au  dire 


(1)  TeUes  sont  les  formes  du  scrutin  paroissial.  Pour  les  subdi- 
visions plus  importantes  du  territoire  dont  nous  parlerons  plus  loin, 
telles  que  la  centurie  et  la  tribu,  les  opérations  sont  beaucoup  plus 
compliquées.  On  y  reconnaît  la  plupart  des  formalités  usitées  dans  les 
élections  de  la  république  de  Venise.  {Océan a,  Model  of  ihe  cmnmon' 
vfeaUh,  pp.  89,  94,  95,  111-117.) 

10 


de  Harrington,  si  la  loi  agraire  est  indispensable  pour  main- 
tenir l'égalité  dans  les  racines  de  l'arbre  social^  la  rotation 
est  nécessaire  pour  faire  régner  cette  même  égalité  dans  les 
branches.  A  ses  yeux,  la  fixité  dans  les  magistratures  détruit 
le  mouvement,  c'est-à-dire,  la  vie  même  des  institutions 
démocratiques  (1). 

Mais  la  loi  agraire,  le  ballottage  perfectionné  et  la  rotation 
administrative  ne  sont  pas  les  seules  précautions  que  le 
législateur  constituant  d'Océana  ait  prises  pour  assurer  la 
perpétuité  de  son  œuvre.  Il  y  a  joint  Venseignetnetit  obligatoire 
et  l'adoption  d'une  religion  nationale. 

Le  père  qui  n'a  qu'un  fils  est  libre  de  diriger  à  son  gré 
l'éducation  qu'il  juge  à  propos  de  lui  donner;  mais  celui  qui 
possède  plusieurs  enfants  mâles  est  obligé,  sous  des  peines 
sévères,  de  les  envoyer,  de  neuf  à  quinze  ans,  aux  écoles 
érigées,  surveillées  et  dotées  par  les  paroisses.  Les  enfants 
y  sont  élevés  aux  frais  de  leurs  parents,  si  ceux-ci  disposent 
de  ressources  suffisantes;  sinon  les  sacrifices  nécessaires 
sont  imposés  à  la  circonscription  territoriale  à  laquelle  ap- 
partiennent les  écoliers.  Pour  l'enseignement  supérieur  et  en 
général  pour  le  choix  d'une  profession,  le  père  de  famille 
récupère  sa  liberté  ;  mais  cependant,  s'il  croit  qu'un  voyage 
dans  les  pays  étrangers  serait  avantageux  à  son  fils,  celui-ci 
ne  peut  se  mettre  en  route,  sans  avoir  obtenu  un  passe-port 


(1)  Oceana,  Preliminarys,  p.  54.  —  Harrington  consacre  à  la  rotation 
tout  un  chapitre  de  son  traité  sur  la  prérogative  du  gouvernement  po- 
pulaire (chap.  XII,  pp.  303-323).  —  Nous  citerons,  comme  exemple  de 
cette  rotation,  le  mouvement  qui  s'opère,  à  des  époques  déterminées, 
dans  les  rangs  du  corps  diplomatique.  Un  ambassadeur  ordinaire 
réside  successivement  pendant  deux  ans  à  Paris,  à  Madrid,  à  Venise 
et  à  Ck>nstantinople  ;  puis,  formé  par  ces  huit  années  d'expérience  et 
d'observation,  il  est  obligé  de  rentrer  dans  sa  patrie,  f Oceana,  Model  of 
the  commonwealth,  p.  125). 


-     147     - 

des  censeurs  du  parlement.  Ce  passe-port  limite  la  durée  de 
l'absence,  et,  à  son  retour,  le  jeune  voyageur  doit  se  repré- 
senter devant  les  mêmes  magistrats,  pour  leur  remettre  un 
rapport  écrit  sur  les  avantages  et  les  défauts  des  divers  gou- 
vernements dont  il  a  traversé  le  territoire  (1). 

Un  système  non  moins  absolu  a  été  adopté  dans  les  ma- 
tières religieuses. 

Les  habitants  de  la  république  d'Océana  raisonnent  de  la 
manière  suivante  :  «  Un  gouvernement  qui,  tout  en  préten- 
lendant  à  la  liberté,  détruirait  la  liberté  de  conscience,  ren- 
fermerait une  contradiction  choquante  ;  mais,  de  la  même 
manière,  un  homme  qui  revendiquerait  la  liberté  de  la  con- 
science individuelle,  sans  admettre  la  liberté  de  ta  conscience 
nationale,  commettrait  une  absurdité.  La  république  n'est 
autre  chose  qne  l'expression  de  la  conscience  nationale,  et, 
de  même  que  la  conscience  individuelle  produit  la  religion 
individuelle,  la  conscience  nationale  produit  la  religion  na- 
tionale. »  C'est  en  se  fondant  sur  ce  raisonnement  qu'ils  ont 
proclamé  la  liberté  de  conscience,  sauf  pour  les  juifs,  les 
idolâtres  et  les....  papistes  ;  mais  ils  ont  eu  soin  d'y  ajouter 
une  religion  de  l'État,  laquelle  n'est  autre  chose  que  le  pres- 
bytérianisme le  plus  radical.  Deux  délégués  de  la  paroisse, 
nommés  au  scrutin  secret,  prient  le  chancelier  de  l'une  des 
universités  de  leur  désigner  un  théologien  pieux  et  capable. 
Celui-ci  occupe  la  cure  ou  le  vicariat  vacant,  pendant  l'es- 
pace d'un  an,  à  titre  de  novice.  L'année  étant  écoulée,  il  est 
à  son  tour  soumis  au  scrutin,  et,  s'il  n'obtient  pas  au  moins 


(1)  On  voit  que  Harrington,  en  admettant  le  principe  de  renseigne- 
ment obligatoire^  se  montre  beaucoup  plus  logique  que  certains  démo- 
crates du  dix- neuvième  siècle.  î\  veut  que  les  enfants  appartenant  à 
des  familles  indigentes  soient  élevés  aux  dépens  de  la  communauté. 
(Oceana,  Model  of  thc  commonweaUh,  p.  173). 


les  deux  tiers  des  suffrages  de  ses  paroissiens,  il  est  impi- 
toyablement renvoyé.  C'est  ce  que  Harrington  appelle  l'or- 
dination par  le  peuple  (1). 

Ajoutons  à  toutes  ces  institutions  l'armement  général  des 
citoyens,  la  proscription  des  armées  permanentes,  l'établis- 
sement de  jeux  publics  pour  développer  les  forces  muscu- 
laires de  la  jeunesse,  un  système  de  surveillance  très-sévère 
pour  le  maintien  de  la  moralité  du  peuple,  et  nous  pourrons 
aborder,  avec  une  préparation  suffisante,  Pexamen  des  divers 
matériaux  que  le  créateur  de  la  république  d'Océana  a  fait 
entrer  dans  la  construction  de  son  vaste  édifice  politique. 

Voici  d'abord  la  division  du  sol  et  la  classification  des 
habitants. 

Le  territoire  d'Océana  est  divisé  en  paroisses.  I>ix  paroisses 
forment  une  centurie.  Vingt  centuries  composent  une  tribu. 
On  arrive  de  la  sorte  à  dix  mille  paroisses,  mille  centuries 
et  cinquante  tribus  (2). 

A  l'intérieur  de  chaque  paroisse,  le^peuple  se  trouve  ré- 
parti en  six  classes  :  les  citoyens,  les  serviteurs,  les  jeunes, 
les  anciens,  les  cavaliers  et  les  fantassins. 

Le  citoyen  est  celui  qui  subsiste  à  l'aide  de  ses  propres 
ressources;  le  serviteur  est  celui  qui  se  trouve  réduit  à  cher- 
cher des  moyens  d'existence  dans  la  maison  d'autrui.  Ce 
dernier  ne  devient  citoyen  ou  libre  que  le  jour  où  il  réussit 
à  se  procurer  une  position  indépendante,  «  la  domesticité 
»  étant  de  sa  nature  incompatible  avec  la  participation  au 
»  gouvernement  d'une  république.  » 

(t)  Aussitôt  que  Harrington  aborde  le  domaine  des  matières  reli- 
gieuses, Tesprit  de  suite  qui  se  révèle  ordinairement  dans  son  argu- 
mentation ne  tarde  pas  à  disparaître.  On  vient  de  voir  les  étranges 
restrictions  qu'il  apporte  à  la  liberté  de  conscience.  (Oceana,  Model  of 
the  coinmonwealthy  p.  87y. 

(2)  Le  mot  centurie  n'a  rien  de  commun  avec  le  nombre  iOO;  ce  n'est 
qu'une  réminiscence  de  l'ancienne  Rome  (Ihid.,  p.  142/. 


-     140     - 

L'ordre  des  jeunes  renferme  les  citoyens  de  dix-huit  à 
trente  ans.  Celui  des  anciens  est  composé  des  citoyens  qui 
ont  dépassé  cet  âge.  Les  premiers  marchent  avec  les  armées 
actives,  les  seconds  forment  la  «  garnison  de  la  nation.  » 

La  division  en  cavaliers  et  en  fantassins  a  pour  base  Tim- 
portance  du  patrimoine.  Ceux  qui  possèdent  cent  livres  ster- 
ling de  rente  en  terre  ou  en  argent  font  partie  de  la  cavalerie. 
Les  autres  servent  dans  Tinfanterie.  Aussi,  pour  que  la  cava- 
lerie soit  toujours  bien  équipée  et  suffisamment  nombreuse, 
le  riche  qui  dissipe  son  bien  en  folles  dépenses  est  déclaré 
indigne  d'occuper  un  emploi  public. 

Ces  répartitions  servent  de  base  au  système  électoral. 

Chaque  année,  le  premier  lundi  de  janvier,  les  anciens  se 
réunissent  à  Téglise  et  y  procèdent,  au  scrutin  secret,  à  la 
nomination  des  députés  de  la  parokse,  dont  le  nombre  est 
égal  au  cinquième  des  électeurs.  Le  premier  et  le  deuxième 
des  élus  sont  inspecteurs  de  la  paroisse;  le  troisième  rem- 
plit les  fonctions  de  constable  ;  le  quatrième  et  le  cinquième 
sont  préposés  à  la  garde  de  Féglise.  Tous  sont  élus  pour  le 
terme  d'un  an. 

Un  mois  plus  tard,  le  premier  lundi  de  février,  les  députés 
des  paroisses  se  réunissent  en  armes  au  rendez-vous  de  la 
centurie.  Après  y  avoir  été  passés  en  revue,  ils  choisissent, 
parmi  les  cavaliers,  un  juge  de  paix,  un  juré,  un  capitaine  et 
un  enseigne  de  la  centurie.  Ils  élisent  de  même,  mais  parmi 
les  fantassins,  un  juré,  un  coroner  et  un  haut  constable. 
(Ihaque  centurie  obtenant  de  la  sorte  deux  jurés,  il  y  en  a 
quarante  pour  la  tribu,  ce  qui,  aux  yeux  de  Harrington,  suffit 
pour  assurer  aux  accusés  l'exercice  du  droit  de  récusation. 

La  paroisse  et  la  centurie  étant  ainsi  pourvues  de  leurs 
magistrats,  il  s'agit  de  procéder  au  choix  des  fonctionnaires 
de  la  tribu. 


-     lîM)     - 

Cette  mission  s'accomplit  au  commencement  de  mars. 

Le  premier  lundi  de  ce  mois,  les  députés  des  paroisses 
se  rendent  en  armes  au  rendez- vous  de  la  tribu.  Quatre 
groupes  d'électeurs  désignés  par  le  sort  dressent  une  liste 
quadruple  de  candidats  pour  chaque  emploi,  et  rassemblée 
générale,  au  scrutin  secret,  élit  parmi  ces  candidats  les  fonc- 
tionnaires suivants  :  un  lord  haut  shérif,  commandant  en 
chef  ;  un  lord  lieutenant  ;  un  lord  custos  rotulorum,  commis- 
saire général  des  revues  ;  un  lord  conducteur^  quartier-maître 
général  ;  un  premier  censeur  et  un  second  censeur.  Chacun  de 
ces  magistrats  exerce  des  fonctions  spéciales  qu'il  n'est  pas 
nécessaire  de  détailler  ici.  Nous  nous  bornerons  à  rappeler 
que,  réunis  en  corps,  ils  constituent  la  phylarque.  La  phy- 
larque  est  le  conseil  de  la  tribu  ;  elle  recherche  et  réprime 
les  fraudes  électorales  ;  elle  veille  à  la  conservation  du  prin- 
cipe de  la  liberté  de  conscience  ;  elle  peut  requérir  le  con- 
cours de  tous  les  corps  armés  ;  elle  forme,  avec  les  juges 
ambulants,  la  cour  criminelle  de  son  ressort;  elle  fait,  à 
Tinstani  même,  traduire  devant  un  conseil  de  guerre  tous 
ceux  qui  tenteraient  d'introduire  le  droit  de  discussion  dam  les 
assemblées  populaires  d'Océana;  enfin,  en  cas  de  levée  de 
subsides,  le  parlement  national  taxe  les  phylarques,  les 
phylarques  taxent  les  centuries,  les  centuries  taxent  les  pa- 
roisses, et  les  paroisses  taxent  elles-mêmes  chacun  de  leurs 
membres  (1). 

Il  faut  maintenant  monter  plus  haut  et  procéder  à  la  for- 
mation d'une  représentation  générale  du  pays. 

  cette  fin,  les  députés  des  paroisses  s'assemblent  de  nou- 
veau, le  lendemain  du  jour  où  ils  ont  procédé  à  la  nomina- 
tion des  fonctionnaires  de  la  tribu,  c'est-à-dire  le  premier 

(1)  Occana,  Modcl  of  thc  cominonwcalth ,  pp.  83  à  05  et  suiv. 


-     1»!     - 

ûiardi  de  mars.  Selon  les  mêmes  règles  de  présentation  et  de 
ballottage,  ils  élisent  deux  chevaliers  (knights)  et  trois  députés 
[deputys)  dans  les  rangs  de  la  cavalerie,  et  quatre  députés 
dans  les  rangs  de  Tinfanterie.  Un  mois  plus  tard,  les  deux 
chevaliers  se  rendent  au  Panthéon  (palais  de  Westminster), 
pour  y  former  le  sénat  de  la  nation,  pendant  que  les  sept 
difmtés  prennent  séance,  au  palais  de  Hah  (Whitehall), 
parmi  les  membres  de  la  tribu  de  la  prérogative  (the  préroga- 
tive tribe)  ou  de  Yégale  représentation  du  peuple  (equal  repre- 
sentatioti  of  the  people).  Les  fonctions  des  uns  et  des  autres 
ont  une  durée  de  trois  années,  et,  à  l'expiration  de  ce  terme, 
ils  ne  peuvent  être  réélus  qu'après  une  nouvelle  période  de 
trois  années  (1). 

Considérés  dans  leur  ensemble,  les  trois  cents  sénateurs 
et  les  mille  cinquante  députés  d'Océana  constituent  le  parle- 
ment national  ;  mais,  envisagés  séparément,  leur  rôle  et  leur 
mission  sont  bien  différents. 

Le  sénat  nomme  dans  son  sein  la  seigneurie  de  la  républi- 
que laquelle  se  compose  d'un  stratège,  président  de  l'assem- 
blée en  temps  de  paix  et  commandant  en  chef  de  l'armée  en 
temps  de  guen^e  ;  d'un  orateur,  vice-président  du  sénat  et 
spécialement  chargé  de  maintenir  Tordre  et  la  régularité 
dans  les  débats  ;  de  trois  commissaires  du  grand  sceau,  exer- 
çant les  fonctions  de  juges  de  la  chancellerie  ;  de  trois  corn- 
nmaires  de  la  trésorerie,  remplissant  les  mêmes  fonctions  à 


(i)  Ocea^ia,  Modd  of  the  camnionwealth,  p.  98.  Nous  passons  sous 
silence  quelques  dénominations  étranges  que  Harrington  emprunte  au 
vocabulaire  de  Tastronomie.  Il  donne  le  nom  de  rtébuieuse  à  la  liste  des 
foDCtionnaires  de  la  centurie  ;  il  appelle  prime  magnitude  ou  étoile  de 
première  grandeur  ]&  liste  des  dignitaires  de  la  tribu;  il  applique  la 
dénomination  de  galaonj  (voie  lactée)  à  la  liste  des  chevaliers  et  des 
députés.  Ces  excentricités  étaient  dans  le  goût  du  temps  ;  on  en  trouve 
de  nombreux  exemples  dans  la  CivUas  solis  de  CampaneUa. 


-     152     - 

la  cour  de  rÉcliiquier.  Le  sétiat  est  iavesti  de  Tadmiais- 
tration  supérieure  du  pays,  au  moyen  d*uH  conseil  d*État, 
d'un  cofiseil  de  guerre,  d*un  conseil  de  commerce  et  d*un  cotueil 
de  religion,  tous  composés  de  sénateurs  élus  au  scrutin  secret. 
Il  désigne  parmi  ses  membres  deuK  censeurs,  qui  sont  à  la  fois 
présidents  du  conseil  de  religion,  chanceliers  des  universités 
et  juges  criminels  chargés  de  la  répression  de  toutes  les 
manœuvres  tendant  à  altérer  la  sincérité  du  système  élec- 
toral. Il  nomme  les  ambassadeurs  de  la  république  et  reçoit 
ceux  des  puissances  étrangères.  Il  décrète  de  sa  seule  auto- 
rité toutes  les  mesures  que  réclame  la  marche  régulière  des 
services  publics.  Il  discute  et  présente  tous  les  projets  qui 
doivent  être  soumis  à  la  chambre  populaire.  Enfin,  en  cas 
de  péril  urgent,  neuf  sénateurs,  ajoutés  aux  membres  du 
conseil  de  guerre,  exercent  la  dictature  (i). 

Présidée  et  dirigée  par  quatre  tribuns  élus  dans  son  sein, 
rassemblée  des  députés  (tribu  de  la  prérogative)  possède  eu 
même  temps  des  attributions  législatives  et  des  attributions 
judiciaires. 

Gomme  corps  législatif,  elle  admet  ou  rejette  les  propo- 
sitions qui  lui  sont  transmises  de  la  part  du  sénat.  Aucune 
loi  ne  peut  être  promulguée,  aucune  levée  d*homiQes  ou 
d'argent  ne  peut  être  opérée  sans  son  assentiment  préalable. 
Mais,  tandis  que  les  sénateurs  discutent  longuement  les  pro- 
jets qui  leur  sont  adressés  par  la  seigneurie  ou  par  Fun  des 
quatre  conseils,  les  députés  sont  obligés  de  voter  en  silence. 
Ainsi  que  nous  l'avons  déjà  dit,  la  prohibition  absolue  de  tout 
débat  dans  les  assemblées  populaires  est  l'une  des  maximes 
fondamentales  de  la  république,  et  celui  qui  tenterait  de  s'af- 
franchir de  cette  règle  serait  immédiatement  traduit  devant 

(i)  Oceana,  Modcl  of  the  comnionioealth,  pp.  125-126,  132  et  133. 


le  conseil  de  guerre  et  condamné  sans  appel.  Le  corps  légis- 
latif d'Océana  ressemble  au  célèbre  corps  de  muets  que  Siëyes 
introduisit,  un  siècle  et  demi  plus  tard,  dans  la  constitution 
française  de  l'an  YIII  (1). 

Comme  assemblée  judiciaire,  les  députés  forment  la  cour 
sufrme  de  judieature  {suprême  judieaUny).  Ils  connaissent, 
eii  cette  qualité,  de  tous  les  crimes  qui  portent  directement 
atteinte  à  la  majesté  du  peuple  ou  à  la  sécurité  de  la  repu* 
biique,  tels  que  la  trahison,  le  péculat  et  l'espionnage  au 
profit  de  l'ennemi.  Ils  connaissent,  en  outre,  comme  juges 
en  dernier  ressort,  de  tous  les  appels  interjetés  par  les 
dtoyens  qui  se  prétendent  lésés  par  la  décision  d'un  magis- 
trat. Les  décrets  du  conseil  de  guerre,  devant  toujours  rece- 
voir une  exécution  prompte  et  ferme,  sont  seuls  affranchis 
de  cet  t^^  au  peuple  (2). 

Cest  aussi  comme  corps  judiciaire  que  rassemblée  des 
députés  veille  scrupuleusement  au  maintien  inviolable  des 
lois  agraires. 

Ces  lois  sont  au  nombre  de  deux.  L'une  d'elles  détermine 
le  maximum  des  fortunes  particulières  ;  l'autre  règle  et  limité 
les  acquisitions  à  faire  au  nom  de  l'État. 

La  loi  agraire  applicable  aux  particuliers  renferme  à  son 
tour  deux  catégories  de  dispositions.  Selon  les  premières, 
tous  les  fils  du  propriétaire  défunt  ont  un  droit  égal  au  par- 
tage de  la  succession  ;  suivant  les  secondes,  aucun  habitant 
de  la  république  ne  peut  posséder  une  fortune  en  fonds  de 
terre  excédant  un  revenu  annuel  de  deux  mille  livres  sterling. 
En  adoptant  ce  système,  le  législateur  constituant  d'Océana 

(i)  Ibid.,  pp.  142-157.  Cette  circonstance  et  plusieurs  autres  nous 
portent  à  croire  que  Sièyes,  avant  de  formuler  son  projet,  avait  lu  très- 
attentivement  VOcéana  de  Harrington. 

&)  Ocecma,  ibid.,  p.  155. 


-    \u    - 

y  avait  vu  un  double  avantage.  D'un  côté,  en  empêchant  Tac- 
cumulation  démesurée  des  immeubles  dans  le  patrimoine 
de  quelques  familles»  il  voulait  mettre  obstacle  à  la  naissance 
d*une  aristocratie  territoriale  et,  par  suite,  au  retour  de  la 
monarchie  ;  de  l'autre,  en  fixant  le  maximum  à  un  chiffre 
tellement  élevé  que  peu  d'individus,  même  en  travaillant 
de  toutes  leurs  forces,  puissent  espérer  d'y  atteindre,  il 
croyait  échapper  au  danger  d'affaiblir  le  ressort  de  l'intérêt 
personnel,  indispensable  aux  progrès  de  l'industrie  et  du 
commerce. 

La  loi  agraire  réglementant  le  domaine  de  l'État  tend  à  un 
autre  but.  Chaque  année  une  partie  de  l'impôt  est  consacrée 
à  l'agrandissement  du  patrimoine  de  la  république.  Les  ac- 
quisitions se  font  aux  moments  les  plus  favorables  et  ne 
cesseront  que  lorsque  le  revenu  du  trésor  public  s'élèvera 
à  un  million  de  livres  sterling  en  fonds  de  terre.  Ce  jour-là 
l'impôt  sera  supprimé  et  toute  acquisition  nouvelle  sera  sé- 
vèrement prohibée,  pour  que  la  balwice,  composée  de  for- 
tunes particulières,  ne  soit  pas  altérée.  Après  avoir  imposé 
la  loi  agraire  aux  citoyens,  la  république  finit  ainsi  par  se 
l'imposer  à  elle-même  (1). 

Telle  est,  dans  ses  parties  essentielles,  l'édifice  politique 
et  économique  élevé  par  James  Harrington  :  organisation 
sociale  modèle,  république  idéale,  avec  un  sénat  qui  pro- 
pose, une  assemblée  populaire  qui  décide,  une  magistrature 
constamment  mobile  qui  exécute  ;  trois  pouvoirs  «  toujours 
»  en  mouvement  et  qui  ressemblent,  non  à  des  lacs  ou  à  des 
»  marais,  mais  aux  fleuves  vivifiants  d'Ëden,  avec  des  lits 
»  assez  profonds  pour  recevoir,  par  une  révolution  conve- 


(I)  Pour  les  lois  agraires,  voy,  Oceana,  Model  ofthe  cofntnomcealthy 
p.  102  et  suiv.;  the  CoroHarySj  p.  221. 


-     455     - 

»  nable,  tout  le  peuple  dans  le  même  courant  ;  système  su- 
9  blime  trouvant  sa  personnification  dans  la  fécondité  de 
»  Toranger,  qui  porte  à  la  fois  des  fleurs,  des  fruits  naissants 
»  et  des  fruits  mûrs  (1).  » 

Écartons  ces  métaphores,  et  demandons-nous  ce  que  vaut 
rœuvre  au  point  de  vue  de  la  raison  et  de  Texpérience. 

Il  est  certain  que,  malgré  les  nombreux  travaux  de  ses 
devanciers,  Harrington  peut  revendiquer  Thonneur  d'avoir 
donné  à  ses  conceptions  un  remarquable  caractère  d'origi- 
nalité. Sans  doute,  on  y  trouve  des  idées  et  des  maximes 
empruntées  à  tous  les  écrivains  que  nous  avons  énumérés  ; 
on  y  reconnaît,  à  chaque  pas,  des  traces  irrécusables  de 
toutes  les  controverses  qui  passionnaient  les  contemporains 
de  Charles  P';  on  y  rencontre  de  nombreux  emprunts  faits 
aux  institutions  de  la  Grèce,  de  Rome,  de  la  France,  de  TAu- 
gleterre  et  surtout  de  Venise.  Mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
que  l'édifice  construit  à  l'aide  de  ces  matériaux  conserve  son 
caractère  propre,  et  dénote  chez  son  architecte  une  vigueur 
intellectuelle  et  une  puissance  d'imagination  peu  communes. 
Malgré  les  obscurités  et  les  incohérences  de  son  style,  le 
créateur  de  la  république  d'Océana  doit  occuper  l'une  des 
premières  places  parmi  les  utopistes  du  monde  moderne. 

Mais  convient-il  d'aller  plus  loin?  Trouve-t-on  dans  la 
république  d'Océana  des  leçons  et  des  exemples  dignes  d'être 
médités  par  les  philosophes  et  les  hommes  d'État  qui  se 
préoccupent  de  l'amélioration  des  destinées  de  l'espèce  hu- 
maine? Est-il  vrai  notamment,  pour  nous  servir  des  termes 
employés  par  John  Adams,  que  la  découverte  de  la  balance 
de  la  propriété  équivaille  à  celle  de  la  circulation  du  sang 
dans  la  sphère  de  la  médecine,  à  celle  de  l'imprimerie  dans 
le  domaine  des  lettres? 

(1)  Oceana,  Hodel  of  the  conimonvoealth,  pp.  Jîi9  et  140. 


■^^ 


-     156     • 

Nous  n*bésitons  pas  à  répondre  négativement. 

Tout  tiomme  tant  soit  peu  versé  dans  la  connaissance  de 
rhistoire  sait  que  la  propriété  immobilière  doit  être  rangée 
parmi  les  sources  de  l'influence  politique.  A  toutes  les  épo- 
ques et  k  tous  les  degrés  de  civilisation,  la  possession  du  sol 
est  l'un  des  éléments  de  la  puissance  sociale.  Plus  de  quatre 
siècles  avant  l'ère  chrétienne,  Aristotc,  dont  Harrington  con- 
naissait parfaitement  les  écrits,  disait  déjà  que  la  fortune 
prépondérante  d'un  seul  ou  de  plusieurs  individus  doit  figu- 
rer au  nombre  des  causes  qui  donnent  lieu  à  la  monarchie 
ou  à  l'oligarchie  (1).  A  cette  proposition  nette  et  formelle, 
Tauteur  de  la  république  d'Océana  s'est  contenté  d'ajouter 
que  l'événement,  prévu  par  le  philosophe  de  Stagyre,  se  réa- 
lise inévitablement,  lorsque  les  trois  quarts  des  biens  se 
trouvent  d'un  côté  et  un  seul  quart  de  l'autre.  Mais  n'est-ce 
pas  là  une  distinction  purement  arbitraire  ?  N'y  a-t-il  pas,  à 
côté  de  la  propriété  foncière,  mille  autres  causes  d'influence 
et  d'action  qui,  dans  les  États  populeux,  déterminent  les 
révolutions  et  modifient  profondément  les  bases  de  la  vie 
politique?  Harrington  a  pu  s'assurer  lui-même  de  l'inanité  de 
cette  doctrine.  En  1656,  il  affirmait  que  les  modifications 
qui,  depuis  Henri  VIT,  s'étaient  introduites  dans  le  régime 
de  la  propriété,  avaient  rendu  le  rétablissement  de  la  monar- 
chie anglaise  à  jamais  impossible.  Cinq  ans  après,  Charles  II 
était  sur  le  trône  et  Harrington  à  la  tour  de  Londres  !  Ainsi 
que  le  disait  encore  Aristote,  les  révolutions  naissent  tout 
aussi  bien  de  l'inégalité  des  honneurs  que  de  l'inégalité  des 
richesses  (S). 


(1)  Politiqiie,  liv.  VIII,  c.  II,  Harrington  a  repi'oduit  le  passage  en 
Texagérant.  fOceana,  Prdiminarys,  p.  41.) 

(2)  Politique,  liv.  Il,  c.  IV. 


Hutne  n'est  pas  moins  coupable  d'exagération  quand  il 
affirtne  que  TOcéana  renferme  le  seul  plan  de  république 
vraiment  digne  d'attention  qui  ait  jamaiaété  publié.  Ce  serait 
une  étrange  république  que  celle  où,  grâce  h  l'admission 
rigoureuse  du  principe  de  la  r(4atwn^  on  ne  rencontrerait 
jamais,  à  aucun  degré  de  la  hiérarcbie,  un  seul  fonctionnaire 
expérimenté.  Ce  serait  un  étrange  Ëtat  social  que  celui  où", 
ebaque  emploi  devenant  vacant  au  bout  d'un  an  on  de  trois 
ans,  les  luttes  électorales  et  les  passions  ardentes  qu*elles 
provoquent  seraient  inévitaUement  en  permanence,  pour 
toutes  les  fonctions  religieuses,  politiques,  administratives, 
militaires  et  judiciaires  !  D'ailleurs,  un  système  qui  a  besoin 
de  s'étayer  sur  une  loi  agraire  est  un  système  jugé  d'avance. 
L'histoire  prouve  et  Hume  avoue  que,  même  dans  les  États 
qui  se  composent  d'une  seule  ville,  les  lois  agi^aires  ont  tou- 
jours été  facilement  éludées.  Que  serait*-ce  donc  dans  les 
grsinds  et  populeux  États  de  l'Eurape  moderne?  Quel  effet 
durable  et  prépondérant  pourraient-elles  produire  au  sein 
d'une  société  où  les  valeurs  mobilières,  si  fociles  à  cacher, 
tendent  à  égaler  et  même  à  dépassser  l'importance  des  re- 
venus territoriaux? 

Hais,  au  moins,  Montesquieu  a-t-il  raison  d'attribuer  à 
Harrington  l'honneur  d'avoir  entrevu  le  plus  haut  point  de 
liberté  où  la  constitution  d'un  peuple  puisse  être  portée? 
Non;  ici  encore,  il  y  a  exagération  manifeste.  L'auteur  de  la 
république  d'Océana  ne  cache  pas  qu'il  a  voulu  faire  des 
cavaliers  une  sorte  d'aristoct^tie  naturelky  influente  par  ses 
richesses  et  par  ses  lumières  ;  il  attribue  ce  titre  aux  citoyens 
possédant  au  moins  cent  livres  sterling  de  rente,  comme 
considérable  pour  l'époque.  Ces  cavaliers  sont  seuls  éligibles 
au  Sénat;  ils  composent  seuls  tous  les  conseils  supérieurs 
de  la  république  ;  en  cas  de  péril,  ils  entrent  seuls  dans  le 


collège  investi  de  la  dictature,  et,  de  plus,  ils  figurent  pour 
trois  septièmes  dans  la  composition  de  la  chambre  populaire. 
Or  quel  est  le  rôle  du  sénat?  Ici  nous  laisserons  parler  Hume, 
l'un  des  plus  grands  admirateurs  de  Harrington.  «  L'Océana, 
»  dit-il,  ne  fournit  pas  de  garanties  suffisantes  pour  la 
»  liberté  et  pour  la  réforme  des  abus.  Le  sénat  doit  proposer 
»  et  le  peuple  consentir,  et,  par  ce  moyen,  le  sénat  a  non- 
»  seulement  une  voix  négative  sur  le  peuple,  mais,  ce  qui 
»  est  d'une  conséquence  beaucoup  plus  grande,  la  voix  du 
»  sénat  précède  le  suffrage  du  peuple.  Si,  dans  la  constitu- 
»  tion  anglaise,  la  voix  négative  du  roi  était  de  la  même  na- 
»  ture;  s'il  pouvait  prévenir  la  proposition  de  quelque  acte 
»  que  ce  soit  au  parlement,  il  serait  un  monarque  absolu.... 
»  Si  le  souverain  était  maître  d'étouffer,  dès  sa  naissance,  un 
»  acte  qui  lui  serait  désagréable,  le  gouvernement  anglais 
»  n'aurait  plus  de  balance,  et  les  abus  n'y  seraient  jamais  ré- 
(c  formés....  Dans  la  république  d'Océana,  on  peut  dire  que 
»  toute  la  législature  est  entre  les  mains  du  sénat  (1).  » 
N'est-il  pas  évident  que,  sous  un  tel  régime,  la  liberté  de 
l'immense  majorité  de  la  nation  se  trouverait  singulièrement 
restreinte? 

L'Océana  est  l'une  des  manifestations  les  plus  curieuses 
et  les  plus  complètes  de  l'esprit  novateur  des  temps  mo- 
dernes. Â  ce  point  de  vue,  elle  mérite  d'attirer  l'attention  de 
l'historien,  du  philosophe  et  de  l'homme  d'État.  Mais  cette 
manifestation  ne  sort  pas  de  la  catégorie  des  écrits  auxquels 
la  science  politique  attribue  à  juste  titre  la  qualification 
à^utopie.  Aller  plus  loin,  c'est  méconnaître  la  valeur  des 
faits  ;  c'est  oublier  les  nécessités  inflexibles  et  permanentes 
de  la  vie  sociale. 

(1)  Hume,  loc.  cit,  p.  333. 


Yï 


LA  CROISADE   PACIFIQUE 


VIE 


ET 


TRAVAUX  DE  NICOLAS  CLEYNAERTS 


LA    CROISADE    PACIFIQUE 


VIE 


KT 


TRAVAUX  DE  NICOLAS  CLEYNAERTS 


On  sait  avec  quelle  indomptable  ardeur  les  générations 
chrétiennes  du  douzième  et  du  treizième  siècle  se  précipi- 
tèrent, à  huit  reprises,  sur  les  contrées  de  l'Orient  envahies 
par  les  sectateurs  de  Tislamisme.  Partout  oii  la  parole  du 
moine  prêchant  la  guerre  sainte  se  faisait  entendre,  des  mil- 
liers de  soldats,  pleins  de  confiance  et  d'enthousiasme,  ve- 
naient se  ranger  sous  la  bannière  vénérée  de  la  croix.  Les 
traditions  politiques  des  États,  les  rivalités  séculaires  des 
peuples,  les  habitudes  contractées  dès  l'enfance,  les  liens  du 
sang,  les  affections  et  les  intérêts  des  familles,  tous  les  mo- 
biles qui  guident  ou  séduisent  les  hommes  étaient  oubliés, 
méconnus,  foulés  aux  pieds  avec  un  désintéressement  dont 
on  ne  trouve  pas  un  second  exemple  dans  les  annales  de 
l'Europe.  C'était  en  vain  que  la  trahison,  l'ineptie,  la  famine, 
les  maladies  et  le  glaive  faisaient  disparaître  des  armées  en- 
tières dans  les  plaines  et  les  défilés  de  l'Asie  :  bravant  la 
mort  sous  toutes  ses  formes,  d'innombrables  pèlerins  armés 

H 


accouraient  sur  les  chemins  blanchis  par  les  ossements  de 
leurs  frères.  Les  femmes  mêmes  saisissaient  le  bouclier  et 
endossaient  la  cotte  de  mailles,  pour  aller  combattre  ei 
mourir  sur  les  champs  d'outre-mer  (1).  Un  mouvement  iden- 
tique entraînait  toutes  les  populations  européennes  avec 
une  force  irrésistible.  Des  Danois  protégèrent  les  côtes  de 
la  Syrie,  et  des  Norwégiens  assistèrent  au  siège  de  Sidon. 
Anne  Commène  n'a  point  exagéré,  quand  elle  s'écriait  qu'une 
impulsion  toute-puissante  semblait  avoir  arraché  l'Europe  de 
sa  base,  pour  la  précipiter  sur  l'Asie. 

Il  y  avait  autre  chose  qu'une  pensée  religieuse  au  fond  de 
ces  redoutables  migrations.  Il  ne  s'agissait  pas  seulement  de 
reconquérir  le  tombeau  sacré  du  Rédempteur  et  de  protéger 
le  trône  qu'un  prince  belgç  allait  ériger  dans  la  cité  de  David. 
Au  moment  où  les  premiers  croisés  prenaient  le  chemin  de 
l'Orient,  l'Europe  était  attaquée  à  ses  deux  extrémités,  à 
l'ouest  dans  la  Péninsule  ibérique,  à  Test  dans  les  provinces 
dépendant  de  l'empire  de  Byzance.  Elle  se  trouvait  pour 
ainsi  dire  entre  deux  fleuves  de  sang  et  de  barbarie,  dont 
l'un  menaçait  de  franchir  les  Pyrénées  et  l'autre  le  Danube. 
Les  guerriers  qui  tombaient  dans  les  vallées  de  l'Euphrate, 
de  rOronte  et  du  Nil,  mouraient  en  réalité  pour  la  défense 
de  la  civilisation  et  de  l'indépendance  de  l'Occident.  Grou- 
pées sous  une  bannière  commune,  les  nations  chrétiennes 
attaquaient  les  forces  de  l'islamisme  h  leur  source.  Qui  sait 
où  l'étendard  du  prophète  se  serait  arrêté,  si  les  peuples 
occidentaux,  troublés  par  la  discorde  et  épuisés  par  la 
licence,  avaient  dû  lutter  sur  leur  propre  sol,  avant  d'avoir 
acquis  la  redoutable  unité  d'action  et  de  but  qu'ils  trouvèrent 


(1)  Pour  les  exploits  des  femmes  aux  croisadeS)  voyez  le  chapitre  VII 
du  livre  XXI  de  V Histoire  des  croisades  de  Michaud. 


(iaus  les  croisades?  Plus  de  deux  siècles  avant  la  conquête 
(le  Constantinople,  le  sultan  du  Caire,  le  redoutable  Saladin, 
écrivait  à  Frédéric  Barberousse  :  «  Ce  n*est  pas  assez  pour 
»  nous  d'avoir  conquis  cette  ten*e  maritime  oii  nous  sommes; 
»  nous  passerons  les  mers,  s*il  plaît  à  Dieu  ;  et,  protégés 
»  par  la  justice  divine,  nous  subjuguerons  vos  royaumes 
»  d'Occident  (1).  »  , 

Cependant  le  jour  vint  où  l'Europe  catholique,  affaiblie  de 
nouveau  par  des  guerres  intestines,  perdit  cette  indomptable 
ardeur  et  n'adressa  plus  aux  chrétiens  d'Orient  que  des  vœux 
stériles  ou  des  promesses  fallacieuses.  Depuis  la  fin  du  trei- 
zième siècle,  toute  une  série  de  papes,  Nicolas  IV,  Célestin  V, 
Boniface  VIIl,  Benoît  IX,  Clément  V,  Jean  XXII,  prodiguèrent 
vainement  les  exhortations  et  les  prières  pour  réunir  de 
nouvelles  armées  chrétiennes.  Les  princes,  qui  prenaient 
encore  la  croix,  cherchaient  et  trouvaient  mille  prétextes 
pour  se  dispenser  d'entreprendre  le  périlleux  voyage  d'outre- 
mer. La  noblesse,  toujours  avide  de  combats  et  d'aventureâ, 
courait  prodiguer  sa  valeur  sur  des  théâtres  moins  éloignés. 
Le  peuple  lui-même  ne  prêtait  plus  qu'une  attention  distraite 
aux  discours  des  missionnaires  qui  lui  retraçaient,  sous  de 
sombres  couleurs,  les  outrages  prodigués  au  sépulcre  du 
divin  fondateur  du  christianisme. 

C'est  avec  bonheur  qu'on  découvre  que  cette  heure  de 
découragement  et  de  faiblesse  avait  été  prévue  dès  longtemps 
par  un  petit  nombre  d'hommes  supérieurs  à  leur  siècle. 


(i)  Michaud,  Histoire  des  croisades,  t.  IX.  p.  206,  édit.  belge  de  4841. 
n  importe  peu  que  la  foule  des  croisés  n'eût  pas  rintelligence  des  pro- 
portions majestueuses  de  Tceuvre  à  laquelle  eUe  prétait  le  concours  de 
son  bras.  Ainsi  que  Ta  très-bien  dit  M.  Michaud,  «  ce  que  chaque  gé- 
oération  connaît  le  moins,  c'est  Tesprit  et  le  caractère  des  événements 
auxquels  elle  a  pris  part.  »  (Jhid.,  t.  X,  p.  11). 


Unissant  à  la  piété  du  moine,  au  génie  méditatir  du  savant, 
cette  intelligence  supérieure  des  effets  et  des  causes  qui 
caractérisent  l'homme  d*État,  ils  s'étaient  préoccupés  du  jour 
où  la  parole  et  la  doctrine  devraient  prendre  la  place  de  la 
lance  et  du  glaive. 

Dès  le  milieu  du  douzième  siècle,  un  bénédictin,  Pierre  le 
Vénérable,  écrivit  une  réfutation  du  Coran,  après  l'avoir  fait 
traduire  en  latin  par  deux  prêtres  que  l'amour  de  l'astrologie 
avait  attirés  chez  les  Mores  d'Espagne (1).  Au  commencement 
du  siècle  suivant,  Humbert  de  Romans,  devenu  supérieur 
général  des  dominicains,  engagea  ses  religieux  à  apprendre, 
outre  le  grec  et  l'hébreu,  la  langue  arabe  et  les  autres  idiomes 
que  parlaient  les  barbares  armés  contre  la  civilisation  et  con- 
tre l'Église  (S).  Cent  ans  plus  tard,  Raymond  Lulle  invoqua 
et  obtint  l'assistance  de  Philippe  le  Bel,  de  Clément  V  et  du 
concile  général  de  Vienne,  pour  faire  établir  des  chaires  de 
langues  orientales  dans  les  universités  de  Rome,  de  Bologne, 
de  Paris,  d'Oxford  et  de  Salamanque  (3)*  Une  foule  de  sa- 
vants, parmi  lesquels  brille  le  nom  d'un  Belge,  Guillaume  de 
Meerbeke,  suivirent  ces  exemples,  et  leurs  efforts  réunis 
organisèrent  enfin  une  croisade  pacifique  qui,  elle  aussi. 


(1)  Voyez  Mabillon  et  Martène,  Apin.  wd.  S.  Benedvcti,  ad  an.  1141, 
t.  VI,  p.  345.  Les  deux  traités  que  Pierre  le  Vénérable  avait  écrits  con- 
tre les  Sarrasins  se  trouvent  dans  WUnpUwima  CoUectio  de  Martène  et 
Durand,  t.  IX,  pp.  1120-1140. 

(2)  Thésaurus  novus  anecdotorum,  par  Mabillon  et  Martène,  t.  IV, 
p.  1706.  Quetif  et  Échard,  ScHptores  ordinis  prœdieatorum,  1. 1,  pp.  141- 
149.  Histoire  littéraire  de  la  France,  t.  XVI,  Discours  préliminaire, 
p.  139. 

(3)  Le  Thesaurtts  novus  déjà  cité  renferme  trois  lettres  que  Raymond 
écrivit  dans  ce  dessein,  la  première  au  roi,  la  seconde  à  un  personnage 
influent  dont  le  nom  est  inconnu,  la  troisième  k  Tuniversité  de  Paris 
(t.  I,  pp.  1316  et  suiv.).  Pour  l'érection  des  chaires  destinées  à  l'ensei- 
gnement des  langues  orientales,  Voyez  Cap.  Jnter  soU.,  V,i. 


-     165     - 

sans  atteindre  complètement  son  but,  ne  resta  pas  sans  profit 
et  sans  gloire  pour  les  nations  européennes.  Nous  lui  devons 
deux  résultats  immenses,  l'un  scientifique  et  littéraire,  Tautre 
religieux  et  politique.  Elle  a  puissamment  contribué  à  faire 
renaître  Tétude  des  langues  et  des  institutions  de  l'Orient; 
elle  a  conservé  les  croyances  de  ces  populations  vjgoureuses 
qui  nous  tendent  aujourd'hui  les  bras,  depuis  les  plateaux 
du  Liban  jusqu'aux  rives  du  Tigre,  et  qui,  bientôt  peut-être, 
seront  le  canal  par  lequel  l'Europe  répandra  les  merveilles 
de  sa  civilisation  aux  lieux  qu'un  despotisme  douze  fois  sé- 
culaire a  couverts  de  sang  et  de  ruines  (1). 

C'est  dans  cette  croisade  pacifique,  qui  attend  encore  son 
historien,  que  doit  figurer,  à  l'une  des  places  les  plus  émi- 
nentes,  le  nom  d'un  compatriote,  d'un  Brabançon,  Nicolas 
Cleynaerts.  Nous  ne  nous  proposons  pas  d'envisager  aujour- 
d'hui sous  toutes  leurs  faces  la  vie  et  les  travaux  de  cet 
homme  d'élite.  Nous  garderons  le  silence  sur  ses  études 
purement  littéraires,  quoiqu'elles  aient  eu  pour  résultat  de 
le  placer  au  premier  rang  des  philologues  de  son  siècle  (i). 


(i)  Le  savant  orientaliste,  Guillaume  de  Meerbeke,  dont  nous  venons 
de  citer  le  nom,  devint  archevêque  de  Coriuthe  et  mourut  dans  cette 
viUe  au  commencement  du  quatorzième  siècle.  (Voyez  Echard  et  Que- 
i\UScriplore«  ordinis  prœdicatomm,  t.  1,  p.  ÎÎ88.)  Daunou  a  publié  la 
vie  du  célèbre  Flamand,  dans  Y  Histoire  littéraire  de  la  Francey  t.  XXI, 
pp.  i43-i.M.  Paquot,  dans  ses  Mémoires  {i.  lll,  p.  23,  édit.  in-folio),  est 
loin  de  se  conformer  aux  témoignages  des  contemporains,  lorsqu'il 
dit  que  GuiUaume  de  Meerbekc  <(  savoit  probablement  Tarabe.  »  Quant 
à  Valére  André,  il  a  confondu  Guillaume  de  Meerbeke  avec  Thomas  de 
Canlimpré  (Bibl.  belg.,  p.  33(),  édit.  de  1643;. 

(2)  M.  Félix  Nève  s'est  acquitté  de  cette  tâche,  dans  une  Notice  $ur 
renseignement,  les  œuvres  et  les  voyages  de  Nicolas  Cleynaerts,  publiée 
dans  Y.inmiaire  de  Vuniversité  catholique  de  Louvain  pour  1844. 

Depuis  que  ces  lignes  ont  été  écrites  (1862),  M.  Néve  a  publié,  au 
t.  IV  de  la  Biographie  nationalCt  une  notice  sur  Cleynaerts,  qu'il  ter- 


-     166     - 

Nous  prendrons  le  même  parti  à  l*égard  des  services  qu'il 
a  rendus  à  Thistoire  et  à  la  science,  par  son  intrépide  voyage 
sur  la  côte  septentrionale  de  l'Afrique  (1).  Nous  ne  dirons 
rien  de  son  rare  talent  épistolaire,  que  le  marquis  du  Roure 
a  fait  ressortir  avec  autant  d'esprit  que  de  verve,  dans  un 
livre  trop  peu  connu  (2).  Notre  tâche  se  bornera  au  récit 
sommaire  des  efforts  auxquels  il  s'est  livré  et  des  sacrifices 
qu'il  s'est  imposés,  pour  arriver  à  la  régénération  de  l'Orient 
par  des  moyens  plus  nobles  et  plus  sûrs  que  l'effusion  du 
sang  des  infidèles. 

Né  à  Diest  le  8  décembre  1495,  Cleynaerts  termina  ses 
études  et  embrassa  l'état  ecclésiastique,  au  moment  oii  la 
double  impulsion  de  la  renaissance  et  de  la  réforme  produisit 
cette  incroyable  activité  des  esprits  qui  distingue  le  seizième 
siècle.  Après  avoir  fréquenté,  avec  un  rare  succès,  les  cours 
du  collège  des  Trois-Langues  (Collegium  Trilingue)^  que  *Jé- 
rôme  Busleiden  venait  de  fonder  à  Louvain,  il  obtint  de  l'au- 
torité académique,  en  1820,  la  permission  d'enseigner,  soit 
en  public,  soit  en  particulier,  les  langues  latine,  hébraïque  et 
grecque.  Installé  au  collège  d'Houterlé,  il  y  composa  sue- 


mine  par  la  promesse  de  composer  un  jour  une  nionograpiiie  détaillée 
sur  les  études  et  les  leçons,  les  méthodes  et  les  écrits,  les  vues  et  les 
voyages  du  spirituel  philologue  de  Diest. 

(1)  Sous  le  titre  de  Relation  d'un  voyageur  chrétien  sur  la  ville  de  Fez 
et  ses  écoles  dans  la  première  moitié  du  seizième  siècle,  M.  Félix  Nève  a 
publié,  dans  le  Messager  des  sciefices  histonques  de  Belgi^jue  de  1845 
(pp.  352  et  suiv.) ,  tout  ce  que  les  lettres  de  Cleynaerts  renferment  de 
plus  intéressant  sur  Tétat  politique  et  littéraire  du  Maroc,  à  la  date  de 
son  voyage.  M.  le  baron  de  Saint-Génois  a  consacré  un  chapitre  à 
Cleynaerts,  dans  son  intéressant  ouvrage  Les  voyageurs  belges  du 
treizième  au  dix^sejHième  siècle,  t.  L  pp.  210  et  suiv.  (Bruxelles,  Jamar, 
1846). 

(2)  AnalectabiHion,  ou  extraits  critiques  de  divers  livres  rures,  oubliés 
ou  peu  cofwus,  t.  1  (Paris,  Techener,  1836-1837.  2  vol.  in-8»'V 


—     167     - 

cessivemeut  ses  Tabulae  in  grammaticam  hebraeam  et  ses 
Institutiones  linguae  graecae,  qu'on  a  tant  de  fois  réimprimées 
et  qui,  pendant  plus  d'un  siècle,  ne  cessèrent  pas  d'être  en 
usage  dans  les  écoles  de  la  France  et  des  Bays-Bas.  Il  culti- 
vait en  même  temps  les  sciences  théologiques,  sous  la  direc- 
tion de  l'illustre  Latomus,  qui  sera  plus  tard  le  confident  de 
ses  joies  et  de  ses  douleurs,  quand  la  passion  du  savoir  et 
Fardeur  du  prosélytisme  l'entraîneront  sur  les  plages  loin- 
taines de  l'Afrique  (1). 

Ce  fut  l'étude  approfondie  de  l'bébreu  qui  conduisit  le 
jeune  professeur  à  la  culture  de  la  langue  arabe. 

Ayant  remarqué  que  plusieurs  rabbins,  entre  autres  le  cé- 
lèbre Aben-Ezra,  l'auteur  de  VJesod  Mora  ou  Base  de  rensei- 
gnement, invoquaient  sans  cesse  des  locutions  arabes  pour 
se  tirer  d'embarras  dans  les  passages  difficiles,  il  conçut  de 
bonne  heure  le  projet  de  s'approprier  ce  riche  et  antique 
idiome.  Mais  comment  réaliser  ce  dessein?  Les  maîtres,  les 
livres,  les  manuscrits,  tout  faisait  défaut,  et,  pendant  plu- 
sieurs années,  Cleynaerts  s'épuisa  en  vains  efforts  pour  se 
procurer  au  moins  quelques  pages  de  cette  «  langue  d'Is- 


(1)  La  première  êditiuu  de  ses  Tabulœ  m  linguam  kebt'œtvti  fut  im- 
primée à  Louvaiii,  en  1529,  par  Martin  d'Alost.  D'autres  éditiODH 
parurent  à  Paris  en  1552  et  en  15(>i  ;  à  Ck)logae ,  en  1561  et  en  1567.  — 
1.68  Instituliones  linguœ  gi^crca;  virent  le  jour  en  1530  et  furent  plusieurs 
fois  réimprimées.  On  remarque  surtout  les  éditions  que  R.  Etienne  en 
a  données  à  Paris,  en  15i0,  en  1551  et  en  1578;  celle  de  Paul  Manuce, 
imprimée  à  Venise,  en  1570;  celles  des  Elsevir  d'Amsterdam,  de  1650, 
1660  et  1672,  corrigées  et  complétées  par  Gérard  Vossius.  —  En  1531 , 
Cleynaerts  publia  en  outre  un  livre  intitulé  Meditationes  grœcanicœ  in 
artem  grammaticam,  qui  a  été  aussi  réimprimé  plusieurs  fois,  soit 
séparément,  soit  à  la  suite  de  la  grammaire  grecque. 

Pour  le  mérite  de  ces  ouvrages  et  la  méthode  que  leur  auteur  suivit 
dans  son  enseignement,  on  trouve  d'intéressantes  recherches  dans  la 
notice  déjà  citée  de  M.  Félix  Néve. 


—     168     - 

maël,  »  qui  fournissait  tant  de  ressources  aux  commentateurs 
du  Talmud.  Un  instant  il  se  crut  à  la  veille  de  voir  réaliser 
ses  vœux,  lorsque  le  riche  imprimeur  Daniel  Bomberg,  par- 
tant pour  Venise,  prit  l'engagement  de  lui  envoyer  un  exem- 
plaire des  œuvres  d'Avicenne.  Mais  Bomberg  oublia  son  ami 
au  milieu  des  splendeui*s  de  la  reine  de  l'Adriatique,  et  l'ar- 
deur du  linguiste  flamand,  toujours  privée  d'aliment,  ne  fai- 
sait que  s'accroître  en  face  des  obstacles.  La  pensée  qu'un 
petit  nombre  de  rabbins  possédaient  le  monopole  de  l'arabe, 
en  deçà  du  Bosphore,  lui  devenait  chaque  jour  plus  insup- 
portable. Il  nous  a  lui-même  révélé  ses  regrets  et  ses  an- 
goisses; il  nous  dit  naïvement  qu'il  avait  la  passion,  la  soif 
de  l'arabe,  au  point  de  préférer  cette  langue  au  plus  «  riche 
des  canonicats,  »  quand  tout  à  coup  un  de  ses  élèves,  «  qui 
connaissait  sa  maladie,  »  lui  remit,  en  sautant  de  joie,  le 
Psalterium  nebietise,  renfermant  les  psaumes  en  latin,  en 
grec,  en  hébreu,  en  chaldéen  et  en  arabe  (1). 

Le  voilà  done  enfin  devant  un  livre  arabe  !  Ce  qu'il  avait 
si  vainement  cherché,  ce  qu'il  avait  si  ardemment  désiré  pen- 
dant plusieurs  années,  un  heureux  hasard  le  plaçait  sous  ses 
yeux.  Son  âme  d'érudit  en  fut  inondée  de  joie.  Beatus  eram, 
s'écrie-t-il,  etpraeter  arabismum  frigebant  omnia! 

Mais  toutes  les  difficultés  ne  sont  pas  vaincues  :  loin  de  lit, 
elles  se  présentent  et  s'accumulent  avec  une  intensité  qui 
aurait  infailliblement  découragé  une  intelligence  vulgaire. 
Gleynaerts  ne  possède  ni  grammaire  ni  lexique  :  les  carac- 
tères mêmes  lui  sont  inconnus.  Comment  parviendra-t-il  à 


(1)  Le  Psalterium  nebietise  était  Tœuvre  d'Alphonse  Giustiniani, 
êvêque  de  Nebbio  en  Corse.  Son  livre,  dédié  à  Léon  X,  avait  le  titre 
suivant  :  Psaltenum  hebraïciim,  grœcum,  anibicHm,  chcddaîcmn,  cum 
tribus  Uuinis  interprétât ionibus  et  gtossis.  11  fui  imprimé  à  Gênes, 
en  1516. 


-     169     - 

lire  l'arabe!  Et  quand  il  saura  lire  les  mots,  comment  réus- 
sira-t-il  à  détenniner  leur  signification?  Comment  saisira-t-il 
le  rapport  des  signes  avec  la  pensée  qu'ils  représentent?  Là 
oii  d'autres  auraient  commencé  par  s'avouer  vaincus,  le  sa- 
vant et  infatigable  Brabançon,  procédant  avec  cette  persévé- 
rante vigueur  qui  distingue  les  vocations  réelles,  se  mit  im- 
médiatement à  l'œuvre.  C'est  avec  autant  d'étonnement  que 
d'admiration,  que  nous  le  voyons  appliquer,  trait  pour  trait, 
à  l'étude  de  l'arabe,  les  procédés  à  l'aide  desquels,  trois  siè- 
cles plus  tard,  Champollion  réussira  h  trouver  la  clef  de  la 
langue  mystérieuse  de  l'Egypte. 

Il  commença  par  se  faire  un  alphabet,  au  moyen  de  la 
comparaison  des  noms  propres  d'hommes  et  de  lieux  qui, 
dans  toutes  les  langues  sémitiques,  ont  des  consonnances  et 
par  conséquent  des  lettres  communes.  A  force  de  patience, 
d'adresse  et  de  tentatives  sans  cesse  renouvelées,  il  finit  par 
découvrir  la  place  qu'un  certain  nombre  de  ces  noms  occu- 
paient dans  le  texte  arabe,  placé  en  regard  des  textes  hé- 
braïque et  chaldéen.  Lot  et  Ismaël  lui  fournirent  les  lettres 
L  et  T;  Salmana,  les  lettres  S  et  M  ;  Moab  et  Gébal,  la  lettre 
B;  Oreb,  Assur,  Sisara,  la  lettre  R,  etc.  Il  fit  si  bien  que 
quelques  mois  d'un  travail  opiniâtre  lui  suffirent  pour  se 
procurer  un  alphabet  complet.  Aussi  faut-il  voir  l'enthou- 
siasme qui  règne  dans  sa  curieuse  Épttre  aux  chrétiens,  où 
il  rend  compte  du  résultat  de  ces  laborieuses  et  patientes 
recherches.  Il  compare  le  bonheur  que  lui  faisait  éprouver 
la  découverte  d'une  lettre  à  celui  du  mineur  qui  trouve  un 
nouveau  filon  dans  les  mines  d'or  de  l'Arabie  heureuse. 

Un  grand  pas  était  fait  :  Cleynaerts  savait  lire  l'arabe. 

Ce  premier  succès  eut  pour  conséquence  naturelle  de  sti- 
muler son  ardeur  et  de  doubler  son  zèle.  Sans  prendre  un 
seul  jour  de  repos,  il  se  remit  à  l'étude  pour  découvrir  le 


—     170     — 

sens  des  mots  et  la  structure  des  phrases.  Suivant  toujours 
la  même  méthode  de  comparaison  entre  les  divers  textes,  il 
se  fit  un  glossaire,  en  se  servant  surtout  des  psaumes  où 
certains  termes  se  représentent  à  diverses  reprises.  Il  s'at- 
tacha ensuite  à  saisir  les  inflexions  indiquant  les  cas  et  les 
nombres  des  noms;  il  découvrit  successivement  les  pronoms, 
à  l'aide  d'une  ingénieuse  et  pénible  analyse;  il  procéda  de  la 
même  manière  pour  se  procurer  la  connaissance  des  temps 
des  verbes,  et  enfin,  après  un  an  d'incroyables  eff'orts,  il 
savait  lire  assez  couramment  le  psautier  arabe.  Un  fragment 
de  la  Bible  avait  suffi  pour  lui  fournir  l'intelligence  d'une 
langue  étrangère.  Alphabet,  glossaire,  grammaire,  syntaxe, 
il  devait  tout  à  lui-même  (1)  ! 

C'est  ici  le  lieu  de  dire  que ,  chez  Cleynaerts ,  une 
pensée  de  prosélytisme  présidait,  autant  que  l'amour  de  la 
science,  au  dévouement  qu'il  manifestait  dans  son  enseigne- 
ment et  dans  ses  éludes,  ce  II  faut,  disait-il,  qu'on  encourage 
»  l'étude  de  la  littérature  hébraïque,  non-seulement  pour 
»  que  l'on  comprenne  mieux  les  textes  de  l'Ancien  Testa- 
»  ment,  mais  aussi  afin  que,  parmi  les  chrétiens,  on  trouve 


(I)  Nous  eDiprunloiis  ces  détails  et  la  plupart  de  ceux  qui  suivent 
aux  lettres  que  Cleynaerts  écrivit  à  ses  amis  pendant  ses  longues  et 
lointaines  pérégrinations,  et  dans  lesquelles  il  se  plaît  à  rappeler  sou- 
vent les  incidents  qui  marquèrent  son  séjour  à  Louvain.  [Nie.  Cleiiafxti 
epistolanim  UM  duo.  Antv.,  Plant.,  1560,  2  vol.  in- 12).  Ces  lettres,  de 
môme  que  tous  les  écrits  de  Cleynaerts ,  furent  plusieiu's  fois  réim- 
primées. L'édition  la  plus  complète  est  celle  que  nous  venons  de  citer. 
On  y  trouve  un  deuxième  livre  composé  de  lettres  que  le  célèbre  bota- 
niste Lecluse,  de  Bruges,  avait  rapportées  d'Espagne,  et  dont  il  raconte 
la  découverte  dans  une  dédicace  à  Thomas  Hedigerus. 

Toutes  les  éditions  des  lettres  de  Cleynaerts  sont  énumérées  par  le 
baron  de  ReifTenberg,  dans  son  Quaifièine  mémoire  sur  les  deux  prc- 
tnim'8  siècles  de  V Université  de  Lovvait*.  (Souv.  Métn.  de  IWcadcfuie  roy. 
de  Belgique,  T.  Vll.  p.  24). 


-     171     - 

s>  au  moins  un  certain  nombre  d'hommes  connaissant  assez 
»  bien  Fhébreu,  pour  combattre,  par  la  parole  et  par'  la 
»  plume,  les  superstitions  du  Talmud  et  les  leçons  de  la 
»  synagogue.  »  Mais  ce  prosélytisme  généreux  n*âvait  rien 
de  rintolérance  brutale  et  sanguinaire  qui  régnait  alors  dans 
quelques  parties  de  l'Europe.  Le  jeune  professeur  blâmait  et 
raillait  les  inquisiteurs  espagnols,  qui  forçaient  les  Juifs  à  se 
faire  chrétiens,  et  qui  ensuite  les  brûlaient  parce  qu'ils  n'ai- 
maient pas  lé  christianisme.  Il  leur  disait  :  «  Éclairez  l'in- 
»  lelligence  de  vos  adversaires.  Ne  brûlez  ni  les  Juifs  ni 
»  leurs  livres.  Rendez  les  Juifs  chrétiens  h  l'aide  de  l'ensei- 
»  gnement,  et,  si  leurs  livres  sont  dangereux,  ils  sauront 
»  bien  les  brûler  eux-mêmes.  Les  apôtres  ne  faisaient  vio- 
»  lence  à  personne  (1).  » 

Cette  même  pensée  de  prosélytisme  généreux  et  pur  surgit 
dans  l'âme  de  Cleynaerts,  avec  une  force  nouvelle,  au  moment 
où  il  eut  acquis  une  connaissance  superficielle  de  l'arabe. 
Effrayé,  de  même  que  tous  ses  contemporains,  des  progrès 
incessants  de  l'islamisme,  il  se  demanda,  comme  Raymond 
Lulle  et  Guillaume  de  Meerbeke,  s'il  n'était  pas  possible  de 
vaincre  les  Sarrasins  avec  des  armes  plus  nobles  et  plus 
efficaces  que  le  glaive.  Ses  hésitations  ne  furent  pas  longues. 
Avec  cette  promptitude  d'exécution  qui  fut  un  des  traits  dis- 
linctifs  de  son  caractère,  il  prit  immédiatement  son  parti. 
Apprendre  l'arabe,  de  manière  à  le  parler  et  à  l'écrire  avec 
autant  de  facilité  que  sa  langue  maternelle;  étudier  à  fond 
les  dogmes,  les  usages,  les  mœurs  et  les  superstitions  de 
l'Orient;  profiter  de  ces  études  pour  joindre  aux  cours  de 


(1)  Pour  les  sentiments  de  Cleynaerts  à  Fégard  des  Juifs,  voyez  s» 
lettre  à  l'évéque  du  cap  VpiI.  datée  du  4  décembre  1540.  (Lib.  II. 
pp.  105  et  sqq.). 


-      i7i     — 

théologie  de  runiversité  de  Louvain  renseignement  de  la 
langue  et  des  institutions  des  sectateurs  du  prophète  ;  faire 
de  VAlma  Mater  une  pépinière  de  missionnaires  assez  cou- 
rageux pour  descendre  sur  la  côte  africaine,  assez  savants 
pour  s'entretenir,  dans  la  langue  même  du  Coran,  avec  les 
prêtres  et  les  sages  de  l'islamisme  ;  répandre,  sur  tous  les 
rivages  de  la  Méditerranée,  des  réfutations  mises  à  la  portée 
des  peuples  musulmans  ;  faire  de  la  Belgique  le  centre  de 
cette  propagande  de  religion,  de  paix  et  de  science  :  tel  était 
le  vaste  plan  qu'il  osa  concevoir  et  auquel  il  voua  sa  vie  tout 
entière.  «  Il  existe,  disait-il,  plus  d'une  réfutation  du  Coran 
»  en  langue  latine.  Que  font  aux  Mores,  aux  Persans,  aux 
»  Arabes,  ces  livres  dont  ils  ne  comprennent  pas  une  syl- 
»  labe?  Qu'on  se  serve  du  latin  contre  les  hérétiques,  parce 
»  qu'ils  le  comprennent  ;  mais,  si  l'on  veut  être  utile  aux 
»  mahométans,  il  faut  apprendre  à  parler  et  à  écrire  comme 
»  eux.  Que  penseraient  les  théologiens  du  soldat  qui  se  ser- 
»  virait  d'un  glaive  fait  de  telle  manière  que  ses  coups  iie 
»  puissent  jamais  atteindre  l'ennemi  (1)?  » 

Sa  manière  de  vivre,  jusque-là  si  paisible  et  si  monotone, 
subit  aussitôt  un  changement  complet.  Disant  adieu  à  ses 
amis,  réalisant  ses  faibles  ressources,  faisant  deux  ballots 


(I)  Lettres  à  Latomus,  du  12  juillet  I5ii9,  du  7  avril  1540  et  du 
9  avril  1541  ;  lettres  à  Streyter,  abbé  de  Tongerloo,  du  H  avril  1541  ; 
lettre  à  l'empereur  Charles  V,  du  17  jauvier  1542.  (Ephl.,  lib.  I,  pp.  313, 
34,  35,  42,  43,  44,  51,  62,  63;  lib.  II,  pp.  215  et  seq.).  —  Cleynaerls 
n'était  pas  arrivé  immédiatement  à  l'idée  de  cette  croisade  pacifique. 
Au  début,  îl  n'avait  d'autre  dessein  que  de  résoudre,  à  l'aide  de  l'arabe, 
les  difficultés  qu'il  rencontrait  dans  le  texte  hébraïque  de  la  Bible 
{PrhiC'pio  cum  discendi  laborcn  instituissem ,  mhil  alhid  proposittim 
habebam ,  quam  ni  affinitate  linauœ  pen'Uius  inteUigei'em  hebraîca  , 
vrr  saiyensiftioncm  mahotncticam  somifiobam.  (EPIST.,  lib.  I.  pp.  28 
et  35V 


-    in    - 

des  exemplaires  non  veiidus  de  ses  grammaires  hébraïque  er 
grecque,  il  se  mit  en  route  pour  Paris,  afin  de  se  procurer 
sur  un  plus  vaste  théâtre  les  ressources  qui  lui  manquaient  à 
LoQvain. 

Au  seizième  siècle,  le  voyage  de  Paris,  surtout  pour  les 
laborieux  et  modestes  savants  flamands,  n'était  pas  ce  qu'il 
est  aujourd'hui  :  c'était  une  longue  et  fatigante  excursion  qui 
faisait  époque  dans  la  vie  d'un  homme  et  dans  les  souvenirs 
de  sa  famille.  Malgré  la  fermeté  de  son  caractère  et  la  vigueur 
de  son  courage,  Gleynaerts  fut  ému  au  moment  où  les  tours 
de  sa  chère  cité  universitaire  disparurent  à  l'horizon,  ce  J*avais, 
»  dit-il,  des  habitudes  et  des  goûts  tellement  sédentaires 
»  que,  quand  je  passais  une  seule  nuit  hors  de  mon  collège, 
»  il  me  semblait  que  le  ciel  allait  tomber  sur  ma  tête....  Je 
»  me  mis  en  route  pour  Paris,  comme  si  je  m'étais  acheminé 
»  vers  les  Indes  (1).  » 

Il  y  arriva  néanmoins  sans  encombre  en  1S30,  et  ses  pre- 
mières démarches  dans  la  grande  ville  se  firent  sous  d'heu- 
reux auspices.  Peu  de  temps  après  son  arrivée,  il  écrivit  au 
professeur  Hoverius  :  «  Tout  me  réussit  ici  au  delà  de  mes 
»  vœux.  Le  ciel  et  les  mœurs  des  hommes  me  plaisent  beau- 
»  coup....  J'y  suis  nourri  à  raison  de  cinquante  couronnes 
»  (290  fr.)  par  an,  et  j'ai  pris  un  élève  qui  m'en  donne 
»  trente....  Je  ne  mourrai  donc  pas  de  faim  cet  hiver....  J'ai 
»  vendu  cinq  cents  exemplaires  de  ma  grammaire  grecque 
»  et  trois  cents  de  ma  grammaire  hébraïque....  J'ai  fait  la 
»  connaissance  d'une  foule  de  savants,  et  leur  commerce  me 
»  sera  très-avantageux  (2).  »  Il  y  rencontra  notamment  un 


(1)  Lettre  aux  chrétiens   (Epist.,  lib.  II,  p.  228). 
i2)  Epist.,  Ub.  I,  p.  56.  La  lettre  n'est  pas  datée.  —  L'élève  payant 
trente  couronnes  à  Clevnaerts  était  un  neveu  de  I-atomus. 


—     I7i     — 

moine  portugais,  Roch  d'Alnieida,  qui  ne  cessait  de  vanter 
en  termes  pompeux  le  mérite  et  la  gloire  de  Tuniversité  de 
Salamanque.  «  Tous  les  savants,  disait-il,  y  vivent  dans 
»  Tabondance,  et  toutes  les  branches  des  connaissances 
»  humaines  y  sont  tenues  en  honneur  insigne.  Il  y  a  un  pro- 
»  fesseur  de  grec,  un  professeur  d*hébreu,  un  professeur  de 
»  chaldéen  et  même  un  professeur  d'arabe.  »  Un  professeur 
d'arabe!  Ces  derniers  mots  pénétrèrent  jusqu'au  fond  du 
cœur  de  Gleynaerts  (postremum  verbum  altius  in  pectus  meum 
descendit)  et  lui  inspirèrent  te  désir  ardent  de  franchir  les 
Pyrénées,  aussitôt  qu'il  aurait  amassé  assez  de  couronnes 
pour  séjourner,  pendant  quelques  mois,  dans  la  vieille  cité 
universitaire  du  royaume  de  Léon.  Ce  projet  lui  souriait 
d'autant  plus  qu'il  n'avait  pas  trouvé  à  Paris  les  manuscrits 
et  les  livres  qu'il  y  était  venu  chercher  (1). 

Rappelé  en  Belgique  au  printemps  de  1531,  par  un  procès 
dans  lequel  il  était  depuis  longtemps  impliqué,  —  procès  qui 
dura  dix  ans  et  qu'il  compare  finement  aux  interminables 
combats  des  compagnons  de  Ménélas  acharnés  à  la  conquête 
de  la  belle  Hélène,  —  Gleynaerts  consentit  à  reprendre  son 
cours  de  grec  au  collège  d'Houterié.  Il  était  loin  cependant 
d'avoir  renoncé  au  dessein  qu'il  avait  conçu  à  Paris.  Les  pa- 
roles pompeuses  de  Roch  d'Âlmeida  retentissaient  sans  cesse 
à  ses  oreilles.  Les  splendeurs  littéraires  de  Salamanque,  et 
surtout  le  professeur  d'arabe,  troublaient  son  repos  et  sur- 
excitaient son  imagination.  Le  jour,  la  nuit,  dans  sa  chaire, 
au  milieu  de  ses  livres,  il  ne  songeait  qu'aux  moyens  d'effec- 
tuer un  voyage  en  Espagne  (2). 


(1)  Nt*c  alitid  deincepH  sonntmlMfn,  quam  profite tiniMnn  hiapaniensem . 
(J.ettre  aux  chrétiens.  Epist.,  lib.  Il,  p.  229). 

(2)  Le  procès  qui  rappela  Gleynaerts  en  Brabant  concernait  la  cure 
du  béguinage  de  Diest,  à  laquelle  il  avait  été  destiné  par  ses  parents  et 


-     475     - 

Cette  fois  encore,  une  circonstance  fortuite  et  complète- 
ment inespérée  vint  à  son  aide. 

En  1531,  Fernand  Colomb,  fils  de  l'illustre  navigateur  à 
qui  nous  devons  la  découverte  d'un  nouveau  monde,  arriva 
à  Louvain  en  compagnie  d'un  poète  latin  très-distingué,  le 
Portugais  Resendius,  qui  avait  connu  Cleynaerts  pendant  son 
séjour  à  Paris.  Don  Fernand,  l'un  des  bibliophiles  les  plus 
passionnés  du  seizième  siècle,  avait  parcouru  l'Europe  en- 
tière pour  acheter  des  livres  rares  destinés  à  sa  riche  bi- 
bliothèque de  Séville.  Cherchant  un  homme  capable  qui, 
«  moyennant  un  salaire  honnête,  »  consentît  à  l'aider  dans 
le  choix  de  ses  livres  et  dans  le  développement  de  ses  études, 
il  offrit  à  Cleynaerts  de  l'attacher  à  sa  personne  et  de  l'em- 
mener en  Espagne.  Il  n'est  pas  nécessaire  de  dire  que  notre 
savant  linguiste  accepta  cette  offre  avec  bonheur.  Rassem- 
blant de  nouveau  son  modeste  bagage,  il  prit,  quelques  jours 
plus  tard,  avec  son  patron  et  son  ami,  le  chemin  des  Pyré- 
nées et  de  Salamanque.  «  Mes  concitoyens,  dit-il,  étaient 
»  tout  ébahis  de  ce  que,  jouissant  des  mêmes  avantages  pé-* 
»  cuniaires  à  Louvain,  j'entreprisse  ce  lointain  voyage.  Ils 
»  ne  connaissaient  pas  les  aiguillons  qui  me  pressaient  les 
»  flancs.  Je  voulais  échapper  aux  hommes  de  loi  et  j'avais 
»  soif  d'arabe  (1).  » 


appelé  par  les  vœux  unanimes  des  béguines  elles-mêmes.  Malheureu- 
sement un  concurrent  s'était  présenté  pour  lui  disputer  la  possession 
de  ce  bénifiœ.  et  de  là  surgit  une  longue  procédure  devant  la  juridic- 
lion  ecclésiastique.  Cleynaerts  finit  par  quitter  définitivement  le  pays, 
PII  abandonnant  les  béguines  à  son  adversaire  (traditis  begxiinis  ad- 
versario);  mais  il  ne  pardonna  jamais  aux  hommes  de  loi  les  tracasseries 
et  les  ennuis  qu'ils  lui  avaient  suscités.  Il  est  peu  de  ses  lettres  qui  ne 
renferment  quelque  trait  caustique  à  l'adresse  des  fabricants  de  procès, 
des  sangsues  du  pauvre  peuple,  etc.  (Voy.  Epist.,  lib.  II,  pp.  230  et 
seq.). 
(1)  Lettre  aux  chrétiens  f Epist.,  Ub.II,  p.  223.)—  Le  marquis  du  Roure 


Nous  garderons  le  silence  sur  les  incidents  de  ce  long 
voyage,  fait  à  dos  de  mule,  k  petites  journées,  et  pendant 
lequel  rinexpérience  de  Cleynaerts  dans  l'art  de  Téquitation 
amena  plus  d'une  aventure  comique.  Nous  transporterons 
immédiatement  les  trois  voyageurs  dans  l'antique  auberge 
de  la  Croix  à  Salamanque,  où  ils  arrivèrent  h  la  fin  d'avril 
1532. 

Avec  cette  impatience  féconde  qui  constitue  le  feu  sacré 
de  la  science,  Cleynaerts,  sans  même  changer  de  vêtements, 
se  mit  à  parcourir  les  rues  et  arriva  sur  une  vaste  place  où 
quelques  centaines  d'étudiants  se  promenaient  en  attendant 
l'ouverture  des  cours.  Il  remarqua  avec  bonheur  que  son 
humble  costume  brabançon  ne  provoquait  ni  sourire  ni  rail- 
lerie ;  aussi,  abordant  immédiatement  l'un  des  promeneurs, 
il  le  mit  au  courant  de  ses  projets  et  lui  demanda  le  nom  du 
professeur  de  langue  arabe. 

Hélas!  le  capucin  Roch  d'Almeida  s'était  laissé  entraîner 
par  les  élans  de  son  imagination  méridionale.  Le  professeur 
d'arabe,  de  même  que  le  professeur  de  chaldéen,  était  un 
mythe  !  A  Salamanque  comme  ailleurs,  les  sages  prescrip- 
tions du  concile  général  de  Vienne  avaient  été  perdues  de 
vue. 

On  divine  sans  peine  quelle  devait  être  la  stupéfaction  du 
voyageur  flamand,  à  la  réception  de  cette  étourdissante  nou- 


ne  dit  pas  assez  en  donnant  à  Fernand  Colomb  le  titre  de  «  parent  de 
rinimortel  Christophe.  »  Fernand  était  le  fils  de  Christophe  et  de 
Béatrix  Enriquez,  issue  d'une  famille  noble  de  l'Andalousie.  Il  avait 
reçu  en  naissant  le  nom  tout  espagnol  de  Fernando  Colon.  H  est  auteur 
d'une  biographie  de  son  illustre  père  et  de  plusieurs  autres  ouvrages. 
(Voy.  la  notice  que  M.  Ferdinand  Denis  lui  a  consacrée  dans  la  Jiio- 
gmphie  ghwrale,  publiée  par  MM.  Didot  frères).  —  Foppens,  parlant  de 
Fernand  Colomb,  dans  la  ïiiographie  de  Jean  Va«<'<%  l'appelle  f.7«n>/o- 
phori  macftii  no%*i  orb'ifi  inrp^ntorw  filins.  (Hibl.  helg,^  t.  H,  p.  7i3). 


-     477     - 

velle.  Cependant  tout  espoir  de  se  perfectionner  dans  la  con- 
naissance de  la  «  langue  dlsmaël  »  n'était  pas  perdu  pour 
Cleynaerts.  Son  jeune  interlocuteur  lui  apprit  que  le  profes- 
seur de  langue  grecque,  Fernand  Nunez,  avait  jadis  cultivé 
Tarabe  ;  il  ajouta  que  cet  homme,  aussi  savant  que  bon,  Tac- 
cueillegpait  avec  une  grande  bienveillance. 

Cleynaerts  courutaussitôt  chez  Nunez,  et  celui-ci  le  reçut 
à  bra^^vert^  ;  mais,  loin  de  l'encourager  à  persévérer  dans 
ses  projets,  il  tâcha  de  le  dégoûter  de  la  langue  des  Sarrasins. 
«  Que  vous  importe,  dit-il,  cet  idiome  barbare?  C'est  déjà 
9  beaucoup  de  bien  connaître  le  grec  et  le  latin.  Dans  ma 
»  jeunesse,  j'ai  été  travaillé  par  la  même  folie;  je  voulais 
»  aussi  joindre  l'arabe  à  l'hébreu.  À  présent,  je  me  contente 
»  du  grec  seul.  Faites  de  même.  »  Toutefois,  comme  il 
s'aperçut  que  notre  compatriote  n'était  pas  d'humeur  à  se 
conformer  à  ces  conseils,  il  finit  par  lui  donner  un  exem- 
plaire des  quatre  évangiles  imprimé  en  magnifiques  carac- 
tères arabes.  Il  eut  même  la  bonté  de  lui  expliquer  l'usage 
des  points-voyelles,  dont  l'absence  dans  le  Psaltaium  nehiense 
avait  beaucoup  tourmenté  Cleynaerts,  en  l'empêchant  de  sai- 
sir la  prononciation  exacte  des  syllabes  (1).  Ce  n'est  pas  tout  : 
quelques  jours  après,  le  linguiste  belge  eut  le  bonheur  de  se 
procurer  la  grammaire  de  Mohammed-ben-Daoud,  puis  celle 
d'Albucasim,  ensuite  le  texte  d'Âvicenne  et  enfin  la  traduc- 
tion arabe  du  livre  de  Galien  sur  les  aphorismes.  Alors,  livré 
tout  entier  à  ses  études  favorites,  pouvant  arabiquer  (arabi- 
cari)  à  son  aise,  il  bénit  mille  fois  le  ciel  de  l'avoir  conduit 
en  Espagne.  Malgré  l'absence  du  professeur  qu'il  était  venu 


(t)  On  sait  que  les  Arabes,  de  même  que  les  Juifs,  n'écrivent  que  les 
consonnes  dans  le  corps  de  la  ligne,  et  indiquent  les  voyelles  à  l'aido 
de  si$;nes  particuliers  nommés  point  s- voyelles. 

12 


chercher  à  plus  de  trois  cents  lieues  de  sa  patrie,  il-  finit  par 
partager  l'enthousiasme  de  Roch  d'Almeida.  Il  ne  voyait  plus 
rien  au  delà  de  Salamanque. 

Cette  ville  était,  à  cette  époque,  dans  toute  la  splendeur 
de  sa  gloire  littéraire.  Rivale  glorieuse  de  Louvain,  elle  avait 
reçu  des  Espagnols  le  titre  pompeux  de  Mère  des  vertus,  des 
lettres  et  des  arts.  Quatre-vingts  professeurs  richement  rétri- 
bués, et  dont  la  plupart  furent  bientôt  les  amis  de  Gley- 
naerts,  y  enseignaient  toutes  les  sciences  religieuses  et  pro- 
fanes en  honneur  au  seizième  siècle.  Des  bâtiments  somp- 
tueux, des  églises  magnifiques,  des  monastères  peuplés  de 
moines  savants,  une  ville  que  le  bruit  et  le  tracas  du  com- 
merce n'avaient  pas  envahie,  cinq  mille  étudiants  portant 
un  vêtement  uniforme  et  gardant  en  toute  occasion  la  gravité 
du  caractère  espagnol  :  tel  était  le  spectacle  que  Cleynaerts 
avait  sous  les  yeux.  Cet  immense  atelier  intellectuel  lui  sem- 
blait si  beau,  si  majestueux,  que,  perdant  momentanément 
de  vue  son  projet  de  conversion  des  musulmans,  il  se  mit  à 
chercher  le  moyen  de  s'affilier  à  cette  vaste  et  splendide 
corporation  universitaire  (1). 

De  même  qu'à  Paris,  tout  lui  réussit  à  souhait.  Le  3  no- 
vembre, il  vit  arriver  à  l'auberge  de  la  Croix  deux  docteurs 
en  théologie,  professeurs  à  l'université,  qui  venaient,  au  nom 
du  sénat  académique,  lui  ofiFrir  un  traitement  annuel  de  cent 
ducats,  à  condition  de  faire  chaque  semaine  deux  leçons, 
soit  de  grec,  soit  de  latin,  avec  liberté  absolue  dans  le  choix 
des  auteurs  et  de  la  méthode.  Cleynaerts  accepta  cette  offre, 
qui  n'était  qu'un  moyen  imaginé  pour  le  retenir  à  Salaman- 


(1)  On  trouve  des  détails  très-intéressants  sur  Tuniversité  de  Sala- 
manque dans  un  ouvrage  hollandais,  publié  à  Leyde  en  1707  :  Beschry- 
vhig  l'a?}  Spanje  en  Porhigal,  etc.,  pp.  59  et  suiv. 


-     479     - 

que,  et  bientôt  un  nouvel  emploi  améliora  considérablement 
sa  position  financière.  Ayant  été  informé  de  son  mérite,  le 
cardinal  Jean  de  Tolède,  évéque  de  Gordoue,  lui  remit  la 
direction  plutôt  nominale  que  réelle  des  études  de  son  neveu 
Louis  de  Tolède,  fils  du  duc  d'Albe,  vice-roi  de  Naples  et 
proche  parent  du  terrible  Alvarez  qui  fit  couler  tant  de  sang 
dans  nos  provinces.  Le  même  cardinal  usa  de  son  crédit 
pour  faire  résilier  les  engagements  que  notre  compatriote 
avait  contractés  envers  Fernand  Colomb,  qui  l'avait  amené 
en  Espagne.  Voilà  donc  que,  par  un  étrange  enchaînement 
de  circonstances  heureuses,  un  modeste  prêtre  de  Diest, 
parti  de  Louvain  pour  devenir  bibliothécaire  à  Séville,  de- 
vient gouverneur  d'un  fils  de  vice-roi  et  enseigne  le  grec  à 
Salamanque!  il  s'acquitte  même  si  bien  de  cette  dernière 
tiche  que,  suivant  ses  propres  expressions,  il  attire  au  pied 
de  sa  chaire  un  concours  d'auditeurs  comme  on  n'en  avait 
pas  encore  vu  en  Espagne.  Aussi,  au  commencement  de 
1538,  est-il  nommé  professeur  en  titre  et  définitivement 
agrégé  à  l'un  des  corps  savants  les  plus  célèbres  de  l'Eu- 
rope (1). 

On  a  dit  souvent  que  la  fixité  dans  les  goûts  n'est  pas  pré- 
cisément la  qualité  qui  distingue  les  savants  et  les  solitaires. 
Cleynaerts  nous  fournit  une  nouvelle  preuve  de  la  vérité  de 
cet  adage.  Après  avoir  passé  trois  années  à  désirer  une 
chaire  publique  à  Salamanque,  il  se  dégoûte  de  sa  position 
aussitôt  que  ses  vœux  sont  remplis.  A  la  fin  de  sa  douzième 
leçon,  il  fait  ses  adieux  à  la  jeunesse  universitaire,  donne  sa 
démission  et  se  jette  dans  une  nouvelle  série  d'aventures. 


(1)  Pour  le  séjour  de  Cleynaerts  à  Salamanque,  il  faut  surtout  con- 
sulter ses  lettres  à  Jean  Vasée  et  son  épltre  aux  chrétiens  [Epist.,  lib.  Il, 
pp.  Hi,  129.  130,  214,  235,  240  à  243;. 


-     480     - 

Il  est  vrai  que  cette  fois  il  répondait  à  l'appel  d'un  roi. 

Après  avoir  accompagné  Colomb  jusqu'à  Séville,  le  poète 
portugais  Resendius,  compagnon  de  voyage  de  Gleynaerts, 
s'était  retiré  dans  sa  patrie.  Un  prince  ami  des  lettres,  Jean  III, 
digne  successeur  d'Emmanuel  le  Grand,  l'attira  à  sa  cour, 
l'admit  dans  sa  familiarité  et  le  consulta  sur  le  choix  du  pré- 
cepteur qu'il  voulait  donner  à  son  jeune  frère,  le  célèbre  car- 
dinal Henri,  archevêque  de  Braga,  dont  l'éducation  s'ache- 
vait en  ce  moment.  Sans  un  seul  instant  d'hésitation,  Resen- 
dius  désigna  le  professeur  flamand  de  Salamanque.  Son  con- 
seil fut  agréé,  et  le  poète,  porteur  d'une  lettre  du  roi  et  d'une 
autre  du  prince,  se  mit  en  route  pour  l'Espagne, 

Surpris  et  ébloui  de  l'honneur  qu'on  lui  faisait,  Gleynaerts 
éprouva  quelques  scrupules.  «  Gomment,  disait-il,  voulez- 
»  vous  que  je  me  fasse  courtisan?  Je  ne  parviendrai  jamais 
»  à  échanger  mes  manières  rustiques  contre  celles  des 
»  grands  personnages  qui  vivent  autour  des  trônes.  J'ai  près 
»  de  quarante  ans,  et  je  suis  né  sous  le  ciel  de  la  Gam- 
»  pine  (1)  !  »  Il  céda  cependant  avec  une  facilité  qui  étonne 
au  premier  aspect,  mais  dont  on  trouve  l'explication  dans  le 
rapprochement  de  quelques-unes  de  ses  lettres.  Homme  pai- 
sible et  voué  tout  entier  à  ses  travaux  littéraires,  il  commen- 
çait à  connaître  les  ennuis  de  la  célébrité.  «  A  Salamanque, 
»  écrit-il  à  Latomus,  il  faut  en  quelque  sorte  vivre  en  public 
»  et  consacrer  tout  son  temps  à  cette  amitié  vulgaire  qui 
»  consiste  à  faire  et  à  recevoir  des  visites.  Ayant  toujours 
»  été  maladroit  et  ami  de  la  solitude,  je  ne  savais  pas  me 
»  faire  à  cette  politesse  raffinée.  A  mon  âge,  on  ne  change 
»  pas,  surtout  quand  on  est  né  sous  le  ciel  épais  de  la  Gam- 
»  pine.  Un  autre  usage  reçu  en  Espagne  me  fatiguait  beau- 

(1)  Lettre  aux  chrétiens  fEpist.,  lib.  II,  p.  243;. 


-     181     - 

»  coup.  Il  ne  suffit  pas  de  faire  son  cours  :  le  professeur  y 
»  est  une  espèce  d'oracle  que  tous  peuvent  consulter  et  qui 
I»  doit  répondre  sérieusement  à  toutes  les  questions  que  le 
»  caprice  de  ses  interlocuteurs  se  plaît  à  lui  adresser  (1).  » 
Au  lieu  de  ces  fatigues  et  de  ces  distractions,  Resendius  lui 
promettait  le  silence,  le  repos  et  la  paix  à  la  cour  lettrée 
d'Évora.  Ajoutons  que  la  passion  de  l'arabe,  un  instant  as- 
souple,  s'était  réveillée  avec  une  force  nouvelle,  et  que  le 
poète  portugais  faisait  valoir,  outre  les  connaissances  spé- 
ciales d'un  médecin  de  la  cour  qui  lisait  couramment  Avi- 
cenne,  le  voisinage  de  l'Afrique  et  la  facilité  des  rapports 
entre  le  Portugal  et  le  royaume  de  Fez.  Disons  enfm  que  les 
appointements  étaient  magnifiques  pour  l'époque.  Il  avait 
tQûi  philippes  par  an  à  Salamanque,  et  on  lui  offrait  cent  dou- 
bles ducats  à  Evora,  outre  le  logement,  la  nourriture  et  la 
promesse  d'une  rente  viagère  pour  subsister  honorablement 
dans  sa  vieillesse.  Les  ofires  étaient  d'autant  plus  sédui- 
santes qu*il  ne  devait  s'engager  que  pour  le  terme  de  quatre 
années  (S). 

Cleynaerts  accepta  et  se  mit  en  route  pour  Évora,  où  rési- 
dait alors  la  cour  de  Portugal.  Le  roi  et  la  reine,  qui  l'accueil- 
lirent avec  autant  de  distinction  que  de  bienveillance,  com- 
mencèrent par  lui  accorder  cinquante  ducats  de  gratification. 
Son  royal  élève,  le  cardinal  Henri,  se  montra  heureux  d'être 
confié  à  ses  soins  et  ne  tarda  pas  à  lui  témoigner  une  sincère 
affection.  On  ne  lui  imposa  d'autre  obligation  qu'une  heure 


(1)  Lettre  à  Latomus,  du  26  mars  1535.  fEpist,,  lib.  I,  p.  8.^ 

(2)  Lettre  &  Latomus,  du  26  mars  4535.  (Epist.,  lib.  I,  p.  9.^  Lettre 
aux  chrétiens.  (Epist.,  lib.  Il,  pp.  246, 247^  La  présence  à  la  cour  d'Évora 
d'un  médecin  connaissant  Tarabe  avait  été  pour  beaucoup  dans  le 
départ  de  Cleynaerts  de  Salamanque.  (Non  levé  momentxim  fuerai  ad 
accipiendam  condilimiem  lusitanicamj . 


-     182     - 

de  leçon  par  jour.  La  position  lui  semblait  tellement  magni- 
fique qu'il  s'empressa  d'écrire  à  Jean  de  Voorda  :  «  J*ai  plus 
»  d'appointements  qu'un  chanoine  d'Anvers,  et  je  n'ai  pres- 
»  que  rien  à  faire.  Je  passe  une  heure  à  donner  une  leçon 
»  au  prince  ou  à  causer  agréablement  avec  lui  ;  et  cela  même 
»  n'arrive  pas  toujours.  J'ai  de  nombreuses  vacances  ;  je  suis 
»  libre  le  dimanche  et  les  jours  de  fête,  et  rarement  la 
»  semaine  se  passe  sans  qu'une  journée  soit  absorbée  par  un 
»  incident  quelconque,  surtout  par  la  chasse.  Quand  mes 
»  maîtres  se  livrent  à  ce  plaisir,  je  reste  à  la  maison  et  je 
»  chante  pour  moi  et  pour  les  Muses;  car,  quoique  devenu 
»  théologien  de  cour,  je  ne  chasse  pas  même  les  bénéfices  (1  ).» 
Aussi  profita-t-il  de  ses  nombreux  loisirs  pour  reprendre  ses 
études  favorites  avec  un  zèle  extraordinaire.  Quoique  le  mé- 
decin  dont  Resendius  lui  avait  parlé  fût  presque  complète- 
ment sourd  et  très-loin  de  briller  par  l'aménité  du  caractère, 
il  le  vit  très-souvent  jusqu'à  ce  qu'il  eût  tiré  profit  des  con- 
naissances que  ce  triste  et  désagréable  personnage  avait 
acquises  dans  les  lettres  arabes.  Ne  reculant  devant  aucun 
labeur,  il  se  remit  à  étudier  la  grammaire,  et  acquit  bientôt 
la  connaissance  parfaite  des  verbes.  A  l'aide  du  texte  d'Avi- 
cenne  et  de  la  version  des  aphorismes  de  Galien,  il  arrangea, 
épura  et  compléta  le  dictionnaire  qu'il  avait  composé  à  Lou- 
vain  et  corrigé  à  Salamanque.  Il  finit  même  par  établir  entre 
son  médecin  et  lui  un  commerce  épistolaire  en  langue  arabe. 
Enfin,  après  sept  mois  d'un  travail  opiniâtre,  sa  modestie 
exemplaire  ne  l'empêcha  pas  de  se  croire  en  état  d'introduire 
à  Louvain  une  nouvelle  branche  d'enseignement,  à  son  retour 
en  Belgique  (2). 


(1)  Lettre  datée  des  calendes  de  mai  1534.  (Epiai,,  lib.  1,  p,  93/. 

(2)  Lettre  aux  chrétiens.  fEpist.,  lib.  II,  p.  247  et  sqq./. 


\ 


—     183     — 

Les  trois  aimées  (1535-1S37)  que  Gieynaeris  passa  à  la 
cour  tfÉvora  furent  incontestablement  les  plus  belles  et  les 
plus  calmes  de  sa  vie.  Entouré  de  personnages  instruits, 
logé  avec  Resendius,  il  dînait  à  la  table  d'un  savant  docteur 
parisien,  Jean  Petit,  que  la  munificence  du  roi  avait  attiré  en 
Portugal,  où  il  était  devenu  évéque  de  Saint-Jacques  du  cap 
Vert.  Chaque  jour  était  marqué  par  un  exercice  littéraire, 
el  les  repas  mêmes  étaient  mis  à  profit.  On  y  lisait  des  frag- 
ments de  FAucien  Testament  en  hébreu  et  du  Nouveau  Tes- 
tament en  grec,  et  on  se  livrait  ensuite  à  d'utiles  et  paisibles 
entretiens  sur  le  sens  des  passages  difficiles.  Toutes  les  let- 
tres de  Gleynaerts  qui  sont  datées  d'Évora  respirent  le  bon- 
heur et  la  joie.  Satisfait  du  présent,  sans  inquiétude  pour 
Tavenir,  une  seule  chose  lui  manquait  pour  rendre  sa  félicité 
complète  :  l'air  de  la  patrie.  Tout  en  se  félicitant  vivement 
d'être  venu  en  Portugal,  il  écrivait  à  ses  amis  :  «  Quoique  je 
»  sois  avide  de  repos  et  que  je  jouisse  ici  d'avantages  que 
»  je  n'ai  jamais  possédés,  que  je  n'aurais  pas  même  osé  es- 
»  pérer  parmi  les  miens,  je  ne  sais  pourquoi  je  rêve  toujours 
»  de  mon  pays  natal.  Ulysse  avait  bien  raison  de  ne  pas 
î)  vouloir  échanger  son  île  d'Ithaque  contre  l'immortalité!... 
»  Qu'y  a-t-il  de  plus  doux  que  Louvaiu?  (Qmrf  dulaus  Lova- 
»  nio?)  (1)  » 

Il  était  dans  ces  sentiments  lorsque,  vers  là  fin  de  l'été  de 
1537,  il  se  mit  en  route  pour  Braga  avec  son  royal  élève,  qui 
allait  enfin  prendre  possession  de  ce  riche  diocèse.  Ici  en- 
core sa  vie  fut  douce,  paisible  et  tout  entière  consacrée  à 
Vélude  et  au  progrès  des  lettres.  Une  foule  de  grands  per- 
sonnages, fonctionnaires,  magistrats,  évêques,  cardinaux 


(i)  l-etlre  à  Jean  Vasée,  non  datée  (Episl.,  lib.  Il,  p.  155)  ;  lettre  à 
lloyeriu»,  du  9  septembre  1538.  (Episl. ,  lib.  I,  p.  60). 


-     184     - 

même,  y  accouraient  sans  cesse  pour  se  procurer  la  protec- 
tion du  prince,  et  très-souvent  ils  surent  tirer  profit  de  la 
complaisance  et  de  l'inépuisable  bonté  de  Gleynaerts.  Le 
crédit  de  celui-ci  était  si  bien  connu  que  le  bruit  de  son  élé- 
vation à  la  dignité  épiscopale  et  même  au  cardinalat  se  ré- 
pandit un  instant  parmi  ses  anciens  collègues  de  Louvain, 
et  qu'il  vit  arriver  à  Braga  un  pauvre  prêtre  de  Diest  venant 
lui  demander  quelques  bribes  des  innombrables  bénéfices 
dont  on  le  disait  surchargé  (1).  C'était  mal  connaître  l'àme 
candide  et  désintéressée,  les  goûts  simples  et  modestes  de 
notre  compatriote.  Tandis  qu'on  le  croyait  lancé  à  la  pour- 
suite des  honneurs  de  l'Église,  il  consacrait  la  meilleure 
partie  de  son  temps  à  Torganisation  d'une  école  que  son 
élève  venait  de  fonder  pour  l'enseignement  des  lettres  la- 
tines. Après  avoir  donné  d'excellents  conseils  pour  le  choix 
des  professeurs  et  l'adoption  des  méthodes,  il  enseigna  lui- 
même  pendant  plusieurs  mois;  puis,  en  novembre  1538,  il 
se  sépara  définitivement  du  cardinal  Henri.  Ce  dernier  le 
récompensa  avec  magnificence,  lui  remit  une  somme  ample- 
ment suffisante  pour  ses  frais  de  voyage,  et  prit  l'engagement 
de  lui  faire  servir  sur  le  trésor  royal  de  Portugal  une  pen- 
sion viagère  de  trois  cents  ducats  (2). 
Dès  cet  instant,  Cleynaerts  songea  sérieusement  à  retour- 

« 

(1)  Lettre  aux  chrétiens,  p.  253. 

(2)  Lettres  à  I^tomus,  du  21  août  1537  et  du  12  juillet  1539;  à  Hove- 
rîus,  du  27  février  1538  ;  à  l'évêque  de  Saint-Jacques  du  cap  Vert,  du 
18  septembre  1541.  (Epist.,  lib.  I,  23,  24,  59, 199  et  sqq.).  Lettre  aux 
chrétiens,  p.  248. 

Avant  son  départ  de  Braga,  Cleynaerts  avait  fait  placer  à  la  tête  de 
l'école  fondée  par  le  prince  Henri,  un  de  ses  amis  intimes,  Jean  Vasôe, 
de  Bruges,  qui  avait  quitté  la  Belgique  le  même  jour  que  lui,  en  com- 
pagnie de  Fernand  Colomb.  Vasée  céda  plus  tard  cet  emploi  à  son  fils, 
et  aUa  enseigner  les  lettres  latines  à  Salamanque,  où  il  mourut  en  1562. 
(Foppens,  Bibl.  belg.,  t.  II,  p.  743). 


-     185     - 

ner  en  Brabant.  Ce  Tut  en  vain  que  l'université  de  Salaman- 
que,  désireuse  de  s'attacher  un  homme  dont  la  réputation 
remplissait  la  Péninsule,  lui  fit  des  offres  brillantes.  «  S'il 
»  m'était  possible,  répondit-il,  de  vivre  plus  longtemps  loin 
»  de  ma  patrie,  je  ne  quitterais  ni  mon  prince,  ni  la  cour  de 
»  Portugal  (1).  »  Revoir  la  Belgique,  vivre  au  milieu  des 
siens,  introduire  l'enseignement  de  l'arabe  à  Louvain,  former 
une  phalange  de  missionnaires  intrépides,  organiser  contre 
le  Coran  la  redoutable  propagande  de  la  science,  tels  étaient 
les  projets  qui  le  préoccupaient  sans  cesse.  Le  9  septembre 
1538,  il  écrivit  à  Hoverius,  directeur  de  l'école  latine  de 
Malines  :  «  Rien  ne  pourra  me  décider  à  prolonger  mon 
»  exil.  Jour  et  nuit  je  ne  songe  qu'à  ma  patrie.  Déjà  je  me 
»  vois  à  Malines,  je  me  vois  à  Louvain,  je  m'entretiens  avec 
«vous,  je  badine  avec  mon  cher  Latomus....  Mes  che- 
»  veux  commencent  à  grisonner  et  je  veux  être  enseveli  au 
»  milieu  des  miens  (2).  »  Son  cœur  candide  et  pur  battait 
d'enthousiasme  à  la  pensée  du  lustre  qu'il  allait  ajouter  à  la 
gloire  de  Y  Aima  Mater,  de  la  «  mère  chérie  des  études  »,  qui 
avait  guidé  ses  premiers  pas  dans  la  carrière  des  lettres. 
«  Je  rêve,  disait-il,  un  rêve  royal  {regium  samnio  somnium). 
^  Les  livres  hébraïques  que  Bomberg  imprime  à  Venise  vont 
»  partout  trouver  les  Juifs,  en  Egypte,  en  Afrique,  aux  Indes, 
»  dans  tous  les  lieux  de  la  terre.  Il  en  sera  de  même  des 
»  livres  arabes  que  nous  ferons  imprimer  à  Louvain.  Nous 
»  publierons  le  Coran  avec  des  notes  et  des  réfutations  que 
»  me  fourniront  nos  théologiens....  Nous  ferons  crouler  la 


(1)  Si  îiberet  diutius  aulicari  et  carerc  patria,  nullam  aulam  praefer- 
rem  Uisitanicae.  (Lettre  à  Hoverius  citée  ci-après). 

(^)  Lettre  à  Hoverius,  du  9  septembre  1538.  (Epist.,  lib.  I,  pp.  59 
et  60;. 


-     186     — 

»  Saiina.,..  Nous  lancerons  le  bélier  de  la  science  contre  la 
»  forteresse  de  rislaraisme  (1).  » 

C'était,  en  effet,  un  rêve  royal  digne  du  noble  cœur  et  du 
génie  ardent  de  Gleynaerts  ;  mais,  hélas  !  ce  n'était  qu'un  rêve. 

Jusqu'ici  notre  illustre  compatriote  n'a  connu  que  la  paix, 
le  bonheur,  le  succès  et  la  gloire.  Désormais  il  rencontrera 
les  déceptions,  la  souffrance,  la  trahison,  la  misère.  Il  ne 
)*everra  jamais  sa  patrie  ;  et  les  dernières  années  de  sa  vie 
ne  seront  qu'un  long  chapitre  à  ajouter  à  l'histoire  des  infor- 
tunes imméritées  des  hommes  de  lettres. 

Avant  de  reprendre  le  chemin  du  Brabant,  Gleynaerts  crut 
devoir  faire  un  voyage  dans  le  midi  de  TEspagne.  D'un  côté, 
il  cherchait  à  se  procurer  une  riche  collection  de  manuscrits 
et  de  livres  arabes,  en  se  faisant  remettre  ceux  que  le  zèle 
brutal  de  l'inquisition  destinait  aux  flammes  comme  entachés 
d'hérésie  et  d'impiété  ;  de  l'autre,  il  voulait  acheter  un  es- 
clave ou  s'attacher  un  musulman  libre,  qui  pût,  à  l'aide  d'une 
conversation  journalière,  le  familiariser  avec  les  idiotismes 
de  la  langue  arabe,  que  jusque-là  il  n'avait  étudiée  que  dans 
les  livres.  A  Séville,  il  découvrit  un  néophyte,  vieux  potier 


(1)  Ultre  à  Lalomus,  du  12  juiUet  153'J.  (KpUt.,  Ub.  1,  pp.  33  et  34;. 
—  Cet  amour  ardent  de  la  patrie  se  montre  dans  toutes  les  lettres  de 
Cleynaerls.  Le  9  avril  1541,  il  écrivait  de  Fez  à  Latomus  :  «  Plaise  à 
»  Dieu  que  je  puisse  vous  revoir  au  mois  de  septembre  !  Voilà  neuf 
»  ans  que  j'ai  quitté  Louvain,  ma  ville  chérie....  Je  croyais  m'absenter 
»  seulement  pour  trois  ans....  Où  donc  m'a  entraîné  l'amour  des  let- 
»  très?  J'ai  résolu  de  ne  plus  agréer  désormais  une  proposition  quel- 
»  conque  qui  puisse  me  retenir  loin  de  ma  patrie.  »  (Lib.  I,  pp.  42  et 
33).  Il  adressait  des  reproches  à  Jean  Vasée  qui,  disait-il,  applaudissant 
à  la  sentence  d'Aristophane,  semblait  placer  sa  patrie  là  où  il  se  trou- 
vait bien  : 

ITarpU  yip  èo'î't  Trâo*'  ïv'  «v  Tipàrr/î  tic  ey. 

(Lettre  à  Vasée,  Epist,,  Mb.  II,  pp.  155). 


-     187     - 

aux  mains  calleuses,  qui  passait  pour  un  grammairien  habile, 
mais  ce  vieillard ,  soupçonnant  quelque  mystère  du  saint- 
oflice,  refusa  brutalement  de  le  suivre,  en  donnant  pour  pré- 
texte qu*il  n'aimait  pas  à  s'occuper  d'un  enseignement  où  les 
superstitions  de  sa  jeunesse  se  présenteraient  sans  cesse 
dans  sa  mémoire  et  sur  ses  lèvres  ;  il  ne  voulut  pas  même 
que  notre  compatriote  vînt  se  placer  à  côté  de  sa  roue,  au 
milieu  de  l'atelier,  pour  lui  soumettre  un  petit  nombre  de 
difficultés  grammaticales.  Le  linguiste  flamand  fut  plus  heu- 
reux auprès  d'un  Tunisien  lettré  qui,  moyennant  vingt  oboles 
par  jour,  consentit  à  lui  servir  de  précepteur  et  même  à  l'ac- 
compagner en  Belgique  ;  mais,  malheureusement,  au  moment 
où  il  allait  acheter  cet  esclave,  celui-ci  reçut  sa  rançon  et 
s'empressa  de  retourner  dans  sa  patrie.  Le  «  Despautère  afri- 
cain» se  contenta  de  dire  à  Cleynaerts  qu'un  prisonnier  more, 
qui  passait  pour  très-savant,  se  trouvait  à  Àlméria,  à  trente 
lieues  au  delà  de  Grenade.  11  n'en  fallut  pas  plus  pour  lui 
faire  entreprendre  un  nouveau  voyage.  Malgré  les  rigueurs 
d'un  hiver  exceptionnel,  il  franchit  les  montagnes  couvertes 
déneige,  arriva  dans  l'ancienne  capitale  des  Mores  et  se 
rendit  directement  chez  le  vice-roi,  marquis  de  Mondexar, 
pour  réclamer  une  protection  qui  lui  fut  accordée  avec  une 
courtoisie  extraordinaire.  On  découvrit  sans  peine  le  captif 
d'Alméria  ;  mais  son  propriétaire  réclama  d'abord  deux  cents, 
puis  trois  cents  ducats.  Déjà  Cleynaerts  se  désespérait,  lorsque 
le  vice-roi  lui  dit  :  «  Apprenez  le  grec  à  mon  fils  et  ù  moi  ;  je 
»  ferai  venir  l'esclave  à  Grenade,  et  je  le  mettrai  à  votre 
»  disposition.  »  Il  accepte,  s'installe  ù  l'Alhambra,  y  est 
bientôt  suivi  du  prisonnier,  et  passe  six  mois  à  parler  arabe 
et  à  étudier  à  fond  les  dogmes  et  les  traditions  de  l'isla- 
misme. 
Ce  genre  de  vie  était  si  agréable,  si  calme,  si  conforme 


-     «88     - 

à  ses  goûts  que,  malgré  Tinaltérable  candeur  de  son  carac- 
tère, il  eut  recours  à  la  ruse  pour  Taire  durer  son  bonheur. 
Arrivé  à  la  fin  de  juin,  il  appela  à  son  aide  une  fraude  inno- 
cente qu'il  raconte  lui-même  en  ces  termes,  dans  une  lettre 
adressée  à  Latomus  :  a  Je  fis  semblant  de  vouloir  partir, 
»  quoique  je  n'en  eusse  nulle  envie;  car  j'étais  résolu  à  tout 
»  souffrir  plutôt  que  de  m'éloigner  sans  l'esclave  précepteur, 
»  dont  j'avais  su  apprécier  les  connaissances  littéraires.  Le 
»  marquis  et  son  fils,  voulant  me  retenir  à  Grenade,  alléguè- 
»  rent  que  les  chaleurs  étaient  trop  fortes  pour  se  mettre  en 
»  route,  et  m'engagèrent  vivement  à  rester  encore  deux 
»  mois....  Je  leur  dis  :  Achetez-moi  ce  More,  et  je  resterai 
»  jusqu'au  mois  de  janvier.  Ils  me  répondirent  :  Nous  vous 
»  le  donnerons,  quand  même  nous  devrions  le  payer  mille 
»  écus  d'or.  »  Cleynaerts  resta,  mais  ne  tarda  pas  à  s'aper- 
cevoir qu'il  avait  affaire  à  des  Castillans  plus  fins  que  lui.  Il 
n'obtint  pas  son  Arabe  et  dut  finir  par  l'acheter  pour  cent 
quatre-vingts  ducats. 

Il  ne  réussit  pas  mieux  à  arracher  aux  bûchers  de  l'inqui- 
sition les  manuscrits  et  les  livres  qu'elle  avait  entassés  dans 
sa  succursale  de  Grenade.  Ce  fut  en  vain  que  Cleynaerts,  fai- 
sant valoir  le  but  éminemment  chrétien  qu'il  voulait  attein- 
dre, prodigua  les  démarches  et  les  prières  pour  se  faire  re- 
mettre «  ces  papiers  plus  nécessaires  h  lui  qu'à  Vulcain.  » 
Les  recommandations  du  marquis  de  Mondexar,  qui  secon- 
dait chaleureusement  les  efforts  de  son  hôte,  furent  tout  aussi 
infructueuses.  Celles  du  cardinal  Jean  de  Tolède,  devenu 
archevêque  de  Burgos,  eurent  le  même  sort  :  l'inexorable 
inquisition  refusa  de  lâcher  sa  proie.  Un  savant  théologien, 
Jean-Martin  Silicaeus,  précepteur  de  Philippe  II,  fit  cepen- 
dant entendre  à  notre  compatriote  que  ses  vœux  pourraient 
être  exaucés,  s'il  consentait  à  fonder  son  école,  non  à  Lou- 


-     180     - 

vain,  mais  à  Grenade,  ob  une  multitude  de  néophytes  fai- 
saient semblant  de  professer  le  christianisme,  tout  en  con- 
servant les  préceptes  de  Mahomet  au  fond  du  cœur.  Mihs  le 
linguiste  belge  lui  fit  cette  réponse,  doublement  remarquable 
à  cause  du  pays  et  de  Tépoque  où  elle  fut  émise  :  «  C'est  en 
»  Brabant  et  nullement  en  Espagne  que  je  poserai  les  fon- 
»  déments  de  mon  œuvre.  Je  cherche  des  compagnons  d*ar- 
»  mes  pour  lutter  là  oii  la  lutte  peut  être  loyale  et  franche. 
»  Les  habitants  du  royaume  de  Grenade  n'oseraient  pas  me 
»  répondre,  puisque  la  terreur  de  l'inquisition  les  force  à  se 
»  dire  chrétiens.  Le  combat  est  impossible  là  où  personne 
»  n'ose  assumer  le  rôle  de  l'ennemi  (1).  » 

Réduit  encore  une  .fois  à  ses  propres  forces,  Cieynaerts 
conçut  et  exécuta  un  projet  audacieux,  qui  devint  la  source 
des  malheurs  et  des  déceptions  qui  empoisonnèrent  la  der- 
nière période  de  sa  vie.  Gomme  il  ne  pouvait  se  procurer  en 
Espagne  les  livres  dont  ii  voulait  enrichir  sa  future  biblio- 
thèque de  Lourain,  il  prit  le  parti  d'aller  les  chercher  en 
Afrique,  dans  la  ville  de  Fez,  au  centre  même  de  la  civilisa- 
tion arabe.  Capitale  d'un  royaume  indépendant,  Fez  était  à 
cette  époque  une  cité  florissante,  qui  avait  servi  d'asile  à  un 
grand  nombre  d'Arabes  lettrés,  après  leur  expulsion  de  l'Es- 
pagne, à  la  suite  de  la  prise  de  Grenade  par  Ferdinand  et 
Isabelle.  Avec  son  infatigable  ardeur,  Cieynaerts  se  disait  : 
«  Mon  retour  en  Belgique  ne  sera  retardé  que  de  quelques 
»  mois.  La  paix  est  conclue  entre  l'Espagne  et  le  chef  du 


(1)  Pour  le  séjour  de  Cieynaerts  h  Grenade,  voyez  ses  lettres  à  Lato- 
mus  du  12  juUlet  1539,  du  7  avril  1540  et  du  9  avril  1541  ;  à  l'abbé  de 
Tongerloo,  du  12  avril  1541  ;  à  Vévéque  de  Saint-Jacques  du  cap  Vert, 
du  5  juillet  et  du  18  septembre  1541  ;  à  Charleis  V,  du  17  janvier  1542  ; 
Epist,,  lib.  I,  pp.  25, 35, 61,  200, 215  et  sqq. 


»  royaume  arricain.  Pourquoi  ne  me  rendrais-je  pas  dans 
»  une  capitale  populeuse,  oii  les  lettres  musulmanes  sont 
»  brillamment  cultivées?  »  Laissant  donc  à  TAlhambra  son 

* 

esclave  arabe,  en  se  contentant  de  lui  demander  une  lettre 
de  recommandation  destinée  au  roi  de  Fez,  il  se  mit  en  route 
pour  Gibraltar,  avec  son  vieux  et  fidèle  domestique  Guil- 
laume, qui  l'avait  constamment  suivi  depuis  Salamanque.  Il 
y  passa  les  fêtes  de  Pâques,  «  afin  d'entendre  chanter  YAlle- 
»  luia  en  Europe,  peut-être  pour  la  dernière  fois;  »  puis, 
s'embarquant  avec  résolution,  il  se  fit  jeter  sur  la  côte  afri- 
caine, à  une  lieue  de  Geuta.  Le  modeste  et  pieux  savant  de 
Diest,  pour  qui  une  journée  passée  hors  du  collège  d'Hou- 
terlé  était  jadis  une  aventure,  avaif  franchi  les  colonnes 
d'Hercule.  L'amour  des  lettres  a  aussi  son  héroïsme  ! 

A  Ceuta,  puis  à  Tétouan,  Gleynaerfs,  procédant  comme  il 
l'avait  fait  à  son  arrivée  à  Salamanque,  aborda  sans  façon  les 
Juifs  et  les  Mores  qu'il  rencontrait  sur  son  passage  et  qui  lui 
semblaient  appartenir  aux  classes  intelligentes.  Gâchant  soi- 
gneusement son  caractère  sacerdotal,  il  se  présenta  comme 
un  grammairien  voyageur,  venu  en  Afrique  pour  se  procurer 
des  livres  et  se  perfectionner  dans  la  connaissance  de  l'arabe, 
afin  de  pouvoir  enseigner  cette  langue  dans  les  collèges  des 
chrétiens,  ob  l'on  enseignait  déjà  toutes  les  autres.  «  Grand, 
»  écrit-il  à  Latomus,  grand  fut  l'étonnement  de  ces  hommes 
»  lorsqu'ils  entendirent  un  Flamand  citer  des  fragments  du 
»  Goran  et  parler  leur  langue  plus  correctement  qu'eux- 
»  mêmes,  parce  que  je  l'avais  apprise  dans  les  livres.  Le  fait 
»  merveilleux  d'un  Flamand  lisant,  écrivant  et  parlant  l'arabe, 
»  me  valut  un  tel  concours  de  visiteurs,  que  j'en  fus  impor- 
»  tuné  outre  mesure.  On  m'amena  même  un  jeune  homme 
»  qui  avait  obtenu  de  grands  succès  dans  les  écoles  de  Fez. 


»  Tentrepris  avec  lui  une  dispute  sur  certaines  difficultés 
»  grammaticales,  et  je  remportai  la  victoire  (1).  » 

A  Fez,  tout  marcha  d'abord  au  gré  de  ses  désirs..  Obtenant 
immédiatement  une  audience  du  roi,  il  harangua  celui-ci  en 
arabe  et  lui  remit  la  lettre  de  l'esclave  lettré  qu'il  avait  laissé 
à  Grenade,  lettre  dans  laquelle  ce  captif  faisait  un  pompeux 
éloge  de  la  douceur  et  de  la  bienveillance  de  son  maître.  Le 
roi  le  combla  de  caresses,  lui  promit  de  l'aider  dans  la  réa- 
lisation de  tous  ses  projets,  et  s'engagea  même  à  subvenir 
généreusement  à  ses  dépenses  pendant  son  séjour  en  Afrique; 
mais  toutes  ces  marques  de  bienveillance  étaient  subordon- 
nées à  une  condition  :  la  vente  et  par  suite  la  mise  en  liberté 
de  l'esclave  qu'il  avait  laissé  en  Espagne,  personnage  mysté- 
rieux dont  on  n'a  jamais  bien  connu  le  nom  et  le  rang.  Cley- 
naerts,  malgré  le  prix  énorme  de  cinq  cents  ducats,  consentit 
à  regret,  parce  qu'il  voulait  «  conduire  ce  More  à  Louvain.  » 
Aussi  crut-il  que,  moyennant  ce  sacrifice,  toutes  les  diffi- 
cultés étaient  désormais  aplanies.  Ruminant  toujours  les 
plans  de  la  croisade  pacifique  qu'il  voulait  diriger  contre  l'is- 
lamisme, il  écrivit  de  Fez  à  son  vieil  ami  Jean  Petit,  l'évéque 
(le  Saint-Jacques  du  cap  Vert.  «  Je  vais  entreprendre  une 
»  grande  œuvi^e,  à  laquelle  je  songe  le  jour  et  la  nuit....  Je 
»  m'adresserai  aux  princes  chrétiens,  et  s'ils  ne  favorisent 
»  pas  mes  desseins,  j'aurai  recours  aux  académies  chré- 
»  tiennes....  Gomme  je  n'agis  ni  par  le  désir  d'acquérir  des 
»  richesses,  ni  pour  me  procurer  une  vaine  gloire,  j'espère 


(t)  Immédiatement  après,  il  ajoute  avec  sa  modestie  ordinaire  :  a  Je 
»  ne  vous  dis  pas  cela,  mon  maître,  pour  me  vanter,  mais  pour  que 

*  vous  sachiez  que,  quoique  Campinaire  au  plus  haut  degré,  j'espère 

*  me  faire  beacoup  d'amis  à  Fez,  avec  la  grâce  de  Dieu.»  (Lettres  à  La- 
tomus,  du  21  avril  et  du  8  mai  1540). 


n  que  Dieu  courQnnera  cette  œuvre  d'un  heureux  succès  (1).» 
Hélas  !  Gleynaer ts  ne  savait  pas  que  la  bienveillance  af- 
fectée du  roi  de  Fez  était  une  de  ces  ruses  propres  aux  bar- 
bares, quand  ils  n'osent  pas  recourir  à  la  violence.  L'esclave 
de  Grenade,  si  prodigue  d'éloges  dans  sa  lettre  de  recom- 
mandation, était  un  traître  qui  avait  trouvé  le  moyen  de  faire 
connaître  à  Fez  la  pensée  de  prosélytisme  qui  dirigeait  les 
pas  de  son  maître  sur  le  sol  d'Afrique.  Tous  les  projets  de 
notre  compatriote  étaient  connus  avant  son  arrivée,  et  si  le 
souverain  musulman  n'avait  pas  su  que  son  hôte  possédait 
des  protecteurs  puissants  en  Espagne  et  ea  Portugal,  il  est 
probable  qu'il  n'aurait  jamais  repassé  la  frontière.  On  devine 
aisément  ce  qui  suivit.  Au  lieu  de  remplir  ses  promesses,  le 
roi  entoura  Cleynaerts  d'espions  habiles,  qui  déjouèrent 
toutes  ses  démarches  et  rendirent  impossible  l'accomplisse- 
ment du  but  de  son  voyage.  L'imprimerie  n'avait  pas  encore 
franchi  le  détroit,  l'industrie  des  copistes  avait  dégénéré, 
pas  une  boutique  de  libraire  n'existait  dans  la  capitale,  et, 
pour  comble  de  malheur,  les  manuscrits  se  vendaient»  le 
vendredi  de  chaque  semaine,  après  la  prière,  dans  la  partie 
la  plus  reculée  des  mosquées  (ad  summum  templum)^  où  ne 
pouvait  pénétrer  ni  Juif  ni  chrétien.  Le  gouvernement  avait 
le  jeu  d'autant  plus  beau  que  le  peuple,  habilement  préparé, 
croyait  que  cet  étranger,  si  avide  de  livres  musulmans,  était 
un  émissaire  des  princes  chrétiens,  envoyé  en  Afrique  pour 
étudier  le  côté  vulnérable  du  pays.  Malgré  des  peines  infinies 
et  des  sacrifices  considérables,  le  savant  voyageur  ne  parvint 
à  se  procurer  qu'un  très-petit  nombre  de  volumes.  II  se 
serait  peut-être  consolé  de  cet  échec,  si  l'état  florissant  des 


(1)  Lettre  à  Latomus»  du  8  mai  15iO;  lettre  à  révoque  de  Saint- Jac- 
ques du  cap  Vert,  du  5  juiUet  1540. 


—     403     — 

écoles  avait  pu  lui  fournir  un  dédommagement.  Mais  les 
Mores  de  Fez  n'étaient  plus  cette  race  poétique  qui  faisait 
fleurir  les  lettres,  les  sciences  et  les  arts  dans  la  vallée  par- 
fumée du  Xénil,  pendant  que  la  majeure  partie  de  TEurope 
était  encore  plongée  dans  les  ténèbres.  Les  maîtres  se  con- 
tentaient de  faire  apprendre  par  cœur,  d*abord  le  Coran,  puis 
une  sorte  de  résumé  grammatical  en  vers,  subdivisé  en  mille 
distiques.  L'élève  qui  voulait  aller  plus  loin  devait  voler  de 
ses  propres  ailes  (1).  Ce  n'est  pas  tout  :  grâce  à  des  calom- 
nies répandues  par  un  renégat  portugais,  le  fanatisme  des 
docteurs  musulmans  s'exalta  au  point  qu'ils  ourdirent  un 
complot  contre  la  vie  de  Gleynaerts,  et  que,  sans  les  aver- 
tissements d'un  esclave  chrétien,  il  n'eût  pas  échappé  à 
leurs  coups.  Après  plusieurs  mois  de  séjour  à  Fez,  il  dut 
enfin  songer  à  retourner  promptement  en  Espagne  ;  mais  ce 
voyage  même  offrait  de  sérieux  obstacles  pour  le  pauvre 
linguiste.  Les  Juifs  chez  lesquels  il  était  logé  avaient  fait 
chèrement  payer  leurs  services;  les  quelques  manuscrits 
qu'il  possédait  avaient  coûté  un  prix  énorme  ;  il  avait  racheté 
cinq  esclaves  qui  gémissaient  dans  les  moulins  de  Fez;  il 
avait  déboursé  cent  ducats  pour  la  rançon  d'un  parent  du 
comte  de  Linarës,  et  celui-ci  avait  eu  l'indélicatesse  de  ne 
pas  lui  restituer  cette  somme  ;  son  cher  élève,  l'archevêque 
de  Braga  lui-même  oubliait  la  pension  qu'il  avait  promise  au 
guide  de  sa  jeunesse.  Réduit  à  la  misère,  au  point  de  devoir 
subsister  du  pécule  péniblement  amassé  par  quelques  captifs 
chrétiens,  il  envoya  son  fidèle  Guillaume  en  Portugal  pour 
recueillir  l'argent  qui  lui  était  dû  ;  mais  Guillaume  revint  les 
mains  vides  et  atteint  d'une  maladie  qui  le  conduisit  jusqu'au 


(1)  Le  résumé  grammatical  était  VAl/iyya,  de  Byémal-eddin-Moham-  | 

med,  dit  Ebn-Malêk,  que  M.  Silvestre  de  Sacy  a  édité  à  Paris,  en  1833. 

13 


bord  de  la  tombe.  Ennn  son  vieil  ami,  Févéque  de  Saint- 
Jacques  du  cap  Vert,  lui  fit  parvenir  quelques  secours  à  Taide 
desquels  il  paya  ses  dettes  et  réussit  à  regagner  FEspagne. 
Arrivé  en  Afrique  au  mois  d'avril  1540,  il  en  sortit  au  mois 
d'août  de  l'année  suivante,  sans  avoir  même  la  consolation 
d'emporter  ses  précieux  manuscrits,  si  péniblement  acquis 
et  si  chèrement  payés  :  il^  lui  furent  volés  en  route  (1)  ! 

Retiré  à  l'Alhambra  de  Grenade,  où  le  marquis  de  Mon- 
dexar  lui  donnait  pour  la  seconde  fois  l'hospitalité,  Cleynaerts 
y  reçut  la  triste  nouvelle  de  la  suppression  de  la  rente  via- 
gère que  le  cardinal  Henri  lui  avait  promise  à  Braga.  Dédai- 
gnant de  proférer  une  plainte  ou  de  faire  une  seule  démarche 
humiliante,  il  écrivit  à  l'évéque  de  Saint-Jacques  ces  simples 
et  touchantes  paroles  :  «  Je  ne  veux  ni  supplier  le  prince 
»  de  rester  fidèle  à  ses  engagements,  ni  lui  fournir  le  pré- 
')  texte  de  les  rompre.  Que  la  volonté  de  Dieu  soit  faite.... 
»  Je  ne  mourrai  pas  de  faim  pour  n'être  plus  nourri  par  le 
»  Portugal....  Ce  malheur  ne  me  préoccuperait  en  aucune 
»  manière,  s'il  ne  m'enlevait  pas  «  le  moyen  de  revoir  ma 
»  patrie  (2)  !  »  Il  ne  voulut  pas  non  plus  implorer  l'assistance 


(1)  Pour  le  séjour  de  Cleynaerts  en  Afrique,  on  trouve  des  rensei- 
gnements complets  dans  les  lettres  suivantes  :  A  Latomus,  du  7,  du  15 
et  du  21  avril  1510  ;  au  même,  du  15  mai  1540  et  du  9  avril  1541  ;  à  l'abbé 
de  Tongerloo,  du  12  avril  1541  ;  à  Tévêque  du  cap  Vert,  du  5  juillet  et 
du  4  décembre  1540;  au  même,  du  18  septembre  1541;  à  Charles  V, 
du  17  janvier  1542.  (Epist.,  lib.  I,  pp.  36-65;  lib.  II,  pp.  193,  207,  212 
et  sqq.). 

(2)  Voyez  la  lettre  à  l'évoque  de  Saint-Jacques  du  cap  Vert,  du  18  sep- 
tembre 1541,  et  une  autre  lettre,  non  datée,  adressée  au  même  (Epist,, 
lib.  II,  pp.  199, 211  et  sqq.). 

Cleynaerts  qui,  dans  tous  ses  malheurs,  manifeste  la  fermeté  et  la 
dignité  de  son  caractère,  ne  s'exprime  pas  clairement  sur  les  causes 
de  la  suppression  de  la  rente  viagère  qu'on  lui  avait  promise  à  Braga. 
Quelques  phrases  plus  ou  moins  vagues  permettent  de  supposer  que 
le  prince  Henri  était  blessé  de  ce  que,  devenu  pensionnaire  duPortu- 


(les  nombreux  amis  qu'il  avait  laissés  en  Belgique  et  qui, 
bien  certainement,  se  seraient  empressés  de  venir  à  son  aide 
et  de  lui  procurer  un  poste  honorable.  Épuisé  par  les  fatigues 
de  ses  études  et  de  ses  voyages,  accablé  d'infirmités  pré- 
coces, il  se  résigna  à  son  sort  et  n'eut  plus  qu'une  seule 
erainte,  celle  de  voir  mourir  avec  lui  la  grande  œuvre  de 
propagande  pacifique  h  laquelle  il  avait  voué  sa  vie.  Le 
15  janvier  1542,  il  adressa  à  l'empereur  Charles  V  une  longue 
lettre,  à  la  fois  respectueuse  et  ferme,  dans  laquelle  il  expo- 
sait ses  plans  et  réclamait  de  nouveau,  au  nom  de  la  religion 
et  des  lettres,  les  nombreux  manuscrits  arabes  que  l'inqui- 
sition destinait  aux  flammes  (1).  Sentant  que  sa  fin  appro- 
chait, il  entreprit  la  rédaction  d'une  autre  lettre  destinée  au 
peuple  chrétien,  sorte  d'autobiographie  naïve  entremêlée  de 
précieux  conseils  sur  les  mesures  à  prendre  pour  arrêter, 
sans  efiiisio;i  de  sang,  les  ravages  toujours  menaçants  de 
l'islamisme  (3).  La  mort  ne  lui  permit  pas  d'écrire  les  der- 
nières pages  de  ce  noble  testament  religieux  et  littéraire.  Il 
mourut  au  commencement  de  1543,  à  l'âge  de  quarante-sept 
ans,  loin  de  sa  patrie,  de  ses  parents,  de  ses  amis,  et  avec 
la  douleur  de  laisser  inachevée  la  tâche  qui  lui  avait  coûté 
tant  de  labeurs  et  tant  de  souffrances.  Le  marquis  de  Mon- 
dexar  le  fit  inhumer  dans  la  mosquée  de  l'Alhambra,  que 
Ferdinand  et  Isabelle  avaient  convertie  en  église  chrétienne. 
Bien  des  Belges  ont  visité  cette  merveille  du  palais  des  rois 


gai,  Cleynaerts  s'était  chargé  de  l'éducation  du  nis  d'un  gouverneur  de 
Grenade.  Le  marquis  du  Roure  attribue  Tévénement  à  cette  pénurie 
fainéante  et  dépensière  qui,  à  cette  époque,  dans  la  plupart  des  cours, 
faisait  évanouir  les  recettes  en  prodigalités  frivoles  et  les  dettes  en 
nuageuses  banqueroutes. 

(i)  Epist.,  lib.  II,  pp.  212-217. 

(2)  De  professione  arabica  militiaque  constituenda  adt>ersus  Macho- 
nietum.  fbUi.,  pp.  248  et  sqq. 


mores,  sans  songer  quMIs  marchaient  sur  les  cendres  d*ua 
compatriote  illustre,  que  le  seizième  siècle  plaçait  au  premier 
rang  de  ses  philologues,  et  qui  mourut  en  dirigeant  ses  der- 
niers regards  vers  le  pays  qu'il  voulait  illustrer  par  l'ensei- 
gnement des  langues  et  de  la  littérature  de  l'Orient  (1). 

Quoique  nous  n'ayons  étudié  qu'une  seule  face  de  la  car- 
rière littéraire  de  Cleynaerts,  les  lignes  qui  précèdent  suf- 
fisent pour  prouver  que  son  nom  est  aujourd'hui  beaucoup 
trop  oublié  parmi  ses  compatriotes.  Sans  doute,  il  n'a  pas 
atteint  le  but  de  ses  longs  et  persévérants  efforts.  Il  n'a  pas 
réussi  à  organiser  contre  l'islamisme  cette  croisade  pacifique 
dont  il  se  plaisait  à  calculer  les  résultats  dans  ses  doubles 
aspirations  de  chrétien  et  d'homme  de  lettres.  Il  n'a  pas 
Tonde  une  école  de  savants  orientalistes  au  sein  de  sa  patrie. 
Mais  est-il  juste,  est-il  digne  de  la  science  d'apprécier  l'élé- 
vation de  la  pensée  et  la  grandeur  des  efforts  suivant  la  seule 
mesure  des  résultats  obtenus?  Ne  serait-ce  pas  introduire, 
dans  la  région  élevée  des  lettres,  les  procédés  égoïstes  et 
purement  matériels  du  bilan  commercial  ?  Ne  serait-ce  pas 
justifier  les  tendances  déplorables  qui,  malgré  les  progrès 
splendides  réalisés  depuis  un  demi-siècle,  font  déjà  vaciller 
le  flambeau  de  la  science  dans  une  grande  partie  de  l'Europe? 
Quand  un  homme,  doué  d'un  esprit  supérieur,  conçoit  une 
idée  noble,  généreuse  et  féconde  ;  quand  il  consacre  à  la  réa- 
lisation de  cette  idée  toute  l'énergie  de  son  âme,  toutes  les 
forces  de  son  intelligence,  tous  les  travaux  et  toutes  les  joies 
de  sa  vie,  cet  homme  est  grand;  et  pour  quiconque  sait 


(1)  Outre  une  grammaire  latine,  on  trouva  dans  les  manuscrits  de 
Cleynaerts  la  grammaire  et  le  lexique  arabes  dont  il  parle  si  souvent 
dans  ses  lettres  et  qu'il  voulait  faire  imprimer  à  Louvain.  Ces  écrits, 
confiés  à  son  ami  Jean  Perez,  de  Valence,  sont  probablement  à  jamais 
perdus  pour  la  postérité.  (Foppens,  Uibl.  belg.,  t.  II,  p.  903). 


-     197      - 

penser,  son  œuvre  est  grande  comme  lui,  alors  même  que 
le  succès  n*a  pas  couronné  ses  infatigables  efforts.  Lorsque 
les  historiens  futurs,  après  la  régénération  de  FOrient,  glo- 
rifieront les  hommes  et  les  institutions  qui  conservèrent  les 
germes  du  christianisme  dans  cette  belle  partie  du  monde, 
ils  n^oublieront  pas  les  études  opiniâtres,  les  longues  péré- 
grinations et  les  malheurs  immérités  de  Gleynaerts.  Mais 
c*est  surtout  en  Belgique  que  sa  mémoire  doit  être  entourée 
du  souvenir  reconnaissant  de  la  postérité.  Une  gloire  nou- 
velle eût  illustré  notre  patrie  si,  dès  le  seizième  siècle,  elle 
fût  devenue  le  centre  d'une  propagande  généreuse  et  le  ber- 
ceau des  orientalistes  modernes  (1). 


(1)  Extrait  des  BaUclina  de  l'Académie  royale  de  Belgique,  2«  sér., 
t.  XUI 


^0m0*0^^^^^^^^^^*0*^*^^0^0^^^^^^^^ 


VII 


MARAT  JURISCONSULTE 


màrat  jurisconsulte 


Au  milieu  de  l'immense  travail  intellectuel  qui  a  précédé 
et  suivi  la  révolution  de  1789,  Te  droit  pénal  est  incontesta- 
blement la  partie  de  la  législation  qui  a  subi  les  change- 
ments les  plus  nombreux,  les  plus  importants  et  les  plus 
salutaires. 

Les  hommes  étrangers  aux  études  juridiques  ne  sauraient 
se  former  une  idée  fidèle  des  erreurs,  des  abus,  des  cruautés, 
qui  souillaient  encore  Tadministration  de  la  justice  crimi- 
nelle dans  la  seconde  moitié  du  dix-huitième  siècle.  Laissant 
aux  juges  un  pouvoir  à  peu  près  arbitraire  pour  définir  les 
délits  et  prononcer  les  peines,  le  législateur  n*avait  pas  même 
cru  devoir  énumérer,  dans  un  langage  précis  et  clair,  les 
actes  illicites  dont  il  désirait  la  répression.  Peu  soucieux  de 
la  gravité  intrinsèque  du  fait  incriminé,  perdant  de  vue  les 
règles  immuables  de  la  justice  absolue,  méconnaissant  les 
droits  sacrés  de  la  défense,  les  magistrats  les  plus  intègres 
et  les  plus  savants,  dominés  par  des  préjugés  séculaires, 
subordonnaient  toutes  leurs  décisions  à  deux  idées  fonda- 
mentales :  la  terreur  et  la  vengeance.  Chez  toutes  les  nations 
chrétiennes  régnait  une  sorte  de  droit  commun,  composé  des 
ordonnances  des  souverains,  des  traditions  romaines,  de  la 


-     202     — 

doctrine  des  légistes,  des  décisions  des  tribunaux,  et  ce 
vaste  ensemble  avait  créé  une  jurisprudence  inexorable,  dans 
laquelle  les  exigences  de  l'humanité,  aussi  bien  que  les  prin- 
cipes essentiels  du  droit,  étaient  complètement  méconnues. 
D'Alembert  pouvait  écrire  à  Voltaire,  sans  aucune  espèce 
d'exagération  :  «  En  vérité,  notre  jurisprudence  criminelle 
»  est  un  chef-d'œuvre  d'atrocité  et  de  bêtise  (1).  » 

Telle  était  la  situation  lorsque,  sous  l'impulsion  puissante 
donnée  par  Beccaria,  on  vit  se  former  en  France  une  école 
de  criminalistes  animés  du  noble  désir  de  mettre  les  lois 
pénales  en  harmonie  avec  les  progrès  réalisés  par  la  civili- 
sation moderne.  S'élevant  au-dessus  des  préjugés  d'une  pra- 
tique aveugle  et  souvent  barbare,  ils  remontèrent  aux  prin- 
cipes mêmes  du  droit  criminel.  A  la  lumière  sereine  de  la 
raison  et  de  l'équité,  ils  s'efforcèrent  de  fixer  les  bases  et 
de  régler  l'exercice  de  l'action  répressive,  en  conciliant, 
dans  une  juste  mesure,  les  nécessités  de  l'ordre  public,  les 
droits  de  la  défense  et  l'amendement  des  coupables.  Laissant 
beaucoup  à  désirer  sous  le  rapport  de  la  science,  au  double 
point  de  vue  des  principes  et  des  faits,  leurs  écrits  n'eu 
exercèrent  pas  moins  une  influence  assez  considérable  pour 
que  la  législation  pénale  devînt,  de  toutes  les  parties  de  la 
législation  générale,  la  seule  dont  la  réforme  ne  fût  pas 
retardée  jusqu'à  la  convocation  de  l'Assemblée  consti- 
tuante (2). 


(h  Correspfmdamu-  de  Voltaivr,  22  février  177(».  —  Le  droit  commun 
dont  nous  venons  de  parler  avait  son  point  d'appui  dans  les  ordon- 
nances de  Charles-Quint  de  i5î^2  et  de  François  l^^  de  15:39.  (Voy. 
Fauslin  Hélie,  Introduction  au  Traité  des  délits  et  des  peines,  de  Decca- 
ria,  p.  vm  ;  Paris,  1856). 

(2)  La  réforme  fut  commencée  par  les  ordonnances  de  Louis  XVI  du 
2i  août  1780  et  du  1"  mai  1788. 


—     i05     — 

C'est  avec  une  légitime  surprise  que,  parmi  ces  hommes 
guidés  par  un  vif  et  louable  sentiment  d'humanité,  on  voit 
figurer  Tun  des  personnnages  les  plus  tristement  célèbres  du 
dix-huitième  siècle.  A  côté  des  noms  de  Brissot  deWarville, 
de  Lacrételle,  de  Philpin  de  Piépape,  de  Servan,  de  Bexon, 
de  Dupaty,  de  Boucher  d'Argis,  de  Pastoret,  de  Philipon  de 
la  Madelaine,  les  annales  du  droit  criminel  doivent  placer 
celui  de  Marat.  Le  fait  peut  paraître  étrange,  mais  il  est  incon- 
testable. Dans  les  premières  années  du  règne  de  Louis  XVI, 
la  réforme  de  la  législation  criminelle  fut  chaleureusement 
réclamée  par  le  futur  fondateur  de  VAmi  du  Peuple,  par  le 
démagogue  farouche  qui,  déjà  en  1789,  proposait  d'élever 
huit  cents  potences  dans  le  jardin  des  Tuileries,  pour  y  pen- 
dre ceux  qu'il  appelait  les  traîtres. 

En  1778,  une  société  helvétique  avait  mis  au  concours  le 
plan  d'un  code  criminel.  Auteur  d'un  livre  de  philosophie  que 
Voltaire  avait  fait  connaître  en  l'accablant  de  ses  critiques, 
Marat  voulut  remporter  la  palme  et  composa  le  Plan  de  légis- 
lation criminelle  dont  nous  allons  nous  occuper.  L'ouvrage 
parut  d'abord  à  Neufchàtel,  en  1780;  mais  il  fut  réimprimé  à 
Paris,  en  1790,  lorsque  l'auteur,  devenu  célèbre  comme 
journaliste,  exerçait  déjà  sur  les  classes  inférieures  cette 
influence  funeste  qui  devait  aboutir  aux  funèbres  journées 
de  Septembre  (1). 


(I>  L'édition  de  17ÎM),  devenue  rare,  porte  le  litre  suivant  :  IHnn  de 
f^i'jislntion  vriiuineUe.  Ouvi'age  dans  le(juel  on  troAtc  des  délits  et  dea 
jwifwSf  de  la  force  des  preuves  et  des  présomptions,  de  Ux  inanlère  d'ac^ 
'luérir  ces  preuves  et  ces  préswnptions  durant  l'instruction  de  la  procé' 
dun\  de  manière  à  ne  blesser  ni  la  justice ^  ni  la  lifM'rtéy  et  à  voftcili^ii'  ta 
douceur  avec  Ui  certitude  des  chdtinœnts  et  l'hutnanité  avec  la  société 
civile;  par  M.  Marat.  auteur  de  VAnti  du  peuple,  du  Jnnins  français,  de 
yOffntnde  à  la  patrie,  du  Plan  de  constitution  et  de  plusieurs  autres 


C'était  l'époque  où  l'Assemblée  constituante,  après  avoir 
détruit  la  féodalité,  établi  le  régime  constitutionnel  et  réor- 
ganisé l'administration  du  royaume,  allait  s'occuper  de  la 
rédaction  du  Gode  pénal  Aussi  Marat,  dominé  par  son  im- 
mense orgueil,  n'hésita-t-il  pas  à  recommander  son  livre 
aux  législateurs  de  la  France,  comme  un  modèle  à  suivre 
dans  leur  œuvre  de  rénovation.  «  Quoique  ce  P/an,  dit-il, 
»  ait  été  tracé  pour  des  républicains,  il  renferme  tant  de 
))  grandes  vues,  tant  de  principes  solides,  tant  de  sages 
)>  lois  applicables  à  tous  les  peuples  de  la  terre,  que  nous 
»  ne  perdons  pas  l'espoir  de  les  voir  adopter  par  l'Assemblée 
»  nationale  (1).  »  L'ouvrage  fut  présenté  à  celle-ci,  le  2  août 
1790  «  par  une  amie  de  l'auteur  (2).  » 

On  va  voir  que  les  prétentions  de  Marat  étaient  démesuré- 
ment exagérées. 

ouvrages  politiques.  Paris,  Rochelle,  1790  (157  pages  in-8«).  En  regard 
du  lilre  se  trouve  un  portrait  de  Marat  avec  cette  inscription  : 

Peuple  !  vois  ton  ami,  qui  pour  ta  liberté. 
Au  péril  de  ses  Jours,  te  dit  la  vérité. 

L'ouvrage  de  Marat  que  Voltaire  avait  critiqué,  dans  V Année  littéraire, 
avait  pour  titre  :  De  Vhomme,  ou  des  pH^icipes  et  des  lois  de  Vinfluence 
de  l'âme  sur  le  corps  et  du  cotps  sur  Vâme.  Amsterdam,  Rey,  3  vol.  in-42. 
Les  deux  premiers  avaient  paru  en  1775  et  le  troisième  en  1776. 

(1)  Ces  lignes  sont  empruntées  à  TAvis  de  l'éditeur,  placé  en  tète  du 
volume  ;  mais  il  est  facile  de  reconnaître  dans  cet  avis  le  style  de  Marat. 

(2)  VAmi  du  Peuple,  n»  182;  A.  Bougeart,'  Marat,  t.  I,  pp.  292  et  296. 
Par  une  singulière  coïncidence,  le  Plan  de  législation  anminelle  fut  pré- 
senté à  TAssemblée,  au  moment  même  où  le  président  venait  de  décla- 
rer Marat  coupable  du  crime  de  lèse-nation.  On  crut  à  un  persiflage, 
mais  Marat  explique  le  fait  de  la  manière  suivante,  dans  VAmi  du  Peu- 
ple :  «  Il  y  a  dix  ou  douze  jours  que  ce  plan  fut  remis  à  une  dame,  pour 
le  faire  passer  au  président  de  TAssemblée.  Je  regrette  beaucoup  qu'il 
ail  été  présenté  dans  une  conjoncture  pareille.  Je  ne  sais  pas  faire  de 
platitudes....  Au  surplus,  mon  Plan  ne  lui  a  été  présenté  que  dans 
l'espoir  que  le  comité  de  constitution  profiterait  de  mon  travail.  Il  a 
grand  besoin  de  lumières  et  plus  encore  de  vertus.  » 


Il  a  dit,  et  non  sans  raison,  que  le  Plan  de  législation  était 
le  moins  imparfait  des  écrits  sortis  de  sa  plume  (1).  On  y 
rencontre  des  pensées  généreuses  et  fécondes,  mêlées  à  des 
maximes  juridiques  d*une  grande  importance,  devenues  au- 
jourd'hui banales,  mais  alors  très-vivement  contestées  dans 
les  rangs  de  la  magistrature  et  du  barreau.  On  y  reconnaît 
Tœuvre  d'un  homme  qui  a  scruté  la  jurisprudence  criminelle 
de  son  époque,  qui  en  connaît  les  vices  et  en  réclame  éner- 
giquement  la  réforme.  Mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  le 
livre,  considéré  dans  ses  parties  essentielles  et  pesé  au  poids 
de  la  science,  n'était  autre  chose  qu'une  amplification  reten- 
tissante des  doctrines  de  Montesquieu,  de  Beccaria,  de  Mo- 
rellet,  de  Voltaire,  de  Mably  et  de  J.-J.  Rousseau.  La  seule 
partie  que  l'ami  du  peuple  pouvait  revendiquer  en  propre 
consistait  dans  la  recommandation  d*un  petit  nombre  de 
peines  bizarres,  et  surtout  dans  les  rêveries  ultra-démocra- 
tiques dont  il  avait  parsemé  son  système  de  législation. 
L'Assemblée  nationale  n'avait  rien  à  y  apprendre,  et  si,  à 
notre  tour,  nous  allons  examiner  cette  œuvre  avec  quelque 
attention,  c'est  principalement  à  cause  de  la  triste  célébrité 
de  son  auteur.  Quand  un  homme  a  exercé,  en  bien  ou  en  mal, 
une  influence  considérable  sur  les  opinions  et  les  actes  d'un 
grand  nombre  de  ses  contemporains,  c'est  rarement  sans 
profit  qu'on  recherche  les  idées  qui  germaient  dans  son  in- 
telligence, avant  le  jour  où  il  vint  se  mêler  aux  luttes  ardentes 
des  partis  politiques.  On  y  découvre,  presque  toujours, 
quelques  épisodes  de  cette  grande  histoire  des  doctrines 
sociales,  bien  plus  intéressante  et  infiniment  plus  utile  que 
celle  des  batailles  meurtrières  et  des  conquêtes  stériles.  La 
simple  analyse  du  Plan  de  législation  crimnelle  nous  prouvera 

(l)  L\4nit  du  Peuple,  n«  ifiî;  15  jmUct  4790. 


—     -iOC     — 

que  Marat,  en  réclamant,  vingt  ans  plus  tard,  le  règne  de  la 
populace  et  Textermination  de  ceux  qu*il  nommait  les  ennemis 
du  peuple,  se  bornait  à  déduire  les  conséquences  dernières 
de  principes  que,  dès  1780,  il  avait  développés  dans  un  mé- 
moire académique. 


I. 


La  première  partie  du  livre  est  consacrée  à  Texaraen  des 
principes  fondamentaux  d*une  bonne  législation. 

Après  avoir  cherché,  lui  aussi,  la  source  du  droit  de  punir 
dans  un  chimérique  contrat  social,  Marat  jette  un  coup  d'œil 
sur  les  gouvernements  de  l'Europe  et  déclare  qu'il  n'en  est 
pas  un  seul  que  l'on  puisse  regarder  comme  légitime.  Par- 
tout oii  il  porte  ses  regards,  il  ne  voit  que  des  abus  criants, 
des  distinctions  odieuses,  des  privilèges  iniques,  des  lois 
arbitraires  et  barbares  condamnant  des  classes  entières  à  la 
misère,  à  la  dépendance,  à  la  dégradation;  partout  il  décou- 
vre un  régime  social  perfidement  organisé  pour  assurer  le 
bonheur  de  quelques-uns  au  détriment  du  genre  humain. 

Marat  en  conclut  que  le  peuple,  se  levant  dans  sa  force  et 
revendiquant  son  indépendance  native,  aurait  le  droit  de 
mépriser  et  d'anéantir  tous  ces  règlements  tyranniques, 
«  auxquels  chaque  membre  de  l'État  n'a  point  eu  de  part.  » 
La  société  ayant  pour  seul  fondement  légitime  le  bonheur  de 
ceux  qui  la  composent,  et  le  bonheur  étant  devenu  une  sorte 
de  monopole  aux  mains  d'un  petit  nombre  de  privilégiés,  les 
classes  souffrantes  pourraient,  sans  honte  et  sans  iniquité, 
briser  une  organisation  politique  contraire  aux  lois  de  la 


-     207     - 

nature.  Mais  Marat  engage  les  prolétaires  à  ne  pas  se  porter 
à  cette  extrémité.  Il  redoute  les  ravages  de  l'anarchie  au 
même  degré  que  les  iniquités  du  despotisme.  Il  avoue  que 
nul  art,  nulle  industrie,  nul  commerce,  nulle  épargne,  nul 
travail  n'est  possible  là  où  la  propriété  est  incertaine.  Tout 
en  proclamant  le  droit  à  l'insurrection,  il  donne  aux  déshé- 
rités de  la  civilisation  moderne  le  conseil  de  ne  pas  en  user. 
Il  les  engage  à  ne  pas  se  demander  s'il  existe  des  lois  sacrées 
sur  une  portion  quelconque  du  globe.  «  Laissons,  dit-il, 
»  laissons  tomber  le  voile  sur  ces  objets  mystérieux.  C'est 
»  l'arche  mystique  dont  un  œil  profane  ne  doit  pas  appro- 
»  cher!  Ne  brisons  pas  les  faibles  liens  qui  nous  attachent 
»  les  uns  aux  autres.  » 

Si  le  peuple  écoute  les  conseils  de  l'auteur  du  Plan  de 
législation,  il  respectera  donc  momentanément  l'ordre  établi, 
sans  remonter  à  la  source  des  lois  positives,  sans  scruter  les 
origines  du  droit  moderne;  inais  ce  sera  moyennant  uuo 
condition  essentielle  et  préalable.  La  société  sera  tenue  de 
mettre  chacun  de  ses  membres  à  l'abri  du  besoin  ;  elle  four- 
nira à  tous  une  subsistance  assurée,  un  vêtement  convenable, 
une  protection  entière,  des  secours  dans  leurs  maladies  et 
des  soins  dans  leur  vieillesse.  Alors  seulement  les  innombra- 
bles- familles  de  prolétaires  pourront  renoncer  à  leurs  droits 
naturels^  parce  que  le  sort  qui  leur  sera  fait  par  la  société 
leur  présentera  plus  d'avantages  que  Vétat  de  nature.  Alors 
seulement  ils  pourront  se  résigner  en  disant  :  «  Qu'importe, 
»  après  tout,  par  qui  les  lois  sont  faites,  pourvu  qu'elles 
»  soient  justes?  Et  qu'importe  qui  en  est  le  ministre,  pour^'u 
»  qu'il  les  fasse  observer  ?  » 

Il  faudra  même  que  la  société  se  hâte  de  payer  sa  dette  ; 
car,  au  dire  de  Marat,  aussi  longtemps  que  cette  large  ré- 
forme ne  sera  pas  complètement  réalisée»  nul  ne  pourra,  sans 


-     208     - 

abuser  cruellement  de  la  force,  réprimer  les  atteintes^ortées 
par  les  pauvres  à  la  propriété  des  riches.  «  Quand  la  société 
»  abandonne  les  citoyens  indigents,  ils  rentrent  dans  Tétat 
»  de  nature;  et  lorsqu'ils  revendiquent  par  la  force  des 
»  droits  qu'ils  n'ont  aliénés  que  pour  s'assurer  de  plus  grands 
»  avantages,  toute  autorité  qui  s'y  oppose  est  tyrannique,  et 
»  le  juge  qui  les  condamne  à  mort  est  un  lâche  assassin.... 
»  Que  pourraient-ils  devoir  à  leurs  oppresseurs  ?  Loin  d'être 
»  obligés  d'en  respecter  les  ordres,  ils  peuvent  à  main  armée 
»  revendiquer  contre  eux  les  droits  de  la  nature.  » 

Marat  développe  fièrement  cette  thèse  audacieuse,  et,  pour 
la  faire  mieux  accueillir,  il  a  recours  à  un  procédé  plus  connu 
des  romanciers  que  des  jurisconsultes.  Il  consacre  trois  lon- 
gues pages  à  un  dialogue  philosophique  entre  les  membres 
d*un  tribunal  et  un  voleur,  «  qui  a  profité  de  l'obscurité  de  la 
»  nuit  pour  arracher  d'un  passant  un  secours  que  sa  dureté 
»  lui  refusait.  »  Le  voleur  nie  hardiment  le  droit  de  pro- 
priété, passe  en  revue  toutes  les  iniquités  de  l'organisation 
sociale,  se  prévaut  des  souffrances  de  sa  famille,  transforme 
ses  juges  en  accusés,  et  termine  son  discours  en  leur  adres- 
sant cette  apostrophe  brûlante  :  «  Magistrats  iniques  !  bai- 
»  gnez-vous  dans  mon  sang,  puisqu'il  le  faut  pour  assurer 
)>  vos  injustes  possessions.  Au  milieu  des  tourments  que  je 
»  vais  endurer,  mon  unique  consolation  sera  de  reprocher 
»  au  ciel  de  m'avoir  fait  naître  parmi  vous  i  »  Les  magistrats 
se  taisent  ;  mais  Marat  s'écrie  :  «  Hommes  justes,  je  vois 
»  couler  vos  larmes,  et  je  vous  entends  crier  d'une  voix  una- 
»  nime  :  Qu'il  soit  absous  !  Oui,  sans  doute,  qu'il  soit  ab- 
»  sous...,  puisque  partout  le  gouvernement  pousse  les  pau- 
»  vres  au  crime,  en  leur  ôtant  le  moyen  de  subsister  (1).  d 

(i)  Dans  sa  longue  biographie  de  Marat,  M.  Bougeart  dit  qu'il  ne 


-     209     - 

Hais  CQinin&j^t  lé  gouyernement  pourra-t-il  modifier  cette 
situation  néfaste?  Â  Taide  de  quelles  mesures,  de  quelles 
merveilles,  réussira-t-il  à  fournir  à  tous  ses  subordonnés  le 
logemqnt,  la  nourriture  et  le  vêtement  qui  leur  sont  indis- 
pensables ? 

Aux  yeux  de  Marat,  rien  n*est  plus  simple,  plus  facile. 
Près  d*uQ  siècle  avs^nt  M.  Louis  Blanc,  il  cherche  et  trouve 
la  panacée  universelle  dans  la  proclamation  du  droit  au  tra- 
vail et  la  fondation  d'ateliers  nationaux. 

Au  moyen  de  contributions  levées  sur  les  riches,  on  éta- 
blira, dans  toutes  les  parties  du  pays,  des  ateliers-écoles  ob 
le  travail  et  l'instruction  seront  abondamment  fournis  à  ceux 
qui  en  manquent.  On  placera  ces  établissements  sous  la 
direction  de  quelques  hommes  de  bien;  on  en  confiera  l'in- 


connait  rien  de  plus  éloquent  que  la  plaidoirie  placée  par  Marat  dans 
la  bouche  du  voleur  (t.  I,  p.  103).  —  11  est  vrai  que  ce  voleur  attaque 
la  propriété  individuelle  avec  une  vigueur  et  une  verve  que  Proudhon 
lui-même  aa  pas  dépassées  dans  ses  fameux  Mémoires  sur  la  propriété. 
^  Tout  vol,  dit  Torateur,  dérive  du  droit  de  propriété;  mais  d*où  dérive 
ce  droit?  L'usurpateur  le  fonde  sur  celui  du  plus  fort,  comme  si  la  vio- 
lence pouvait  établir  un  titre  sacré.  Le  possesseur  le  fonde  sur  celui  du 
premier  occupant,  comme  si  une  chose  nous  était  justement  acquise 
pour  avoir  mis  le  premier  la  main  dessus.  L'héritier  le  fonde  sur  celui 
de  tester,  comme  si  Ton  pouvait  disposer  en  faveur  d'un  autre  de  ce 
qui  n'est  môme  pas  à  soi.  Le  cultivateur  le  fonde  sur  son  travail;  sans 
doute,  le  fruit  de  votre  travail  vous  appartient  ;  mais  la  culture  exige 
le  sol,  et  à  quel  titre  vous  appropriez-vous  un  coin  de  cette  terre,  qui 
fut  donnée  en  commun  à  tous  ses  habitants....  Direz- vous  que  le  nom- 
bre deç  habitants  de  la  terre  changeant  sans  cesse,  ce  partage  devient 
impossible  !  Le  droit  de  posséder  découle  de  celui  de  vivre  :  Ainsi  tout 
ce  qui  est  indispensable  à  notre  existence  est  à  nous,  et  rien  de  superflu 
ne  saurait  vous  appartenir  légitimement,  tandis  que  d'autres  manqtient 
du  nécessaire,  elc  » 

Il  est  triste  de  penser  que  Beccaria,  tout  autant  que  J.-J.  Rousseau, 
a  fourni  à  Marat  la  matière  de  ces  déclamations  insensées  contre  les 
bases  fondamentales  de  l'ordre  social  (Voy.,  outre  l'Introduction;  les 

XVI  et  XXX  du  traité  Dei  delitti  e  délie  Pêne). 

14 


—     210     ~ 

spection  à  quelques  magistrats  intègres,  et,  si  les  bénéfices 
réalisés  ne  suffisent  pas  pour  les  Taire  fleurir,  on  comblera 
le  déficit  à  l'aide  de  confiscations  et  d'amendes  prononcées 
par  les  tribunaux.  De  cette  manière,  tous  les  hommes  valides 
qui  voudront  travailler  auront  la  faculté  de  pourvoir  large- 
ment à  leurs  besoins.  Les  vieillards,  les  orphelins  et  les 
infirmes  trouveront,  de  leur  côté,  un  asile  convenable  dans 
les  maisons  qui  leur  seront  spécialement  destinées,  et  lii, 
pas  plus  que  dans  les  ateleirs  publics,  ils  ne  seront  privés  de 
leur  liberté.  Seulement,  pour  que  la  population  des  ateliers 
et  des  hospices  ne  devienne  pas  trop  nombreuse,  on  confis- 
quera une  partie  des  biens  appartenant  aux  ordres  religieux 
et  aux  bénéficiers  ecclésiastiques,  et  l'on  distribuera  ces 
terres,  par  petites  portions,  aux  indigents  des  campagnes, 
pour  les  transformer  en  citoyens  utiles. 

Quand  la  condition  préalable  sera  de  la  sorte  loyalement 
et  convenablement  réalisée,  les  représentants  de  la  société 
moderne  pourront  s'occuper  de  la  révision  des  lois  pénales, 
sans  avoir  à  redouter  la  désobéissance  raisonnée  de  la  mul- 
titude. Aussi  n'est-ce  qu'après  avoir  formulé  ce  chimérique 
ultimatum,  que  l'auteur  du  Plan  de  législation  indique  les 
principes  qu'il  voudrait  voir  présider  à  la  réforme  du  sys- 
tème de  répression. 

Ici  le  révolutionnaire  disparait,  et  les  lignes  suivantes  qui 
résument  exactement  les  idées  émises  par  Marat,  pourraient, 
avec  quelques  réserves,  recevoir  la  signature  d'un  juriscon- 
sulte éclairé. 

Les  lois  criminelles,  nécessairement  liées  au  système 
politique,  ne  sauraient  être  les  mêmes  chez  tous  les  peuples; 
mais  il  importe,  au  plus  haut  degré,  qu'elles  soient  toujours 
et  partout  conformes  à  la  justice.  Elles  ne  doivent  ni  con- 
trarier les  exigences  de  la  nature,  ni  gêner  inutilement  la 


liberté  de  Thomme.  Punir  un  acte  bon  et  licite,  c'est  en 
même  temps  commettre  une  iniquité  et  pervertir  les  idées 
morales  du  peuple.  Punir  les  choses  indifférentes^  c'est  ame- 
ner le  mépris  de  l'autorité,  en  accoutumant  les  peuples  à  ne 
voir  que  des  ordres  vains  et  arbitraires  dans  les  décrets  du 
législateur.  Il  faut  que  les  lois  pénales  n'atteignent  que  les 
actes  immoraux,  qui  troublent  l'ordre  public  et  portent  at- 
teinte à  la  sécurité  générale.  Il  faut  encore  que  ces  lois  ne 
renferment  que  des  prescriptions  claires,  simples,  concises, 
afin  qu'il  n'y  ait  rien  d'équivoque  ni  d'obscur  dans  l'idée  que 
les  citoyens  se  font  des  délits  et  des  peines.  Il  faut  enfin  que 
le  Gode  criminel  reçoive  la  publicité  la  plus  étendue  et  qu'il 
soit  même  expliqué  dans  les  écoles,  pour  que  chacun  le  res- 
pecte et  sache  parfaitement  à  quoi  il  s'expose  en  le  violant. 
Mais  aussi,  quand  toutes  ces  conditions  se  trouveront  rem- 
plies, les  sentences  rendues  par  les  magistrats  devront  être 
exécutées  avec  une  rigueur  inflexible.  A  entendre  Marat,  le 
droit  de  grâce  n'a  été  ménagé  au  prince  que  pour  suppléer  à 
rimperfection  des  lois,  et  cette  prérogative  royale  n'a  pas  de 
raison  d'être  dans  un  État  où  les  tribunaux  criminels  ne 
rendent  que  des  arrêts  équitables  (1). 

Arrivant  aux  peines  elles-mêmes,  Marat  réclame  d'abord 
l'application  d'une  grande  règle,  généralement  méconnue 
dans  la  législation  criminelle  du  dix-huitième  siècle  :  l'éga- 
lité de  tous  devant  la  loi  pénale.  «  Gomme  le  crime  avilit 


(i)  Cette  étrange  doctrine  sur  le  droit  de  grâce,  empruntée  par  Marat 
à  Beccaria  fDei  Delitti  e  dette  Pêne,  §  XX) ,  comptait  de  nombreux  par- 
tisans au  dix-huitième  siècle.  Pendant  la  révolution,  elle  fut  vivement 
discutée  au  club  des  Jacobins ,  en  même  temps  qu*à  l'Assemblée  con- 
stituante. CeUe-ci  abolit  le  droit  de  grâce  pour  tout  crime  poursuivi 
par  voie  de  jurés  (Ck)de  pénal  du  25  septembre  1791 ,  I»"»  part.,  t.  VII , 
art.  13). 


»  ions  les  homoies  ^galetteiH,  dk*il,  il  faut  que,  pour  un 
»  même  déSt,  même  punittoa  soit  infligée  à  tout 'délinquant. 
»  Loin  de  nous  ces  distinctions  odieuses  de  certains  pays, 
»  où  les  peines  flétrissantes  sont  réservées  à  la  populace,  où 
»  le  même  erime  conduit  tel  homme  sur  la  roue  et  tel  komme 
»  dans  trne  retraite  commode  (1).  » 

Il  exige  ensuite  que ,  pour  combattre  efficacement  des 
préjugés  enracinés,  le  législateur  proclame,  en  tête  de  son 
Code,  le  caractère  exclusivement  personnel  de  toutes  les 
peines.  Il  demande  que  les  fils  du  condamné  ne  soient  pas 
exclus  des  emplois  honorables  et  que  leur  malheur  devienne 
même  quelquefois  un  titre  de  préférence,  ce  Que  celui,  ajoute- 
^>  t-H,  qui  réproche  à  une  famille  le  supplice  d*un  de  ses 
»  membres  soit  lui-mêtne  noté  â*infamie.  »  C'est  pour  rendre 
hommage  au  même  principe  qu*il  repousse  la  confiscation 
générale  des  biens  et  qu'il  n'4tdmet  que  des  amendes  ^modé- 
rées.(î). 


(1)  A  la  suite  de  Beccaria  (Dei  Delilti  e  délie  Pêne  y  %  XXVII) ,  Marat 
s*élève  ici  contre  un  abus  qui  avait  profondément  pénétré  dans  Tan- 
ciennè  jurisprudence.  Sa  protestation  indignée  n'est  pas  une  simple 
ligure  de  rhétorique.  Déjà  Tun  des  jurisconsultes  les  plus  éminents  de 
répoque  romaine  avait  dit  :  Humiliores  in  metallnm  d^xinnanlur,  tiones- 
tiores...  in  exilium  mitUtntur  (Paul,  Dig.,  I.  XLVIH,  t.  XIX,  1.  38,  §  3). 
A  partir  du  seizième  siècle ,  la  formule  :  Sera  puni  selon  la  qualité  des 
personnes,  était  devenue  de  style  dans  les  matières  pénales.  Par  le  seul 
fait  de  sa  naissance,  le  noble  échappait  au  fouet,  au  pilori,  aux  galères, 
à  toutes  les  peines  infamantes  (voy.  Jousse,  IVaité  de  la  justice  crimi- 
nelle en  France,  1. 1,  p.  42  ;  et  t.  II,  pp.  600, 602  et  629).  Une  ordonnance 
de  Henri  IV,  de  1607,  condamnait  aux  galères  le  roturier  coupable  de 
délit  de  chasse,  tandis  que  le  noble  en  était  quitte  pour  une  amende. — 
Il  en  était  de  même  dans  TEurope  entière  (voy.  J.  Clarus,  Practica 
criminalis,  qusest.,  LX,  no24;  Farinacius,  Consilia  aique  decisiones, 
XXXIII,  no  16  ;  Varies  quœstiones,  XLVIII,  n'»  93  et  seqq.). 

(2)  c  La  confiscation,  dit  Marat,  ne  doit  jamais  être  de  toute  la  fortune 


-     215     - 

Ces  bases  posées,  il  s*élève  avec  énergie  contre  la  t^arbarie 
des  supplices  qui  déshonoraient  la  législation  des  peuples 
tes  plus  civilisés  de  TEurope.  a  L'exemple  des  peines  mode- 
»  fées,  dit*il,  n*est  pas  moins  réprimant  que  celui  des  peines 
9  outrées,  lorsqu'on  n*en  connaît  pas  de  plus  grandes...  S*il 
»  est  de  réquité  que  les  peines  soient  toujours  proportion- 
»  nées  aux  délits,  il  est  de  l'humanité  qu'elles  ne  soient 
1)  jamais  atroces...  Voyez  les  pays  où,  comme  dans  le  Japon, 
»  les  supplices  sont  toujours  affreux.  Pour  retenir  les  hom- 
n  mes,  sans  cesse  on  y  invente  de  nouveaux  supplices.  Ces 
»  efforts  continuels  de  la  barbarie  qui  cherche  à  se  surpasser 
M  elle-même,  ne  sont-ils  pas  une  preuve  de  leur  impuis- 
»  sance?..  Quoi,  serons-nous  toujours  barbares?  Qu'y  avons- 
»  nous  gagné?  Les  crimes  dont  les  châtiments  font  frémir, 
»  en  sont-ils  devenus  moins  fréquents?»  Â  son  avis,  les 
peines  doiveht  être  modérées,  proportionnées  au  délit  et 
tirées,  autant  que  possible,  de  la  nature  même  de  l'infraction. 
Il  admet  la  peine  capitale,  mais  il  veut  qu'elle  ne  soit  jamais 
attachée  aux  crimes  contre  la  propriété,  «  parce  qu'il  n'y  a 
»  point  de  proportion  entre  le  prix  de  l'or  et  celui  de  la  vie.  » 
Elle  doit  être  limitée  à  un  petit  nombre  de  cas,  «  d'autant 


du  délinquant ,  lors  même  qu'il  ne  tiendrait  à  personne.  11  ne  faut  pas 
le  jeter  dans  les  bras  de  la  misère  et  du  désespoir.  » 

Ici  encore,  Tauteur  du  Plan  de  législation  protestait  contre  un  abus 
réel.  Par  une  inconcevable  aberration,  les  proches  parents  du  coupable 
étaient  souvent  punis  pour  un  crime  auquel  ils  étaient  restés  complé- 
I  tement  étrangers.  En  France,  le  père,  la  mère  et  les  enfants  du  criminel 

i  de  lèse-majeaté  étaient  bannis  à  perpétuité  du  royaume,  avec  défense 

I  d'y  rentrer  sous  peine  d'être  pendus  sans  autre  forme  de  procès  (voy. 

Muyart  de  Vouglans,  Lois  crimineUes  de  France,  p.  133;  édit.  in-fol.)* 
En  Espagne,  la  kecopilacion  de  las  Leyesi}.  VIII,  t.  III)  frappait  d'inca- 
pacité les  enfants  des  hérétiques  réconciliés ,  jusqu'à  la  secpnde  gé- 
nération. En  Allemagne,  la  BuUe  d*or  (c.  24)  laissait  à  peine  la  vie 
sauve  aux  ertfàMts  du  coupable  de  haute  trahison  ! 


-     2ii     - 

»  plus  qu*il  n*est  pas  bien  démontré  si,  dans  Tétat  actuel  des 
»  choses,  le  souverain  a  droit  de  mort  sur  les  sujets.  »  Mais 
ici  encore,  pas  plus  que  pour  l'origine  des  lois,  Marat  n'ose 
franchement  aborder  le  redoutable  problème  qu'il  vient  de 
soulever  :«  Ne  déchirons  pas  le  voile,  s'écrie-t-il,  contentons- 
»  nous  d'en  soulever  un  coin  !  » 


II. 


Dans  la  seconde  partie  de  son  Plan  de  législation,  Marat 
s'occupe  des  délits  et  des  peines. 

Les  délits  y  sont  divisés  en  huit  classes  :  ceux  qui  tendent 
à  la  ruine  de  l'État,  ceux  qui  blessent  l'autorité  légitime, 
ceux  qui  détruisent  la  sûreté  de  l'individu,  ceux  qui  attaquent 
la  propriété,  ceux  qui  corrompent  les  mœurs,  ceux  qui  atta- 
quent l'honneur,  ceux  qui  troublent  la  tranquillité  publique, 
ceux  qui  choquent  la  religion. 

Il  serait  fastidieux  d'énumérer  tous  les  actes  et  d'indiquer 
toutes  les  peines  qui  figurent  dans  cette  classification  à  la 
fois  incomplète  et  irrationnelle.  Un  coup  d'œil  jeté  sur  les 
délits  contre  l'État,  la  religion  et  les  mœurs,  suffira  pour 
faire  apprécier,  à  sa  valeur  réelle,  cette  partie  du  système 
pénal  de  Yami  du  peuple, 

La  logique  audacieuse  du  révolutionnaire  apparaît  dans  la 
définition  des  crimes  d'État. 

Marat  blâme  énergiquement  les  jurisconsultes  qui,  cessant 
de  voir  dans  le  prince  un  simple  délégué  du  peuple,  trans- 
forment en  crimes  d'État  toute  résistance  aux  prétentions, 
aux  ordres,  aux  caprices  du  despotisme.  «  Depuis  que  ceux 
»  qui  tiennent  les  rênes  du  gouvernemenl  se  regardent 


-     215     - 

»  comme  maîtres  absolus  des  peuples,  que  de  prétendus 
»  crimes  d'État,  s'écrie-t-il,  qui  n'ont  pas  l'État  pour  objet.  » 
Il  réduit  considérablement  la  liste  de  ces  crimes,  et  il  com- 
mence par  en  effacer  le  régicide,  même  prémédité.  «  Le 
»  prince,  dit-il,  n'est  que  le  premier  magistrat  de  la  nation 
»  et  sa  mort  ne  change  riçn  à  la  constitution  de  l'État. 
»  Quand  l'ordre  de  succession  au  trône  est  bien  réglé,  sa 
»  mort  ne  fait  que  priver  un  individu  de  la  jouissance  du 
»  trône  qu'un  autre  occupera  bientôt.  Mais  attenter  contre 
»  le  prince,  n'est-ce  pas  attaquer  le  souverain  lui-même 
»  dans  la  personne  de  son  représentant?  Comme  ce  serait 
»  l'attaquer  que  d'attenter  contre  tout  autre  officier  de  l'État; 
»  car  le  prince  est  le  ministre  du  souverain  et  non  son 
»  représentant....  On  tenaille,  on  écartèle,  on  écorche  un 
»  régicide,  tandis  qu'on  se  contente  de  décapiter  un  conspi- 
»  râleur.  Pourquoi  cela?  Le  meurtre  du  prince  n'est  qu'un 
»  simple  assassinat.  »  À  plus  forte  raison  refuse-t-il  de 
comprendre  parmi  les  crimes  d'État  la  publication  d'écrits 
renfermant  la  critique  plus  ou  moins  violente  des  actes  du 
gouvernement.  Il  veut  que  les  libelles. dirigés  contre  le  roi 
restent  eux-mêmes  complètement  impunis,  aussi  longtemps 
qu'ils  ne  manquent  pas  à  la  décence.  «  Contrôler  la  conduite 
»  de  ses  chefs,  continue-t-il,  fut  toujours  le  droit  d'un  peu- 
»  pie  libre,  et  nul  peuple  ne  doit  être  esclave...  Mais  les 
»  traits  empoisonnés  des  méchants?  Les  princes  n'en  seront 
»  point  blessés.  En  vue,  comme  ils  le  sont  toujours,  rien  de 
»  ce  qu'ils  font  ne  s'ignore  ;  leurs  vertus  et  leurs  vices  sont 
»  connus  de  chacun.  Vertueux,  l'indignation  publique  les 
»  vengera  bien  assez  des  téméraires  qui  auraient  l'insolence 
»  d'en  médire.  Vicieux,  les  faiseurs  d'épigrammes  ne  diront 
»  rien  qu'on  ne  sache  déjà.  »  C'étaient  des  phrases  au  moins 
déplacées  sous  la  plume  du  «  médecin  des  gardes  du  corps 


»  de  S.  A.  R.  Monseigneur  le  comte  d'Artois;  »  mais  c'étaient 
surtout  des  doctrines  bien  hardies,  dans  un  temps  où  le  long 
catalogue  des  crimes  de  lèse-majesté,  tous  frappés  des  châ- 
timents les  plus  rigoureux,  comprenait  non-seulement  la 
composition,  mais  même  la  simple  distribution  d'un  écrit 
attentatoire  à  la  dignité  royale  (4). 

Aux  yeux  de  Marat,  les  mms  cnnies  d'État  sont  la  défection 
ou  l'abandon  de  la  patrie,  l'abus  d'autorité,  la  prévarication, 
le  péculat,  la  déprédation,  les  malversations,  les  trahisons, 
les  machinations,  les  conspirations  et  Fincendlat  {sic)  des 
vaisseaux,  des  chantiers,  des  magasins,  des  arsenaux,  des 
archives  et  des  édifices  publics.  A  plusieurs  de  ces  méfaits 
il  n'attache  que  des  peines  relativement  légères  :  la  destitu- 
tion, l'amende,  la  perte  du  droit  de  cité,  la  déclaration  d'in- 
famie et  la  privation  de  la  liberté.  Mais,  quand  il  s'occupe 
des  conspirateurs  et  des  traîtres,  il  procède  avec  une  rigueur 
implacable,  qui  fait  pressentir  les  affreux  excès  de  plume  et 
de  langage  qu'il  se  permettra,  quelques  années  plus  tard, 
quand  il  sera  devenu  l'un  des  coryphées  de  la  démagogie 
française.  C'est  la  mort,  toujours  la  mort  qu'il  appelle  sur 
cette  classe  de  coupables.  Les  auteurs  de  malversations,  de 
machinations  et  de  trahisons  «  seront  retranchés  du  nombre 
»  des  vivants,  »  Les  conspirateurs  «  expieront  leurs  crimes 
»  par  une  mort  ignominieuse.  »  Les  incendiaires  des  vais- 
seaux, des  magasins  et  des  édifices  nationaux  seront  traités 
plus  sévèrement  encore  :  «  Que  l'appareil  de  leur  supplice, 
»  s'écrie  Marat,  soit  effrayant  et  lugubre,  et  qu'ils  en  soient 
»  témoins  eux-mêmes!  » 


(  l)  On  trouve  des  renseignements  complets  sur  le  crime  de  lèse- 
majesté  dans  le  Traité  de  la  justice  criminelle  en  France  y  par  Jousse. 
t.  III,  pp.  674  et  siiiv. 


-     317     - 

Le  révolutionnaire  fait  place  au  Spartiate,  dans  les  pages 
où  Tauteur  du  Plan  de  législaHan  s'occupe  des  délits  contre 
les  mœurs.  Il  flétrit  les  vices,  les  dérèglements  et  les  débau- 
ches de  ses  contemporains,  dans  un  langage  souvent  élevé, 
mais  parfois  tellement  réaliste  qu*il  n*est  pas  possible  de  le 
reproduire  dans  sa  crudité  native.  Il  affirme  nettement  que 
rÉtat  a  a  droit  de  chasteté  sur  tous  ses  membres.  »  A  ceux 
qui  nient  ce  droit,  il  répond  avec  hauteur  :  «  Vous  soulevez 
»  une  question  ridicule ,  qui  ne  peut  être  agitée  que  chez 
»  une  nation  qui  a  cessé  d*étre  libre  et  qui  a  perdu  ses 
»  mœurs.  Admettons  sans  balancer  ce  droit  incontestable, 
»  puisqu*il  ne  peut  que  contribuer  au  repos  des  familles 
»  et  favoriser  la  propagation  qui  fut  toujours  la  force  des 
»  empires.  » 

Partant  de  cette  base,  Marat  frappe  non-seulement  le  viol, 
le  rapt,  la  séduction,  la  prostitution,  la  pédérastie,  Fadultëre 
et  la  bigamie,  mais  même  les  liaisons  dangereuses  qui  pour- 
raient troubler  la  paix  du  foyer  conjugal. 

Les  peines  qu'il  recommande  ici  au  choix  du  législateur 
se  distinguent  au  moins  par  leur  originalité.  Nous  citerons, 
pour  exemple,  les  châtiments  qu'il  destine  à  l'adultère,  à  la 
séduction  et  à  la  bigamie. 

Pour  la  répression  de  l'adultère,  Marat  s'éloigne  des  voies 
battues,  tout  autant  que  pour  le  crime  de  lèse-majesté.  Il 
combat  avec  indignation  le  système  de  Montesquieu,  qui 
exige  chez  la  femme  un  degré  de  continence  et  de  retenue 
qu'on  ne  demande  pas  à  l'homme.  «  Quoi  !  s'écrie-t-il,  la 
»  duplicité,  la  fourberie,  l'hypocrisie,  le  mensonge,  le  parjure 
»  ne  seront  point  blâmables  chez  l'homme;  et,  chez  les 
»  femmes,  la  sensibilité,  la  crédulité,  la  faiblesse  seront  à 
»  jamais  flétrissantes  ?  Au  lieu  (il'être  leurs  soutiens,  nous 
»  ne  saurons  que  les  tromper,  et,  après  en  avoir  été  les  vils 


-     Î2I8     - 

»  corrupteurs,  il  nous  sera  encore  permis  d'en  être  les  lâches 
»  tyrans?  »  Marat  repousse  ces  distinctions,  qu'il  attribue  à 
l'abus  de  la  force.  Il  pose  en  règle  absolue  que  toutes  les  lois 
contre  l'incontinence  doivent  maintenir  l'égalité  entre  les 
deux  sexes.  «  Les  enfants  adultérins  de  la  femme,  dit-il, 
»  sont  à  la  charge  du  mari,  soit....  Mais  n'est-ce  pas  la  même 
»  chose  pour  la  société  que  l'homme  aille  porter  un  héritier 
»  chez  le  voisin,  ou  que  la  femme  le  reçoive  chez  elle?... 
»  C'est  d'après  des  idées  bien  fausses  et  bien  grossières 
»  qu'on  n'a  déterminé  de  peines  que  contre  l'infidélité  de  la 
»  femme.  »  Il  propose,  en  conséquence,  un  système  de  ré- 
pression qui  atteint  le  mari  aussi  bien  que  la  femme.  Si  le 
premier  est  convaincu  d'avoir  manqué  à  la  foi  conjugs^le,  la 
seconde  obtiendra  le  divorce  et  la  restitution  de  la  dot  ;  de 
plus,  les  trois  quarts  des  biens  du  coupable  seront  saisis  au 
profit  des  enfants.  Si  c'est  la  femme  qui  oublie  ses  devoirs, 
le  divorce  sera  accordé  au  mari  et  le  séducteur  sera  con- 
damné à  épouser  l'infidèle,  laquelle  perdra,^ en  outre,  les 
trois  quarts  de  sa  dot.  Mais  si  le  séducteur  est  marié  et  que 
sa  femme  refuse  de  se  séparer  de  lui,  ou  s'il  prend  la  fuite 
pour  se  soustraire  à  l'atteinte  de  la  justice,  le  quart  de  ses 
biens  sera  confisqué  au  profit  de  l'enfant  à  naître,  en  cas  de 
grossesse,  sinon  au  bénéfice  de  l'asile  des  pauvres  filles. 
L'auteur  du  Plan  de  législation  ne  veut  pas  même  que  les 
magistrats,  avant  d'interposer  leur  autorité,  attendent  que 
l'tdultère  soit  consommé.  Si  l'un  des  conjoints  prend  om- 
brage de  liaisons  contractées  par  l'autre,  il  aura  le  droit  de 
les  rompre.  Après  avoir  «  intimé  défense  aux  deux  intéressés 
»  de  toute  fréquentation  ultérieure,  »  les  rapports  subsé- 
quents seront  réputés  criminels  et  les  délinquants  condamnés 
à  une  censure  publique,  de  même  que  ceux  qui  auront  favo- 


-     219     - 

risé  leurs  entrevues.  En  cas  de  récidive,  ils  subiront  un  mois 
de  prison  (1). 

A  regard  de  ceux  qui  se  rendent  coupable  de  séduction 
proprement  dite,  Marat  propose  d'autres  mesures. 

La  première  fois,  celui  qui  aura  corrompu  une  femme  cé- 
libataire sera  contraint  d'épouser  sa  victime,  pourvu  qu'elle 
soit  visiblement  enceinte;  mais,  en  cas  de  rechute,  le  propa- 
gateur furtif  (sic)  sera  condamné  à  l'exil,  et,  pour  rendre  cette 
peine  plus  utile  à  l'État,  on  l'enverra  peupler  quelque  île 
déserte.  Par  contre,  la  fille  qui  provoque  au  désordre  en  se 
prostituant  n'échappera  pas  non  plus  à  la  vindicte  publique. 
«  La  prostituée,  dit  Marat,  abuse  de  sa  liberté,  et  la  justice 
»  veut  qu'elle  en  soit  privée.  Qu'on  l'enferme  dans  une  mai- 
»  son  de  correction  et  qu'elle  y  vive  du  travail  de  ses  propres 
»  mains.  »  Quant  à  ces  femmes  infâmes  et  cupides  qui  se 
font  les  pourvoyeuses  de  la  débauche  d'autrui,  elles  seront 
u*aitées  avec  la  dernière  rigueur.  «  Qu'elles  pei^dent  pour 
»  toujours  la  liberté....  Pour  prix  des  larmes  qu'elles  font 
»  répandre,  qu'elles  ne  connaissent  plus  la  joie  un  seul  in- 
ï)  slant  de  leur  vie.  Qu'on  les  force  au  travail  ;  que,  sur  leur 
»  gain  journalier,  on  leur  accorde  à  peine  de  quoi  subsister, 
»  et  que  le  J'este  soit  consacré  à  l'entretien  des  asiles  qu'elles 
»  ont  rendus  si  nécessaires  (2)  !  » 

S'occupant  ensuite  de  la  bigamie,  Marat  ne  la  condamne 


(i)  Cette  interdiction  de  rapports  ultérieurs,  faite  devant  deux  té- 
moins, est  un  souvenir  de  la  jurisprudence  des  rabbins,  qu'on  est 
surpris  de  trouver  chez  Marat  (voy.  Mischnah,  Sotah,  c.  I,  avec  le 
commentaire  de  Maïmonide  sous  ce  texte;  t.  Ill,  p.  178,  édit.  de 
Surenhusius). 

(2)  Dans  cette  partie  du  VUtn  de  lèfjislalwn ,  on  trouve  de  nouveau 
des  souvenirs  de  la  législation  hébraïque  (voy.  Ocalerotwme,  XXII.  28. 
ti\  Exode,  XXIh  10.  17)-. 


J 


qu'avec  un  regret  visible.  Malgré  son  affectation  (finexorable 
austérité,  il  commence  par  énumérer  toute  une  série  de  cir* 
constances  atténuantes,  telles  que  la  pression  des  parents 
pour  amener  une  union  mal  assortie,  rincompatibilité  d'hu<* 
meur,  la  stérilité  de  la  première  épouse,  certaines  malades 
chroniques  et  certains  défauts  qu'on  a  pris  soin  de  cacher. 
«  C'est  un  crime  atroce,  dit-il,  aux  yeux  de  la  religion,  mais 
»  beaucoup  moins  grave  aux  yeux  de  la  politique.  »  Cepen* 
dant  il  ne  désire  pas  que  cet  acte  reste  impuni,  ce  parce  qu*il 
»  importe  à  l'État  que  les  institutions  politiques  ne  détrui- 
»  sent  pas  les  institutions  religieuses,  et  que  l'impunité  n'au* 
»  torise  pas  la  licence.  »  La  bigamie  sera  donc  punie  ;  mais, 
contrairement  à  la  jurisprudence  universellement   reçue, 
Marat  prétend  que  le  deuxième  mariage  ne  doit  pas  être  an- 
nulé. Il  soutient  qu'on  a  pris  partout  le  contre-pied  de  ce 
qu'il  fallait  faire.  Il  demande  ironiquement  ce  qu'on  peut 
gagner  en  forçant  l'époux  infidèle  à  reprendre  sa  première 
femme.  Toute  peine  devant  tendre  en  même  temps  à  réparer 
et  h  réprimer  le  crime,  le  meilleur  moyen  de  châtier  le  bigame 
consiste,  suivant  lui,  à  saisir  la  moitié  de  ses  biens  au  profit 
des  enfants  du  premier  lit,  et,  si  l'union  a  été  stérile,  à  le  con- 
damner à  faire  une  pension  honnête  à  la  première  femme.  S'il 
n'a  pas  de  fortune,  il  fournira  une  partie  de  son  gain,  sous 
peine  d'être  enfermé  dans  une  maison  de  travail.  Encore  ces 
peines  n'atteindront-elles  que  le  bigame  coupable  aux  yeux 
de  la  raison.  S'il  a  été  contraint  d'épouser  la  première  femme, 
on  le  renverra  de  la  poursuite,  pour  donner  une  leçon  aux 
parents  avides  qui  font  violence  aux  inclinations  naturelles 
de  leurs  enfants. 
Restent  les  délits  contre  la  religion. 
Chose  étrange  !  le  démagogue  fougueux,  le  niveleur  infati- 
gable, le  panégyriste  des  hideux  massacres  de  Septembre  se 


bài  Tapôtre  de  Funité  religieuse,  de  l'alliaace  de  TÉglise  et 
de  l*État.  «Il  est  bon,  dit-il,  que  la  religion  soit  toujours  liée 
9  au  système  politique,  parce  qu*elle  est  un  garant  de  plus 
»  de  la  conduite  des  hommes.  Il  est  bon  aussi  qu'il  n*y  ait 
»  qu'âne  religion  dans  TÉtat,  parce  que  les  membres  en  sont 
»  d'autant  plus  unis.  »  Il  ne  veut  cependant  pas  proscrire 
les  cultes  dissidents.<c  Lorsqu'il  y  a  plusieurs  religions,  dit-^il^ 
»  on  doit  les  tolérer  aussi  longtemps  qu'elles  ne  sont  pas 
»  intolérantes  elles-mêmes,  tant  qu'elles  ne  tendent  pas  par 
»  leurs  dogmes  à  détruire  la  société.  »  Il  suffit  que  le  gou- 
vernement favorise  la  religion  dominante  en  préférant,  à 
mérite  égal,  pour  tous  les  emplois  de  confiance,  ceux  qui  la 
professent  (1). 

Appityé  sur  ces  principes,  Marat  fait  une  distinction  au- 
jourd'hui consacrée  par  la  plupart  des  codes  européens.  Il 
demande  qu'ion  s'abstienne  de  punir  les  infractions  reli- 
gieuses qui  n'intéressent  que  la  conscience  du  coupable  et 
ne  jettent  aucun  trouble  dans  la  vie  sociale.  «  Que  les  lots  se 
»  gardent,  s*écrie-t-il,  de  vouloir  venger  le  ciel,  car  dès  que 
»  cette  idée  entre  dans  l'esprit  du  législateur,  c'en  est  fait 
»  de  l'équité.  »  Mais  il  requiert  l'intervention  de  la  loi  pénale 
aussitôt  que  l'atteinte  portée  aux  croyances  du  peuple  peut 
doubler  l'ordre  public  ou  nuire  à  la  sécurité  générale.  «  Les 
»  crimes  contre  la  religion,  dit-il,  qui  troublent  l'ordre  de 
»  la  société  sont  du  ressort  de  la  justice  humaine.  »  Sous  ce 
rapport,  il  va  même  beaucoup  plus  loin  que  la  plupart  des 
I^islateurs  modernes  ;  car  il  punit,  dans  certains  cas,  l'a- 
théisme, l'hérésie,  le  sacrilège  et  même  le  blasphème. 

Admettant  la  liberté  de  la  pensée  humaine,  il  veut  qu'on 
plaigne  l'athée  au  lieu  de  le  punir,  parce  que,  «  sans  conso- 

(1)  Plan  de  législation,  pp.  117  et  suiv. 


-     22â     — 

»  lâtiûH  dans  cette  vie,  il  est  sans  espoir  dans  la  vie  k  venir.» 
Mais  si  Fathée,  fatigué  de  ses  méditations  solitaires,  se  met 
à  dogmatiser  et  cherche  des  prosélytes  ;  en  un  mot,  s'il  «  fait 
»  de  sa  liberté  un  usage  dangereux,  »  la  justice  répressive, 
au  dire  de  Maral,  doit  se  montrer.  «  On  enfermera  donc  le 
»  coupable  dans  une  maison  commode  et  on  Ty  entretiendra 
»  à  ses  dépens.  »  Le  même  régime  sera  imposé  aux  héré- 
siarques. Respectés  et  protégés  aussi  longtemps  qu'ils  se 
borneront  à  honorer  le  Créateur  à  leur  manière,  ils  perdront 
la  liberté,  ft  l'heure  même  où  ils  se  livreront  à  une  propa- 
gande incompatible  avec  le  repos  de  leurs  concitoyens.  On 
sera  moins  sévère  à  l'égard  des  blasphémateurs  et  de  ceux 
qui  se  rendront  coupables  de  sacrilège.  Les  individus  qui 
commettront  ce  dernier  délit,  c'est-à-dire  qui  profaneront 
les  choses  saintes  ou  proféreront  des  exécrations  contre  la 
religion,  seront  soumis  au  traitement  suivant.  S'ils  montrent 
un  repentir  sincère,  ils  seront  absous,  à  condition  de  faire 
publiquement  pénitence  pour  le  scandale  qu'ils  ont  causé  ; 
mais,  en  cas  de  récidive,  on  les  privera  de  tous  les  avantages 
que  donne  la  religion  ;  ils  seront  exclus  de  la  société  des 
ftdèles  et  ne  pourront  plus  prétendre  à  aucune  place  de  con- 
fiance. Les  blasphémateurs,  au  contraire,  seront  punis  de 
trois  jours  de  détention,  s'ils  se  repentent  et  rentrent  en  eux- 
mêmes;  sinon,  on  doublera  la  dose  à  chaque  rechute.  «  Soyez 
»  sûr,  s'écrie  Marat,  qu'avec  ce  système  vous  aurez  rarement 
»  des  coupables  à  punir.  » 

Tout  cela  est  bien  faible,  bien  étrange,  et  ne  peut  que 
donner  une  triste  idée  du  tact  pratique  d'un  homme  qui  osa 
revendiquer  le  rôle  de  réformateur  de  la  légistation  crimi- 
nelle d'un  grand  pays.  Constatons  seulement  que,  le  2  août 
1790,  jour  où  le  livre  fut  offert  à  l'Assemblée  nationale,  l'ami 
du  peuple  admettait  encore,  au  moins  en  théorie,  la  punition 
de  Talliéisme,  de  l'hérésie,  du  sacrilège  et  du  blasphème. 


-     225     - 


III. 


La  troisième  partie  du  Plan  de  législation  traite  de  la  na- 
ture et  de  la  force  des  preuves.  La  quatrième  indique  les 
moyens  d'acquérir  ces  preuves  dans  le  cours  de  la  procédure, 
«  de  manière  à  ne  blesser  ni  la  justice  ni  la  liberté,  et  à  con- 
»  cilier  la  douceur  avec  la  certitude  des  châtiments,  et  Thu- 
»  manité  avec  la  sûreté  de  la  société  civile.  » 

Le  livre  prend  ici  un  caractère  plus  sérieux  ;  car,  si  l'au- 
teur, dans  la  définition  des  délits  et  des  peines,  émet  des 
idées  bizarres  et  impraticables,  il  ne  s'expose  pas  au  même 
reproche  dans  les  pages  oii  il  s'occupe  de  la  réforme  de  la 
procédure  criminelle.  Il  n'échappe  pas  complètement  à  l'er- 
reur, il  méconnaît  ou  exagère  quelques-uns  des  principes 
sur  lesquels  il  s'appuie  ;  mais,  du  moins,  ses  opinions  sont 
susceptibles  d'être  discutées,  et  il  déploie  souvent  une  con- 
naissance approfondie  des  incohérences  et  des  vices  de  la 
jurispinidence  de  son  époque. 

Ignorant  les  nombreux  et  graves  inconvénients  du  système 
qu'il  avait  vu  fonctionner  en  Angleterre,  Marat  repousse 
l'institution  du  ministère  public.  «  On  craint,  écrit-il,  l'abus 
>>  des  dénonciations  ;  mais  le  ministère  public  donne  plu- 
)>  sieurs  dénonciateurs  au  lieu  d'un  seul  :  voilà  tout.  D'ail- 
»  leurs  la  partie  ofTenséê  n'applique  pas  la  peine.  L'officier 
»  du  ministère  public,  au  contraire,  exerce  de  l'influence 
»  sur  le  tribunal.  Sera-t-il  sans  passions?  Ne  fera-t-il  pas 
»  servir  son  ministère  à  ses  propres  vues  ?  Ne  négligera-t-il 
»  pas  la  cause  du  faible  pour  favoriser  celle  du  puissant?  Ne 
»  trafiquera-t-il  pas  de  la  justice?  Ne  fera-t-il  pas  des  lois 
»  un  instrument  de  vengeance  pour  écraser  ses  ennemis? 


»  Résislera-t-il  aux  instances  de  Tamiiié?  »  Maral  oubliait 
que  les  périls  sont  infiniment  plus  grands,  là  où  Fhonneur  et 
le  repos  des  familles  dépendent  du  premier  venu  qui,  par 
haine  ou  par  cupidité,  s*avise  de  traîner  un  de  leurs  membres 
à  la  barre  des  tribunaux  de  répression. 

Les  changements  qu*il  réclame  dans  les  formes  de  Tin- 
struction  et  du  jugement  sont  beaucoup  plus  rappux^^  4e 
la  vérité  scientifique.  Il  blâme  avec  indignation  l'usage  de 
provoquer  Tarrestation  des  accusés  au  moyen  de  dons  ou  de 
promesses.  «  Quai  de  plus  lâche,  de  plus  cruel,  de  plus  vil, 
»  dit-il,  que  de  faire  métier  de  pourchasser  des  malheureux 
»  échappés  à  la  vengeance  publique  ;  de  leur  tendre  des 
»  pièges,  d*eimployer  à  les  perdre  ruse,  astuce,  perfidie,  tra- 
»  hison  ;  de  Jes  livrer  de  sangfroid  à  toute  espèce  de  tour- 
»  ments,  sans  autre  motif  qu'un  sordide  intérêt?  »  Non-seu- 
lement il  condamne  la  torture,  mais  il  veut  que,  dans  Finter- 
rogatoire  des  inculpés,  on  s'abstienne  de  toute  manœuvre 
déloyale,  de  toute  question  captieuse.  Il  propose  de  nommer, 
dans  chaque  ville,  un  avocat  des  pauvres,  rétribué  par  le 
trésor  public.  Discutant  avec  soin  la  valeur  de  la  preuve  tes- 
timoniale, il  pousse  le  scrupule  au  point  d'admettre,  comme 
causes  de  récusation,  un  «  âge  trop  tendre  ou  trop  avancé, 
»  rimhécilité,  la  démence,  l'ivrognerie,  une  flétrissure  juri- 
»  dique,  l'habitude  du  mensonge,  des  mœurs  incompatible^ 
»  avec  les  sentiments  d'honneur,  une  liaison  intime  avec 
»  l'accusé,  une  haine  qu'on  lui  a  vouée,  un  intérêt  quelconque 
»  à  le  perdre.  »  Il  examine  avec  la  même  sollicitude  la  va- 
leur juridique  des  indices  et  des  présomptions,  devenus 
l'objet  de  tant  de  théories  étroites  et  subtiles  dans  Jes  livres 
des  criminalistes  du  dix-septième  siëcLe.  Aâversaii^e  déter- 
miné du  pouvoir  absolu  dans  toutes  les  sphères  de  l'admi- 
nistration, il  désire  que  toutes  les  parties  de  la  procédure 


ce  50ient  assujéties  à  des  formes  fixes,  précises,  régulières, 
))  afin  de  ne  pas  se  conduire  d*une  manière  arbitraire  dans 
»  la  chose  du  monde  la  plus  grave.  »  Il  veut  que  Temprison- 
nement  préventif  n*ait  jamais  lieu  sur  de  simples  soupçons, 
et  il  impose  à  la  société  Tobligation  d'accorder  au  citoyen 
injustement  incarcéré  <c  une  indemnité  proportionnelle,  non- 
»  seulement  aux  dommages  qu*il  a  essuyés,  mais  au  mal*étre 
))  qu*il  a  enduré,  à  l'inquiétude  qu'il  a  éprouvée,  au  chagrin 
»  qu*il  a  ressenti...;  car,  s'il  importe  à  la  sûreté  publique  de 
»  s'assurer  de  la  personne  d'un  innocent  violemment  sus- 
»  pecté,  il  n'importe  pas  moins  à  la  liberté  publique  d'expier 
)>  envers  lui  ce  qu'il  a  souffert  pour  la  cause  commune.  »  Il 
réclame,  enfin,  la  réforme  radicale  du  régime  des  prisons,  et, 
pénétrant  à  l'instant  même  jusqu'au  fond  du  problème,  il  de- 
m  mande  que  chaque  prisonnier  ait  un  réduit  à  part  (1).  » 

Discutant  ensuite  la  nature  et  les  formes  du  jugement,  il  * 

refuse  de  livrer  le  sort  de  l'accusé  à  l'arbitrage  d'un  corps 
de  magistrature  composé  de>  juges  nommés  à  vie.  «  Pour 
»  éviter,  dit-il,  toute  èrainte  de  partialité  et  inspirer  de  la 
»  confiance  dans  l'équité  du  tribunal,  il  est  nécessaire  que 
»  chacun  soit  jugé  par  ses  pairs*.  Et  qu'on  n'objecte  pa^  que 
»  peu  d'hommes  sont  capables  de  remplir  dignement  les 
»  fonctions  de  juge.  Qui  ne  voit  qu'elles  exigent  plus  de  pro- 
»  bité  que  de  lumières?  Et  puisqu'elles  se  bornent  à  pro- 
»  noncer  sur  la  réalité  d'un  fait  prouvé  jusqu'à  l'évidence, 
»  tout  homme  qui  a  le  sens  commun  peut  siéger  au  criminel.» 
Marat  propose  l'institution  d'un  jury  de  vingt-deux  membres, 


(i)  11  ne  faut  pas  en  conclure  que  Marat  est  T inventeur  du  système 
cellulaire.  Celui-ci  date  de  plus  loin  ;  il  existait  déjà  au  sixième  siècle, 
dans  un  monastère  du  Sinaï  (voy.  Reviie  catholique  de  Lommn,  1852- 
1853,  pp.  708  et  suiv.). 


présidé  par  un  magistrat  inamovible.  Mais  il  tient  surtout  à 
ce  que  la  justice  soit  entourée  de  la  garantie  précieuse  d*une 
publicité  sans  limites.  «  Voulez-vous,  dit-il,  que  le  crime 
»  soit  puni,  rinnocence  défendue,  Thumanité  respectée  et 
»  la  liberté  assurée?  Rendez  la  justice  en  public.  C'est  loin 
»  des  yeux  du  peuple  qu*on  emploie  tant  d'odieux  moyens 
»  d'arriver  à  la  preuve  des  délits.  Cest  dans  robscurité  des 
»  cachots  que  d'infômes  satellites,  travestis  en  malfaiteurs, 
»  tendent  des  pièges  à  un  accusé  et  cherchent  à  gagner  sa 
»  confiance  pour  le  trahir.  C'est  dans  les  sombres  réduits 
»  d'une  prison  que  des  magistrats  inhumains,  oubliant  la 
»  dignité  de  leurs  fonctions,  s'avili&sent  à  celles  de  délateur 
»  et  emploient,  pour  la  perte  des  malheureux,  cette  astuce 
»  qui  ne  fait  scrupule  de  rien....  Que  tout  délinquant  soit 
»  jugé  à  la  face  du  ciel  et  de  la  terre  !  » 

Avec  cette  confiance  inébranlable  propre  aux  novateurs 
audacieux,  Marat  affirme  que,  si  la  France  adopte  e(  réalise 
ces  idées,  elle  verra,  dès  le  lendemain,  diminuer  considéra- 
blement le  nombre  des  malfaiteurs.  Malgré  l'obligation  de 
procurer  à  chaque  prisonnier  un  réduit  à  part,  les  prisons 
ordinaires  seront  trop  grandes  encore.  «  A  peine,  s'écrie-t-il, 
»  aurez-vous  quelques  coupables  à  punir?  » 

L'ouvrage  se  termine  par  les  lignes  suivantes ,  qu'on  s'é- 
tonne de  rencontrer  chez  un  publiciste  destiné,  h  devenir 
bientôt  la  personnification  du  meurtre  politique  :  «  Lorsque 
»  l'accusé  est  convaincu,  c'est  au  président,  organe  de  la  loi, 
»  à  prononcer  la  peine  et  à  passer  sentence  sur  le  coupable. 
»  Reste  à  rendre  son  supplice  exemplaire.  J'allais  ajouter... 
»  Mais  j'entends  la  voix  de  la  nature  gémissante,  mon  cœur 
»  serre  {sic)  et  la  plume  me  tombe  des  mains  !  » 


-   ââ?   - 


IV. 


MaiatenaQt  que  nous  stvons  fait  connaître  le  système  de 
répression  élaboré  par  l'ami  du  peuple^  revenons  sur  nos  pas 
et  demandons-nous  quel  profit  les  représentants  de  la  France 
pouvaient  retirer  du  Plan  de  législation  criminelle  qui  leur 
fut  solennellement  présenté  le  2  août  1790. 

Malgré'  Turgence  et  le  nombre  de  ses  vastes  travaux,  l'As- 
semblée constituante  n'était  pas  restée  inactive  dans  l'impor- 
tant domaine  des  lois  pénales.  Le  26  août  1789,  elle  avait 
proclamé,  dans  la  célèbre  déclaration  des  droits  de  l'homme 
et  du  citoyen,  quelques-uns  des  grands  principes  régulateurs 
du  droit  criminel  :  proscription  de  l'arrestation  arbitraire, 
défense  d'incriminer  des  actes  non  incriminés  par  le  législa- 
teur, égalité  de  tous  devant  la  loi  répressive.  Le  8  octobre 
de  la  même  année,  elle  avait  décrété  l'abolition  complète  et 
définitive  de  la  question,  la  publicité  contradictoire  de  tous 
les  actes  de  la  procédure,  la  suppression  du  serment  imposé 
à  l'accusé,  le  droit  de  celui-ci  de  choisir  ses  défenseurs  et 
de  communiquer  librement  avec  eux,. le  devoir  pour  le  juge 
de  motiver  la  condamnation.  Le  21  janvier  1790,  elle  avait 
aboli  la  confiscation  des  biens,  égalisé  les  peines  pour  tous 
les  délinquants,  accordé  la  sépulture  ordinaire  aux  con- 
damnés et  affranchi  leurs  familles  de  toute  flétrissure  légale. 
Elle  allait  s'occuper  de  la  rédaction  d'un  code  pénal  et  d'un 
code  de  procédure  criminelle,  quand  Marat  lui  fit  offrir  son 
Plan  de  législation  (1). 

(1)  Le  Code  pénal,  voté  par  T Assemblée  constituante,  fut  promulgué 
le  25  septembre  1791  ;  il  avait  été  lu  dans  les  séances  du  22  et  du 
23  mai.  Le  Gode  de  procédure,  promulgué  le  19  septembre  1791,  porte 
le  titre  de  Loi  concernant  la  police  de  sûreté, /la  justice  criminelle  et 
Vétabiissemeixt  des  jurés. 


Cette  ofTre  était  complètement  inutile.  Exposés  par  Bec- 
earia,  amplifiés  par  Servan,  popularisés  par  Voltaire,  com- 
mentés par  toute  une  école  de  criminalistes,  les  principes  du 
droit  nouveau  n*avaient  pas  besoin  du  concours  de  Marat 
pour  pénétrer  dans  Tenceinte  de  l'Assemblée  constituante. 
Les  cahiers  des  trois  ordres  étaient  unanimes  à  réclamer  une 
réforme  immédiate  et  radicale  de  la  législation  criminelle. 
Dans  la  sphère  de  la  procédure,  ils.  demandaient  le  jugement 
par  jurés,  la  régularité  et  la  publicité  de  l'instruction,  la 
publicité  des  débats,  la  liberté  de  la  défense,  la  prohibition 
des  commissions  temporaires  et  l'obligation  de  motiver  les 
arrêts.  Sur  le  terrain  du  droit  pénal,  ils  exigeaient  la 
confection  d'un  code,  l'abandon  des  supplices  cruels,  l'adou- 
cissement général  des  peines,  l'égalité  des  châtiments  pour 
tous  les  délinquants,  la  réduction  considérable  du  nombre 
des  crimes  capitaux,  et  surtout  la  proclamation  de  la  grande 
règle  que  la  peine  de  mort  ne  doit  être  que  la  simple  priva- 
tion de  la  vie.  A  tous  ces  vœux  si  nettement  définis,  et  dont 
quelques-uns  étaient  déjà  réalisés,  l'auteur  du  Plan  de  légis- 
lation se  contentait  d'ajouter  une  série  de  peines  bizarres, 
entremêlées  de  projets  chiniériques  et  de  théories  ultra-ré- 
volutionnaires. Ainsi  que  .nous  l'avons  dit  en  commençant, 
rAssemî)lée  n'avait  rien  à  y  apprendre.  Marat  ne  lui  offrait 
que  des  tirades  sonores  sur  des  thèmes  parfaitement  connus, 
qu'il  avait  empruntés  aux  philosophes  et  aux  criminalistes 
de  la  seconde  moitié  du  dix-huitième  siècle  (1). 

Ce  n'est  donc  pas  comme  une  œuvre  ayant  contribué  à  la 


(1)  Pour  les  hommes  tant  soit  peu  versés  dans  rhistoire  du  droit 
pénal,  cette  affirmation  n'a  pas  besoin  d'être  démontrée.  C'est  su^out 
dans  le  Traité  des  délita  et  des  peines  de  Beccaria,  que  Marat  a  puisé  ses 
doctrines.  Parfois  même  Timitation  se  rapproche  de  la  copie  littérale. 


réforme  de  la  législation  criminelle,  comme  une  pierre  en- 
trée dans  l'édiice  du  droit  nouveau,  que  le  livre  de  Marat 
doit  attirer  l'attention. 

Le  Plan  de  légisUUim  cntnineUéy  considéré  en  lui-même, 
nous  fournit  un  autre  enseignement. 

La  plupart  des  historiens  de  la  révolution  française  voient 
dans  Marat  un  démagogue  en  délire,  un  pamphlétaire  in- 
sensé, agissant  sans  but  certain  et  sans  principes  déterminés, 
répandant  la  terreur  par  goût,  aimant  rhorrible  comme  d'au- 
tres aiment  le  beau,  excitant  au  massacre  et  demandant  des 
tètes,  sans  même  avoir  la  conscience  de  l'atrocité  des  provo- 
cations qu'il  adressait  à  la  populace. 

Les  apologistes  de  Marat  (car  il  en  trouve  encore  aujour- 
d'hui) repoussent  cette  appréciation  de  toutes  leurs  forces. 
Ils  disent  que  l'ami  du  peuple  n'eut  rien  à  modifier  au  milieu 
de  la  tempêté  révolutionnaire  ;  qu'en  matière  de  morale,  de 
jurisprudence  et  de  politique,  il  était  lié  par  son  passé,  par 
des  opinions,  par  des  principes  arrêtés  en  temps  calme,  où 
les  passions  des  partis  n'étaient  pas  surexcitées  (1). 

Les  apologistes  de  Marat  ont  raison,  et,  pour  en  acquérir 
la  preuve,  il  suffit  de  lire  le  livre  que  nous  venons  d'analyser. 

Dès  les  premières  pages,  on  s'aperçoit  que,  pour  Marat, 
l'obéissance  aux  lois  modernes  était  une  aifajre  de  calcul. 
Révoquant  en  doute  la  légitimité  de  tous  les  gouvernements 
de  l'Europe,  montrant  partout  le  contrat  social  déchiré  par 
les  riches  au  détriment  des  pauvres^  il  déclare  sans  ambages 
que,  s'il  est  permis  d'exiger  des  masses  le  respect  de  l'ordre 
établi,  ce  ne  peut  être  qu'à  la  condition  de  leur  fournir  des 
avantages  plus  grands  que  ceux  qu'ils  retireraient  d'un  retour 

complet  à  VéUU  de  nature.  Cette  condition  n'étant  pas  rem- 

• 

(l)  Bougeart.  Marat,  VA  mi  du  Peuple  y  t.  1.  p.  Itîi. 


-     250     - 

plie,  la  révolte,  le  pillage  et  la  vengeance  cessent  d*étre  cri- 
minels pour  la  multitude  immense  des  prolétaires;  car».  «  s'ils 
»  renoncèrent  à  leur  propre  vengeance^  ce  fut  pour  la  remettre 
»  au  bras  public  ;  s*ils  renoncèrent  à  la  liberté  naturelle,  ce 
>)  fut  pour  acquérir  la  liberté  civile;  s*ils  renoncèrent  à  la 
»  communauté  primitive  des  biens,  ce  fut  pour  en  posséder 
»  quelque  partie....  Ne  tenant  à  la  société  que  par  des  désa- 
»  vantages,  seraient-ils  encore  obligés  d'obéir?  Non....  Si  la 
»  société  les  abandonne,  ils  rentrent  dans  l'état  de  nature  ; 
))  et  lorsqu'ils  revendiquent  par  ia  force  des  droits  qu'ils 
»  n'ont  aliénés  que  pour  se  procurer  de  plus  grands  avan- 
»  tages,  toute  autorité  qui  s'y  oppose  est  tyrannique,  et  le 
»  juge  qui  les  condamne  est  un  lâche  assassin  (1).  » 

Aussitôt  qu'on  admet  cette  étrange,  mais  formidable  doc- 
trine, l'attitude  prise  par  Marat,  aux  jours  les  plus  agités  de 
la  révolution,  n'est  plus  le  produit  des  haines  et  des  passions 
du  moment.  Le  maniaque  sanguinaire  disparait  pour  faire 
place  au  logicien  implacable. 

Défenseur  des  pauvres  contre  les  riches,  des  prolétaires 
contre  les  privilégiés  de  la  naissance  et  de  la  fortune,  de 
ceux  qui  n'ont  rien  contre  ceux  qui  ont  tout^  Marat  crut  que 
la  révolution  allait  lui  fournir  le  moyen  de  transporter  dans 
le  domaine  des  faits  les  utopies  écloses  dans  son  ardente 
imagination  (3).  Ne  connaissant  pas  les  véritables  ressorts 
qui  meuvent  les  sociétés,  ignorant  les  lois  inflexibles  qui 
règlent  la  production  et  la  consommation  dés  richesses,  il 
s'imagina  que,  pour  donner  à  tous  l'abri,  la  nourriture,  le 


(1)  Voy.  ci-dessus,  p.  208. 

(2)  Dès  le  24  juin  1789,  Marat  avait  publié  une  brochure  intitulée  : 
Supplique  aux  Pères  cotiscrits  de  ceux  qui  n*o)U  Hen  contre  ceux  qui  ont 
tout. 


-     231     - 

vêtement,  Taisance,  qu*il  leur  avait  promis  dans  son  Plan  de 
législation,  il  suffisait  de  bouleverser  Tétàt  politique  et  éco- 
nomique de  la  France.  Le  jour  même  ob  il  s*aperçut  que 
TAssemblée  constituante  se  séparerait  sans  avoir  réalisé  ces 
rêves,  il  annonça  la  rupture  du  contrat  social  et  se  mit  à 
crier  que  le  peuple  avait  récupéré  ses  droits  naturels  et  pri- 
mitifs, droits  parmi  lesquels  il  plaçait,  comme  on  vient  de  le 
voir,  la  liberté  de  la  vengeance. 

Dès  cet  instant,  le  recours  aux  armes,  à  la  violence,  à  la 
terreur,  devenait  la  conséquence  naturelle  des  théories  so- 
ciales qu*il  avait  développées  dans  le  Plan  de  législation  cri- 
nUnelle.  Les  lois  disparaissant,  la  force  prend  leur  place,  et 
«remploi  de  celle-ci  devient  rationnel  et  légitime,  pour  ren- 
verser le  pouvoir  et  récupérer  les  richesses  dont  quelques 
milliers  de  privilégiés  se  sont  emparés,  au  détriment  de  plu- 
sieurs millions  de  prolétaires.  G*est  là  tout  le  système  de 
Marat  !  Le  2  juin  1790,  il  écrivit  dans  les  colonnes  de  son 
journal  :  «  Mous  sommes  en  état  de  guerre,  et  nous  n'ob- 
9  tiendrons  rien  de  nos  ennemis  qu*k  la  pointe  de  Tépée.  » 
Le  6  fuillet,  il  ajouta  :  «  Il  n*y  a  pas  de  conversion  à  attendre 
»  de  ces  gens-là  :  tant  qu'ils  seront  sur  pied,  ils  machine- 
3>  ront  contre  nous....  Pourquoi  donc  les  épargner,  si  la 
»  mort  seule  peut  nous  en  délivrer?  »  N'avait-il  pas  dit, 
vingt  ans  plus  tôt,  que  les  indigents,  loin  d'être  tenus  à  res- 
pecter les  ordres  de  leurs  oppresseurs,  avaient  le  droit  de 
prendre  les  armes  pour  revendiquer  contre  eux  c€  les  droits 
de  la  nature  (1)?  »  Dans  l'extermination  de  ceux  qu'il  nommait 
les  ennemis  du  peuple,  Marat  ne  voyait  que  l'emploi  d'un 
V  moyen  nécessaire  et  licite.  Il  ne  devait  connaître  ni  le  scru- 

pule, ni  la  honte.  Disciple  fervent  et  convaincu  de  Rousseau, 

(I)  Voy.  ci -dessus,  p.  *208. 


ne  savait-il  pas  que,  suivant  la  parole  du  maître,  rhomme 
délivré  des  chaînes  du  contrat  social  possède,  «  daas  sa 
»  liberté  naturelle,  un  droit  illimité  à  tout  ce  qui  le  tente,  à 
»  tout  ce  qu*il  peut  atteindre,  sans  autres  bornes  que  les 
»  forces  de  l'individu  (1)?  »  Trois  mois  avant  le  Jour  où  le 
poignard  de  Charlotte  Gorday  ftt  tomber  la  plume  de  sa 
main,  il  écrivait  encore  :  «  D'après  les  principes  d'une  saine 
»  politique,  il  est  démontré  pour  moi,  que  le  seul  moyen  de 
»  consolider  la  révolution,  c'est  que  le  parti  de  la  liberté 
»  écrase  celui  de  ses  ennemis.  D'après  cette  conviction,  j'ai 
»  proposé  des  mesures  rigoureuses  que  les  suppôts  du  des- 
»  potisme  ont  appelées  sanguinaires.  Des  mesures  plus 
»  douces  seraient  mieux  de  mon  goût,  si  elles  étaient  effl- 
»  caces....  Ce  n'est  pas  moi  qui  suis  inconséquent  {%  !  » 

Non,  il  n'était  pas  inconséquent!  M.  Michelet  se  trompe 
en  disant  que  les  transports  de  Marat  ne  procédaient  d'aucune 
foi  précise  qu'on  puisse  caractériser  (3).  Au  contraire,  les 
apologistes  du  fougueux  tribun  sont  dans  le  vrai,  quand  ils 
voient  en  lui  un  logicien  audacieux  et  rigide,  marchant  droit 
au  but  et  poussant  à  ses  conséquences  extrêmes  cette  absurde 
théorie  du  contrat  social,  que  les  classes  supérieures  avaient 
accueillie  comme  lui,  admirée  et  prônée  comme  lui,  jusqu'au 
jour  où  les  masses  se  soulevèrent  pour  en  réclamer  l'appli- 
cation, et  le  bénéfice.  La  terrible  politique  de  Marat  nous 
montre,  une  fois  de  plus,  qu'on  ne  substitue  jamais  impuné- 
ment l'erreur  et  le  sophisme  aux  bases  éternelles  de  la  mo- 
rale et  de  l'ordre.  Elle  atteste  que  les  doctrines  délétères, 
quelle  que  soit  leur  extravagance,  trouvent  tôt  ou  tard  des 


(1)  Contrat  ttœial,  1.  I,  c.  8. 

(2)  Piiblicisle  de  la  RépvJbliqHe,  II)  mars  1793. 

(o)  Histoire  delà  récolution  fraftçaisCj  l.  II,  p.  378. 


I  —     253     - 


apôtres  et  des  victimes.  C'est  sous  ce  i*apport  que  les  nom- 
breux écrits  de  Yami  du  peuple,  malgré  leur^  médiocrité  scien- 
tifique et  littéraire,  méritent  l'attention  du  philosophe  et  dé 
rhomrae  d'État. 

Une  dernière  réflexion  nous  est  suggérée  par  la  lecture  du 
Plan  de  législation  criminelU. 

Au  moment  où  Marat  publia  ce  livre,  il  occupait  l'emploi 
lucratif  de  médecin  des  gardes  du  corps  du  comte  d'Artois; 
i(  vivait  d'appointements  fournis  par  la  liste  civile  de 
Louis  XVL  Or,  le  dédain  suprême  avec  lequel  il  parlait  de 
la  dignité  royale,  les  traits  empoisonnés  qu'il  lançait  contre 
les  bases  de  l'ordre  et  de  la  propriété,  les  doctrines  ultra- 
révolutionnaires dont  il  se  faisait  le  promoteur,  tout  cela  ne 
lui  valut  pas  même  un  léger  reproche.  Insouciants  et  frivoles, 
les  dépositaires  du  pouvoir  laissaient  librement  s'agiter  cette 
propagande  d'anarchie  et  de  spoliation  qui  devait  les  préci- 
cipiter,  les  uns  dans  l'exil,  les  autres  sur  l'échafaud.  L'indif- 
férence de  la  cpur  à  l'égard  de  l'écrit  de  Marat  est  l'un  des 
traits  distinctifs  de  l'inconcevable  légèreté  des  classes  supé- 
rieures de  la  société  française,  à  la  veille  du  cataclysme. 
Ici  encore,  pour  nous  servir  d'une  expression  vulgaire,  nous 
voyons  les  défendeurs  de  l'ordre  établi  jouer  avec  le  feu, 
sans  songer  qu'une  seule  étincelle  peut  produire  un  incendie 
terrible. 

Que  de  fois  l'histoire  ne  nous  a-t-elle  '  pas  offert,  et  tou- 
jours  sans  fruit,  les  mêmes  enseignements  et  les  mêmes 
exemples  ! 


■w 


VIII 


DE  LA  PRÉTENDUE  NÉCESSITÉ 


DE 


LA  PEINE  DE  MORT 


\ 


DB  LA  PRÉTENDUE  N^BSSITË 


DK 


LA    PEINE    DE    MORT 


NUo  ftiortem  impii,  94d  ut  eonvêtiatut'  impiut  «  via 
tua  H  tivat.  (Bzicmxu  xxuu,  11). 


L 


Depuis  Fattaque  plus  courageuse  que  savante  dirigée  par 
Beccaria  contre  la  barbarie  des  lois  criminelles  de  son  siè- 
cle, la  légitimité  de  la  peine  de  mort  n*a  jamais  cessé  de  ren- 
contrer de  nombreux  antagonistes  (1). 

Les  incidents  et  les  alternatives  de  cette  importante  con- 
troverse, déjà  plus  que  séculaire,  forment  incontestablement 
l'une  des  pages  les  plus  intéressantes  de  Thistoire  du  droit 
criminel  des  peuples  modernes.  Les  jurisconsultes,  les  phi- 
losophes, les  économistes,  les  hommes  d'État,  les  théoio- 


l1)  La  première  édition  du  traité  Dei  ddilti  e  délie  pêne,  qui  a  servi 
<le  poiDt  de  départ  à  la  controverse  actuelle,  parut  à  Monaco  en  1763. 


-   à$8   - 

giens^  les  poètes,  lous  les  représentants  du  mouvement 
intellectuel,  sont  entrés  tour  à  tour  en  lice,  et  les  titres  seuls 
de  leurs  écrits  fournii*aient  la  matière  d'un  long^  catalogue. 
Il  est  vrai  que  ce  redoutable  problème,  où  toutes  les  bases 
du  système  pénal  se  trouvent  en  cause,  n'a  pas  toujours 
obtenu  le  même  retentissement  dans  les  écoles,  à  la  tribune, 
dans  la  presse  et  dans  la  foule.  Tantôt  le  débat  s'aniipe  et 
s'élargit  av^  une  ardeur  vigoureuse,  l'opinion  publique 
s'émeut,  les  adversaires  de  l'effusion  du  sang  élèvent  la  voix 
dans  toutes  les  parties  du  monde  civilisé.  Tantôt  le  bruit 
s'apaise,  le  débat  se  renferme  dans  les  régions  paisibles  de 
la  science,  l'avenir  de  l'échafaud  cesse  de  préoccuper  les 
esprits  au  milieu  du  bruit  des  armes  ou  des  agitations  absor- 
bantes des  luttes  politiques.  Mais  il  n'en  est  pas  moins  cer- 
tain que,  depuis  1764,  le  législateur  criminel  stest  trouvé 
constamment  en  face  du  problème,  et  que  jamais  la  discus- 
sion ne  s'est  assoupie  que  pour  S0  réveiller,  quelques  années 
plus  tard,  avec  des  allures  plus  vives  et  des  proportions  plus 
vastes.  Nous  en  avons  un  remarquable  exemple  dans  les  faits 
qui  se  passent  sous  nos  yeux.  Des  pétitions  demandant  le 
renversement  de  l'écbafaud  arrivent  aux  Chambres  législa- 
tives de  l'Europe  et  de  l'Amérique.  En  France,  en  Allema- 
gne, en  Angleterre,  dans  l'Amérique  du  Nord,  des  hommes 
figurant  au  premier  rang  des  criminalistes  de  leur  patrie 
réclament  l'abolition  absolue  ou  graduelle  de  la  peine  capi- 
tale. En  Italie,  un  jurisconsulte  distingué  publie  un  journal 
spécial  pour  combattre  les  arguments  des  défenseurs  de  l'ex- 
piation sanglante.  En  Belgique,  une  association  dirigée  vers 
le  même  but  s'est  constituée  dans  une  de  nos  villes  les  plus 
importantes.(l). 

(1)  Parmi  les  jurisconsultes  qui  se  sont  prononcés  pour  la  suppres* 


-     259     ^ 


II. 


Si  Ton  se  demande  quel  a  été  le  résultat  de  cette  longue 
et  vive  controverse,  une  distinction  devient  nécessaire. 

Au  point  de  vue  de  la  suppression  absolue  de  la  peine  de 
mort,  le  résultat  est  peu  considérable.  Après  tout  un  siècle 
d*eirorts  et  de  luttes,  le  bourreau  n'a  perdu  son  glaive  que 
dans  un  petit  nombre  d'États.  En  Amérique,  la  mort  a  dis- 
paru des  codes  criminels  du  Wisconsin ,  du  Michigan,  de 
Rhode-Island,  de  la  Louisiane,  du  Venezuela,  de  la  Nouvelle- 
Grenade,  de  rUraguay,  du  Mexique  et  des  États-Unis  de 
Colombie.  En  Europe,  Téchafaud  a  été  renversé  dans  les 
cantons  suisses  de  Neufchàtel  et  de  Zurich,  en  Finlande,  en 
Toscane,  en  Portugal,  en  Hollande,  dans  les  Principautés 


sioa  de  la  peine  de  mort,  nous  nous  bornerons  à  citer  :  En  France,  Or- 
tolan, Éléments  de  droit  pénal;  Bérenger,  De  la  répression  pénale,  etc., 
travail  remarquable  dont  la  première  partie  se  trouve  au  i,  VIII  et  la 
seconde  au  i.  IX  des  Mémoires  de  F  Académie  des  sciences  morale^  et 
politiques.  En  Angleterre,  Neat,  Considérations  on  punishnient  of  dpath; 
Philips,  Vacation  toughts  on  capital  punishments.  En  AUemagne,  Ber- 
ner, Abschaffung  det*  Todesstrafe;  Holtzendorff,  Hundert  Jahre  Kriey 
gegen  die  Todesstrafe;  Mittermaier^  Die  Todesstrafe  nach  der  Ergebnis- 
nen  der  wissenschaftlichen  Forschungen^  der  Fortschritte  der  Geselsge- 
bung  \Lnd  der  Erfarungen,  En  Suède,  d*01ivecrona,  De  la  peine  de  mort 
(trad.  franc.,  1868).  Le  journal  italien  de  M.  Ellero  se  publie  à  Milan, 
par  fascicules  trimestriels,  depuis  1861,  sous  ce  titre  :  Giornale  per 
Vabolizione  deUa  pena  di  morte. 

En  France,  M.  HeUo  a  publié,  dans  la  Revue  critique  de  légitXation  et 
de  jurisprxidence  (sept.-oct.  1867),  le  relevé  par  ordre  chronologique 
des  personnes  et  des  associations  qui ,  depuis  1826,  dans  les  divers 
pays  de  FEurope,  ont  pris  la  part  la  plus  notable  au  mouvement  aboli- 
tioniste  de  la  peine  de  mort.  En  Allemagne,  M.  Heizel  a  place  la  li^te 
des  défenseurs  et  des  adversaires  de  la  peine  de  mort,  depuis  1764  jus- 
qu*à  1870^  à  la  suite  de  son  livre  intitulé  :  Die  Todesstrafe  in  ihrer  kid» 
turgeschichtlichen  Entwicklung,  Berlin,  1870. 


««. 
danubiennes  et  sur  le  modeste  territoire  de  ia  république  de 
San-Harino  (1). 

Assurément,  si  Ton  compare  ces  contrées  au^  empires, 
aux  xroyaumes  et  aux  républiques  où  la  mort  figure  toujours 
au  sommet  de  Téchelle  pénale,  les  successeurs  de  Beccar^a 
ont  peu  de  motifs  de  s'enorgueillir  des  conséquences  pra- 
tiques de  leur  propagande. 

Mais  il  n*en  est  plus  de  même,  et  la  question  change  com- 
plètement de  face,  lorsque,  comparant  lés  Godes  actuels  k 
ceux  du  dix-huitième  siècle,  on  se  demande,  çiuelles  aont, 
dans  les  uns  et  dans  les  autres,  les  infractions  punissa- 
bles du  dernier  supplice.  Alors  on  s'aperçoit  immédiatement 
que,  dans  toutes  les  parties  de  l'Europe  et  de  l'Amérique,  les 
attaques  dirigées  contre  la  peine  capitale  ont  produit  un 
résultat  du  plus  haut  intérêt,  en  ce  sens  que  le  nombre  des 
crimes  capitaux  a  suivi  partout  une  progression  rapidement 
descendante. 

Citons  quelques  exemples. 

En  France,  au  moment  ob  éclata  la  grande  révolution  du 
dernier  siècle,  la  peine  de  mort  était  applicable  à  cent-quinze 
cas.  Dans  le  Gode  pénal  de  1810,  elle  était  encore  prononcée, 
expressément  ou  implicitement,  par  trente-neuf  articles, 
dont  la  plupart  prévoyaient  plusieurs  crimes  différents.  La 
loi  du  38  avril  1832  réduisit  tous  ces  crimes  capitaux  à 
vingt-deux;  puis,  après  un  nouvel  intervalle  de  seize  années. 


(i)  On  peut  y  ajouter  Tlle  de  Taïti,  où  la  peine  de  mort  a  été  sup- 
primée en  1831.  Voy.  Mittermaier,  Die  Todesatrafe,  pp  36,  39,-49  et  M  ; 
Berner,  Abschaffung  der  Todesstrafe,  pp.  18  et  suiv.;  Ducpêtiaux,  La 
question  de  la  peine  de  mort  envisagée  d<in8  ion  actualité,  p.  27.  Ch.  Lu- 
cas, Lettre  au  comte  de  Bismarck,  etc.,  pp.  li  et  suiv.  Rappo^H  adressé 
an  ministre  de  la  justice  par  la  Commission  belge  chargée  de  la  révision 
du  Code  pénal.  Titre  pixiiminaire  et  litre  pretnier,  p.  35»  On  sait  que  ce 
remarquable  rapport  est  Tœuvre  de  M.  le  professeur  Haus. 


ces  vingt-deux  crimes  furent,  à  leur  tour,  réduits  k  quinze, 
par  le  décret  du  gouvernement  provisoire  du  36  février  1848, 
abolissant  la  peine  de  mort  en  matière  politique  (i). 

En  Angleterre,  dans  la  seconde  moitié  du  siècle  passé,  les 
crimes  capitaux  formaient  une  longue  et  lamentable  série  de 
deux  cent  quarante  cas.  Dans  les  premières  années  du  siècle 
actuel ,  ils  s'élevaient  encore  au  chiffre  énorme  de  cent 
soixante.  A  Theure  oij  nous  écrivons,  ce  chiffre,  grâce  à  des 
réductions  successivement  opérées  sous  la  pression  de  l'opi- 
nion publique,  n'est  plus  que  de  deux  (2)  I 

En  Belgique,  où  la  législation  pénale  de  l'Empire  n'a  dis- 
paru qu'en  1867,  le  progrès  des  idées  est  venu  aboutir  au 
même  résultat.  Dans  le  nouveau  code  pénal,  le  nombre  des 
crimes  capitaux  se  trouve  réduit  à  sept,  qu'on  peut  même, 
à  la  rigueur,  réduire  à  trois  :  l'attentat  contre  la  personne  du 
roi,  l'homicide  et  l'incendie  accompagnés  de  certaines  cir- 
constances déterminées  par  la  loi  (3). 

Des  changements  analogues  se  sont  produits  dans  tous  les 
Codes  récents,  notamment  dans  ceux  de  la  Finisse  (18S4), 
de  l'Autriche  (1852),  de  la  Bavière  (1861),  du  Piémont  (1859), 
de  la  Suède  (1864),  de  New-York  (1860),  de  Philadelphie 


0)  Encore  faut-il,  pour  arriver  au  nombre  de  quinze,  refuser  le 
caractère  politique  à  certains  actes  de  nature  à  compromettre  la  France 
dans  ses  rapports  avec  les  pays  étrangers.  (Bérenger,  De  la  répression 
Ifênale,  2«  partie,  p.  441  ;  Haus,  Observations  sur  le  projet  de  révision  du 
Codepènal.  etc.,  1. 1",  p.  112,  Gand  1835). 

<2)  Haute  trahison  et  assassinat.  Loi  de  consolidation  de  la  législa- 
tion pénale  du  6  août  1861.  AUgemeine  deutsche  Slrafrechtszeitnng, 
29  nov. 1862. 

(3)  Attentat  contre  la  vie  du  roi  ;  meurtre  du  prince  royal  ;  assassinat  ; 
parricide;  empoisonnement;  meurtre  ayant  pour  but  de  faciliter,  de 
préparer  ou  d'exécuter  un  autre  crime  ;  incendie  volontaire  ayant  en- 
traîné la  mort  d'une  ou  de  plusieurs  personnes  qui ,  à  la  connaissance 
de  Fauteur,  se  trouvaient  dans  les  lieux  incendiés. 

16 


(i860),  du  Massachusetts  (1858),  de  rAllemagne  du  Nord 
(1870)  et  de  plusieurs  autres  pays  de  l'Europe  et  de  l'Amé- 
rique. Partout  le  nombre  des  infractions  passibles  de  mort 
a  été  réduit  dans  une  proportion  plus  ou  moins  considérable, 
et,  en  outre,  plusieurs  législations,  imitant  l'exemple  donné 
par  la  France,  en  1832,  autorisent  les  juges  ou  le  jury  à 
écarter  cette  peine  quand  la  cause  présente  des  circonstances 
atténuantes. 

Ge  n'est  pas  tout.  Â  côté  de  ces  réductions  sucessives 
viennent  se  placer  plusieurs  autres  faits  qui  méritent,  eux 
aussi,  une  mention  spéciale. 

Dans  la  plupart  des  pays  où  l'échafaud  a  été  maintenu, 
les  commutations  de  peine  deviennent  d'année  en  année 
plus  nombreuses.  Les  gouvernements  du  XIX""  siècle,  répu- 
diant complètement  les  allures  implacables  des  justiciers  de 
l'ancien  régime,  manifestent  de  plus  en  plus  une  véritable 
répugnance  à  répandre  le  sang.  Il  est  visible  que  les  chefs 
de  la  magistrature  éprouvent  des  scrupules  que  n'ont  pas 
connus  leurs  devanciers  ;  chaque  jour  ils  sentent  plus  lour- 
dement le  poids  de  la  redoutable  responsabilité  inhérente  à 
leurs  fonctions  ;  ils  ne  consentent  à  l'exécution  de  l'arrêt  que 
dans  les  seuls  cas  où  le  crime  présente  des  caractères  d'une 
gravité  exceptionnelle  (1). 

Les  mêmes  scrupules  se  manifestent,  sous  une  autre 
forme,  dans  le  langage  des  rédacteurs  des  codes  modernes. 
Tout  en  se  prononçant  pour  le  maintien  de  la  peine  de  mort, 
ils  ne  prennent  nulle  part  l'attitude  hautaine  et  décidée,  le 
ton  superbe  et  tranchant  des  criminalistes  du  XVIIP  siècle. 


(i)  On  trouve  à  ce  sujet  des  renseignements  aussi  instnictife  que 
complets  dans  le  livre  déjà  cité  de  M.  Mittermaier.  V.  aussi  Berner,  loc. 
cit.,  p.  i7. 


—    245     - 

Peu  d*entre  eux  envisagent  cette  peine  comme  devant  éter- 
nellement figurer  dans  Téchelle  pénale.  Presque  tous  voient 
dans  son  maintien  une  nécessité  passagère,  une  regrettable 
rigueur  momentanément  réclamée  par  Tétat  actuel  des  élé- 
ments sociaux.  Ils  semblent  demander  grâce  pour  la  con- 
servation provisoire  d'un  supplice  que  leurs  prédécesseurs 
défendaient  et  exaltaient  comme  le  palladium  du  repos  et  de 
la  sécurité  des  peuples.  En  Russie  même,  les  délégués  du 
Czar  ont  hautement  déclaré  qu'à  leurs  yeux  la  peine  de  mort 
est  un  mal  dont  on  ne  peut  pas  encof*e  se  passer  entièrement. 
S'il  était  permis  de  personnifier  l'échafaud,  nous  dirions  que 
le  sol  sur  lequel  il  s'appuie  s'ébranle  de  toutes  parts,  et  que, 
même  parmi  ses  partisans,  le  doute  et  l'hésitation  prennent 
peu  à  peu  la  place  de  la  confiance  et  de  la  certitude  (1). 

Cela  est  tellement  vrai  que  la 'publicité  de  l'exécution  capi- 
tale est  devenue  elle-même  un  sujet  de  controverse,  non 
plus  entre  les  philosophes  et  les  poètes,  mais  entre  les 
jurisconsultes  chargés  de  l'importante  mission  de  formuler 
les  lois  criminelles  de  leur  patrie.  Jadis  le  caractère  éminem- 
ment exemplaire  du  supplice  était  l'un  des  axiomes  de  la 
science.  Aujourd'hui  on  commence  à  croire  que  cette  effu- 
sion publique  du  sang,  loin  d'augmenter  la  crainte  par 
l'exemple,  exerce  sur  l'immense  majorité  des  spectateurs 
l'influence  la  plus  pernicieuse.  En  Allemagne  et  dans  presque 
tous  les  États  septentrionaitx  de  l'Union  américaine,  l'exécu- 
tion se  fait  à  l'intérieur  de  la  prison,  en  présence  d'un  cer- 
tain nombre  de  magistrats  et  de  témoins.  Il  y  a  plus  :  dans 
les  pays  mêmes  oii  la  publicité  des  exécutions  est  maintenue, 


(i)  Pour  rattitude  de  la  commission  russe,  Voy.  Haus^  Rapport  cité, 
p.  38.  Qu'on  compare  ce  langage  à  celui  de  Muyart  de  Vouglana  répon- 
dant à  Beccaria  ! 


l'administration  s'étudie  à  eu  atténuer  les  effets.  «  Elle  élol- 
»  gne  l'échafaud  de  rintéjieur  des  villes  ;  c'est  au  dehors, 
»  dans  les  lieux  écartés,  qu'à  la  faveur  de  la  nuit  on  élève 
»  Tappareil  de  la  mort  ;  on  dissimule  le  jour  et  l'heure  de 
»  l'exécution;  quand  elle  s*accomplit,  c'est  à  peine  si  la 
»  lumière  du  jour  l'éclairé.  Par  tous  les  moyens,  on  cherche 
»  à  mettre  en  défaut  l'avide  curiosité  de  la  foule  et  à  la  pro- 
»  téger  contre  elle-même  (1).  »  Sous  ce  rapport  encore,  les 
défenseurs  de  la  peine  de  mort  ont  donc  perdu  du  terrain, 
puisque  l'un  des  principaux  effets  qu'ils  se  plaisaient  à  lui 
attribuer  est  aujourd'hui  sérieusement  contesté  (8). 

Si  nous  voulions  compléter  la  série  des  faits  qui  se  sont 
produits  dans  cet  ordre  d'idées,  nous  aurions  plus  d'une 
remarque  à  faire  sur  la  presque  unanimité  des  criminalistes 
à  demander  la  suppression  de  la  peine  de  mort  dans  les 
matières  politiques  ;  sur  la  répulsion  invincible  qu'elle  in- 
spire, quand  on  l'applique  à  des  attentats  dirigés  contre  la 
propriété;  sur  la  défense  faite  aux  juges  de  l'infliger  h  des 
mineurs;  sur  son  remplacement  par  une  autre  peine, 
quand  la  culpabilité  ne  s'appuie  que  sur  des  indices  ;  sur  le 
nombre  toujours  croissant  des  opposants,  quand  la  ques- 
tion est  sérieusement  posée  dans  une  assemblée  législative. 
Mais  notre  intention  ne  saurait  être  d'entrer  ici  dans  l'ex- 
amen approfondi  de  tous  les  faits  et  de  tous  les  problèmes 
qui  se  rattachent  au  maintien  ou  à  l'abolition  de  la  peine 
capitale.  Il  nous  suffit  d'avoir  rappelé  que  le  nombre  de  ses 
adversaires  grandit  sans  cesse,  et  que  l'action  de  ceux-ci  ne 


(1)  Bércnger,  loc.  ciL,  2«  part.,  p.  8084». 

(3)  On  sait  qu'en  Belgique  la  Conunission  chargée  de  la  révision  du 
Code  pénal  avait  demandé  l'exécution  dans  l'enceinte  d'une  prison. 
(Haus,  Rappoi't  cité,  p.  50). 


-lais- 
se manifeste  pas  seulement  sous  la  forme  radicale  de  la  sup- 
pression absolue. 

Après  avoir  indiqué  les  tendances  générales  de  Tépoque, 
nous  nous  contenterons  d'examiner  i*apidement  un  seul  point 
de  la  controverse,  celui  de  la  prétendue  nécessité  du  main- 
tien de  réchafaud.  Cette  nécessité  est,  en  effet,  la  seule  rai- 
son qui  soit  sérieusement  invoquée  en  Belgique,  et  c'est  sur- 
tout au  point  de  vue  de  nos  intérêts  nationaux  que  nous 
voulons  nous  placer. 


III. 


En  laissant  de  côté  la  doctrine  de  la  compensation  morale 
de  Kant  (Moralische  Vergeltung)  et  la  théorie  de  la  réparation 
de  Klein  {Vergûtungs-Theorie)  ;  en  demandant  le  maintien  de 
la  peine  de  mort,'  parce  que  cette  peine  est  nécessaire,  les 
nombreux  partisans  qu'elle  compte  en  Belgique  placent  le 
débat  sur  son  véritable  terrain  (1). 

L'illégitimité  absolue  de  la  peine  de  mort  ne  peut  être 
sérieusement  alléguée.  La  société  possède  le  droit  de  punir, 
et,  si  la  consèrsation  de  Tordre  et  le  maintien  de  la  sécurité 
publique  exigent  une  répression  énergique,  rien  ne  s'oppose 
à  ce  que  le  législateur,  dans  la  punition  des  actes  immoraux, 
aille  au  besoin  jusqu'à  la  rétribution  du  mal  causé  par  un 
mal  identique.  Mais,  d'un  autre  côté,  si  la  société  possède  le 
droit  de  punir,  elle  ne  peut  exercer  ce  droit  que  dans  la  me- 


(1)  L'opinion  dominante  en  Belgique  se  raanitesle  nettement  dans  le 
Discours  sur  la  peine  de  mort,  prononcé  par  M.  le  procureur  général  De 
liavay,  à  l'audience  de  rentrée  de  la  Cour  d'appel  de  Bruxelles,  le 
15  octobre  180*2.  {Belgique  judiciaire,  XX,  p.  1^*2^). 


sure  des  besoins  sociaux.  Elle  ne  doit  pas  saisir  le  glaive  et 
frapper  pour  se  ménager  le  plaisir  d*étaler  sa  puissance.  Si 
le  châtiment  d*un  degré  inférieur  suffit  pour  sauvegarder  les 
intérêts  confiés  à  sa  sollicitude,  elle  n'a  pas  le  droit  de  re- 
courir au  châtiment  d*un  degré  supérieur. 

Nous  avouons  donc  bien  volontiers  que,  si  la  peine  de 
mort  est  nécessaire,  cette  peine  appliquée  aux  crimes  les 
plus  graves  devient  par  cela  même  légitime. 

Mais  cette  nécessité' est-elle  bien  démontrée?  L*effusion 
du  sang  des  criminels  est-elle  indispensable  à  la  sécurité 
complète,  au  développement  régulier  des  intérêts  sociaux  de 
l'Europe  civilisée  ? 

Il  est  un  premier  fait  qu'il  importe  de  ne  pas  perdre  de  vue. 

Les  annales  du  droit  criminel  prouvent  que,  chaque  fois 
qu'on  appuie  son  argumentation  sur  la  prétendue  nécessité  de 
certaines .  peines,  il  convient  de  procéder  avec  une  réserve 
extrême.  • 

Partant  de  Tidée  qu'il  faut  avant  tout  jeter  l'effroi  dans 
l'âme  des  malfaiteurs,  les  anciens  criminalistes  avaient  varié 
les  supplices  avec  une  déplorable  fécondité  d'imagination. 
La  mort  simple  ne  leur  suffisant  pas,  ils  avaient  inventé  la 
mort  exaspérée.  Pour  ne  pas  remonter  à  une  époque  trop 
éloignée,  nous  nous  bornerons  à  rappeler  que  la  législation 
française  du  dernier  siècle  admettait  encore  six  espèces  de 
mort,  dont  quelques-unes,  telles  que  l'exécution  par  la  rotie, 
par  le  feu  vif  ou  par  Yécartellement,  s'accomplissaient  avec 
des  détails  horribles  (1).  Or,  quand  des  hommes  généreux, 
révoltés  de  ces  barbaries,  vinrent  demander  que  la  peine 
capitale  ne  fût  plus  que  la  seule  privation  de  la  vie,  les  ad- 


(1)  Muyart  de  Vouglans^  Les  lois  criminelles  de  France,  pp.  53  et 
suiv.  (Éd.  in-folio). 


mioistrateurs,  les  magistrats,  les  criminalistes,  les  avocats 
eux-mêmes,  à  de  très-rares  exceptions  près,  furent  una- 
nimes à  déclarer  que  toutes  ces  tortures  étaient  indispensa- 
bles. Ils  aflQrmaient  que  les  malfaiteurs  endurcis,  loin  de 
s'arrêter  devant  la  perspective  d'une  mort  instantanée,  -se 
jetteraient  à  corps  perdu  dans  la  carrière  du  crime,  en  se 
disant  qu'après  tout,  si  la  main  de  la  justice  réussissait  à  les 
atteindre,  le  seul  dommage  qui  en  résulterait  pour  eux  serait 
de  voir  avancer  de  quelques  années,  de  quelques  mois  peut- 
être,  le  terme  fixé  par  la  nature.  Des  centaines  de  voix  pro- 
phétiques s'élevèrent  pour  annoncer  un  épouvantable .  ac- 
croissement de  crimes  atroces,  aussitôt  que  la  roue,  le  feu 
et  récartellement  auraient  cessé  de  protéger  la  sécurité 
publique.  On  proclamait  de  bonne  foi  Taflï^euse  nécessité  de 
foire  endurer  d'horribles  tourments  aux  malheureux  que  la 
société  se  croyait  obligée  de  retrancher  de  son  sein. 

Le  même  argument  de  la  nécessité  fut  mis  en  avant  pour 
justifier  toutes  ces  atrocités  judiciaires  qui,  indépendamment 
de  la  mort  exaspérée,  semblaient  former  le  droit  commun 
de  l'Europe.  On  le  vit  même  invoquer,  en  France,  à  l'appui 
du  maintien  de  la  question  préparatoire.  Malgré  les  raisons 
sans  réplique  alléguées  par  Montaigne,  Bayle,  Grotius,  Mon- 
tesquieu, Beccaria,  Servan,  Voltaire,  Brissot  et  tant  d'autres, 
la  torture  continua  longtemps  à  figurer  parmi  les  parties 
essentielles  de  la  procédure  criminelle  du  dix-huitième  siè- 
cle. Elle  était  nécessaire,  disait-on,  pour  assurer  l'exercice  ré- 
gulier et  fructueux  de  la  police  judiciaire;  et  quand  Louis  XVI 
l'abolit,  par  sa  déclaration  du  24  août  1780,  il  se  réserva 
de  la  rétablir  si  l'expérience  venait  plus  tard  lui  en  démontrer' 
la  nécessité  (1)  ! 

(1)  Sous  ce  rapport,  il  et»!  on  ne  peut  plus  intéressant  de  lire  la  ré* 


-     248     - 

Les  mêmes  doutes  existaient  en  Belgique.  Pendant  plus 
de  vingt  années,  Marie-Thérèse  et  Joseph  II  furent  obligés 
de  lutter  contre  les  préjugés  enracinés  des  Conseils  de  jus- 
tice des  Pays-Bas  autrichiens.  Nos  magistrats»  repoussant 
dédaigneusement  «  ces  spéculations  nouvelles,  »  répondaient 
que,  si  la  torture  était  un  mal,  c'était  un  mal  nécessaire  (i)  ! 

Qui  oserait  aujourd'hui  défendre  la  question  préparatoire  « 
et  la  mort  exaspérée?  Un  sourire  de  pitié  accueillerait  le 
jurisconsulte  assez  aveugle  pour  croire  encore  à  leur  pré- 
tendue nécessité.  Une  expérience  presque  séculaire  a  dissipé 
tous  les  doutes. 

Il  ne  suffit  donc  pas  d'affirmer  qu'une  peine  est  nécessaire. 
Il  ne  suffit  pas  surtout  de  dire  que  la  peine  de  mort  a  existé 
chez  tous  les  peuples,  à  toutes  les  époques  et  à  tous  les 
degrés  de  civilisation.  Par  cela  même  que  la  peine  de  mort 
a  toujours  existé,  on  se  trouve  dans  l'impossibilité  d'indi- 


ponse  de  Muyart  de  Vouglans  au  livre  de  Beccaria.  Suivant  ce  con:teU' 
1er  au  grand  cotiseil,  il  était  impossible  de  ne  pas  reconnaître  dans  le 
système  criminel  de  la  France  «  cette  marche  toujours  égale,  qui  pèse 
»  tout  au  poids  du  sanctuaire  et  qui  prête  une  main  secourable  à  l'in- 
»  nocence  opprimée,  tandis  que  de  Tautre  elle  poursuit  et  f^ppe  do 
»  son  glaive  vengeur  le  vice  confondu.  »  (Lois  criminelles  de  France, 
p.  820). 

(1)  Procès-verbaux  de  la  Commission  roijale  chargée  de  la  publication 
des  anciennes  lois  et  ordonnances  de  la  Belgique,  t.  1"%  p.  323  et  suiv.  — 
Visschers,  Reime  belge,  1. 11  (Liège,  4835). 

Un  autre  exemple  bien  remarquable  nous  est  fourni  par  l'histoire 
contemporaine.  Lorsqu'on  1863,  l'empereur  Alexandre  II,  suivant  le 
conseil  du  prince  N.  OrlofT,  supprima  toutes  les  peines  corporelles,  une 
foule  d'hommes  appartenant  aux  rangs  les  plus  élevés  annoncèrent  que 
l'empire  de  Russie  allait  être  submergé  par  un  efEroyable  débordement 
de  crimes.  Les  peines  corporelles,  disaient-ils,  étaient  nécessaires. 
L'empereur  passa  outre,  et  en  Russie,  conune  partout  où  l'ancienne 
législation  crimineUe  a  été  considérablement  mitigée,  le  nombre  des 
crimes  ne  s'est  pas  élevé  au-dessus  du  niveau  ordinaire. 


qiier  a  priori  les  conséquences  qui  résulteraient  de  son  abo- 
lition. 

Au  lieu  de  lutter  à  l'aide  d'affirmations  dénuées  de  preuves, 
il  convient  d'étudier,  avec  une  attention  scrupuleuse,  les 
faits  attestés  par  la  statistique  criminelle  des  pays  où  la 
peine  de  mort  a  été  supprimée  d'une  manière  partielle  ou 
totale. 

C*est  ce  que  nous  allons  faire  avant  de  passer  à  la  statis- 
tique criminelle  de  la  Belgique. 


IV. 


En  Angleterre,  le  nombre  des  crimes  capitaux  atteignait,  il 
y  a  soixante  quinze  ans,  le  chifii'e  énorme  de  deux  cent  qua- 
rante. Il  y  a  moiiis  de  cinquante  ans,  ce  nombre  s*élevait 
encore  à  cent  soixante.  Aujourd'hui  il  est  descendu  à  deux  ! 

Chacune  de  ces  réductions  a  eu  pour  accompagnement  un 
concert  bruyant  de  prédictions  sinistres.  Supprimer  la  peine 
de  mort  pour  la  fabrication  de  fausse  monnaie,  pour  la  contre- 
façon du  timbre  et  des  billets  de  banque,  pour  le  vol  du  bétail, 
pour  la  destruction  des  machines,  pour  la  banqueroute  frau- 
duleuse, pour  le  vol  des  lettres,  pour  les  menaces  par  écrit, 
pour  le  viol,  pour  l'évasion  des  criminels,  pour  les  diverses 
variétés  du  faux,  c'était,  disait-on,  inaugurer  une  lamentable 
époque  de  désordre,  d'anarchie  et  de  ruine;  c'était  con- 
damner le  commerce  et  l'industrie  à  une  décadence  irrémé- 
diable ;  c'était  tarir  les  sources  de  la  subsistance  des  peuples 
de  la  Grande-Bretagne  ;  c'était  faire  déserter  le  pays  par  ses 
habitants  les  plus  utiles;  c'était  amener,  à  l'expiration  d'un 
petit  nombre  d'années,  la  dépopulation,  la  stérilité,  la  soli- 


-     350     - 

tude,  une  désolation  semblable  à  celle  qui  règne  dans  quel- 
ques contrées  de  l'Asie,  jadis  les  plus  civilisées  et  les  plus 
peuplées  de  la  terre  !  Ces  prédictipns  se  produisirent  à  la  tri- 
bune du  Parlement,  dails  les  colonnes  des  journaux,  dans  les 
dissertations  des  jurisconsultes  et  jusque  dans  les  traités  de 
philosophie  morale  (1).  Qu'en  est-il  résulté?  C'est  que  les 
exécutions  devinrent  beaucoup  moins  fréquentes,  sans  que 
le  nombre  des  crimes,  antérieurement  frappés  de  mort,  subit 
une  augmentation  quelconque.  Tandis  que  huit  cent-deux 
exécutions  eurent  lieu  dans  la  période  de  1800  à  1810  et  huit 
cent  quatre-vingt-dix-neuf  dans  celle  de  1811  à  1820,  il  n'y 
en  eut  que  deux  cent  cinquante  dans  la  période  de  1831  à 
1840,  cent-sept  dans  celle  de  1841  à  1880,  quatre-vingt-dix- 
neuf  dans  celle  de  1851  à  1860.  Il  est  vrai  que,  dans  ces 
dernières  années^  certains  attentats  contre  les  personnes 
et  les  propriétés  se  sont  considérablement  accrus,  sur- 
tout dans  les  rues  de  Londres;  mais,  ne  l'oublions  pas, 
tous  les  organes  de  la  publicité,  de  même  que  tous  les 
jurisconsultes  des  Trois-Royaumes ,  sont  unanimes  à  en 
chercher  la  cause  ailleui^  que  dans  le  remplacement  suc- 
cessif de  la  mort  par  des  peines  moins  sévères.  Tous,  sans 
exception,  prétendent  que  cette  augmentation  de  criminalité 
dérive  de  l'étrange  abus  que  l'administration  des  prisons  an- 
glaises a  fait  des  libérations  anticipées  avec  billet  de  permis 
(ticket  of  leave).  Cinq  recueils  périodiques,  reflétant  fidèle- 
ment l'opinion  de*  toutes  les  classes  éclairées,  ont  longue- 
ment discuté  la  question  (Westtnvister  Review,  Quarterly  Re- 
View,  North'Rritish  Review,  Edimburg  Review,  Dublin  Univer^ 
sity  Magawie)^  et  tous  attribuent  le  mal  à  la  même  cause. 


(I)  Voy.  le  curieux  fragment  de  la  Movat^  Philosofy  du  docteur  Paley, 
traduit  par  M  Ducpétiaux,  De  la  peine  de  inort,  p.  19.  Bruxelles»  1827. 


Aussi  voyons-nous,  en  ce  moment  plus  que  jamais,  des  so- 
ciétés nombreuses,  des  jurisconsultes  éminents  et  des 
hommes  d*État  célèbres  se  réunir  pour  demander  Fabolition 
complète  de  la  peine  de  mort  dans  les  Iles  britanniques  (1). 

Eu  réalité,  sur  le  sol  anglais,  la  suppression  de  la  peine 
capitale  a*a  produit  aucun  résultat  fâcheux  par  rapport  aux 
deux  cent  trente-huit  crimes  qui  en  étaient  paasibles  à  là  fin 
du  dernier  siècle  et  qui  en  sont  désormais  affranchis.  L'im- 
portance de  ce  fait  capital  ne  saurait  être  sérieusement  révo- 
quée en  doute.  Il  faudrait  être  bien  téméraire  pour  oser 
affirmer  que  les  conséquences  qui  se  sont  manifestées  pour 
deux  cent  trente-huit  crimes  ne  se  seraient  pas  également 
manifestées  pour  les  deux  seules  infractions  restées  passibles 
du  dernier  supplice.  Si  une  telle  affirmation  pouvait  être  ac- 
cueillie par  la  science  comme  un  obstacle  à  toute  réforme 
ultérieure,  le  progrès  de  la  législation  pénale  deviendrait  à 
jamais  impossible. 

Une  expérience  analogue  a  été  faite  en  France.  Là  aussi 
aucun  inconvénient  n*est  résulté  de  la  suppression  de  la 
peine  de  mort  pour  toute  une  série  de  crimes.  Là  aussi 
aucun  homme  sérieux  ne  songe  à  revenir  aux  rigueurs  exa- 
gérées du  Gode  de  1810.  Au  premier  abord,  Taugmentation 
de  la  criminalité,  dans  le  quart  de  siècle  qui  a  suivi  la  légis- 
lation de  1833,  pourrait  faire  concevoir  des  doutes  ;  mais  un 
examen,  même  superficiel,  suffit  pour  prouver  que  cette  aug- 


(1)  L'ouvrage  cité  de  M.  M ittermaier  renferme  un  résumé  complet  de 
la  statistique  criminelle  de  l'Angleterre,  pp.  79,  80,  90,  95  et  suiv.  Les 
opinions  émises  par  les  cinq  Revues  les  plus  importantes  de  l'Angle- 
terre ont  été  analysées  par  M.  Casier,  dans  un  article  publié  par  la  Bel^ 
giqite  judiciaire,  n^  du  28  juin  1868. 

Voy.  aussi  C.-A.  Desoer,  Du  mouvetnent  pour  Vabolitioti  de  la  peine  de 
nwH  en  Angleterre f  p.  1  i. 


meutation,  loin  d*étre  le  produit  de  radmission  d*uii  système 
plus  humain,  tient  à  des  causes  générales  dont  nous  parle- 
rons plus  loin.  Il  suffit  de  faire  remarquer  ici  que  l'accrois- 
sèment  se  manifeste  surtout  pour  deux  catégories  d'infrac- 
tions :  celles  à  regard  desquelles  il  n*a  jamais  été  question 
de  la  peine  de  mort  et  celles  qui  n'ont  jamais  cessé  d'en  être 
largement  frappées.  De  1836  à  1852,  le  nombre  des  délits 
correctionnels  s'est  élevé  de  59,630  à  179,394.  Dans  la  même 
période,  les  accusations  d'assassinat  se  sont  accrues  de  23 
p.  c,  et  celles  de  parricide  ont  presque  doublé;  et  cepen- 
dant, pour  ces  deux  espèces  de  crimes,  les  exécutions  n'ont 
pas  fait  défaut.  De  1826  à  1852,  nous  trouvons  1,668  con- 
damnations à  mort,  603  commutations  et  1,065  exécutions; 
c'est-à-dire,  en  moyenne,  64  condamnations  et  41  exécutions 
par  an.  Il  n'y  a  donc  rien  d'étrange  ni  d'anormal  dans  l'aug- 
mentation de  criminalité  qui  s'est  également  manifestée, 
pendant  les  mé^nes  années,  pour  la  plupart  des  crimes  que 
les  législations  de  1832  et  de  1848  ont  affranchis  dé  la  peine 
capitale  (1). 

Mais  les  statistiques  criminelles  de  l'Angleterre  et  de  la 
France  ne  sont  pas  les  seules  qu'on  puisse  invoquer.  En 
Autriche,  en  Bavière,  en  Saxe,  en  Piémont,  en  Ecosse,  en 
Irlande,  dans  l'Amérique  du  Nord,  partout  où  le  nombre  dés 
crimes  capitaux  a  été  réduit  dans  une  proportion  plus  ou 
moins  considérable,  on  cherche  en  vain  les  conséquences 
funestes  issues  de  cet  adoucissement  de  la  législation.  Nulle 


(1)  Bérenger,  loc.  cit,.,  2*  part.,  pp.  808  et  suiv.,  attribue  en  grande 
partie  l'augmentation  de  la  criminalité  à  l'organisation  vicieuse  des 
prisons  françaises. 

Depuis  lors  le  nombre  des  causes  correctionnelles  jugées  par  les 
tribunaux  français  a  subi  des  fluctuations  assez  fortes.  En  4869.  ce 
nombre  a  été  de  1 42,520. 


part  les  gouveruements  ne  songent  à  revenir  sur  leurs  pas  ; 
nulle  part  on  ne  voit  surgir  une  demande  tendant  à  appliquer 
de  nouveau  la  peine  de  mort  aux  nombreuses  catégories 
d'infractions  qui  n*en  sont  plus  passibles.  Que  certains  pré* 
jugés  sur  l'efficacité  souveraine  du  dernier  supplice  s*y  soient 
maintenus  dans  Tesprit  d'une  foule  de  personnes  étrangères 
à  l'étude  des  lois  criminelles,  nous  l'avouons  sans  peine  ;  que 
des  jurisconsultes  et  des  hommes  d'État  s'y  prononcent 
contre  la  suppression  immédiate  et  complète  de  la  peine  de 
mort,  nous  en  convenons  encore  ;  mais  il  est  incontestable 
que  les  fonctiçnnaires  supérieurs  de  l'administration  de  la 
justice,  les  directeurs  des  prisons  centrales,  les  aumôniers 
habitués  à  scruter  la  conscience  des  criminels,  en  un  mot, 
tous  ceux  qui  ont  longuement  et  attentivement  étudié  les 
faits,  sont  unanimes  à  déclarer  que  rien  n'atteste  le  besoin 
de  revenir  aux  rigueurs  du  passé.^Dans  tous  ces  pays,  il  est 
au  moins  permis  de  se  demander  si  les  mêmes  résultats  ne 
se  seraient  pas  manifestés  pour  les  crimes  à  l'égard  desquels 
la  mort  continue  à  figurer  dans  l'échelle  pénale. 

Il  est  une  autre  expérience  qui  ne  doit  pas  être  oubliée. 

Dans  quelques  contrées,  la  peine  de  mort,  tout  en  conti- 
nuant à  subsister  en  droit,  a  été  supprimée  de  fait,  pendant 
une  période  plus  ou  moins  longue,  à  cause  de  la  répulsion 
qu'elle  rencontrait  chez  les  chefs  de  l'État.  Or,  chaque  fois, 
cet  éloignement  momentané  de  l'échafaud  a  eu  pour  résultat 
de  confirmer  les  prévisions  des  adversaires  de  l'expiation 
sanglante.  En  Valachie,  où  la  peine  de  mort  n'a  été  supprimée 
qu'en  1862,  aucune  exécution  n'avait  eu  lieu  depuis  1830,  et 
le  nombre  ^es  crimes  capitaux  y  était  resté  moins  élevé  que 
dans  les  contrées  voisines  (1).  Dans  le  duché  de  Brunswick, 


(•1  )  Boeresco,  Traité  cotnparatif  des  délits  t»t  des  peines  au  po'uit  dr  vue 
philosophique  et  juridique,  pp.  37iet  suiv. 


aucune  condamnation  capitale  ne  fut  prononcée  sous  le 
règne  du  duc  Charles-Guillaume,  et  il  n*en  résulta  aucun 
danger  pour  la  sécurité  publique.  Dans  la  régence  de  Bom- 
bay, Tabsence  de  toute  exécution  pendant  sept  années,  de 
1833  à  1840,  ne  fit  pas  augmenter  le  nombre  des  attentats 
contre  les  personnes  et  les  propriétés  (1).  En  Portugal,  la 
peine  de  mort,  avant  d'être  abolie  de  droit  en  1867,  l'avait 
été  de  fait  depuis  1847,  sans  aucun  dommage  pour  l'ordre 
public.  Cette  même  abolition  de  fait  existe  dans  le  grand- 
duché  de  Bade  et  en  Belgique  depuis  1864 ,  dans  le  Wur- 
temberg depuis  1866,  en  Suède  depuis  1867,  sans  que  le 
nombre  des  crimes  capitaux  se  soit  accru  par  l'inaction  du 
bourreau.  En  Belgique,  comme  nous  le  verrons  plus  loin^ 
tous  les  condamnés' à  mort  reçurent  une  commutation  de 
peine  dans  la  période  de  1830  à  1833;  et  cependant  les 
crimes  capitaux  y  furent  plus  rares  que  sous  le  régime  des 
Pays-Bas,  où  le  pouvoir  judiciaire  déploya  constamment  une 
sévérité  peu  commune. 

Un  motif  plus  sérieux  encore  de  douter  de  l'efficacité  sou- 
veraine de  la  peine  de  mort  nous  est  fourni  par  la  statistique 
criminelle  des  contrées  où  elle  a  cessé  de  figurer  dans  les 
Codes. 

Depuis  l'avènement  de  Léopold  I""',  en  1765,  jusqu'au 
moment  où  nous  écrivons,  la  peine  de  mort  a  été  supprimée» 
de  droit  ou  de  fait,  dans  le  grand-duché  de  Toscane,  sans 
que  cette  suppression  y  soit  devenue  une  cause  d'augmenta- 
tion pour  les  attentats  contre  les  personnes  ou  les  propriétés. 
Loin  d'avoir  été  affligée  du  spectacle  d'un  nombre  sans  cesse 
croissant  de  crimes,  cette  belle  contrée  continue  à  être  l'une 
des  plus  paisibles  et  des  plus  morales  de  l'Italie.  Les  juris- 

(1)  ArchW  dcH  Kriminnlrechts,  1841,  p.  3.  Berner,  loc.  cit.,  p.  48. 


consultes  les  plus  éclairés,  les  magistrats  les  plus  expéri- 
mentés du  pays  sont  unanimes  à  se  féliciter  du  renversement 
de  réchafaud.  La  même  conviction  y  a  pénétré  dans  la 
conscience  du  peuple.  Léopold  II,  cédant  à  des  suggestions 
venues  de  l'étranger,  avait  rétabli  la  peine  de  mort  par  un 
décret  du  i6  novembre  1852;  mais,  depuis  cette  époque  jus- 
qu'au jour  de  son  départ  de  Florence  en  1859 ,  aucune  exé- 
cution n'avait  eu  lieu  sur  le  sol  de  la  Toscane.  La  répulsion 
que  le  décret  avait  rencontrée  chez  les  juges  et  dans  les 
masses  n'en  fut  pas  moins  tellement  vive  que  l'un  des  pre- 
miers actes  de  l'administration  italienne,  malgré  ses  ten- 
dances d'unification  législative,  fut  la  suppression  de  la  peine 
capitale  par  un  décret  du  10  janvier  1860  (1). 

I^  même  expérience  a  été  faite  dans  les  duchés  d'Olden- 
bourg,  de  Brunswick  et  d'Anhalt,  où  la  peine  de  mort  a  été 
supprimée  depuis  1849  jusqu'en  1870,  date  de  l'introduction 
du  Gode  pénal  de  l'Allemagne  du  Nord  ;  dans  le  duché  de 
Nassau,  où  elle  avait  disparu  depuis  1849  jusqu'à  l'annexion 
de  ce  pays  à  la  Prusse,  en  1866;  dans  les  duchés  de  Saxe- 
Weimar  et  de  Saxe-Heiningen,  qui,  délivrés  du  bourreau 
depuis  1862,  l'ont  vu  reparaître  à  la  suite  du  Gode  déjà  cité 
de  l'Allemagne  du  Nord  ;  dans  le  royaume  de  Saxe,  où  l'écha- 
£aud,  renversé  en  1868,  a  été  rétabli  en  1871,  par  la  pro- 


(1)  La  législation  de  la  Toscane  n'est  pas  toujours  exactement  ex- 
posée par  les  criminalistes.  Suivant  des  renseignements  que  nous 
avons  pris  sur  les  lieux,  cette  peine  n'a  été  légalement  supprimée  que 
de  1786  à  1790  et  de  1847  à  1852  ;  mais,  à  partir  de  17^5,  les  exécutions 
ont  été  tellement  rares  qu'on  peut  dire,  sans  exagération,  que  la  peine 
de  mort  y  est  abolie  de  fait  depuis  près  d'un  siècle.  M.  Mittermaier 
prouve  fort  bien  que  le  rétablissement  de  la  peine  capitale  en  1790,  en 
1815  et  en  1852,  doit  être  uniquement  attribué  à  des  considérations  po- 
litiques et  à  des  suggestions  venues  de  l'étranger  [Die  Toâesstrafe,  p.  17 
à  19,  49,  50,  90, 135, 150/. 


mulgation  du  Code  péual  de  Fempire  d'Allemagne.  Le  même 
euseigoement  nous  est  donné  par  le  grand-duché  de  Fin- 
lande, depuis  1826  ;  par  la  Roumanie,  depuis  1862  ;  par  le 
Portugal,  depuis  1867  ;  par  la  Hollande,  depuis  1870  ;  par  les 
cantons  de  Neufchâtel  et  de  Zurich,  depuis  1854  et  1864  ;  par 
les  États  de  Michigan,  de  RhodeJsland  et  de  Wisconsio, 
depuis  1846,  1862  et  1863;  par  la  Louisiane,  depuis  1868; 
par  les  États-Unis  de  Colombie,  depuis  1866  ;  par  le  Vene- 
zuela et  la  Nouvelle-Grenade,  depuis  1864;  par  l'Uraguay  et 
le  Mexique,  depuis  1868.  Dans  aucun  de  ces  pays,  les  crimes 
les  plus  graves  ne  se  sont  multipliés  à  cause  de  la  suppres- 
sion de  la  peine  capitale.  Si  l'on  tient  compte  de  l'augmen- 
tation de  la  population,  les  meurtres  sont  même  devenus 
moins  fréquents  dans  le  Michigan.  Il  est  vrai  que,  dans  l'État 
de  Rhode-Island,  le  nombre  des  homicides  s'est  accru  depuis 
1862,  date  de  l'abolition  de  la  peine  de  mort  ;  mais  qu*on  ne 
se  hâte  pas  de  triompher  de  ce  résultat  !  Plusieurs  fois  la 
législature  du  pays,  refusant  de  s'engager  dans  une  voie 
rétrograde,  a  formellement  déclaré  que  cette  situation 
tient  à  des  circonstances  passagères  et  ne  provient  nulle- 
ment de  la  destruction  de  l'échafaud.  Le  fait  d'ailleurs  ne 
présente  pas  en  lui-même  une  grande  importance.  Dans  les 
pays  où  la  peine  de  mort  a  été  maintenue,  le  nombre  des 
crimes  capitaux  s'accroît  parfois  durant  certaines  périodes. 
Pourquoi  le  même  phénomène  ne  se  produirait-il  pas  dans 
les  contrées  où  cette  peine  a  été  supprimée?  En  réalité, 
quand  on  se  dégage  des  idées  préconçues,  quand  on  étudie 
attentivement  les  faits,  quand  on  pèse  impartialement  les 
témoignages,  on  doit  avouer  que,  dans  tous  les  pays  où  la 
peine  de  mort  a  été  supprimée  d'une  manière  partielle  ou 
totale,  cette  innovation  n'a  produit  aucun  résultat  défavorable 
pour  la  moralité  et  la  sécurité  de  la  nation. 


-     257     - 

Dans  l'état  actuel  de  la  science,  la  prétendue  nécessité  de 
la  peine  de  mort  n'^est  pas  seulement  une  affirmation  dénuée 
Je  preuves  :  c'est  un  argument  réfuté  par  toutes  les  expé- 
riences tentées  dans  les  deux  hémisphères,  sous  Timpulsion 
des  idées  généreuses  du  dix-neuvième  siècle. 


V 


La  statistique  criminelle  de  la  Belgique  ne  contredit  aucun 
des  enseignements  qui  nous  sont  Tournis  par  les  nations 
étrangères. 

Le  tableau  suivant,  annexé  au  projet  de  révision  du  Code 
pénal,  déposé  sur  le  bureau  de  la  Chambre  des  Représentants 
'^  i^  août  1834,  renferme,  pour  sept  de  nos  provinces,  le 
i^ombre  des  condamnations  capitales  et  celui  des  exécutions 
^^usle  gouvernement  des  Pays-Bas  (4)  : 


^  ^  Le  Luxeml)ourg  et  le  Limbourg,  étant  alors  en  partie  occupés 
^^  Holandaîs,  ne  ftgiirent  pas  dans  le  tableau  que  nous  reprodui- 


17 


-     2S8 


M 

NOMBBE  DBS  CONDAMNÉS 

NOMBRE  DES 

•< 

contra- 
dictoires. 

par  con- 
tumace. 

TOTAL. 

exécu- 
tions. 

'arrêts  • 
annulés. 

résultats 
inconnus 

1814 

6 

2 

8 

3 

_- 

2 

1815 

4 

4 

8 

2 

— 

1 

1816 

8 

10 

18 

3 

2 

1817 

8 

12 

20 

7     • 

1                

I 

1818 

8 

3 

11 

5 

1 

1819 

11 

3 

14   . 

9 

—                             

1820 

2 

6 

8 

2 

—                              — 

1821 

17 

1 

18 

11 

~             1                " 

1822 

6 

3       1          9 

2 

-             1                    1 

1823 

.5 

i           ^ 

'    0 

2 

—       •           2 

1 

1824 

10 

10 

20 

6 

1                          r 

i) 

1 

1825 

16 

\          2       i        18 

r» 

,                                                     1 

1826 

9 

!          3 

12 

2 

1      !         1 

1827 

14 

\        — 

14 

1 

fi             — 

1828 

17 

1       .3 

20 

11 

1 

1               —            1               - 

1829 

9 

1 

10 

3 

!          — 

— 

Après  la  révolution  de  Septembre,  pendant  trois  années, 
de  1830  à  1833,  la  peine  de  mort  fut  supprimée  de  Tait,  et, 
suivant  des  documents  officiels  qui  doivent  inspirer  une  con- 
tiance  entière,  on  arriva  aux  résultats  suivants  : 

En  1830,  le  nombre  des  condamnations  capitales  fut  de  3  ; 
en  1831,  de  9;  en  1832,  de  14,  y  compris  4. condamnations 
par  contumace;  en  1833,  de  7,  y  compris  2  condamnations 
par  contumace  (1). 

Les  adversaires  de  la  peine  de  mort  s*emparèrent  de  ces 


•  (1)  Voy.  la  statistique  de  la  justice  nationale,  dans  VExpoitê  de  la 
»ituatio7i  du  royaume  (1841-50,  t.  II,  p.  1359). 


résultats  comme  d*une  démonstration  péremptoire  de  Tex- 
cellence  de  leur  doctriue.  Sous  le  gouvernement  des  Pays- 
Bas,  où,  sur  150  condamnations  contradictoires,  il  y  avait 
eu  74  exécutions,  le  nombre  des  arrêts  capitaux  s'était  élevé, 
en  moyenne,  à  près  de  14  par  an  pour  sept  provinces  ;  tandis 
que,  sous  le  régime  issu  des  barricades  de  Septembre,  en 
rabsence  de  toute  exécution,  le  chiifre  des  condamnations, 
pour  les  neuf  provinces  du  royaume,  n'avait  pas  atteint,  eu 
moyenne,  le  nombre  de  11.  Le  chiffre  de  1830  était  inférieur 
à  celui  de  chacune  des  années  de  la  période  néerlandaise;  le 
chiffre  de  1832  était  inférieur  à  ceux  des  années  1816, 1817, 
1821, 1824,  1825  et  1828;  les  chiffres  de  1831  et  de  1833 
étaient  inférieurs  à  ceyx  des  années  1816, 1817, 1818, 1819, 
1821, 1824, 1825,  1826, 1827,  1828  et  1829.  Aux  yeux  des 
adversaires  de  Téchafaud,  cette  preuve  était  décisive. 

Ils  se  trompaient,  parce  que,  comme  nous  le  dirons  plus 
loin,  on  se  place  complètement  à  côté  de  la  vérité,  quand  on 
s'imagine  que  les  fluctuations  de  la  criminalité  ont  pour  cause 
principale  le  taux  et  la  nature  des  peines  prononcées  par  les 
cours  d'assises. 

Aussi  leur  joie  fut-elle  de  courte  durée.  En  1834,  le  nom- 
bre des  condamnations  capitales  s'éleva  brusquement  à  28, 
y  compris  3  arrêts  rendus  par  contumace.  Jamais  ce  nombre 
n'avait  été  atteint  sous  le  régime  des  Pays-Bas. 

Ainsi  qu'on  devait  s'y  attendre,  les  partisans  de  la  peine 
capitale  s'empressèrent,  à  leur  tour,  d'élever  la  voix.  Ils  por- 
tèrent la  question  à  la  tribune  parlementaire.  Dans  la  séance 
du  31  janvier  1835,  deux  membres  de  l'assemblée  attribuè- 
rent la  multiplication  des  crimes  à  la  «  fausse  philanthropie  » 
du  Ministre  de  la  justice.  Celui-ci  répondit  que  la  peine  de 
mort  n'était  pas  plus  abolie  en  fait  qu'en  droit.  Il  ajouta  que. 


-     2«0     - 

pour  sa  part»  il  n'avait  jamais  fait  une  proposition  de  grâce 
pour  un  assassin  (1). 

Le  débat  produisit  immédiatement  ses  fruits.  Le  3  février, 
un  article  du  Moniteur,  renfermant  le  récit  d'un  procès  crimi- 
nel jugé  par  la  cour  d'assises  de  Bruges,  se  termina  par  les 
lignes  suivantes  :  «  L'arrêt  sera  exécuté.  L'atrocité  du  crime 
»  et  les  antécédents  du  condamné  le  rendent  indigne  de  la 
»  clémence  royale.  »  Six  jours  plus  tard,  laTtéte  de  l'assassin 
tomba  sur  la  place  publique  de  Gourtrai,  où  depuis  dix-neuf 
ans  l'instrument  du  supplice  n'avait  plus  été  dressé  (2). 

bette  précipitation,  nous  n'hésitons  pas  à  le  dire,  était  la 
conséquence  d'une  exagération  manifeste.  Parmi  les  28  con- 
damnations capitales  prononcées  en  1834,  4  l'avaient  été  par 
la  justice  militaire  et  pouvaient  être  attribuées  à  la  situation 
exceptionnelle  résultant  de  l'état  de  guerre.  Parmi  les  24  con- 
damnations restantes,  18  avaient  pour  cause  le  vol  accompli 
avec  les  cinq  circonstances  aggravantes  de  l'art.  381  du  (Iode 
pénal  de  1810,  crime  pour  lequel  le  projet  de  révision  déposé 
par  le  gouvernement  demandait  la  suppression  de  la  peine  de 
mort.  Enfin  plusieurs  autres  crimes,  remontant  à  deux  ou  trois 
ans,  avaient  été  commis  par  des  bandes  de  voleurs  récem- 
ment découvertes  &  Bruges  et  à  Namur,  et  l'on  sait  que  là  où 
fonctionne  la  guillotine  ces  bandes  se  forment  aussi  bien 
qu'ailleurs.  Quoique  la  plupart  des  statistiques  criminelles-ré- 
gulièrement  dressées  ne  remontent  pas  au  delà  de  1830,  il  est 
déjà  avéré  que,  dans  tous  les  pays,  on  rencontre  des  années 
où  le  nombre  des  accusés  atteint  un  chiffre  exceptionnel, 
sans  qu'il  soit  possible  d'en  induire  une  altération  exception- 


Ci)  Séance  du  31  janvier  1835.  Moniteur  du  2  février,  n«  X^, 
(2)  La  dernière  exécution  capitale  dans  ta  Flandre  occidentale  re- 
montait à  plus  de  dix  ans. 


—     16!     - 

oeile  de  la  moralité  publique.  Interrompre  brusquement  une 
expérience  commencée,  parce  qu'une  seule  année  sur  quatre 
semblait  donner  un  résultat  défavorable,  c'était  incontesta* 
blement  s'écarter  des  voies  de  la  science  aussi  bien  que  de 
celles  de  la  modération  et  de  la  raison  (1). 

Quoi  qu'il  en  soit,  depuis  le  9  février  183S  jusqu'en  1864, 
la  peine  de  mort  cessa  d'être  supprimée  de  fait  sur  le  sol 
belge  ;  mais,  nou»  nous  plaisons  à  le  dire,  le  pouvoir  exécutif, 
tout  en  revenant  sur  ses  pas ,  ne  permit  plus  d'exécuter  les 
condamnations  capitales  prononcées  pour  infanticide,  pour 
vol  ou  par  suite  de  l'aggravation  résultant  de  la  récidive. 
D'un  autre  côté,  sur  quarante  condamnés  pour  incendie,  un 
seul  fut  exécuté.  On  peut  donc  dire  que,  de  1830  à  1863, 
date  de  la  dernière  exécution  capitale  en  Belgique,  les  seuls 
crimes  à  l'égard  desquels  la  justice  suprême  ait  eu  son  cours 
sont  le  pan*icide,  l'assassinat,  l'empoisonnement  et  le  meur- 
tre accompagné  d'une  autre  infraction.  Pour  ces  quatre 
crimes,  les  exécutions  ont  eu  lieu  dans  les  proportions  sui- 
vantes :    V 


(1)  La  conduite  du  Ministre  de  la  justice  fut  vivement  critiquée  au 
sein  de  la  Chambre  des  Représentants,  notamment  par  M.  H.  De  Brouc- 
kere,  qui  reproduisit,  à  cette  occasion,  la  proposition  qu'il  avait  déjà 
faite  en  1832  d*abolir  la  peine  de  mort.  (Voy.  le  Moniteur  du  4  et  du  5  fé- 
vrier 1835,  no>  35  et  36).  Sur  les  débats  de  1835  et  sur  leurs  consé- 
quences, M.  Vischers  a  publié  un  remarquable  article  dans  )e  KHtische 
Zeitschrifl  fur  Rechtswissenschafft  und  Gesetsgdmng  des  Auslandes, 
t.  VIII,  pp.  118  et  suiv.  (1836).  Il  a,  plus  tard,  traité  le  même  sujet  dans 
un  travail  plus  étendu,  intitulé  :  Du  premier  essai  tenté  en  Belgique 
pour  Vabolition  de  la  peine  de  mort  (1831-1833).  Liégef  De  Thier,  1864. 


-     262     — 
CONDAMIiiÉS  EXÉCUTÉS  PROPORTION 

sur  cent 

1831-1835        68         3         4.4 

1836-1840        79         2         2,53 
1841-1845       120         8         6,66 

1846-1850  213  18  8.45 

1851-1855  141  17  12,06 

1856-1860  100  4  4 

1861-1865  93  5  5,37  (4) 

On  voit  que,  pendant  un  quart  de  siècle,  de  1830  à  1855, 
les  rigueurs  de  la  justice  répressive  ont  progressivement 
augmenté  dans  une  proportion  sensible. 

Il  nous  sera  facile  de  prouver  que  cette  sévérité  croissante 
ne  Tournit  aucun  argument  à  Tappui  de  la  nécessité  de  la 
peine  de  mort. 

Le  nombre  des  exécutions  par  province  se  répartit  ainsi  : 

Brabant , 13 

Anvers 6 

Hainaut 12 

Flandre  occidentale 14 

Flandre  orientale 11 

'  Namijr •    .    %    .    .  1 

Trois  provinces,  celles  de  Liège,  de  Limbourg  et  de' 
Luxembourg ,  n'ont  pas  vu  dresser  Téchafaud  depuis  1830. 
À  Liège,  la  dernière  exécution  remonte  à  1825. 


(1)  On  sait  qu'à  partir  de  1864,  la  peine  de  mort  est  de  fait  abolie  en 
Belgique. 

Voy.  Statistique  de  lajtislice  criminelle  et  civile  de  la  Belgique.  Période 
de  1850  à  1855.  Documents  parlementaires  de  la  Chambre  des  Représen- 
tants, session  de  186i-1865,  n»  II. 


—     263     - 

En  répartissant  ces  exécutioos  par  ressort  de  cour  d*appel, 
00  trouve  31  exécutions  dans  ie  ressort  de  la  cour  d*appel 
de  Bruxelles  ;  25,  dans  ,1e  ressort  de  la  cour  de  Gand  ;  1  à 
Namur,  dans  le  ressort  de  la  cour  de  Liège. 

Il  en  résulte  que,  si  la  peine  de  mort  possédait  la  vertu 
souveraine  et  infaillible  qu*on  se  platt  h  lui  attribuer,  le  nom- 
bre des  crimes  capitaux,  eu  égard  au  chiffre  de  la  population, 
aurait  dû,  de  1830  à  1855,  s'accroître  dans  le  ressort  de  la  cour 
de  Liège,  tandis  que,  par  la  même  raison,  il  eût  dû  considéra- 
blement diminuer  dans  les  ressorts  des  cours  de  Bruxelles 
et  de  Gand.  Or  c'est  précisément  un  résultat  contraire  qui 
se  manifeste  dans  les  comptes-rendus  de  la  justice  nationale. 

Pour  en  fournir  la  preuve,  un  jurisconsulte  liégeois  a  mis 
en  regard,  pour  les  périodes  de  1832  à  1835  et  de  1850  à 
1855,  le  nombre  moyen  des  accusés  de  crimes  capitaux  dans 
les  provinces  placées  sous  la  juridiction  des  trois  cours,  et  il 
est  arrivé  au  résultat  suivant  : 


1832  à  1835  : 

1850  à  1855  : 

UN  ACCUSÉ  SUR 

UN  ACCUSÉ  SUR 

Bruxelles, 

125,865  babit. 

97,724  babit. 

Gand, 

86,228 

75,291    — 

Liège, 

66,475    — 

102,972    — 

Ainsi,  dans  la  première  période,  le  ressort  de  Liège  était 
celui  où  le  nombre  des  accusés  de  crimes  capitaux,  comparé 
au  chiffre  de  la  population,  était  le  plus  élevé.  Dans  la  der- 
nière, c'est  le  même  ressort  de  Liège  qui,  après  que  la  peine 
de  mort  y  a  été  abolie  de  fait  pendant  un  quart  de  siècle,  ne 
présente  plus  qu'un  accusé  sur  102,972  habitants  ;  tandis  que 
le  ressort  de  Bruxelles  en  fournit  un  sur  97,724,  et  celui  de 
Gand  un  sur  75,291 . 

Dans  le  ressort  de  Bruxelles,  où  il  y  a  eu  31  exécutions. 


le  nombre  des  accusés  de  crimes  capitaux,  comparé  au  chiffre 
de  la  population,  augmente  de  22  p.  c. 

Dans  le  ressort  de  Gand,  ou  vingt-cinq  têtes  sont  tombées 
sur  réchafaud,  le  nombre  des  accusés  augmente  de  13  p.  c. 

Dans  le  ressort  de  Liège,  où  une  seule  condamnation  (pour 
parricide)  a  reçu  son  exécution,  le  nombre  des  accusés  di- 
minue de  S5  p.  c.  (1). 

Assurément  cette  statistique  n'était  pas  de  nature  à  mettre 
en  évidence  l'indispensable  nécessité  du  maintien  de  la  guil- 
lotine ! 

Les  partisans  de  Téchafaud  comprirent  la  valeur  de  Tob- 
jection,  et  ils  s'empressèrent  de  répondre  qu'il  ne  suffisait 
pas  de  prendre  pour  base  de  ces  calculs  le  nombre  des  accu- 
sations portées  devant  les  cours  d'assises.  Pour  avoir  une 
statistique  exacte  de  la  criminalité  par  province,  on  devrait, 
disaient-ils,  ajouter  au  nombre  des  accusations  portées  de- 
vant le  jury,  celui  des  crimes  dont  les  auteurs  sont  restés 
inconnus  (2). 

Cette  réponse  ne  tarda  pas  à  être  complètement  écartée. 
Des  documents  officiels,  communiqués  à  la  Chambre  des 
Représentants,  vinrent  démontrer  que  le  nombre  des  crimes 
capftaux  restés  impoursuivis  (assassinat,  empoisonnement, 
parricide,  infanticide,  meurtre)  était  plus  considérable  dans 
les  ressorts  des  cours  d'appel  de  Bruxelles  et  de  Gand  que 
dans  le  ressort  de  la  cour  d'appel  de  Liège.  La  statistique  ju- 
diciaire, de  1840  à  1867,  fournissait,  en  effet,  les  chiffres 
suivants  :  Bruxelles,  524  ;  Gand,  329  ;  Liège,  264  (3). 

(i)  V.,  à  cet  égard,  un  remarquable  article  publié  par  M.  de  Thier, 
dans  un  journal  politique  de  Liège,  La  Meuse,  supplément  au  numéro  du 
15  février  1862. 

(2)  L'objection  a  été  faite  par  M.  de  Bavay,  dans  son  discours  déjà 
cité,  p.  245. 

(3)  Documenta  parleificntah^s  de  la  Chambre  des  Représentants . 


/ 


À- 


-     205     ~ 


Il  s*en  faut  donc  de  beaucoup  que,  dans  le  ressoit  de  la 
cour  d'appel  de  Liège,  où  Técliafaud  a  disparu  depuis  1825, 
la  sécurité  des  personnes  et  des  propriétés  soit  plus  précaire 
que  dans  les  ressorts  des  cours  de  Gand  et  de  Bruxelles. 


VI. 


Est-ce  à  dire  que  la  peine  de  mort  soit  complètement  dé- 
pourvue d'efficacité;  que,  toujours  inopérante  et  toujours 
dédaignée,  elle  n'arrête  jamais  le  bras  du  coupable  prêt  à 
frapper  sa  victime?  Non,  sans  doute;  il  y  aurait  de  la  folie  à 
le  prétendre.  Plus  d'une  fois  on  a  vu  une  seule  exécution 
mettre  un  terme  à  des  crimes  qui,  depuis  plusieurs  années, 
désolaient  une  commune  populeuse. 
'  Mais  là  n'est  pas  le  nœud  du  problème.  Il  s'agit  de  savoir 
si  un  autre  châtiment,  tel  que  les  travaux  forcés  à  perpétuité, 
ue  produirait  pas  un  effet  analogue. 

Au  premier  abord,  nous  le  savons  par  notre  propre  expé- 
rience, on  est  tenlé  de  répondre  négativement;  on  hésite  à 
croire  que  la  terreur  de  l'échafaud  li'exerce  pas  une  influence 
beaucoup  plus  efficace  que  la  perspective  d'une  réclusion  à 
vie.  Mais  on  ne  tarde  pas  à  changer  d'avis  lorsqu'on  étudie, 
avec  l'attention  qu'ils  méritent,  les  enseignements  fournis 
par  les  annales  du  droit  criminel.  On  s'aperçoit  bientôt  que 
les  châtiments  modérés,  mais  prompts  et  certains,  agissent 
tout  aussi  efficacement  que  les  peines  d'une  rigueur  extrême. 


àession  de  18<>4-I8t>5,  ii"  XI.  Les  tal)leaux  qui  figurent  dans  ce  docu- 
ment officiel  ne  donnent  que  les  chifTres  de  1S40  à  1860.  Les  autres 
m'ont  été^communiqués  par  le  département  de  la  justice. 


-     266     — 

Quand  le  coupat>le  s'apprête  à  commettre  un  crime  punis- 
sable de  mort,  il  s'entoure  de  toutes  les  précautions  qui  se 
trouvent  à  sa  portée,  et,  s'il  passe  outre,  c'est  qu'il  nourrit 
l'espoir  que  les  investigations  de  la  justice  ne  parviendront 
pas  à  établir  sa  culpabilité  ;  s'il  conçoit  le  moindre  doute  à 
cet  égard,  il  s'abstient  ou  remet  la  réalisation  de  son  projet 
à  une  époque  plus  favorable.  Mais  les  choses  se  passent  ab- 
solument de  la  même  manière  quand  le  crime,  au  lieu  d'en- 
courir la  peine  capitale,  n'est  passible  que  de  réclusion  per- 
pétuelle. Tout  aussi  bien  que  dans  la  première  hypothèse, 
le  malfaiteur  s'arrête  ici  lorsqu'il  ne  nourrit  pas  l'espoir  de 
l'impunité;  et  cette  seule  considération  suffit  pour  expliquer 
pourquoi,  dans  une  foule  de  pays,  les  crimes  jadis  punis  de 
mort  ne  sont  pas  devenus  plus  nombreux  depuis  que  cette 
peine  y  a  été  remplacée  par  les  travaux  forcés  à  perpétuité. 
Il  est  vrai  que  ces  considérations  ne  sont  pas  applicables  au 
cas  où  l'auteur  de  l'infraction  agit  sous  l'empire  d'un  mouve- 
ment impétueux  et  subit,  \el  que  la  colère  ou  la  crainte.  Mais 
on  peut  à  cet  égard  fournir  une  double  réponse  :  d'abord,  le 
nombre  des  crimes  irréfléchis  punissables  de  mort  est  de- 
venu excessivement  rare  dans  tous  les  Godes;  ensuite, quand 
l'auteur  agit  sans  réflexion,  il  ne  réfléchit  pas  plus  à  la  peine 
qu'aux  autres  conséquences  de  son  acte. 

On  a  fait,  au  sujet  de  la  terreur  causée  par  l'exécution, 
une  remarque  qui  ne  doit  pas  être  perdue  de  vue.  Pour  celui 
qui  la  subit,  elle  constitue  une  soufl'rance  terrible  ;  mais  il 
n'en  est  pas  de  même  pour  celui  qui  la  voit  à  distance,  comme 
un  événement  incertain,  comme  une  éventualité  dont  rien 
n'atteste  l'inévitable  réalisation.  Or,  quand  il  s'agit  de  déter- 
miner reflet  préventif  de  la  peine  de  mort,  il  ne  faut  pas 
tant  s'occuper  de  celui  qui  la  subit  que  de  celui  qu'elle  doit 
arrêter  dans  la  carrière  du  crime.  Pour  ce  dernier,  il  «*y  a 


-     267     — 

aucune  témérité  h  affirmer  que,  lorsqu'il  prémédite  un  crime, 
il  songe  autant  à  sa  liberté  qu'à  sa  vie.  Est-il  raisonnable  de 
supposer  que  le  malfaiteur,  exposant  maintenant  sa  tète  pour 
jouir  d'une  indépendance  sauvage,  ne  redouterait  pas,  au 
même  degré  que  la  mort,  la  privation  perpétuelle  de  sa 
liberté?  Salluste  disait  déjà  :  Multi  sunl  qui  martem,  ut 
requiem  malarutn  contemnunt,  et  graviter  epavescunt  captivi- 
totem  (4). 

Malgré  d'admirables  progrès  réalisés  dans  toutes  les  di- 
rections de  la  vie  sociale,  l'opinion  publique  est  loin  encore 
de  se  former  une  idée  exacte  et  pratique  de  l'influence  que 
la  rigueur  des  peines  exerce  sur  les  natures  perverses.  Banni 
des  régions  de  la  science,  le  système  suranné  de  l'intimida- 
tion à  outrance  compte  toujours  de  nombreux  partisans  dans 
toutes  les  classes,  sans  en  excepter  les  plus  éclairées.  On  ne 
sait  pas  que  les  causes  de  la  criminalité,  essentiellement 
multiples,  tiennent  à  mille  circonstances  diverses,  dont  l'ac- 
tion se  fait  parfois  sentir  avec  une  Régularité  qui  étonne  l'in- 
telligence du  savant  et  du  philosophe  (2). 

A  coup  sûr,  personne  ne  sera  tenté  d'accuser  d'indulgence 
les  dispositions  du  Code  pénal  de  1810  sur  la  punition  des 
récidivistes.  Et  cependant  la  récidive  suit  en  France  une 
progression  effrayante!  En  1847,  elle  était  d'un  quart  pour 
les  accusés  de  crimes  et  d'un  sixième  et  demi  pour  les 
prévenus  de  délits  correctionnels.  Huit  ans  plus  tard,  près 
de  la  moitié  des  accusés  et  un  peu  plus  du  cinquième  des 
prévenus  étaient  en  état  de  récidive  (3).  Aujourd'hui  non- 


(f)  Voy.  Boeresco,  Traité  comparatif  des  délits  el  des  peines  au  point 
de  vue  philosophique  et  juridique,  pp.  374  et  375. 

(2)  V.  les  belles  recherches  de  M.  Quelelel  dans  son  Essai  de  phy^ 
siquc  socialet  t.  l«^  p.  171  et  suivantes.  (Edit.  de  Bruxelles,  1836.) 

(3)  Bérenger,  De  la  répression  pénale,  2«  part.,  pp.  808-4. 


—     268     - 

seulement  cette  triste  proposition  existe  encore  pour  les 
accusés,  mais  elle  s'est  même  considérablement  accrue  pour 
les  prévenus  (1). 

L'absence  de  documents  officiels  ne  nous  permet  pas  de 
déterminer  quel  était,  sous  les  lois  draconiennes  de  l'ancien 
régime,  le  nombre  des  crimes  en  rapport  avec  le  chiffre  de 
la  population  de  l'époque  ;  mais  tous  les  renseignements  qui 
nous  sont  fournis  tendent  à  faire  supposer  que  le  nombre 
des  malfaiteurs  était,  pour  le  moins,  aussi  considérable  que 
de  nos  jours.  Était-ce  la  faute  de  l'indulgence  excessive  du 

ê 

législateur  criminel?  «Au  moment  où  la  révolution  éclata, 
»  la  peine  de  mort,  avec  toutes  les  variétés  de  son  appli- 
»  cation,  telles  que  la  potence,  la  roue,  le  bûcher,  embras- 
»  sait  cent  quinze  cas  différents,  et  les  crimes  et  délits 
»  qui  échappaient  au  dernier  supplice  étaient  punis  de  la 
»  mutilation  d'un  membre,  de  l'empreinte  du  fer  rouge,  de 
»  la  section  de  la  lèvre  ou  de  la  langue,  de  la  flétrissure  et 
»  de  tous  les  raffinements  qu'une  cruauté  ingénieuse  s'était 
»  plu  à  inventer  (2).  »  On  avait,  de  plus,  les  galères  à  per^ 
pétuité  ou  à  temps,  le  bannissement,  le  fouet  et  le  pilori. 
L'emprisonnement,  qui  joue  un  rôle  si  important  dans  les 
Codes  modernes,  n'était  pas  même  jugé  digne  de  figurer  au 
nombre  des  peines  ;  il  n'existait  qu'à  titre  de  détention  pro- 
visoire :  ad  custodiam  rei. 

Il  faut  des  peines,  il  faut  même  des  peines  sévères.  Mais 
les  peines  seules  ne  déterminent  pas  le  nombre  des  crimes. 
Avec  ou  sans  la  peine  de  mort,  le  nombre  des  attentats  aug- 


(1)  Les  préveiijis  en  état  de  récidive  s'élevaient,  en  1870,  à  36  •/«, 
(Voy.  p.  X  du  Cotnpte  gc}téral  de  Vadtninisb'atian  de  la  justice  a^minelle, 
Paris,  impr.  nat.,  1872.)  .    . 

(2)  Bérenger,  Ibid.,  2*  part.,  p.  74o. 


-     261)     - 

mente,  diminue  ou  reste  stationnaire  h  certaines  époques.  En 
Bavière,  dans  la  période  de  1836  à  1850,  une  seule  exécution 
eut  lieu  par  année  moyenne  ;  dans  la  période  suivante  de 
1850  à  1857,  le  qombre  des  exécutions  s'éleva  à  six  par  an  : 
or,  dans  les  deux  périodes,  le  nombre  des  crimes  capitaux, 
par  année  moyenne,  fut  exactement  le  même  !  En  Fraficé,  les 
cours  d'assises  infligèrent  en  1825  la  peine  de  mort  à  60  as- 
sassins, dont  59  furent  exécutés  :  Tannée  suivante,  les  con-* 
damnations  capitales  du  chef  d'assassinat  s'élevèrent  à  84  ! 
Cestque,  indépendamment  de  tout  système  pénal,  la  crimi- 
nalité se  rattache  à  une  foule  de  causes  qui  échappent,  pour 
la  plupart,  à  l'action  directe  du  législateur.  Quelle  que  soit 
la  rigueur  ou  même  l'atrocité  des  peines»  la  société  subira 
toujours,  à  des  degrés  divers,  l'influence  des  passions  qui 
fermentent  dans  son  sein.  Parmi  les  sources  les  plus  abon- 
dantes des  méfaits,  on  devra  toujours  ranger  l'orgueil,  la 
haine,  la  vengeance,  l'ambition  déçue,  l'ignoi^nce,  la  paresse, 
la  débauche,  la  misère,  la  cupidité,  le  mauvais  exemple,  le 
vice  sous  toutes  ses  formes  et,  surtout,  l'absence  d'éducation 
religieuse  et  morale.  Ce  n'est  pas  l'écbafaud  qui  fournira  le 
moyen  de  panser  ces  tristes  plaies  de  l'humanité  !  Une  police 
judiciaire  intelligente  et  active,  une  organisation  rationnelle 
du  régime  des  prisons,  un  bon  système  d'éducation  populaire 
laidement  appliqué,  ces  trois  moyens  sont  bien  plus  eflicaces 
que  l'effusion  du  sang  ! 


VII. 


En  dernier  résultat,  il  est  permis  d'affirmer  que,  depuis 
la  publication  régulière  des  statistiques  criminelles  jusqu'à 
l'heure  où  nous  écrivons,  aucun  des  faits  révélés  par  les 


—     270     — 

annales  judiciaires  ne  démontre  la  nécessité  de  la  peine  de 
mort.  Loin  de  là  :  depuis  un  siècle,  tous  les  essais  tentés  en 
Europe  et  en  Amérique  attestent  que,  dans  Tétat  actuel  de  la 
société  moderne,  le  remplacement  de  Téchafaud  par  la  dé- 
tention perpétuelle  n'entraînerait  aucun  péril  pour  la  sécu- 
rité publique. 

Les  partisans  de  la  peine  de  mort  peuvent  bâtir  des  théo- 
'ries,  imaginer  des  hypothèses,  émettre  des  prédictions  sinis- 
tres ;  mais  ce  serait  en  vain  qu'ils  s'efforceraient  de  chercher, 
sur  le  terrain  de  la  réalité,  une  preuve  mjfnifeste,  évidente, 
irrécusable.  De  même  que  les  nombreux  partisans  de  la  tor- 
ture et  de  la  mort  exaspérée  qu'on  rencontrait  dans  tous  les 
parquets  à  la  fln  du  dix-huitième  siècle,  ils  en  sont  réduits 
à  devoir  s'écrier  :  «  L'échafaud  est  nécessaire  ;  ne  tentez  pas 
»  une  expérience  dangereuse.  » 

Ce  langage  ne  saurait  être  celui  de  la  science. 

Si  la  nécessité  de  la  peine-  de  mort  n'est  pas  démontrée, 
et  assurément  cette  démonstration  n'est  pas  faite,  le  pouvoir 
social  doit,  au  moins  provisoirement,  l'effacer  de  nos  Godes. 

Si  l'excuse  de  la  nécessité  lui  manque,  le  législateur  doit 
renoncer  à  un  système  audacieux  qui  tend  à  faire  prononcer 
des  peines  irréparables  par  des  juges  faillibles. 

Si  des  châtiments  moins  sévères  suffisent,  la  nation  doit 
s'empresser  de  répudier  un  moyen  de  préservation  tellement 
dangereux  que,  dans  la  seule  période  décennale  de  1846  à 
1856,  l'Angleterre  et  la  France  ont  vu  condamner  pour  crime 
capital  dix  individus  dont  l'innocence  a  été  plus  tard  judi- 
ciairement reconnue  (1)  ! 


(1)  Et  Dieu  sait  io  nombre  des  erreurs  judiciaires  qui  n*ont  pas  été 
constatées!  V.  à  ce  sujet  Deutsche  Strafrechtzeitung,  23  février  1861. 
Berner,  loc.  cit.,  p.  3.  —  Will,  (hi  riraiinslantial  ei^dence  (Londres, 
4850),  énumère  de  nombreux  cos  d'erreurs  judiciaires.  V.  Aussi  Mîtter- 
maier^  ourrag*'  cité,  p.  109-112. 


—     271      - 

Si  rien  ne  prouve  que  Teffusion  du  sang  humain  soit  indis- 
pensable, la  société  doit  laisser  au  coupable  les  jours  de 
remords  et  de  repentir  que  Dieu  lui  accorde  pour  arriver  à 
sa  régénération  morale  avant  Theure  suprême  marquée  par 
la  nature. 

Nous  espérons  que  la  Belgique  ne  sera  pas  la  dernière  à 
tenter  cette  grande  et  solennelle  épreuve.  Déjà  elle  se  trouve 
dépassée  par  des  nations  qui,  longtemps  après  lelle,  sont 
entrées  dans  les  voies  larges  et  fécondes  de  la  liberté  con- 
stitutionnelle. 


Vin. 


Il  nous  reste  à  répondre  à  une  objection. 

Bien  des  personnes,  tout  en  avouant  quMI  est  permis  de 
révoquer  en  doute  la  nécessité  de  la  peine  de  mort,  s*oppo- 
sent  à  toute  réforme  ultérieure,  parce  que,  à  leur  avis,  le 
droit  de  grâce  suffit  pour  parer  à  tous  les  dangers  et  satis- 
faire à  toutes  les  exigences. 
'  La  réponse  est  facile. 

Déjà  l'expérience  de  la  France  et  de  l'Angleterre  a  suffi- 
samment démontré  que  cette  belle  prérogative  de  la  royauté 
ne  suffit  pas  pour  écarter  toutes  les  conséquences  des  erreurs 
judiciaires;  mais,  quand  même  cette  expérience  ne  serait  pas 
faite,  on  pourrait  se  borner  à  appeler  l'attention  des  auteurs 
de  l'objection  sur  les  règles  fondamentales  de  la  procédure 
moderne. 

Sous  ce  rapport,  nous  ne  pouvons  mieux  faire  que  de  tra- 
duire un  passage  du  remarquable  rapport  que  M.  Haagen  a 
présenté,  en  1863,  à  la  seconde  Chambre  du  grand-duché  de 


-     27:2     - 

Bade,  au  nom  de  la  Commission  chargée  de  Texamen  du 
nouveau  Gode  de  procédure  criminelle. 

a  La  gi^ce,  dil  M.  Haagen,  n*est  pas  le  bon  moyen  d*écarter 
»  les  inconvénients  de  la  peine  capitale. 

»  Si  les  remises  ou  commuta\ions  de  peines  sont  accordées 
»  trop  fréquemment,  elles  portent  atteinte  au  respect  dû  à 
»  la  justice  et  à  la  loi  ;  tandis  que,  si  elles  s'accordent  très- 
»  rarement,  elles  laissent  subsister  tous,  les  inconvénients 
»  de  la  peine  de  mort  et  toutes  les  objections  dirigées 
»  contre  elle. 

»  Dans  les  pays  où  Ton  donne  la  préférence  au  système 
»  des  débats  oraux  et  publics,  la  question  de  savoir  si  la 
»  grâce  doit  être  accordée  ou  refusée  place  le  chef  de  TÉtat 
»  dans  une  pénible  perplexité.  Sous  la  procédure  ancienne, 
»  où  Ton  trouvait  au  dossier,  dans  toute  leur  intégrité,  les 
»  actes  qui,  seuls,  avaient  guidé  les  juges  et  motivé  leur 
»  sentence,  le  droit  de  grâce  avait  une  base-  sûre  et  pouvait 
»  être  exercé  en  parfaite  connaissance  de  cause  ;  mais  ces 
»  matériaux  essentiels  font  aujourd'hui  défaut.  Le  procès- 
»  verbal  de  l'audience  ne  mentionne  que  très-imparfaitement 
»  les  éléments  à  l'aide  desquels  les  jurés  et  les  juges  ont 
))  formé  leur  conviction  intime,  et  cette  réflexion  s'applique 
»  principalement  à  tout  ce  qui  a  été  dit  dans  l'intérêt  de  la 
»  défense  de  l'accusé.  Les  actes  de  l'instruction  préliminaire 
»  sont,  de  leur  côté,  toujours  plus  ou  moins  imparfaits,  et 
i)  de  la  sorte  on  se  trouve  amené  à  s'en  rapporter  exclusive- 
»  ment  à  l'avis  des  fonctionnaires  de  l'ordre  judiciaire  ou 
»  politique,  qui  peuvent  très-bien  avoir  conçu  une  opinion 
»  partiale.  La  belle  prérogative  du  droit  de  grâce  ne  souffri- 
»  rait  aucun  préjudice  de  l'abolition  de  la  peine  de  mort  ; 
»  son  champ  resterait  assez  vaste ,  quand  même  on  en 


-     275     - 

»  retrancherait  une  part  qui    répugne   aux   àoies   gêné- 
»  reuses  (1).  > 

Nous  croyons  inutile  d'insister  davantage,  et  nous  termi- 
nerons cet  opuscule,  en  empruntant  quelques  lignes  à  un 
jurisconsulte  illustre,  que  nous  avons  eu  le  bonheur  de 
compter  au  nombre  de  nos  amis  :  «  Les  recherches  aux- 
»  quelles  je  vieps  de  me  livrer  établissent  que  la  doctrine, 
»  la  législation  et  Texpérience  se  réunissent  pour  démontrer 
»  que  le  temps  est  proche  où  la  peine  de  mort,  débris  d'un 
»  autre  âge,  disparaîtra  complètement  de  nos  Godes.  Quand 
»  ce  temps  arrivera-t-il  ?  Dieu  seul  le  sait.  Mais  du  moment 
»  où  prévaudra  la  certitude  que  la  peine  de  mort  n*est  pas 
»  nécessaire...,  elle  tombera  comme  tombent  à  l'automne 
»  les  feuilles  des  arbres.  Le  procès  sera  gagné  quand,  chez 
»  la  majorité  des  hommes  sensés  et  bien  pensants,  naîtra  la 
»  conviction  que  des  prisons,  organisées  de  manière  à  favo- 
»  riser  l'amendement  des  malfaiteurs  et  pourvues  d'une  puis- 
»  sance  d'intimidation  qui  protège  suffisamment  la  société, 
»  peuvent  remplacer  efficacement  la  peine  de  mort  (2).  » 


(i)  Heidelbei^w  Journal,  24  mai  1863. 
(3)  Mittermaier,  oui\  cit.,  p.  168. 


18 


\ 


IX 


UNE  CONTROVERSE 


DU  TREIZIÈME  SIÈCLE 


SUR  LA  LÉGITIMITÉ  DE  LA  PEINE  DE  MORT 


UNE  CONTROVERSE 


DU  TREIZIÈME  SIÈCLE 


SUR  LA  LÉGITIMITÉ  DE  LA  PEINE  DE  MORT 


Nous  avons  dit,  à  une  autre  époque  :  «  Il  en  est  de  la 
»  peine  capitale  comme  de  tous  les  grands  problèmes  de 
»  politique  et  de  législation  agités  dans  les  écoles  modernes. 
»  À  toutes  les  époques,  avant  comme  depuis  Beccaria,  une 
)>  foule  d'esprits  distingués  ont  conçu  des  doutes,  les  uns 
»  sur  la  légitimité,  les  autres  sur  l'efficacité  de  l'effusion  du 
»  sang  des  coupables.  Grâce  à  une  intelligence  plus  lucide 
»  et  plus  complète  des  principes  fondamentaux  du  droit 
»  pénal,  ces  doutes  prennent  actuellement  une  forme  scien- 
»  tifique,  mais  ils  ne  datent  pas  du  dix-neuvième  siècle  (1).  » 
.  Nous  venons  corroborer  cette  affirmation  par  yne  preuve 
nouvelle. 

Tous  ceux  qui  se  sont  livrés  à  l'intéressante  étude  des 
dissidences  religieuses  du  moyen  âge  ont  remarqué  la  force 
d'expansion  et  l'indomptable  persévérance  de  la  secte  des 
Vaudois.  Cruellement  persécutés  en  Provence,  en  Savoie, 
dans  le  Dauphiné,  en  Piémont,  en  Galabre,  en  Autriche,  en 


(t)  Séance  de  la  classe  des  lettres  de  l'Académie  royale  de  Belgique, 
du  5  mars  1866. 


—     278     - 

Bohême»  en  Pologne,  en  Angleterre  et  en  Flandre  ;  cachés 
dans  les  forêts,  dispersés  dans  les  grottes  des  montagnes, 
chargés  de  la  haine  des  gouvernements  et  des  peuples,  ils 
passaient  d*un  pays  à  Tautre,  emportant  partout,  sans  jamais 
se  lasser,  un  vaste  système  de  doctrines  et  de  pratiques 
qu*ils  croyaient  être  celles  de  TÉglise  primitive.  Après  avoir 
triomphé  de  l'exil  et  des  supplices,  ils  nous  présentent, 
aujourd'hui  encore,  le  curieux  spectacle  d'une  secte  du  dou- 
zième siècle  subsistant  avec  toutes  les  institutions  essen- 
tielles qu'elle  reçut  de  ses  fondateurs.  Lorsque,  le  28  jan- 
vier 1848,  la  ville  de  Turin  célébra  l'octroi  d'un  Statut  con- 
stitutionnel  proclamant  la  liberté  des  cultes,  de  nombreuses 
députations  de  Yaudois,  descendues  des  vallées  des  Alpes, 
vinrent  défiler  avec  les  bannières  de  leurs  paroisses  sous  les 
fenêtres  du  palais  de  Charles-Albert. 

Dans  ces  dernières  années,  on  a  beaucoup  écrit  sur  les 
doctrines  religieuses  et  les  tendances  politiques  des  pre- 
miers disciples  de  Yaldo.  Nous  ne  suivrons  pas  cet  exemple. 
Renfermant  strictement  nos  recherches  dans  le  cercle  des 
matières  pénales,  nous  nous  bornerons  à  prouver  que,  vers 
la  fin  du  douzième  et  au  commencement  du  treizième  siècle, 
les  pasteurs  vaudois  étaient  des  adversaires  convaincus  et 
tenaces  de  la  peine  de  mort. 

Quels  que  soient,  disaient-ils,  les  temps,  les  lieux,  les 
circonstances  et  les  causes,  l'homicide  est  prohibé  d'une 
manière  absolue,  depuis  le  jour  où  Jéhovab,  au  milieu  des 
éclairs  du  Sinal,  a  promulgué  le  grand  et  immortel  précepte  : 
«  Tu  ne  tueras  point  (1).  »  Le  Christ  a  confirmé  cette  loi 
salutaire,  en  disant  :  «Vous  ne  tuerez  pas...;  ceux  qui  sai- 


(1)  Exvdc,  XX,  13. 


»  siront  le  glaive  périront  par  le  glaive  (1)^  »  Que  le  pouvoir 
social,  chargé  du  maintien  de  Tordre,  se  défende  contre  les 
embûches  et  les  attaques  des  malfaiteurs  ;  qu'il  protège  la 
sécurité  publique  par  tous  les  moyens  dont  il  peut  légitime- 
ment disposer  ;  mais  qu'il  n'aille  pas  se  souiller  lui-même 
d'un  nouveau  crime,  en  versant  le  sang  des  coupables.  Tuer 
l'assassin,  le  conspirateur  et  le  voleur,  avant  qu'ils  aient 
tiDuvé  dans  la  pénitence  le  pardon  de  leurs  méfaits,  c'est 
tuer. leurs  âmes  en  même  temps  que  leurs  corps;  c'est  les 
vouer  froidement  et  sûrement  à  la  damnation  éternelle. 
Gomment  concilier  cette  rigueur  inexorable  avec  la  belle  et 
salutaire  parole  du  Christ  :  «  Aimez  vos  ennemis  et  faites  du 
»  bien  à  ceux  qui  vous  baissent  (2)  ?»  Et  que  le  juge,  ajou- 
tant l'hypocrisie  au  crime,  ne  vienne  pas  s'excuser  en  allé- 
guant qu'il  se  borne  à  obéir  k  la  loi  dont  il  est  le  ministre! 
La  loi  de  Dieu  est  au-dessus  de  la  loi  des  hommes.  Le  Sei- 
gneur n'a-t-il  pas  dit,  par  la  bouche  de  Moïse  :  «  C'est  à  moi 
»  qu'appartient  la  vengeance  (3)?  »  N'a-t-il  pas  ajouté,  par 
Torgane  d'Ézéchiel  :  «  Je  ne  veux  pas  la  mort  du  pécheur^ 
)>  mais  qu'il  se  convertisse  et  qu'il  vive  (4)?  »  Paul,  l'Apètre 
des  Gentils,  ne  s'est-il  pas  écrié,  sous  la  loi  nouvelle  :  «  Ne 
vous  vengez  point  (5)?  »  La  nature,  aussi  bien  que  la  reli- 
gion, nous  oblige  à  aimer  notre  prochain  comme  nous- 
mêmes,  et  la  législation  criminelle  des  Chrétiens  doit  être 
mise  en  harmonie  avec  le  précepte  évangélique  :  «  Ne  faites 
»  pas  à  autrui  ce  que  vous  ne  voudriez  pas  qu'on  vous  fit  (6)  !  » 


(1)  Afa«/*.,V,  2I;XXVI,  52. 

(2)  Matth.,  V,  44. 

(3)  Denteronome,  XXXII,  35. 

(4)  Exechiel,  XVIII,  32. 

<5)  Paul,,  ad  Romanos,  XII,  19. 
(G)  Matth.,  VU,  12  ;  Luc,  VI,  31. 


li  faut  ramener  les  coupables  dans  les  voies  de  la  justice  et 
du  salut,  en  leur  faisant  comprendre  Ténormité  de  levr 
crime,  en  les  frappant  de  peines  propres  à  opérer  leur  amen* 
dément;  mais  le  lé^slateur  n*a  jamais  le  droit  de  priver  le 
malfaiteur,  quel  qu*il  soit,  des  heures  de  repentir  et  de  mi- 
séricorde que  ta  Providence  lui  accorde  pour  arriver  à  sa 
régénération  morale. 

Jetant  ensuite  un  coup  d*œil  sur  la  barbarie  du  système  de 
répression  généralement  admis  dans  leur  siècle,  les  doc- 
teurs des  Vaudois  ajoutaient  que  les  lois  chrétiennes,  qui 
devraient  être  une  œuvre  de  mansuétude  et  d'amour,  étaient 
en  réalité  plus  cruelles  et  plus'  implacables  que  celles  de 
Moïse.  Chez  les  Hébreux,  disaient-ils,  le  voleur  était  con- 
damné à  payer  le  double  ou  le  quadruple  de  la  valeur  de  la 
chose  soustraite  ;  chez  les  Chrétiens,  il  est  rare  que  le  voleur 
ne  soit  pas  conduit  au  gibet  ou  à  la  roue.  A  coup  sûr,  Mo!se, 
appliquant  le  principe  antique  du  talion,  se  croyait  très- 
sévère  en  exigeant  dent  pour  dent,  œil  pour  œil,  pied  pour 
.pied,  brûlure  pour  brûlure,  plaie  pour  plaie,  meurtrissure 
pour  meurtrissure  (1).  Mais  que  dire  des  lois  chrétiennes 
qui,  dépassant  de  beaucoup  le  précepte  du  talion,  com- 
minent  la  peine  capitale  pour  la  mutilation  d'un  seul  mem- 
bre? Faut-il  qu'une  ère  de  miséricorde  et  de  fraternité  se 
distingue  par  l'aggravation  exorbitante  des  supplices  ? 

Fidèles  aux  goûts  et  aux  habitudes  des  écrivains  contem- 
porains, les  Barbas  des  Vaudois  (2)  ne  pouvaient  manquer 
de  compléter  leur  démonstration  par  quelques  sentences 
empruntées  aux  Pères  de  TÉglise.  Ils  invoquaient  à  l'appui 


(1)  Exode,  XXI,  24,  25. 

(2)  Titre  de  déférence  que  les  Vaudois  donnaient  à  leurs  pasteurs 
^textuellement  oncle,  dans  Tidiome  vaudois). 


-     281      ^ 

de  leur  thèse  les  paroles  suivantes,  que  saint  Augustin  s*eni- 
pressa  d*adfesser  au  tribun  Marcellinus,  quand  il  apprit  que 
eelni-ci  allait  se  prononcer  sur  le  9ort  de  quelques  Dona-- 
tistes  qui  s*étaient  souillés  d*nne  foule  de  crimes  :  «  Juge 
»  cbrétien,  que  l'indignation  suscitée  par  l'iniquité  ne  te 
»  fasse  pas  oublier  les  exigences  de  l'humanité.  En  punissant 
»  les  coupables,  cherche  plutôt  à  guérir  leurs  plaies  qu'à 
»  tirer  vengeance  de  leurs  crimes....  Malgré  l'atrocité  des 
»  actes  dont  ils  s'avouent  coupables,  je  te  prie,  par  égard 
i>  pour  moi  et  à  cause  de  la  charité  chrétienne,  de  leur  in- 
»  fliger  une  peine  autre  que  la  peine  capitale.  Il  se  peut  que 
»  quelques-uns  d'entre  nous,  irrités  par  l'énormité  des  mé- 
»  faits,  vous  accusent  de  faiblesse  et  de  négligence  dans 
»  l'accomplissement  de  votre  devoir  ;  mais  aussitôt  que  ces 
»  violentes  émotions  des  âmes,  que  provoquent  toujours  les 
»  faits  récents,  se  seront  calmées,  votre  indulgence  éclairée 
»  ne  recevra  que  des  éloges  (1).  y>  Ils  rappelaient  que,  dans 
une  occasion  analogue,  le  même  évéque  d'Hippone  avait 
écrit  au  proconsul  Donatus  :  «  ....  Nous  désirons  que  la 
»  redoutable  sévérité  des  lois  et  des  juges  serve  à  corriger 
»  les  coupables  et  non  à  les  tuer,  afin  qu'ils  échappent  à  la 
»  condamnation  éternelle(2).  dIIs  aimaient  surtout  à  répéter 
la  célèbre  maxime  de  saint  Grégoire  le  Grand  :  «  Que  l'Église 
»  étende  sa  protection  même  sur  ceux  qui  ont  versé  le  sang, 
»  de  peur  de  participer  indirectem'ent  k  Teffusion  de  leur 
»  propre  sang  (3).  » 


(1)  Epist,  s.  Augustini,  GXXXIII  et  CXXXIX,  pp.  â09  et  535  ;  édit. 
Migne. 

(2)  Epist.,  G.,  p.  366;  édit.  Migne. 

(3)  Decretum  Gratiani,  Caus.  XXIII,  Quaest.  5,  c.  7. 

NouB  empruntons  cette  espèce  do  dissertation  aux  chapitres  XX  et 
XXI  du  livre  II  du  célèbre  traité  d* Alain  de  LiUe,  intitulé  :  De  fide 


-     28â     - 

On  se  figure  saiis  peine  Timmense  effet  que  ces  débats 
devaient  produire  dans  les  écoles  et  dans  les  prétoires  du 
moyen  âge,  oii  le  respect  des  traditions  était  poussé  jusqu'au 
fétichisme.  Au  milieu  de  ces  docteurs  austères,  de  ces 
magistrats  inflexibles,  qui  avaient  placé  au  premier  rang  de 
leurs  maximes  politiques  la  nécessité  de  répandre  la  terreur 
par  les  supplices,  le  désarmement  du  bourreau  ne  pouvait 
manquer  de  rencontrer  une  répulsion  à  peu  près  universelle. 
Les  législateurs  et  les  juges  crièrent  au  scandale  ;  mais  les 
inquisiteurs,  s*emparant  à  leur  tour  de  cet  enseignement 
nouveau,  en  firent  l'objet  d'une  accusation  d'hérésie,  et,  il 
faut  l'avouer,  les  inquisiteurs  n'avaient  pas  tort.  En  plaçant 
le  problème  sur  le  terrain  exclusif  de  la  religion  et  du 
dogme,  en  proclamant  l'inviolabilité  absolue  de  la  vie  hu- 
maine, les  Vaudois  niaient  positivement  l'inspiration  divine 
des  livres  de  l'Ancien  Testament,  puisque  Moïse,  plusieurs 
années  après  la  promulgation  du  Décalogue,  avçiit  très-sou- 
vent comminé  la  peine  de  mort  dans  le  Lévitique  et  le  Deu- 
téronome.  Mais  l'accusation  d'hérésie  ne  suffisait  pas  pour 
calmer  les  esprits  et  rassurer  toutes  les  consciences.  11  fal'- 
lait  prouver  que  les  sectaires  tronquaient  les  paroles  de 
l'Écriture,  dénaturaient  l'enseignement  des  Pères  et  mécon- 
naissaient  la  mission  sociale  des  juges. 

Un  homme  illustre  se  chargea  de  cette  tâche.  Alain  de 
Lille,  à  qui  l'admiration  naïve  du  moyen  âge  avait  décerné 
le  titre  pompeux  de  Docteur  universel,  se  constitua  le  cham- 
pion de  la  peine  capitale.  Théologien,  philosophe,  poète, 


catfwlica  conti'a  haei*eiU'08  8ui  tempoiis,  pi'aesertim  Albiyeusen  et  Wal' 
denses,  Wm  quatuor,  pp.  271  et  272  (Antv.,  1653,  in-fol.).  De  Visch, 
Fauteur  de  cette  édition,  ne  connut  d'at)ord  que  les  deux  premiers 
livres  du  traité  d'Alain.  Il  publia  plus  tiird  les  deux  autres  à  la  suite  de 
sa  Bibliothcca  svriptonwi  ordinis  Cisterciefisis,  p.  410. 


—     28S     — 

historien,  alchimiste,  il  exerçait  sur  ses  contemporains  une 
influence  considérable.  Prenant  un  à  un  tous  les  arguments 
des  Vaudois,  il  en  fit  l'objet  d'une  dissertation  que  nous 
allons  résumer  aussi  succinctement  que  possible. 

Alain  commence  par  déterminer  avec  soin  le  rôle  religieux 
et  social  qui,  à  son  avis,  appartient  au  juge  criminel  régu- 
lièrement institué. 

Quand  le  juge,  dit  le  Docteur  universel,  prononce  une  sen- 
tence capitale,  ce  n'est  pas  lui  qui  tue  le  coupable,  et  toute 
la  responsabilité  retombe  sur  la  loi  dont  il  est  le  ministre* 
Si  le  magistrat  suppose  que  le  condamné  se  trouve  en  état 
de  péché  mortel,  il  doit  vivement  l'exhorter  à  purifier  son 
âme  par  la  pénitence  ;  mais,  en  aucun  cas,  il  ne  sera  respon- 
sable ni  de  la  mort  temporelle,  ni  de  la  moit  éternelle  du 
malfaiteur  qui  méprise  ses  avertissements  et  dédaigne  ses 
conseils.  Il  en  est  du  juge  commue  du  soldat.  Quand  celui-ci, 
en  dehors  du  champ  de  bataille,  tue  quelqu'un  de  sa  propre 
volonté,  il  devient  responsable  du  sang  versé  ;  tandis  que, 
s'il  donne  la  mort  en  obéissant  à  l'ordre  de  son  chef  légitime, 
il  échappe  à  toute  peine,  à  tout  reproche,  à  toute  responsa- 
bilité. Le  juge  aussi  obéit  à  l'autorité  légitime  lorsque,  sub- 
ordonnant sa  volonté  à  celle  du  législateur,  il  ordonne  le 
supplice  des  criminels.  Le  juge  est  l'un  des  ministres  de 
Dieu  dans  l'exercice  de  la  justice  sociale. 

A  la  suite  de  ces  prémisses,  Alain,  discutant  la  valeur  des 
textes  de  TËcriture  qu'on  lui  oppose,  s'efibrce  de  prouver 
qu'ils  ont  été  exagérés  et  dénaturés  dans  les  prédications 
des  Vaudois.  Quand  le  Christ  disait  que  celui  qui  saisira  le 
glaive  périra  par  le  glaive,  il  voulait  simplement  rappeler 
que  la  peine  du  sang  versé  atteint  l'individu  qui  s'empare  du 
glaive  sans  droit  et  sans  qualité,  dans  le  seul  dessein  d'as- 
souvir sa  haine,  son  orgueil  ou  ses  passions  cupides.  Quand 


-     284     — 

Jébovabt  par  ia  grande  voix  de  Moise,  disait  au  peuple  d*Is- 
i*aël  :  ce  C'est  à  moi  qu'appartient  la  vengeance  et  la  rétribu- 
»  tion,  »  il  n'avait  d'autre  but  que  de  proscrire  ta  vengeance 
individuelle  et  d'engager  les  hommes  à  laisser  aux  lois  et  aux 
juges  le  soin  de  réprimer  les  méfaits  et  les  injures.  Qu'im- 
poiient  ici  les  fragments  des  textes  sacrés  qui  commandent 
la  charité,  exaltent  la  miséricorde  et  condamnent  la  haine  ? 
Le  juge  qui  punit  l'auteur  d'un  crime  n'éprouve  ni  haine  ni 
colère  ;  il  frappe  pour  que  la  souffrance  d'un  seul  dissipe 
les  mauvais  desseins  d'un  grand  nombre  ;  il  fait  endurer  au 
coupable  une  peine  temporelle,  afin  que,  ramené  par  son 
supplice  même  à  des  pensées  salutaires,  il  échappe  ainsi  h 
des  châtiments  sans  fin  qui  l'attendent  sur  les  rivages  de 
l'éternité.  Le  juge  criminel  pratique  en  même  temps  la  jus* 
tice  et  la  charité  ;  loin  de  se  trouver  en  contradiction  per- 
manente avec  la  loi  divine,  ij  peut  à  bon  droit  s'appliquer 
cette  parole  de  l'apôtre  :  «  Le  prince  ne  porte  pas  en  vain 
»  l'épée  ;  il  est  le  ministre  de  Dieu,  institué  pour  faire  régner 
»  le  droit  en  punissant  les  malfaiteurs  (1).  » 

Arrivant  ensuite  à  l'objection  déduite  de  la  rigueur  exces- 
sive des  lois  pénales  de  son  siècle,  Alain  ne  fait  aucune  diffi- 
culté d'avouer  qu'elles  méritent  les  reproches  que  leur  adres- 
sent les  Vaudois.  Il  convient  qu'on  devrait  se  borner  à  faire 
subir  ia  flagellation  aux  voleurs  ordinaires  ;  v^tkis  il  soutient 
que  la  peine  capitale  n'est  pas  trop  sévère  pour  les  brigands 
qui  infestent  les  routes,  maltraitent  les  voyageurs  et  trou- 
blent profondément  toutes  les  relations  sociales.  Il  admet 
que  la  perte  de  la  vie  est  un  châtiment  trop  rigoureux  pour 
la  mutilation  d'un  seul  membre,  et  qu'il  serait  préférable 
d'appliquer  le  principe  du  talion,  à  moins  que  la  cause  ne 

(I)  Paul.,  ad  Bomanos,  XIII.  i. 


-     285     - 

présente  des  circonstances  toat  à  Tait  exceptionnelles.  Il 
avoue  même  que  les  hérétiques  ne  devraient  pas,  comme 
tels,  être  condamnés  au  dernier  supplice.  «  On  forait  mieux, 
»  dit-il,  de  prendre  en  considération  leur  caractère  de  chré- 
»  tien  et  de  les  ramener  au  giron  de  l'Église,  à  moins  qu'ils 
»  n'aient  commis  des  péchés  auxquels  les  lois  attachent  la 
n  mort  temporelle.  Le  juge  peut  alors  les  punir,  pourvu 
»  qu'il  le  fasse  par  autour  de  la  justice  et  non  par  colère  ou 
»  par  esprit  de  vengeance.  »  Mais  après  cet  aveu,  très- 
remarquable  dans  les  écrits  d'un  docteur  du  treieième  siècle, 
il  fait  observer  que  les  accusés  trouvent  cependant,  sous  la 
loi  nouvelle,  certains  avantages  dont  ils  ne  jouissaient  pas 
sous  la  loi  mosaïque.  II  rappelle  que  le  Deutéronome  autori- 
sait les  parents  du  mort  à  tuer  l'auteur  d'un  homicide  pure- 
ment accidentel,  aussi  longtemps  qu'il  n'avait  pas  atteint  le 
territoire  de  Tune  des  trois  villes  de  refuge  placées  de  chaque 
edté  du  Jourdain  ;  tandis  que  les  lois  des  peuples  chrétiens 
ne  condamnent  jamais  au  dernier  supplice  celui  qui,  sans  le 
vouloir,  cause  la  mort  d'un  de  ses  semblables.  Il  ajoute  que, 
dans  le  système  de  répression  établi  par  le  législateur  inspiré 
des  Hébreux,  aucun  lieu  de  refuge  ne  pouvait  soustraire  au 
dernier  supplice  ceux  qui  avaient  volontairement  versé  le 
sang  de  l'homme;  tandis  que,  sous  le  régime  chrétien  du 
treizième  siècle,  tout  coupable,  quel  qu'il  fût,  jouissait  d'une 
sécurité  complète  quand  il  réussissait  à  atteindre  le  seuil 
d'une  ^lise.  Il  dit  enfin  que,  de  son  temps,  les  condamnés 
étaient  souvent  graciés  ;  tandis  que,  sous  la  loi  juive,  rien 
lie  pouvait  empêcher  l'exécution  d'une  sentence  capitale  ré- 
gulièrement prononcée  (1). 


(i)  Alain  commet  ici  une  erreur  manifeste.  Le  droit  de  grftœ  n*était 
pas  inconnu  chez  les  Juifs.  (Voy.  nos  Eludes  «i«r  l'histoire  du  droit  m- 
minel  des  peuples  anciens,  t.  Il,  p.  87.) 


-     286     - 

Suivant  toujours  la  route  frayée  par  ses  adversaires,  Alain 
termine  la  défense  de  sa  thèse,  en  invoquant,  lui  aussi,  ren- 
seignement des  docteurs  de  TÉglise  primitive.  Les  Vaudois, 
dit-il,  ont  détourné  de  leur  signification  réelle  les  paroles 
qu'ils  empruntent  à  saint  Grégoire  le  Grand.  En  les  écrivant, 
rillustre  pontife  du  sixième  siècle  avait  pour  seul  but  de 
rappeler  au  juge  ecclésiastique  Tobligation  de  ne  pas  verser 
le  sang  et  de  livrer  le  coupable  au  magistrat  séculier,  qui 
seul  porte  Tépée  au  nom  du  prince  :  maxime  sage  et  ration- 
nelle, puisque  le  juge  ecclésiastique,  qui  doit  s'occuper 
avant  tout  de  l'àme  du  malfaiteur,  usurperait  les  prérogatives 
de  la  puissance  politique  en  frappant  le  corps.  La  doctrine 
de  saint  Augustin  n'a  pas  été  mieux  comprise.  Quand  le  glo- 
rieux évèque  d'Hippone  intercède  en  faveur  de  quelques  Do- 
natistes  menacés  du  dernier  supplice,  il  fait  valoir  les  avan- 
tages de  la  miséricorde,  sans  nier  les  droits  imprescriptibles 
de  la  justice.  Ifa-t-il  pas  dit  lui-même  :  «  Si  celui  qui  tue 
»  volontairement  son  semblable  commet  un  assassinat,  il 
«  existe  cependant  des  cas  où  la  mort  peut  être  donnée  sans 
»  péché,  comme  lorsque  le  soldat  tue  son  ennemi  ou  que  le 
»  juge  prononce  une  sentence  capitale  contre  l'auteur  d'un 
»  crime  (1)?  »  C'est  là,  ajoute  le  Docteur  universel,  l'opinion 
unanime  des  Pères  de  l'Église.  Saint  Cyprien,  dénonçant  et 
flagellant  les  préjugés  de  ses  contemporains,  a  écrit  ces 
lignes  :  a  Le  prince  est  obligé  d'empêcher  les  vols,  de  punir 
»  les  adultères,  d'exterminer  les  impies,  de  ne  pas  laisser 
»  vivre  les  parricides  et  les  parjures  (2).  »  Saint  Jérôme, 
commentant  Ézéchiël,  s'est  écrié  :  «  Celui  qui  frappe  les 
»  méchants  dans  leurs  vices  et  porte  un  instrument  de  mort 


(1)  De  libero  aMtrio,  lib.  II,  c.'i,  p.  1296;  édit.  Migne. 

(2)  De  duodecim  abasionib^ut  saecxili,  c.  IX,  p.  878  ;  édU.  Migner- 


-     287     — 

»  pour  luer  les  scélérats  incorrigibles,  celui-là  est  le  minis- 
»  ire  de  Dieu  (i).  »  Le  même  Père,  dans  son  commentaire 
sur  Isale,  ajoute  :  «  Il  n*est  pas  cruel  celui  \iui  tue  les  cruels, 
»  quoiqu'il  semble  tel  aux  yeux  de  ceux  qu'il  frappe  (2).  » 

On  voit  que,  se  conformant  à  l'usage  universellement  suivi 
au  moyen  âge,  les  partisans  et  les  adversaires  de  la  peine 
capitale  tiraient  leurs  principaux  arguments  du  texte  de 
l'Écriture  et  des  écrits  des  Pères  de  l'Église.  C'est  en  vain 
que,  dans  leurs  systèmes  contradictoires,  on  s'efforce  de 
découvrir  une  notion  scientifique,  quelque  faible  qu'elle  soit, 
sur  l'origine,  les  bases  et  les  limites  du  redoutable  droit  de 
punir.  Il  est  même  incontestable  que,  sans  dépasser  les 
bornes  d'une  discussion  purement  théologique,  ils  auraient 
pu,  de  part  et  d'autre,  alléguer  bien  des  raisons  et  invoquer 
bien  des  autorités  qu'ils  ont  passées  sous  silence.  Ils  se  con-, 
tentent  de  grouper  un  certain  nombre  d'arguments  et  de 
textes  que  nous  avons  retrouvés,  quatre  siècles  plus  tard, 
dans  une  controverse  identique  engagée  entre  Benoît  Garp- 
zow  et  les  Sociniens  de  Pologne  (3).  Aussi  n'est-ce  pas  au 
point  de  vue  de  sa  valeur  juridique  que  le  système  des  Vau- 
dois  mérite  de  figurer  dans  l'histoire  de  la  législation  crimi- 
nelle. Il  y  prendra  place  pour  attester,  contrairement  à  une 


(1)  Jn  Ezechielem,  lib.  ICI,  c.  9,  p.  85;  édit.  Migne. 

(2)  Jn  Uaîam,  Ub.  V,  c.  XIII,  t.  IV,  p.  157  ;  édil.  Migne. 

Le  système  d'Alain  de  Lille,  que  nous  venons  d'analyser,  forme  les 
chap.  XXII  et  XXIII  du  livre  II  de  son  traité  cité  ci-dessus,  p.  281. 

J*ai  donné  à  Alain  le  titre  de  docteur  du  treizième  siècle.  Quelques 
auteurs  le  font  mourir  en  1208,  mais  son  décès  doit,  au  moins,  être 
reculé  de  dix  ans. 

Quant  au  traité  de  De  fide  catholicaf  etc.,  il  appartient  bien  réellement 
à  Alain  de  Lille  (Voy.  G.  Schmidt,  Histoire  et  doctrine  de  la  necie  des 
Cathares  ou  Albigeois,  t.  II,  p.  313  (Paris,  Cherbuliez,  1849). 

(3)  Voy.  notre  notice  intitulée  :  La  peine  de  mort  at*ant  Beccatna 
(Bi»U.  de  VAcad.  roy.  de  Belg.,  2«*  série,  t.  XVIÏ,  n»  1>. 


-     «88 


opinion  trop  longtemps  admise,  que  ce  n'est  pas  au  dix-bui- 
tième  siècle  que  revient  Tbonneur  d'avoir  poussé  le  premier 
cri  de  guerre  (xuAre  l'exagération  et  la  barbarie  du  système 
de  répression  qui  pesait  sur  l'Europe. 

Mais  est'il  vrai  que  les  Vaudois  aient  professé  la  doctrine 
que  leur  attribue  Atâin  de  Lille?  Leurs  pasteurs  ont-ils  réel- 
lement tenu  ce  langage  ? 

Dans  un  livre  publié  à  Genève,  en  1618,  Paul  Penw»  apo- 
logiste chaleureux  des  Vaudois,  a  vivement  protesté  contre 
les  allégations  du  Docteur  mwersel  (1).  Énumérant  «  les  qua- 
»  torze  ddomnies  et  impostures  »  dont  les  auteurs  catho- 
liques se  sont,  à  son  avis,  rendus  coupables  envers  l'Église 
vaudoise,  il  formule  la  neuvième  calomnie  dans  les  termes 
suivants  :  a  Qu'ils  (les  Vaudois)  soutenaient  que  les  ma^ 
»  trats  ne  doivent  condamner  aucun  à  mort  et  que  ceux  qui 
»  le  font  pèdbent  mortellement  (2).  »  Il  repousse  cette  accu- 
sation  en  s'appuyant  sur  quelques  lignes  d'un  manusôrit  en 
langue  romane ,  intitulé  Trésor  e  lume  de  fe^  dont  il  n'in- 
dique  pas  la  date  et  qu'il  tenait  des  Vaudois  du  Daupbiné.  Le 
passage  qu'il  invoque  peut  être  ainsi  traduit  :  a  II  est  écrit 
»  qu'on  ne  laissera  pas  vivre  le  malfaiteur.  Sans  le  courroux 
»  contre  le  vice,  la  doctrine  ne  serait  pas  effic^M^e,  les  juQge- 
»  ments  ne  seraient  pas  respectés  et  les  péchés  resteraient 
»  sans  châtiment.  I^a  colère  juste  et  équitable  est  la  mère 
»  de  la  discipline  ;  la  patience  sans  raison  sème  les  vices  et 
»  permet  aux  mauvais  de  prévariquer  (3).  » 


(i)  Histoire  des  Vawi^ns ,  le  tout  fidèletnent  reaieiUi  par  Jean^ 

Patà  Perrin,  Lionnois.  Genève,  Berjon.  1618,  in-12. 

(2)  Perrin,  loc.  cit.,  p.  11. 

(3)  Lo  es  escrit,  non  laissares  vivi*e  lo  malfaitor.  Si  la  ira  non  saré,  la 
doctrina  non  profitare,  ni  li  judici  non  aaren  discemi  ni  H  peccanou 
saren  rastiga.  Donc  la  ju$ta  ira  es  maire  de  la  disciplina  et  la  patienta 


Il  ne  nous  semble  pas  que  ce  fragment,  probablement  écrit 
au  quinzième  siècle,  suffise  pour  déterminer  avec  certitude 
la  doctriaç  que  les  Vaudois  professaient,  deux  siècles  plus 
tôt,  au  sujet  de  la  légitimité  de  la  peine  capitale.  Il  ne  sau- 
rait infirmer  les  paroles  d'Alain  de  Lille,  quand  même  ou 
devrait  lui  assigner  une  date  beaucoup  plus  reculée,  car  il  se 
trouve  en  contradiction  formelle  avec  une  foule  de  témoi- 
gnages contemporains,  dont  la  valeur  historique  ne  peut 
être  sérieusement  révoquée  en  doute. 

Dans  sa  Summa  de  Catharis  et  Leonitis  seu  Pauperibus  de 
Lugduno,  Reinerius  Sacchoni,  qui  écrivait  en  1250^  affirme 
que,  suivant  Topinion  des  Vaudois,  les  rois,  les  princes  et 
les  puissances  de  la  terre  n*ont  pas  le  droit  de  punir  les  mal- 
faiteurs  du  dernier  supplice  (1).  Pierre  de  Vaulx-Cernay,  qui 
vivait  au  commencement  du  treizième  siècle,  leur  attribue 
Topinion  qu'il  a  n'est  en  aucune  façon  permis  de  jurer  ou  de 
»  tuer  (3).  »  Etienne  de  Borbonne,  dans  son  traité  De  septem 
daiUs  Spiritus  Sancti,  composé  en  122B,  rapporte  que  les 
Vaudois  déclaraient  coupables  de  péché  mortel  tous  les  juges 
qui  prononçaient  une  sentence  de  mort  (3).  Le  dominicain 


sen  rason  ttemena  II  vici  et  laissa  prevatHcar  U  niai.  Perrin,  loc.  n7.,  p.2^t. 
Une  copie  de  ce  manuscrit  se  trouve  aujourd'hui  à  Dublin,  dans  la 
Bibliothèque  du  collège  de  la  S«-Trimté  (Glas.  G.,  tab.  V,  n«  22). 

(1)  Quod  non  licet  regibus,  principibus  et  potestatibxis  punive  rnalefac- 
twes.  On  pourrait  croire  que  cette  phrase  implique  la  négation  de  toute 
la  justice  criminelle  ;  mais  une  note  ajoutée  à  plusieurs  manuscrits  de 
Reinerius  explique  la  pensée  de  Fauteur  de  manière  à  dissiper  tous  les 
doutes.  Cette  note  porte  :  Oinnetn  justitiam  mortis  esse  illicitam  et 
judiciuin  similiter.  Voy.  d'Argentré,  Collectio  judiciorum  de  novis  en^o- 
ribus,  etc.,  t.  I,  pp.  48-37.  Martène  et  Durand,  Thésaurus  novus  anec^ 
dotorum,  t.  V,  pp.  1760-1775. 

(2)  Histoire  de  la  guerre  des  Albigeois,  p.  11  ;  au  t.  XIV  des  Mémoires 
relatifs  à  l'histoire  de  Fraiice,  publiés  par  M.  Guizo^ 

(3)  D'Argentré,  Ibid.,  p.  88. 

19 


-     200     - 

Yvonnet,  qui  vivait  sous  les  papes  Alexandre  IV  et  Gré- 
goire Xy  rend  un  témoignage  tout  aussi  explicite  :  «  Les  dis- 
»  ciples  de  Vsddo,  dit-il,  enseignent  que  le  juge  séculier,  pas 
»  plus  que  le  juge  ecclésiastique,  n'a  le  droit  de  condamner 
»  un  criminel  au  dernier  supplice  (1).  »  Moneta  de  Crémone, 
théologien  aussi  profond  que  sagace,  mort  en  i280,  crut 
dévoir  écrire,  comme  Alain  de  Lille,  un  long  chapitre  pour 
prouver,  contre  les  allégations  des  Vaudois,  que  la  société 
civile  possède  réellement  le  Jus  gladii  (%  Enfin,  dans  un 
Index  errorum  quïbus  Waldenses  infecti  sunt^  un  auteur  con- 
temporain formule  la  vingt-quatrième  erreur  dans  les  termes 
suivants  :  Item  omne  hamiddium  quorumcunque  maleficorum 
credunt  esse  martale  peccatum  ;  skut  nos  non  posse  vmficare^ 
non  posse  ocddere  (3). 

Ces  citations,  que  nous  pourrions  considérablement  al- 
longer, suffisent  pour  résoudre  la  controverse  soulevée  par 
Perrin. 

Que  les  Vaudois  aient  été  souvent  calomniés  ;  que  les  pré- 
jugés populaires  leur  aient  attribué  des  croyances  et  imputé 
des  méfaits  qu'ils  étaient  unanimes  à  repousser  et  à  flétrir, 
c'est  ce  que  des  publications  récentes  ont  démontré  à  la 
dernière  évidence.  Mais  quel  est  l'historien  sérieux  qui  ose- 
rait ici  accuser  d'ignorance,  de  haine  ou  de  calomnie  Reine- 
rius  Sacchoni  et  Pierre  de  Vaulx-Gernay?  De  l'aveu  de 
M.  Muston,  l'un  des*défenseurs  les  plus  fanatiques  des  Vau- 
dois, Reinérius  fait  un  grand  éloge  de  ces  sectaires,  tout  en 
les  combattant,  surtout  quand  il  parle  de  leur  attachement 


(1)  Martène  et  Durand,  loc,  cit,,  p.  1780. 

(?)  Adversus  Catharos  et  Waldenses  libtH  quinque,  pp.  50S-546  (Romse 
1743,  in-fol.). 
(3)  Bibliotheca  maxima  Patrum,  t.  XXV,  p.  308. 


>:> 


pour  la  Bible  et  de  la  pureté  de  leurs  mœurs  (1).  Nulle  part, 
en  effet,  les  écrits  de  Reinerius  ne  dénotent  le  moindre  sen- 
timent de  rancune  ou  d'animosité,  la  moindre  trace  de  fana- 
tisme. Son  récit  est  calme  et  grave,  et  il  prend  Dieu  à  témoin 

^de  la  sincérité  de  ses  paroles.  Ayant  lui-même  aQpartenu, 
pendant  dix-sept  années,  à  la  secte  des  Cathares,  avant  d*en- 
trer  dans  Tordre  de  Saint-Dominique,  il  connaissait  d'autant 
i&ieux  toutes  les  doctrines  hostiles  au  catholicisme  que,  de- 
venu prêtre  et  confesseur,  il  avait  ramené  un  grand  nombre 
^^  Cathares  et  de  Yaudois  dans  le  giron  de  TÉglise  (2).  Quant 
^u  moine  cistercien  de  Vaulx^Cemay,  qui  s'est  surtoutoc- 
<^upé  des  Albigeois,  il  s'exprime  sur  le  compte  des  Vaudois 
avec  une  indulgence  peu  commune  au  trei2iëme  siècle  :  «  Ils 
^^  étaient  mauvais,  dit-il  ;  mais,  comparés  aux  autres  héré- 
^  tiques,  ils  étaient  beaucoup  moins  pervers  :  car  ils  s'ac- 

^  ^or^daient  en  beaucoup  de  choses  avec  nous  et  ne  diffé- 
-""^ient  qu'en  quelques-unes  (3).  »  Évidemment,  ici  encore, 
rencontre  guère  les  allures  et  le  langage  d'un  calom- 

ne  saurait  donc  accueillir  avec  confiance  les  objections 


de    .-j^ 

■•^^^ul  Perrin,  aveuglément  répétées  par  les  Yaudois  mo- 

^^^•^>^^s.  Si  Reinerius  Sacchoni  et  Pierre  de  Vaulx-Cernay 

^    ^^^  pas  calomnie  les  Vaudois,  et  si  leur  témoignage  con- 

'-^«,  comme  on  vient  de.  le  voir,  avec  celui  que  nous  four- 

^^^^^'^nt  tous  les  auteurs  contemporains,  la  saine  critique 


5^^  Voy.  la  p.  30  de  la  Bibliographie  vaudoise  que  M.  Muston  a  placée 

A^   suite  de  son  ouVJrage  intitulé  :  Ulsraêl  des  Alpes  ou  Histoire  corn-' 

?^t,e  des  Vaudois  du  Piémont  et  de  leurs  colonies.  (Paris,  Ducloux,  1851.) 

^)  Reinerius  dit  modestement  de  lui-même  :  Ego  fratrer  Reinerius^ 

<Hi»,.  haeresiarcha,  nunc,  Dei  gratia,  sacerdos  in  ordine  Praedicatorum, 

^icet  indignus,  dico  indubitanter  et  testificor  coram  Deo  qui  scit  quod  non 

'"^frntioi:.  (D'Argentré,  loc  cit.,  p.  49.) 

(3)  Histoire  de  la  guerre  des  Albigeois,  p.  11 . 


historique  doit  admettre  ie  Tait  de  Topposition  des  Vaudois 
du  treizième  siècle  au  maintien  de  la  peine  de  mort.  Il  est 
possible  que,  deux  ou  trois  siècles  plus  tard,  les  Vaudois  du 
Dauphiné  aient  abandonné  une  doctrine  qui  ne  se  rattachait 
pas  direatement  à  leurs  croyances  religieuses  ;  mais,  si  ce 
changement  explique  la  composition  du  traité  invoqué  par  , 
Perrin,  il  ne  suffit  pas  pour  effiacer  des  annales  européenne^ 
Tun  des  épisodes  juridiques  les  mieux  attestés  du  moyen 

âge  (1). 
Quand  les  jurisconsultes  et  les  moralistes,  après  le  ren- 

■s 

versement  définitif  de  Téchafàud,  écriront  la  longue  et  triste 
histoire  du  bourreau  et  de  ses  oeuvres,  ils  devront  accorder 
une  place  modeste,  mais  incontestée,  aux  Barbas  vaudois 
contemporains  d'Alain  de  Lille. 


(1)  L'idiome  dans  lequel  a  été  écrit  le  Trésor  e  Ixime  de  fe  n*est  nulle- 
ment la  preuve  de  son  ancienneté.  La  célèbre  lettre  que  tes  Vaydois 
adressèrent,  en  1530,  à  Œcolampade  était  écrite  en  langue  romaiM 
(Perrin,  toc,  cit.,  p.  211). 


X 


L'IDÉE  DE  LA  PEINE 


J^NS  LES  ŒUVRES  DE  PLATON 


L'IDÉE   DE  LA   PEINE 


'  DANS  LES  ŒUVRES  DE  PLATON 


A  répoque  oii  Platon  écrivait  ses  dialogues  harmonieux, 
la   civilisation  de  TÂttique  brillait  d'une  splendeur  sans 
égale.  Sur  ce  coin  de  terre  admirablement  privilégié,  toutes 
les  branches  des  arts  et  des  lettres  avaient  trouvé  des  repré- 
sentants illustres.  Déjà  Tyrtée,  Simonide,  Eschyle,  Solon, 
Phidias,  Périclès  et  tant  d'autres  avaient  jeté  sur  la  noble 
cité  de  Minerve  un  éclat  qui  ne  devait  point  pâlir,  quand 
Socrate  vint  répandre  par  son  enseignemetit  et  consacrer 
par  sa  mort  ces  hautes  doctrines  morales  qui,  après  dix-huit 
siècles  de  christianisme,  sont  encore  un  objet  d'admiration 
pour  les  intelligences  d'élite.  Tandis  que  les  ténèbres  de  la 
barbarie  couvraient  le  nord  de  l'Italie  et  le  reste  de  l'Europe, 
les  problèmes  les  plus  élevés,  les  plus  ardus  de  la  philo- 
sophie et  de  la  politique  étaient  discutés  dans  les  écoles 
d'Athènes,  avec  une  profondeur  de  vues,  une  sagacité  d'ana- 
lyse  et  une  richesse  d'aperçus  qui  ont  été  rarement  dépassées 
dans  le  monde  moderne.  Par  l'amour  ardent  de  la  science, 
par  la  recherche  passionnée  du  bien  et  du  vrai,  par  le  culte 
heureux  du  beau  sous  toutes  ses  formes,  la  patrie  de  Mil- 


—     296     - 

tiade  et  de  Tbémistocle  méritait,  bien  réellement,  le  titre 
glorieux  de  prytanée  de  la  sagesse  (1). 

Cependant,  au  milieu  de  ces  débats  si  brillants  et  sr  vifs, 
les  vastes  problèmes  qui  se  rattachent  à  Torigine,  à  Texercice 
et  aux  conséquences  du  redoutable  droit  de  punir,  attiraient 
à  peine  Tattention  des  philosophes  et  des  moralistes.  Les 
institutions,  les  mœurs,  le  gouvernement,  le  culte,  la  famille, 
la  propriété,  toutes  les  manifestations  de  la  vie  publique, 
comme  toutes  les  habitudes  de  la  vie  privée,  étaient  appelées 
à  la  barre  des  écoles,  sondées,  scnitées  et  parfois  censurées 
avec  une  âpreté  pleine  de  vigueur  et  d*indépeftlauce  :  le 
bourreau  et  ses  œuvres  jouissaient  seuls  du  privilège  d'un 
assentiment  unanime.  On  semblait  ne  pas  comprendre  tout 
ce  qu*il  y  a  de  grave,  d'exorbitant,  à  arracher  un  citoyen  à 
sa  famille,  à  le  dépouiller  de  ses  biens,  à  le  jeter  dans  les 
fers,  à  l'expulser  de  son  pays,  à  le  priver  de  la  vie  après 
l'avoir  couvert  d'ignominie  à  la  face  de  ses  concitoyens.  Si 
les  philosophes  les  plus  sagaces  et  les  plus  profonds  s'occu- 
paient de  la  répression  des  crimes,  c'était  uniquement  pour 
affirmer  la  nécessité  et  la  légitimité  du  châtiment  des  cou* 
pables.  Ils  ne  s'inquiétaient  ni  des  conditions  de  celle  légiti- 
mité, ni  des  caractères  que  la  peine  elle-même  doit  réunir 
pour  répondre  à  son  but,  ni  enfin  de  celte  question  éminem- 
ment sociale,  si  souvent  agitée  et  toujours  incomplètement 
résolue,  de  la  conciliation  des  exigences  de  l'ordre  public 
avec  les  immunités  et  les  droits  de  la  liberté  individuelle  (2). 


(i)  C'est  Platon  qui  donne  ce  titre  à  sa  ville  natale.  ProUifjorax, 
XXIV.  Edit.  Hirschig,  Paris,  Didot,  1850.. 

Les  prytanées  étaient  des  édiAces  consacrés  à  Vesta,  où  Ton  con- 
servait le  feu  perpétuel. 

(2)  On  sait  que  les  Pythagoriciens,  après  tant  de  méditations  sur 
rhomme  et  la  société,  n'avaient  rien  trouvé  de  tnicux  que  l'exaltation 


L*audace  austère  et  les  libres  allures  de  Tesprit  de  réforme 
disparaissaient  au  seuil  des  tribunaux  criminels.  Ici  la  cri- 
tique déposait  les  armes,  et  les  traditions  nationales  étaient 
acceptées  avec  une  confiance  aveugle.  Qu'on  lise  les  haran- 
goes  si  belles  et  si  pures  de  Lysias,  composées  un  quart  de 
siècle  après  la  mort  de  Périclès!  La  vengeance  et  la  terreur 
y  figurent  comme  la  source  unique  et  le  but  exclusif  de  la 
justice  criminelle.  Uaccusateur  fait  parade  de  la  haine  que 
Taccusé  lui  inspire;  il  s*en  glorifie  et  exige,  ^omme  une 
dette  sacrée,  Tassouvissement  d*une  passion  brutale.  Le 
plaignant  se  v^nge  en  réclamant  le  châtiment  des  coupables. 
Les  juges  se  vengent  en  punissant  les  conspirateurs,  les 
concussionnaires  et  les  traîtres.  Les  dieux  eux-mêmes  se^ 
sentent  vengés,  quand  on  verse  le  sang  des  malfaiteurs  (1)! 
Un  seul  philosophe,  rompant  avec  ces  traditions  surannées, 
sortit  des  voies  bariales  de  la  pratique,  poulr  s*élever  jusqu'aux 
hauteurs  sereines  de  la  théorie;  mais  ce  philosophe,  Tun  des 
plus  beaux  génies  qui  aient  honoré  la  science  et  l'humanité, 
porte  un  nom  illustre  entre  tous  :  c'était  Platon.  Dans  plu- 
sieurs de  ses  immortels  écrits,  il  s'occupe  longuement  de  la 


de  la  pratique  rude  et  primitive  du  taliou.  <Voy.  Anstote,  Morale  à 
Xicotnaque,  liv.  V,  ch.  v;  Grande  morale^  liv.  1«»",  ch.  xxxi). 

(l)  Voy.  notamment  ses  plaidoyers  contre  Eratosthène,  pp.  138,  IW, 
150;  contre  Àndocide,  pp.  118, 123;  contre  Agoratus,  150, 162;  contre 
Alcibiade,  164, 165, 168, 170;  contre  Epicrate,  p.  212;  contre  Nicoma- 
que,  p.  221  ;  contre  Ergoclès,  p.  216.  Voy.  encore  De  affectata  tyranmde 
apologia,  p.  208.  (Oratores  attici;  éd.  MuUerus.  Paris,  Didot,  1847). 

Quelquefois,  mais  bien  rarement,  une  protestation  contre  ces  doc- 
trines crueUes  se  faisait  entendre.  On  en  trouve  un  remarquable 
exemple  dans  le  discours  que  Thucydide  met  jians  la  bouche  de  Dio- 

dote  (Guerre  du  Pélop.,  liv.  III,  ch.  xvl)  :  « Il  ne  faut  pas,  par  trop 

»  de  confiance  en  Tefflcacité  de  la  peine  de  mort,  prendre  une  résôlu- 

*  tion  fâcheuse...  Plaçons  notre  sûreté,  non  dans  la  rigidité  de  nos 

*  lots,  mais  dans  la  vigilance  de  nos  actes.  AujourtiPhui  notts  faisous 
»  Vinverse.  »  Trad.  de  M.  Bétant. 


-     298     — 

justice  criminelle,  et  les  quatre  derniers  livres  de  ses  Lois 
sont  consacrés  à  la  législation  pénale.  Le  premier  en  Europe, 
il  eut  le  courage  et  la  gloire  de  dégager  nettement  Tidée  de  la 
peine  de  Tidée  de  vengeance.  Le  premier  encore,  il  essaya 
d'élever  à  la  hauteur  d'une  science  Torganisation  et  Texercice 
de  la  justice  répressive  (1). 

Il  nous  a  paru  intéressant  et  utile  de  mettre  les  théories 
du  fondateur  de  TAcadémie  en  regard  des  résultats  auxquels 
les  jurisconsultes  modernes  sont  parvenus  dans  le  domaine 
de  la  philosophie  du  droit  pénal.  À  toutes  les  époques  glo- 
rieuses, l'histoire  nous  mondre  un  homme  qui  concenti'e 
dans  son  intelligence  et  dans  son  cœur  les  idées  les  plus 
récondes  et  les  aspirations  les  plus  élevées  de  ses  contem- 
porains. Quand  nous  connaîtrons  la  doctrine  de  Platon  sur 
Torigiiie,  les  conditions  et  les  résultats  de  la  justice  crimi- 
nelle, nous  pourrons  hardiment  affirmer  que  le  siècle  de 
Périclès  n'avait  rien  ti'ouvé  de  mieux. 


1. 


Le  législateur  idéal,  dont  le  grand  disciple  de  Socrate  nous 
trace  le  portrait  dans  la  République  et  les  Loi^,  dirige  toutes 
ses  aspirations  et  tous  ses  efforts  vers  un  but  unique  :  le 
règne  de  la  vertu.  Bannissant  l'ignorance,  combattant  les 


(1)  Je  ne  parl^  ici  que  de  FEurope,  [larce  que,  dans  plus  d*un  code 
de  TAsie,  la  peine  avait  été,  plusieurs  siècles  avant  Platon,  complète- 
ment  dégagée  de  tout^e  idée  de  vengeance  individuelle.  (Voy.  mes 
EUuics  sur  Vhistoire  du  droit  criminel  des  peuples  anciens,  1. 1*»",  pp.  16, 
17  et  75). 

Je  n'entends  pas  non  plus  nier  les  services  rendus  par  Artstote  qui, 
dans  plusieurs  de  ses  écrits  et  surtout  dans  sa  rhétorique,  s'est  oc- 
cupé de  plusieurs  problèmes  importants  du  droit  pénal.  Je  prétends 


passions  viles,  admettant  et  consacrant  tout  ce  qui  élève, 
ennoblit  et  fortifie  les  âmes,  il  assure,  à  tous  les  degrés  de 
rorganisation  sociale,  la  domination  incontestée  de  la  justice, 
de  la  concorde  et  de  la  sagesse.  Les  prescriptions  de  la  rai- 
son. Formulées  en  décrets  immuables,  lui  serve'nt  de  guide 
dans  le  gouvernement  de  la  cité  et  dans  l'administration  de 
la  famille.  Ses  règlements  et  ses  préceptes,  embrassant  tous 
les  détails  de  l'existence  humaine,  depuis  le  berceau  jusqu*a 
la  tombe,  sont  une  condamnation  permanente  du  mal,  un 
enseignement  continu  du  beau,  du  bien,  du  juste  et  du  vrai. 
Partout  où  ceux  qui  vivent  sous  ses  lois  portent  leurs  regards 
ou  dirigent  leurs  pas,  ils  trouvent  la  condamnation  de  l'ini- 
quité, la  flétrissure  de  Tégoisme,  l'éloge  de  la  tempérance, 
Texaltation  da  la  justice  ;  partout  ils  aperçoivent  l'œuvre  d'un 
législateur  constamment  préoccupé  de  la  noble  tâche  «  do 
»  déterminer  ce  qu'il  y  a  d'honnête  ou  de  honteux  dans  la 
»  manière  de  se  conduire  dans  toutes  les  rencontres  de  la 
»  vie.  »  Le  culte,  l'éducation,  les  lettres,  les  arts,  les  jeux, 
les  chants,  les  danses  mêmes  tendent  à  un  seul  et  unique 
objet  :  la  vertu  la  plus  parfaite  à  laquelle  notre  faiblesse 
puisse  atteindre  (1). 

seulement  que,  paruii  ses  compatriotes,  Platon  seul,  eu  étudiant  la 
source  et  les  conséquences  du  droit  de  punir,  a  su  monter  aux  régions 
élevées  de  la  science. 

(1)  Lois,  I,  p.  267  et  s.;  11,  284  et  s.  ;  lU,  a07  et  s.  ;  IV,  319  et  s.; 
VI,  570  et  s.  ;  VU,  375,  380  et  s.  ;  Vllï,  403;  IX,  i22,  435;  XII,  481,  483, 
496  et  s.  (Edit.  Schneider.  Paris,  Didot,  1856).  Les  fragments  transcrits 
dans  le  texte  appartiennent  à  la  traduction  de  M.  Cousin. 

On  sait  que  Platon,  partageant  les  préjugés  de  Vantiquité  sur  les 
avantages  de  la  réglementation,  exige  que  la  loi  s'étende  à  tout.  «  Ce 
»  qui  n'est  pas  réglé,  dit-il,  fait  tort  aux  règlements  les  plus  sages... 
»  11  faut  prescrire  à  tous  les  citoyens,  pour  tout  le  temps  de  leur  vie. 
^  un  ordre  d'actions  depuis  le  lever  du  soleil  jusqu  au  lendemain  ma- 
»  tin.  »  (Lois,  Vï,  p.  370;  VII,  p.  388). 

Comp.  Âristotc,  Politique,  liv.  III,  ch.  v  et  xu. 


Si  rhumanité  se  distinguait  par  plus  de  grandeur  et  moins 
de  convoitises  ;  s'il  y  avait,  pour  les  âmes  vulgaires,  moins 
de  séductions  dans  le  vice  et  plus  d'attraits  dans  la  veitu,  le 
législateur  d'un  État  organisé  sur  ces  bases  pourrait  suppri- 
mer le  triste  et  redoutable  appareil  de  juges,  de  bourreaux 
et  de  supplices,  qu'on  rencontre  chez  tous  les  peuples  civi- 
lisés.^ La  raison,  les  lumières,  les  mœurs  et  la  conscience 
publique  suffiraient  pour  assurer  le  règne  absolu  et  incon- 
testé de  la  vertu.  Mais  Platon,  malgré  ses  illusions  géné- 
reuses, connaissait  trop  bien  les  hommes  pour  ne  pas  re- 
douter et  prévoir  des  écarts  toujours  inévitables.  Aux  ensei- 
gnements résultant  de  l'éducation  et  des  moeurs,  il  ajoute 
l'indispensable  frein  de  la  répression.  «  Gooime  nous  ne 
»  sommes  pas,  dit-il,  dans  le  éas  des  anciens  législateurs, 
»  qui,  étant  issus  des  dieux,  donnaient  leurs  lois  k  des 
»  héros  pareillement  issus  des  dieux;  comme  nous  ne 
»  sommes  que  des  hommes  et  que  les  lois  s'adressent  à  des 
»  enfants  des  hommes,  les  châtiments  sont  indispensa- 
»  blés  (1).  » 

Le  législateur  de  la  cité  idéale  prendra  donc,  à  son  grand 
regret,  et  avec  «  une  sorte  de  honte,  »  des  mesures  efficaces 
contre  les  embûches  et  les  attentats  des  méchants.  Il  ne  se 
bornera  pas  à  décernel*  des  récompenses  aux  citoyens  qui 
observent  fidèlement  les  lois,  il  établira  des  peines  pour  châ- 
tier ceux  qui  les  violent.  En  définissant  les  actes  illicites  et 
en  y  attachant  une  peine  convenable,  il  menacera  et  effrayera 
les  hommes  corrompus  qui  voudraient  s'engager  dans  la 
voie  glissante  du  crime.  En  punissant  les  coupables,  il  inspi- 
rera à  eux-mêmes  et  aux  autres  l'horreur  de  l'injustice,  ou, 


(1>  Lois,  IX,  pp.  418,  HO  et  s.  —  Ck>inp.  Républi(f\iej  111,^54;  édil. 
Schneider,  Paris,  Didot,  1856. 


-     SOI      - 

du  moins,  il  affaiblira  le  funeste  penchant  qui  les  y  porte  (1). 
Mais  il  ne  se  contentera  pas  de  menacer  brutalement  celui-ci 
de  la  mort,  du  fouet  ou  de  la  prison,  celui-là  de  Tignominie, 
de  rindigence  ou  de  Fexil.  Ses  lois  pénales  prendront,  elles 
aussi,  pour  modèle  et  pour  type,  la  loi  morale  ;  elles  auront 
pour  fondement  la  justice,  qui  est  la  loi  suprême  de  Thuma- 
Dite.  L'injustice  étant  le  plus  grand  des  maux,  le  législateur 
ne  frappera  jamais  que  lorsqu*il  pourra  le  faire  justement  (8). 
Les  peines  étant  destinées  à  inspirer  à  tous  Thorreur  de  Fini- 
quité,  il  s*efforcera  d'atteindre,  «  avec  la  précision  d'un 
archer  habile,  »  à  une  proportion  rigoureusement  exacte 
entre  le  châtiment  et  la  faute,  tenant  toujours  les  yeux  fixés 
sur  deux  points  essentiels  :  l'injustice  et  le  tort  causé.  Il 
punira  l'injustice  et  réparei^  le  tort  causé,  autant  qu'il  dé- 
j)end  de  lui,  en  recouvrant  ce  qui  est  perdu,  en  relevant  ce 
qui  a  été  renversé,  en  guérissant  ce  qui  est  blessé  (3).  Évi- 
tant de  confondre  l'action  salutaire  de  la  peine  avec  les  sug- 
gestions dangereuses  de  la  haine  ou  les  mouvements  désor- 
donnés de  la  vengeance,  il  réservera  le  dernier  supplice  pour 
les  criminels  incorrigibles,  imitant  à  l'égard  des  autres  les 
bons-médecins  qui,  entre  deux  remèdes  de  même  efficacité, 
donnent  la  préférence  au  remède  le  plus  doux  (4).  Il  établira. 


(1)  Ibid.,  I,  p.  268;  TX,  418,  419;  X(.  470.  Govgias,  LXXXï;  édit.  Ilir- 
schig.  Protagot^s,  \lli.  Réimblique,  111,  p.  54;  édit.  Schneider. 

Gomp.  Aristote,  Politique,  liv.  IV,  cli.  xii. 

(2)  Lois,  X,  445.  Gorgim,  XXIV,  XXV. 

(3)  Low,  IX,  425  ;  XI,  476. 

(4)  Ibid.,  IV,  329;  V,  339;  IX,  419,  420,  425;  XII,  480, 492.  Pvotagoras, 
XIII,  XIV.  Ilèpiddique,  III,  54.  —  Pour  les  incoiTigibles,  Platon  tient  le 
langage  suivant  :  f  Gomme  le  législateur  sait  que  ce  n'est  pas  un  bien 
'  pour  de  pareils  hommes  de  prolonger  leur  vie,  et  qu'en  la  perdant 
•  ils  sont  doublement  utiles  aux  autres,  devenant  pour  eux  un  exemple 
»  qui  les  détourne  de  mal  faire,  et  délivrant  en  même  temps  l'Etat  de 
^  mauvSis  citoyens,  il  se  trouve,  par  ces  considérations,  dans  la 


~     302     - 

dans  un  lieu  convenablement  approprié,  une  maison  de  cor- 
rection (a<ùffpoviGTYipioVf  lieu  de  résipiscence) j  où  les  criminels 
ordinaires  seront  soumis  à  un  régime  de  détention  qui  fera 
surgir  le  remords  dans  leurs  âmes  et  les  ramènera  promp- 
tement  à  la  vertu  (1).  Enfin,  il  n*agira  pas  comme  ces  des- 
potes «  qui  ordonnent,  quii  menacent  et  croient  que  tout  est 
»  fait  quand  leur  loi  est  écrite  et  affichée,  »  Il  fera  auprès  de 
ses  concitoyens  le  personnage  d'un  père  et  d'une  mère  pleins  • 
de  prudence  et  d'atfection,  qui  avertissent  et  éclairent  leurs 
enfants  avant  de  les  châtier.  A  l'obéissance  servile  et  lâche, 
déterminée  par  la  crainte  du  châtiment,  il  préférera  toujours 
l'obéissance  spontanée,  pure,  libre,  émanant  d'une  volonté 
guidée  par  la  science.  Chacune  de  ses  lois  pénales  sera  pré- 
cédée d'un  préambule  qui  en  expliquera  les  termes  et  en  jus- 
tifiera les  rigueurs.  Le  châtiment  trouvera,  pour  ainsi  dire, 
une  seconde  légitimité  dans  les  conseils  et  les  avertissements 
qui  l'auront  précédé  (2). 

Aux  yeux  de  Platon,  la  peine,  conçue  et  infligée  dans  ces 
conditions,  n'aura  pas  seulement  pour  résultat  le  rétablisse- 
ment de  l'ordre  naturel,  qui  condamne  toute  injustice  et 
veut  que  celle-ci  entraine  toujours  l'obligation  d'une  répara- 
tion douloureuse  ;  elle  sera  pour  le  condamné  lui-même  un 
immense  bienfait.  Elle  sera  pour  lui  une  source  de  régéné- 
ration, un  moyen  de  se  réconcilier  avec  lui-même  et  avec  la 
vertu,  une  sorte  de  médecine  légale  qui  le  délivrera  «  de  la 
»  maladie  de  l'injustice.  »  Les  maux  de  l'âme  étant  incontes- 


»  nécessité  de  punir  le  crime  par  la  mort  dans  de  semblables  crimi- 
>  nels;  hors  de  là,  il  ne  doit  point  user  de  ce  remède.  » 

(1)  Lm«,  X,  458. 

(2)  Ibid.,  IV,  p.  329  et  s.  ;  IX,  419,  423.  —  On  peut  citer,  comme  un 
curieux  spécimen  de  ces  préambules,  les  recommandations  placées 
par  Platon  en  tête  de  sa  loi  contre  le  sacrilège.  Lois,  IX,  419.  ' 


—     303     — 

tablement  les  plus  grands  et  les  plus  funestes,  il  importe  au 
coupable,  tout  autant  qu*à  la  cité  dont  il  fait  partie,  d*en  être 
délivré  le  plus  tôt  possible.  Or,  de  même  que  Féconomie 
délivre  de  l'indigence  et  la  médecine  des  infirmités  du  corps, 
la  peine  délivre  du  mal  de  Fâme  ;  et,  de  même  encore  qu*on 
conduit  chez  les  médecins  ceux  dont  le  corps  est  malade,  on 
doit  conduire  chez  les  juges  ceux  qui  s'adonnent  à  l'injustice. 
La  peine  détruit  la  tyrannie  qu'exercent  sur  l'âme  la  colère, 
la  crainte,  le  plaisir,  l'envie  et  les  autres  causes  qui  l'égarent. 
Elle  rend  sage,  elle  étouffe  le  vice,  elle  oblige  k  devenir  plus 
juste,  elle  fait  refleurir  la  vertu  dans  l'intelligence  et  le  cœur 
purifiés  par  l'expiation.  «  Quiconque  subit  une  peine  et  est 
»  châtié  d'une  manière  convenable,  en  devient  meilleur  et 
»  gagne  à  la  punition...;  car  ce  n'est  que  par  la  douleur  et 
»  les  souffrances  que  l'expiation  s'accomplit  en  ce  monde  ou 
»  dans  l'autre,  et  il  n'est  pas  possible  d'être  délivré  autre- 
»  ment  de  l'injustice.  »  Le  coupable  qui  fuit  le  châtiment 
ressemble  au  malade  qui  évite  les  médecins,  craignant, 
comme  un  enfant,  qu'on  ne  lui  applique  le  fer  ou  le  feu, 
parce  qu'il  en  résulte  une  souffrance  momentanée.  L'opprobre 
n'est  pas  dans  la  répression  du  méfait,  mais  dans  la  ressem- 
blance avec  les  méchants.  Le  bien  et  le  beau  étant  identi- 
ques, la  peine  n'est  hideuse  qu'aux  yeux  du  vulgaire  igno- 
rant ;  pour  l'homme  éclairé  par  la  méditation  et  guidé  par  la 
science,  elle  est  belle  comme  la  justice  même.  Elle  est  la 
libératrice  de  l'âme  souillée  par  le  crime.  Le  délinquant  le 
plus  malheureux  est  celui  qui,  échappant  aux  réprimandes, 
aux  corrections  et  aux  peines,  descend  dans  l'autre  monde, 
sans  avoir  accompli  l'inévitable  devoir  de  l'expiation  (1). 


(1)  Gorgias,  XXVIII  à  XXXVI,  LXIV,  LXXVIII  à  LXXXIII.  Platon 
pousse  cette  théorie  à  ses  dernières  conséquences.  Il  engage  le  cou- 


-     304     - 

\ 

C*est  d'après  ces  principes,  que  les  juges  de  la  cité  idéale 
décrite  dans  les  Lois  devront  procéder  à  Texamen  des  causes 
criminelles.  Chaque  fois  que  le  texte  leur  laissera  le  choix  de 
la  peine,  ils  «  marcheront  sur  les  pas  du  législateur  et  secon- 
»  deront  ses  vues,  formant,  à  Texemple  des  peintres,  leur 
»  jugement  sur  le  modèle  qu'ils  auront  sous  les  yeux  (1).  » 
Tenant  compta  en  même  temps  de  la  nature  de  l'acte  et  du 
mobile  qui  a  guidé  son  auteur,  ils  ne  perdront  pas  de  vue 
la  nature  des  moyens  employés  et  se  montreront  surtout 
sévères  quand  la  violence  viendra  se  joindre  à  la  fraude  (2). 
Sentinelles  vigilantes  de  l'ordre  et  du  droit,  ils  se  propose- 
ront constamment  un  triple  but  :  réparer  le  dommage,  amen- 
der le  coupable  et  effrayer  ceux  qui  voudraient  marcher  sur 
ses  traces.  «  Il  faut,  dit  Platon,  que  le  dommage  soit  entiè- 
»  rement  réparé.  De  plus,  tout  malfaiteur,  ^pour  chacun  des 
»  délits  qu'il  aura  commis,  recevra  un  châtiment  convenable 
»  en  vue  de  son  amendement.  Ce  châtiment  sera  plus  léger 
»  pour  celui  qui  aura  péché  par  l'imprudence  d'autrui,  en- 
»  traîné  par  la  crédulité  de  la  jeunesse  ou  quelque  chose  de 
»  semblable;  plus  grand  pour  celui  que  sa  propre  impru- 
»  dence  aura  poussé  au  crime,  s'étant  laissé  vaincre  par  l'at- 
s>  trait  du  plaisir  ou  l'aversion  de  la  douleur,  comme  la 
»  jalousie  ou  la  colère.  Ils  subiront  ce  châtiment,  non  à 


pable  à  aller  se  dénoncer  lui-même.  S'il  garde  le  silence,  la  dénoncia- 
tion doit  être  fdite,  dans  son  intérêt,  par  ses  meilleurs  amis.  Au  con- 
traire, si  l'on  veut  du  mal  à  un  ennemi,  on  doit  s'efforcer  de  le  sous- 
traire au  châtiment  qu'il  a  mérité.  (Ibid.,  XXXV,  XXXVI,  IXIII).  Ckwnp. 
Lois,  IX,  424,  426. 

En  lisant  cette  partie  des  œuvres  de  Platon,  on  se  rappelle  involon- 
tairement le  vers  célèbre  : 

Le  'critne  fait  la  honte  et  non  pas  Véchafaud  / 

(1)  Lois,  XI,  476,  477. 

(2)  Ibid.,  IX,  426,  427. 


-     305     - 

»  cnuse  du  gial  commis  (car  ce  qui  est  fait  est*  Fait),  mais 
»  pour  leur  inspirer  à  l'avenir,  aussi  bien  qu'à  ceux  qui  en 
»  seront  les  témoins,  l'horreur  de  l'injustice  (1).  »  Les  juges 
se  rappelleront  en  outre  qu'il  y  «  a  désordre  dans  l'État  tout 
»  entier,  »  lorsque  les  tribunaux,  làclies  et  muets,  dérobent 
leurs  jugements  à  la  connaissance  du  public.  Ils  instruiront 
et  jugeront  tous  les  procès  sous  les  yeux  du  peuple  (3).  Ils 
régneront  ainsi  «  par  l'àme  sur  l'âme,  »  et  porteront  digne- 
ment le  titre  de  protecteurs  et  de  sauveurs  de  la  commu- 
nauté nationale  (3).  Leur  juridiction  deviendra  un  enseigne- 
ment salutaire,  et  tous  les  citoyens  honnêtes,  convaincus  de 
l'excellence  et  de  l'équité  des  lois,  s'empresseront  de  secon- 
der l'action  bienfaisante  de  la  magistrature,  en  dénonçant  les 
coupables  et  en  réclamant  leur  punition.  Tous  comprendront 
combien  il  importe  qu'aucun  crime  ne  reste  impuni  et  que 
nul  coupable  ne  puisse  échapper  au  châtiment  par  la  fuite. 
Tous  sauront  que,  pour  les  cités  comme  pour  les  individus, 
la  vie  humaine  réolamç  essentiellement  deux  conditions  : 
l'une,  ne  commettre  aucune  iniquité  envers  personne  ;  l'au- 
tre, n'être  point  exposé  à  en  recevoir  d'autrui  (4). 


(1)  Lois,  XI,  476.  On  aura  remarqué  la  phrasé  :  ils  subiront  ce  chàti- 
tnent  non  à  cause  du  mal  commis,  etc.  Dans  le  Protagoras,  Platon 
exprime  la  m^me  pensée  avec  une  force  nouvelle  (XIIl).  Au  livre  IX 
des  Lois,  nous  lisons  encore  (p.  419)  :  cr  Aucune  peine  infligée  dans 
f  l'esprit  de  la  loi  n'a  pour  but  le  mal  de  celui  qui  souffre,  mais  en 
»  général  son  effet  est  de  le  rendre  ou  meilleur  ou  moins  méchant.  » 

(2)  I^s,  VL  361  ;  IX,  420,  436. 

(3)  République,  III,  p.  56;  V,  92;  VI,  104,  lOô. 

(4)  Lois,  Y,  335,  313  ;  VIII,  402  ;  IX,  420. 

Il  n  est  pus  sans  intérêt  de  comparer  ces  idées  de  Platon  avec  celles 
qu'ont  émises  au  dix-huitième  siècle  sur  la  même  sujet  Beccaria  (Dei 
delitti  e  délie  pêne,  §  XX).    Montesquieu  (Esprit  des    lois,  liv.  VI 
ch.  XII)  et  Filangieri  [La  scienza  délia  legislazione ,  liv.  III,  2«  part., 
ch.  xxxiii). 

30 


-     50«     - 


II. 


A  côté  de  ces  principes  fondamentaux,  dont  la  lumière  se 
reflète  sur  toutes  les  pages  de  la  République  et  des  Lais,  on 
trouve  dans  les  écrits  de  Platon  un  certain  nombre  de  règles 
et  de  maximes  qui  complètent  la  doctrine  que  nous  venons 
d'analyser,  et  qui  doivent,  à  ce  titre,  attirer  l'attention  de 
ceux  qui  aspirent  à  connaître  exactement  les  idées  du  glo- 
rieux disciple  de  Socrate,  dans  le  domaine  des  lois  pénales. 

Aux  yeux  de  Platon,  les  délits  ont  une  triple  source  :  la 
colère,  le  plaisir  et  l'ignorance.  «  La  colère,  que  ce  soit  une 
»  affection  ou  une  partie  de  l'âme,  est  de  sa  nature  aisée  à  * 
»  irriter,  difficile  à  apaiser,  et,  par  une  violence  dépourvue 
»  de  raison,  fait  souvent  de  grands  ravages.  »  Le  sentiment 
du  plaisir,  exerçant  son  influence  sur  l'âme  avec  une  force 
non  moins  redoutable,  nous  entraîne,  par  une  tromperie 
mêlée  de  violence,  à  faire  tout  ce  qu'il  nous  suggère.  L'igno- 
rance, qui  amène  l'aberration  des  désirs  et  des  opinions  rela- 
tivement au  bien,  plonge  l'âme  dans  les  ténèbres  et  nous  fait 
commettre  une  multitude  d'actes  répréhensibles.  Suivant  le 
philosophe  d'Athènes,  c'est  la  volonté,  rintentit)n  criminelle 
déterminée  par  l'une  de  ces  trois  causes,  qui  doit  suinout 
préoccuper  le  législateur  et  le  juge  (1). 

Partant  de  cette  base,  solide  mais  trop  étroite,  Platon, 
toujours  attentif  à  scruter  la  nature  morale  de  l'infraction, 
entrevoit,  vaguement  il  est  vrai,  la  théorie  du  dol  et  de  la 


(1)  Lois,  IX,  426  et  suiv.  A  la  page  426,  Platon  ne  parl^que  de  la 
colère  ;  mais,  à  la  page  427,  il  se  sert  de  l'expression  suivante  :  «  La 
M,  première  espèce  est  celle  de  ce  sentiment  pénible  que  nous  appelons 
«  colère  et  crainte.  »  Gomp.  Aristote,  Politique,  liv.  VI,  ch.  ix,  §  4  ; 
édit.  cit. 


-     507     - 

fraude,  qui  joue  un  si  grand  rôle  dans  tous  les  Godes  de  l'Eu- 
rope moderne.  Établissant  une  distinction  essentielle  entre 
les  faits  perpétrés  avec  une  volonté  plus  ou  moins  réfléchie 
(ixovcia)  et  les  actes  qui  sont  le  produit  de  la  négligence  et 
de  Timprévoyance  (àxouo-ta),  il  n'hésite  pas  à  affirmer  que  le 
tort  involontairement  causé  est  toujours  exempt  d'injustice 
et  ne  doit  entraîner  d'autre  suite  que  la  réparation  civile,  à 
moins  que  des  préjugés  religieux  ou  des  motifs  de  prudence 
ne  réclament  une  dérogation  à  cette  règle  (1).  «  Quiconque, 
»  dit-il,  blessera  une  personne  sans  le  vouloir,  payera  sim- 
»  plement  le  dommage,  car  aucun  législateur  ne  peut  rien 
»  sur  le  hasard .  »  Il  ne  réclame  une  peine  proprement  dite 
que  pour  les  délits  volontaires;  puis,  divisant  ces  derniers 
en  deux  grandes  classes,  l'une  composée  de  ceux  qui  sont 
commis  avec  préméditation,  l'autre  comprenant  ceux  qui 
sont  le  produit  d'un  moment  d'emportement,  il  demande  pour 
les  premiers  une  répression  beaucoup  plus  sévère  que  pour 
les  seconds.  Il  propose  notamment  d'attacher  la  peine  de 
mort  au  meurtre  prémédité,  tandis  qu'il  se  contente  de  trois 
années  d'exil  pour  l'homicide  volontaire  (2). 


(i)  C'est  ainsi  qu'il  demande  que  le  meurtrier  involontaire  s'éloigne, 
pendant  un  an,  du  pays  de  celui  qu'il  a  tué,  «  afin  d'apaiser  les  mânes 
du  mort.  »  Ijns,  IX,  428. 

(2)  Lois,  IX,  425,  427  et  suiv.,  436  et  suiv.  Il  importe  toutefois  de 
remarquer  que  les  idées  de  Platon  concernant  les  délits  involontaires 
sont  loin  d'être  nettes  et  précises.  Il  ne  distingue  pas  entre  l'acte  invo- 
lontaire accompli  avec  faute  (culpa)  et  le  fait  donunageable  résultant 
d'un  simple  cas  fortuit  fcasusj.  Il  ne  connaît  pas  mieux  les  vrais  carac- 
tères de  la  préméditation  ;  car  il  refuse  de  placer  parmi  les  meurtres 
prémédités  l'homicide  commis  par  colère,  quand  même  roflensé  «  ne 
»  se  venge  pas  sur  le  champ  et  attend  pour  le  faire  une  occasion  où  il 
»  puisse  prendre  son  ennemi  au  dépourvu.  »  Eu  égard  à  l'époque  où 
vivait  Platon,  la  distinction  entre  la  volonté  et  la  préméditation  n'en  est 
pas  moins  remarquable. 

Aristote  a  traité  ces  importantes  questions  avec  plus  de  méthode  et 


C'est  encore  en  prenant  pour  premier  élément  d*apprécia- 
tion  la  volonté  du  coupable,  que  Platon,  écartant  complète- 
ment toute  considération  déduite  du  mal  matériel,  engage  le 
juge  à  ne  pas  tenir  compte  de  l'importance  du  dommage 
causé  par  Tinfraction.  «Qu'il  n'y  ait,  dit-il,  qu'une  seulepeine 
»  pour  tous  les  vols  grands  et  petits....  Quiconque  aura  dé* 
»  tourné,  soit  une  grande,  soit  une  petite  partie  des  deniers 
»  publics,  doit  être  puni  d'une  peine  égale  ;  car  la  petitesse 
»  de  la  somme  prouve  dans  celui  qui  la  dérobe,  non  moins 
»  d'avidité,  mais  moins  de  pouvoir;  et  celui  qui  prend  une 
»  partie  de  l'argent  qui  ne  lui  appartient  pas  est  aussi  cou- 
»  pable  que  celui  qui  prend  le  tout.  »  Il  pose  la  même  règle 
en  matière  de  tentative.  Oubliant  que  la  conscience  et  la 
raison  ne  placent  pas  sur  la  même  ligne  le  délit  tenté  et  le 
délit  consommé,  il  ne  se  préoccupe  que  du  dessein  conçu 
par  l'auteur  et  du  but  qu'il  voulait  atteindre.  «  Si  quelqu'un, 
»  dit-il,  ayant  formé  le  dessein  de  tuer  un  citoyen,  manque 
»  sou  coup  et  ne  fait  que  le  blesser,  il  ne  mérite  pas  plus  de 
»  grâce  ni  de  compasyon,  ayant  blessé  dans  la  vue  de  tuer, 
»  que  s'il  avait  tué  réellement,  et  il  faut  l'accuser  en  justice 
»  comme  meurtrier.  »  Il  consent  toutefois  à  ce  que  l'auteur 
d'une  tentative  d'assassinat  ne  soit  pas  condamné  à  mort  ; 
mais  cette  concession  est  faite  pour  des  raisons  entièrement 
étrangères  au  droit  pénal.  «  Par  égard  pour  le  génie  qui, 
»  ayant  pitié  du  coupable  et  du  blessé,  a  détourné  de  celui-ci 
»  le  coup  mortel  et  a  épargné  à  celui-là  le  sort  le  plus  lu- 
»  neste  ;  par  reconnaissance  pour  ce  génie,  et  afin  de  ne  pas 
»  mettre  opposition  à  son  bienfait,  on  fera  grâce  au  coupa- 


de  clarté.  (Morale  à  Nicoinaque,  liv.  V,  chap.  viii;  Grande  moraJe, 
Uv.  I",  ch.  X.  XV,  XVI,  XVII,  XXXI.  Morale  à  Eudhne,  Uv.  U,  ch.  vu, 

IX,  X). 


))  bie  de  la  mort,  le  coudamnaiit  seulemeut  à  aller  vivre  dans 
»  quelqup  État  voisin  (1).  » 

Avec  ces  notions  sévères  sur  l'origine  et  le  caractère  de  la 
culpabilité,  Platon  ne  pouvait  manquer  d'admettre  un  grand 
et  important  t>rincipe,  trop  souvent  méconnu  par  les  légis- 
lateurs de  l'antiquité  :  le  caractère  personnel  de  la  peine, 
comme  suite  du  caractère  personnel  de  l'infraction.  Dans  la 
cité  idéale  rêvée  par  Platon,  les  enfants  et  les  descendants 
dit  traître,  du  sacrilège  et  du  perturbateur  du  bon  ordre  de 
FÉiat,  ne  seront  pas  enveloppés  dans  le  supplice  des  chefs 
de  leui^  familles.  Les  habitants  de  cet  État  modèle  ne  con- 
naîtront pas  les  préjugés  absurdes  qui  étendent  à  des  flis 
innocents  l'opprobre  mérité  par  un  père  coupable.  Non-seu- 
lement les  fils  échapperont  à  toutes  les  conséquences  morales 
et  pénales  du  crime  ;  mais,  c<  s'ils  s'éloignent  de  la  conduite 
»  (le  leur  père,  ils  seront  comblés  d'honneurs  et  de  gloire, 
»  comme  ayant  avec  force  et  courage  quitté  la  route  du  vice 
»  pour  celle  de  la  vertu.  »  On  ne  dérogera  à  cette  règle  que 
dans  le  seul  cas  où  le  père,  l'a'ieul  et  le  bisaïeul  auront  été 


(1)  Loitf,  IX,  Vil,  t3():  XII,  48<).  Philoii  n'est  cependant  pas  toujours 
n'8té  lidèle  à  cette  règle.  C'est  ainsi  qu'il  exige  que  les  blessures  soient 
punies  plus  ou  moins  sévèrement  selon  le  résultat  qu'elles  ont  produit 
t  isoiSf  IX,  iSl  et  suiv.). 

Il  est  vrai  qu'il  n'avait  jms  inventé  cette  doctrine;  oUe  était  depuis 
longtemps  coiniue  à  Athènes.  Lysias,  dans  son  discours  contre  Simon* 
s'exprime  ainsi  :  «Nos  premiers  législateurs....  voulaient  qu'on  fût 
»  puni,  non  des  coups  qu  on  avait  portés,  mais  du  dessein  dans  lequel 
)»  on  les  avait  portés;  car,  pour  n'avoir  pas  atteint  son  but  l'agi'esseur 
»  n'en  a  pas  moins  commis  un  meurtre  autant  qu'il  était  en  lui.  » 
(1\  113,  C)ratovc8  atlici;  éd.  Mullerus,  Paris,  Didot,  1847.)—  Comp. 
l.  VU,  Dùjest.,  liv.  XLVIII,  t.  8. 

Platon  veut,  par  exception,  qu'on  mette  à  mort  l'auteur  d'une  tenta- 
livo  de  parricide  fLouf,  IX.  436),  de  même  que  l'esclave  qui  attente  à  la 
vie  de  son  maître  (lbid.\ 


-     310    — 

condamnés  à  mort.  Quand  cette  hypothèse  tout  à  fait  excep- 
tionnelle se  réalisera,  les  descendants,  soupçonnés  d'appar- 
tenir à  une  race  incorrigible,  devront  quitter  le  territoire  de 
la  république;  mais  on  leur  permettra  d'emporter  leurs  biens. 
La  République  se  contentera  de  reprendre  les  terres  que 
leur  famille  avait  primitivement  reçues  dans  le  partage  du 
territoire  national  (1). 

Disons  encore  que  Platon  comprend  admirablement  l'im- 
portance d'une  organisation  forte  et  rationnelle  de  la  magis- 
trature judiciaire.  «  L'État,  dit-il,  n'est  plus  un  État,  quand 
»  tout  ce  qui  concerne  les  tribunaux  n'y  est  pas  réglé  comme 
»  il  faut  (2).  «  Il  veut  qu'on  confie  le  redoutable  droit  de 
juger  aux  citoyens  les  plus  sages,  les  plus  éclairés,  les  plus 
dignes  ;  car  la  justice  étant  le  bien  commun  de  toutes  les 
parties  du  gouvernement,  l'anarchie  ne  tarde  pas  à  surgir, 
quand  les  magistrats  cessent  de  regarder  la  justice  comme 
la  chose  la  plus  importante  et  la  plus  nécessaire  (3).  Les  tri- 
bunaux de  la  cité  modèle  des  Lois  seront  placés  près  des 
temples,  et  «  ces  lieux  seront  sacrés,  tant  à  raison  des  fonc- 
»  tious  des  magistrats,  qui  sont  saintes,  qu'à  raison  de  la 
»  sainteté  des  dieux  qui  y  habitent;  surtout  les  tribunaux  où 
»  doivent  se  juger  les  causes  de  meurtre  et  les  autres  crimes 
»  qui  méritent  la  mort  (4).  »  Tous  les  juges  seront  tenus  de 
rendre  compte  de  leurs  jugements,  hors  ceux  qui  jugent  en 
dernier  ressort  «  à  l'exemple  dBs  rois,  »  et  celui  d'entre  eux 
qui  sera  convaincu  d'avoir  sciemment  porté  une  sentence 


(1)  Lm«,  IX,  420,  421. 

(2)  Ibid.,  VI,  360. 

(3)  Ibid,,  XII,  483.  Républiipie,  III,  56,  57  ;  VII,  142. 

(4)  Lois,  VI,  369.  C'était  le  système  déjà  suivi  à  Athènes,  pour  plu- 
sieurs tribunaux  criminels.  Voy,  le  discours  de  Démosthène  contre 
.aristocrate,  p.  336  et  siiiv.  ;  edit.  Vœmellïis  (Paris,  Didôt,  W7V 


-   3n    - 

injuste,  devra  payer  à  la  partie  lésée  le  double  du  dommage, 
indépendamment  d'une  peine  à  arbitrer  par  les  Gardiens  des 
lois  (1).  Mais  le  peuple  ne  sera  pas  complètement  exclu  de 
Texercice  du  pouvoir  judiciaire.  Il  sera  le  seul  juge  des 
crimes  politiques.  «  A  l'égard  des  criofies  d'État,  dit  Platon, 
i>  il  est  nécessaire  que  le  peuple  ait  part  au  jugement,  puis- 
»  que  tous  les  citoyens  sont  lésés  lorsque  l'État  l'est,  et 
»  qu'ils  auraient  raison  de  trouver  mauvais  qu'on  les  exclût 
»  de  ces  sortes  de  causes.  Ainsi  ce  sera  au  peuple  que  ces 
»  causes  seront  portées  ;  mais  la  procédure  s'instruira  par- 
»  devant  trois  des  premiers  corps  de  magistrature  choisis 
»  de  commun  accord  entre  l'accusateur  et  l'accusé,  ou,  s'ils 
»  ne  s'accordent  pas  sur  ce  choix ,  par  le  sénat  de  la 
»  cilé  (2).  »  Platon  veut  même  que  tous  les  citoyens  parti- 
cipent, autant  qu'il  se  peut,  aux  jugements  des  causes  pri- 
vées, parce  que  «  ceux  qui  ne  participent  pas  à  la  puissance 
»  judiciaire  croient  totalement  manquer  des  droits  de  ci- 
»  toyen  (3).  » 

Constatons  enfin  que,  pour  le  fondateur  de  l'Académie, 
comme  pour  la  plupart  des  législateurs  de  l'antiquité,  la  jus- 
tice infaillible  et  inévitable  de  Dieu   sert  de  complément 


(i)  fbid.,  VI,  364;  Vil,  415.  Le  corps  des  Gardiens  des  lois,  conser-  \ 

valeurs  de  la  Constitution,  joue  un  grand  rôle  dans  les  Lois  de  Platon. 
On  sait  qu'à  Athènes  les  six  derniers  archontes  portaient  ce  titre 
(Se^pioOérai).  Ils  existaient  chez  plusieurs  anciens  peuples  de  la 
Grèce  (Aristote,  Politique,  liv.  VI,  ch.  xi). 

(2)  Ibid,,  VI,  364. 

(3)  Jbid.  —  Aristote  émet  la  même  pensée  sous  une  forme  plus  nette 
et  plus  énergique  :  «  Le  trait  éminemment  distinctif  du  vrai  citoyen, 
»  dit-il,  c'est  la  jouissance  des  fonctions  de  juge  et  de  magistrat  {Poli' 

)»  Uqu^,  liv.  111,  ch.  il).  »  AiUeurs  il  dit  que  Solon  créa  le  pouvoir  du  j 

peuple  en  ouvrant  les  fonctions  judiciaires  à  tous  les  citoyens  (Liv.  II,  i 

ch.  IX,  et  liv.  III,  ch.  i).  Trad.  de  Barth.  Saint-Hilaire,  p.  H7  et  425. 
Voy.  pncore  liv.  VII,  ch.  i.  §  a  et  9;  c.  Il,  §  3. 


~     312     ~ 

et  de  sanction  aux  lois  crimioeiles.  «  Le  plus  grand  des  mal- 
»  heurs,  dit  Platon,  c'est  de  descendre  dans  Tautre  monde 
»  avec  une  âme  souillée  de  crimes.  »  Le  pouvoir,  les  hon- 
neurs, les  richesses,  tout  ce  qui  éblouit  les  yeux  des  Hommes, 
tout  ce  qui  assure  TitApunité  sur  la  terre,  disparait  au  seuil 
de  la  tombe,  et  Tâme  seule  demeure  «  toute  cicatrisée  de 
»  parjures  et  d'injustices  par  les  empreintes  que  chaque 
»  action  y  a  gravées  ;  ici  les  détours  du  mensonge  et  de  la 
»  vanité,  là  les  monstruosités  et  toute  la  laideur  du  pouvoir 
»  absolu,  de  la  mollesse,  de  la  licence  et  du  désordre.  »  Le 
juge  divin  constate  ces  empreintes  et  inflige  aux  coupables 
les  châtiments  qu'ils  ont  mérités.  Nul  n'échappe  aux  arrêts 
irrévocables  de  cette  justice  suprême.  Ceux  qui  ont  commis 
des  fautes  guérissables  (iàaïua)  sont  condamnés  à  des  châ- 
timents temporaires,  mais  ceux  qui  sont  trouvés  incurables 
(àvtâr»;  ïyiiv)  subissent  des  supplices  éternels.  Le  ciel  est 
réservé  aux  hommes  entièrement  purs  (1). 


m. 


Après  cet  exposé  succinct  mais  fidèle  des  doctrines  pénales 
du  grand  disciple  de  Socrate,  il  n'est  pas  difficile  de  savoir 
quels  étaient,  à  ses  yeux,  le  fondement  et  les  limites  du  droit 
de  punir. 

L'illustre  philosophe  d'Athènes  voyait  la  base  nécessaire 
de  la  peine  dans  la  justice  absolue,  qui  exige  impérieusement 
que  tout  acte  injuste  soit  expié  par  la  punition  de  l'homme 


(1)  (Jortjias,  LXXL\  et  suiv.  Loisj  IX,  \\St\  X.  triG.  Rvpnblhiur,  X.  VJO 
et  suiv. 


—     513     — 

qui  s*eii  est  rendu  coupable.  Il  tient  compte,  il  est  vrai,  des 
avantages  qui  résultent  de  l'application  de  la  peine,  d*une 
part,  pour  l'amendenient  de  l'individu  qui  la  subit,  de  l'autre, 
pour  la  société  en  général,  par  l'intimidation  de  ceux  qui 
sont  les  témoins  du  châtiment  ;  mais  ce  ne  sont  là  que  des 
conséquences,  des  eifets  de  la  répression.  L'utilité  indivi* 
duelle  et  sociale  de  la  peine  est  le  résultat  de  l'exercice  d'un 
droit,  dont  la  légitimité  vient  d'ailleurs,  c'est-à-dire,  du 
principe  d'expiation,  appliqué  au  nom  et  dans  l'intérêt  du 
corps  social  (1). 

Mais  dans  quelle  mesure  cet-  intérêt  social  doit-il  entrer 
dans  les  prévisions  du  législateur  et  influer  sur  les  détermi- 
nations du  juge? 

On  sait  que,  dans  nos  écoles  modernes,  deux  systèmes 
nettement  trancliés  divisent  les  philosophes  et  les  juriscon- 
sultes qui  prennent  pour  fondement  de  la  peine  le  principe 
^'expiation.  Les  uns,  appliquant  ce  principe  avec  une  rigueur 
extrême,  veulent  que  le  mal  soit  toujours  puni,  quand  mên^î 
^*aate  répréhensible  ne  cause  aucun  trouble  social  et  qu'au - 
^'^  avantage  appréciable  ne  saurait  résulter  de  sa  répression. 

^^  autres,  distinguant  la  justice  sociale  de  la  justice  absolue. 

fi  d'autres  termes,  combinant  la  grande  règle  du  mérite  et 
^^^^érite  avec  la  nature  de  la  mission  confiée  aux  gouver- 

qQ'        ^     Vficton  ne  donne  pas  à  celte  pensée  tous  les  développenicMits 

ejtpf-        X^  courrait  désirer,  mais  eUe  se  trouve  positivement  et  clairement 

t\j^C^^^^se  dans  ses  écrits  (Voy.  notamment  Gorgias,  XXXII  et  suiv., 

Coijj^  g    ^  ^  l  et  suiv.  LoiejW,  p.  326,  et  ci-dessus,  p.  303  et  310).   Comp. 

*nent      ^~^  "*  traduction  des  Lois,  Argvfnent,  p.  1>5;  Irad.  du  Geot^gias,  Argu- 

Oi^"*     ^^^  .  167  et  suiv. 
»  tot.^  -^^^^  ^21  pas  fait  assez  attention  à  ce  passage  des  Lois  :  «  Dieu  marche 

*  tb^C  ^^~^  ur^en  ligne  droite...  La  justice  le  suit,  vengeresse  des  infrac- 

*  8ic^  ^-fc,^^   faites  à  la  loi  divine...  Celui  qui  livre  son  cœur  au  feu  des  pas- 
^  io^»*^^^.^^--  "6  tarde  pas  à  payer  sa  dette  à  Tinexorable  justice.  Tel  est 

^e  naturel  des  choses.  »  {Loc.  cit.J. 


-    su    - 

nements  de  la  terre,  ne  font  intervenir  les  tribunaux  crimi- 
nels qu'au  moment  où  la  protection  de  l'ordre  public  et  le 
maintien  de  la  sécurité  générale  réclament  le  châtiment  du 
coupable  (i). 

Il  nous  semble  que  ces  derniers  peuvent  seuls  revendiquer 
l'honneur  de  placer  au  nombre  de  leurs  ancêtres  le  glorieux 
disciple  de  Socrate.  Nous  lisons,  en  effet,  dans  le  Protagoras  : 
«  Personne  ne  châtie  ceux  qui  se  sont  rendus  coupables 
»  d'injustice  par  la  seule  raison  qu'ils  ont  commis  une  injus- 
»  tîce,  à  moins  qu'on  ne  punisse  d'une  manière  brutale  et 
»  déraisonnable.  Mais  lorsqu'on  fait  usage  de  sa  raison  dans 
»  les  peines  qu'on  inflige,  on  ne  châtie  pas  à  raison  de  la 
»  faute  passée,  car  on  ne  saurait  empêcher  que  ce  qui  est 
»  fait  ne  soit  fait,  mais  à  cause  de  la  faute  à  venir,  afin  que  le 
»  coupable  n'y,  retombe  plus,  et  que  son  châtiment  retienne 
»  ceux  qui  en  seront  les  témoins  (2).  »  Au  neuvième  livre 
des  Lois,  le  philosophe  ajoute  :  «  Il  est  nécessaire  que  le 
»  législateur  prévienne  et  menace  ceux  qui  pourraient  deve- 
»  nir  criminels  et  qu'il  fasse  des  lois  pour  les  détourner  du 
»  crime  et  les  punir  quand  ils  seront  coupables,  comme  s'ils 
»  devaient  le  devenir....  C'est  par  nécessité  qu'il  porte  ces 
»  lois,  et  il  souhaite  qu'on  n'ait  jamais  besoin  de  s'en  ser- 
»  vir  (3).  »  Ailleurs  il  dit  encore  que,  même  pour  le  crime 
d'assassinat,  le  législateur  pourrait  s'abstenir  de  porter  une 
loi  pénale,  si  la  crainte  des  châtiments  de  la  vie  future  faisait 
une  forte  impression  sur  les  âmes  (4).  Les  conséquences  de 

• 

(1)  Ces  systèmes  sont  loin  d'être  aussi  récents  c[u'on  pourrait  le 
supposer.  Pour  savoir  à  quoi  s'en  tenir,  on  n'a  qu'à  lire  la  remar- 
«luable  Introduction  que  M.  Faustin  Ilélie  a  placée  en  tête  de  sa 
traduction  du  Traité  des  deUts  et  des  peives  de  Beccaria. 

(2)  Xlll. 

(3)  Lois,  IX,  207,  il8.  419.  439. 

(4)  Ibid.,  IX,  431,  432, 


—     3*5     - 

ces  prémisses  ne  sont  pas  difficiles  à  déduire.  S*il  convient 
que  le  législateur  ne  frappe  qu'à  regret  et  dans  les  limites,  de 
la  nécessité  ;  s*il  ne  lui  est  pas  permis  de  punir  par  la  seule 
raison  qu'une  injustice  a  été  commise,  c'est  évidempent 
parce  que  la  juridiction  criminelle  doit  être  circonscrite 
dans  la  sphère  de  Tordre  public  et  de  la  sécurité  générale. 
Pour  Platon,  la  justice  humaine  est  un  élément  de  Tordre 
social,  qu'il  appuie  sur  la  justice  absolue,  mais  qu'il  ne  con- 
fond pas  avec  celle-ci,  qui  est  un  élément  de  Tordre  moral. 
Il  n'identifie  pas  dans  leur  principe  et  dans  leurs  efTets  la 
justice  de  Dieu  et  la  justice  des  hommes.  Sa  doctrine  sur 
l'origine  et  les  bornes  du  droit  de  punir  est,  au  fond,  iden- 
tique à  celle  que  Rossi,  vingt-deux  siècles  plus  tard,  a  su 
rendre  populaire  en  France.  Elle  constitue  l'un  de  ces  sys- 
tèmes que  les  allemands  appellent  mixtes,  parce  qu'on  y 
combine,  à  des  degrés  divers,  le  principe  d'expiation  avec 
l'utilité  sociale  de  la  répression. 

Les  idées  du  grand  philosophe  sur  Tefficacité  salutaire  de 
la  peine,  quant  ^à  l'amendement  du  condamné,  ne  sont  pas 
moins  dignes  d'attention.  Elles  prouvent  que  Platon,  dans  ses 
spéculations  en  apparence  exclusivement  morales,  entrevoit 
déjà,  au  siècle  de  Périclès,  la  base  rationnelle  du  système 
pénitentiaire  qui  devait,  après  une  longue  série  de  généra- 
lions,  surgir  de  la  philanthropie  chrétienne,  et  qui  est  au- 
jourd'hui Tune  des  gloires  des  nations  occidentales.  Parmi 
les  maximes  qu'il  se  plaît  à  développer,  on  remarque  au  pre- 
mier rang  Tassimilation  de  Tinjustice  à  une  maladie  de  Tâme, 
trouvant  sa  guérison  dans  la  peine  infligée  par  les  juges, 
comme  les  malades  dans  les  remèdes  prescrits  par  les  mé- 
decins (1).  Pour  lui  l'expiation  et  l'amendement  sont  des 

(1>  Voy.  ci-dessus  p.  30Î3. 


-     316     -- 

notions  corrélatives,  ou  pour  mieux  dire,  inséparables.  Un 
illustre  jurisconsulte  français  a  dit  que  la  théorie  de  l'expia- 
tion, (développée  dans  le  Gorgias,  est  étrangère  à  l'établisse- 
ment de  la  peine  et  ne  touche  que  son  exécution  ;  que  ce 
n'est  point  à  la  loi  ni  au  juge  que  le  philosophe  i*ecomma»de 
de  rechercher  l'expiation  comme  but  ou  mesure  de  la  peine  ; 
qu'il  ne  la  considère  que  comme  un  sentiment  moral  qui 
doit  être  la  conséquence  de  celte  peine  et  qu'il  veut  faire 
germer  dans  l'àme  du  condamné  (I).  Sous  plus  d'un  rapport, 
l'obsei'vation  est  fondée  ;  mais  elle  ne  doit  pas  être  exagérée. 
'  Il  est  incontestable  que  Platon  n'a  pas  aperçu  toutes  les  con- 
séquences que  sa  doctrine  sur  le  caractère  moralisateur  de 
la  peine  devait  entraîner  dans  le  double  domaine  de  la  Légis- 
lation positive  et  de  la  pratique  judiciaire.  On  ne  saurait  nier 
qu'il  ne  se  soit  surtout  préoccupé  de  l'intérêt  personnel  du  con- 
damné, en  l'engageant  à  profiter  de  la  punition  qu'il  a  méritée 
pour  purifier  son  âme  et  apaiser  ses  remords.  Mais  il  ne  faut 
pas  se  hâter  d'en  conclure  que  l'illustre  philosophe,  en  re- 
cherchant les  préceptes  que  doit  suivre  le  délinquant  auquel 
la  peine  est  infligée,  eût  fait  abstraction,  d'un  côté,  de  la 
mission  du  législateur  et  du  juge,  de  l'autre,  du  profit  que 
la  société  tout  entière  retire  du  châtiment  des  coupables. 

m 

N'a-t-il  pas  hautement  proclamé  que  «  l'ordre  naturel  »  con- 
damne toute  injustice  et  veut  que  celle-ci  entraîne  toujoui's 
l'obligation  d'une  réparation  douloureuse  (2)?  N'a-t-il  pas 
posé  en  principe  que  le  législateur  doit  s'efforcer  d'atteindre, 
avec  la  précision  d'un  archer  habile,  à  une  proportion  rigou- 
reusement exacte  entre  le  délit  et  la  peine?  PTa-t-il  pas  ajouté 


(1)  Faustiu  H élic,  traduction  du   TvoHc  dos  délita  et  des  ftchivti  de 
Beccaria,  hilrod.  p.  21. 

(2)  Voy.  ci -dessus,  p.  302. 


que  les  juges  doivent  toujours,  avec  Texactitude  d*un  peintre 
de  portraits,  mettre  leurs  jugements  eu  harmonie  avec  les 
vues  du  législateur  (1). 

D'ailleurs,  alors  môme  que  Platon  ne  se  serait  pas  préoc- 
cupé de  l'utilité  sociale  attachée  à  ramendement  du  coupable 
par  l'expiation  du  crime,  sa  doctrine  n'en  serait  pas  moins 
empreinte  d'une  incontestable  grandeur.  La  peine  repré- 
sentée comme  une  sorte  de  médecine  morale,  effaçant  les 
souillures  de  l'âme  et  offrant  au  coupable  le  moyen  de  se 
réconcilier  avec  lui-même  et  avec  les  autres;  l'homme,  dé- 
gradé par  le  crime,  trouvant  dans  une  souffrance  noblement 
acceptée  la  libération  d'une  dette  contractée  envers  l'inflexi- 
ble justice;  le  mal  et  la  honte  écartés  de  la  peine,  pour  être 
reportés  exclusivement  sur  lé  délit  ;  l'expiation  devenant  à  la 
fois  un  germe  de  régénération  pour  le  condamné  et  un  aver- 
tissement salutaire  pour  ses  concitoyens  :  toutes  ces  notions 
si  belles,  si  élevées,  si  pures,  sont  assurément  très-remar- 
quables à  une  époque  où  les  législateurs  et  le^  juges  de  la 
Grèce  ne  se  proposaient  d'autre  but  que  de  terrifier  leâ  mé- 
chants par  l'intensité  des  châtiments.  Quand  même  ce  serait 
de  ce  seul  point  de  vue  qu'on  devrait  envisager  la  doctrine 
de  Platon,  celui-ci  mériterait  encore  de  figurer  parmi  les 
précurseurs  de  ces  jurisconsultes  philanthropes  qui,  depuis 
l'irrésistible  élan  donné  par  Beccaria,  ont  posé  les  bases  d'un 
système  de  répression  où  l'idée  de  la  régénération  morale  du 
condamné  se  place  constamment  à  côté  du  châtiment,  pour 
en  régler  le  mode  et  en  diriger  les  effets.  Son  Sophronistëre 
contient  le  germe  du  pénitencier  du  dix- neuvième  siècle  (2). 

(1)  Voy.  ci-dessus ,  p.  304. 

(S)  Déjà  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire  a  fait  ressortir  ce  caractère 
élevé  de  la  peine,  dans  la  préface  de  sa  traduction  de  la  Morale  d'A^nit' 
totp,  p.  LVII. 


-     318     — 

Platon  se  rapproche  encore  de  la  science  moderne  quand 
il  place  les  moyens  préventifs  avant  les  moyens  répressifs  (i); 
quand  il  réclame  des  lieux  de  détention  séparés  pour  les  pré- 
venus et  les  condamnés  (2)  ;  quand  il  voit  dans  le  caractère 
personnel  du  châtiment  le  corollaire  naturel  du  caractère 
personnel  de  l'infraction  (3)  ;  quand  il  établit  une  distinction 
pleine  de  conséquences  fécondes  entre  les  actes  volontaires 
et  les  actes  prémédités;  quand,  parmi  les  éléments  de  la 
culpabilité,  il  met  au  premier  rang  le  caractère  moral  du 
délit  ;  quand  il  demande  que  la  répression  soit  plus  ou  moins 
sévère  suivant  la  nature  des  moyens  employés  par  les  mal- 
faiteurs; quand  il  réclame  l'intervention  des  citoyens  dans  le 
jugement  des  causes  politiques,  après  que  celles-ci  ont  été 
régulièrement  instruites  par  des  magistrats  offrant  à  Taccusé 
toutes  le&  garanties  désirables  ;  quand  il  fait  de  la  publicité 
des  débats  et  du  jugement  l'une  des  conditions  essentielles 
de  la  procédure;  quand  il  proclame  que  la  peine,  considérée 


(1)  Montesquieu  s'est  contenté  de  marcher  sur  les  traces  du  philo- 
sophe d'Athènes,  quand  il  s'écrie  :  c  Un  bon  législateur  s'attachera 
j»  moins  à  punir  les  crimes  qu'à  les  prévenir  ;  il  s'appliquera  plus  à 
»  donner  des  mœurs  qu'à  infliger  des  supplices.  »  (Esprit  des  lois,  1.  IV, 
ch.  IX).  Beccaria  développe  la  même  pensée  (Dci  delitti  e  délie  perte, 
§XLI). 

(2)  Platon  voulait  qu'il  y  eût  trois  prisons  dans  sa  ville  modèle,  une 
auprès  de  la  place  publique,  dépôt  général  pour  s^assurer  de  la  per- 
sonne des  accusés;  une  autre  située  à  Tendroit  où  les  magistrats 
s'assemblent  pendant  la  nuit  et  qui  porte  le  nom  de  Sophronistère  ; 
une  troiifième,  destinée  aux  grands  criminels  et  placée  au  milieu  du 
pays,  dans  un  endroit  désert  et  sauvage  (Lois,  X,  458  et  suiv.). 

(3)  Ici  le  génie  de  Platon  s'élève  de  beaucoup  au-dessus  des  lois  et 
de  la  jurisprudence  de  sa  patrie.  A  Athènes,  plusieurs  peines,  notam- 
ment la  déclaration  d'infamie  et  la  déchéance  du  droit  de  cité,  étaient 
souvent  héréditaires  (Voy.  Démosthène  contre  Aristocrate,  p.  334;  Pro- 
cès de  Vambassade,  p.  224,  édit.  cit.  de  Didot.  Plutarque,  Vie  cPAntiphon, 
IV.  Isocrate,  Pour  le  fils  d'Alcibiade,  299;  éd.  Qermont-Tonnère.  Lysias 
contre  Erathosthène,  pp.  142  et  148. 


-     SI9     - 

en  elle-même,  ne  doh  pas  éveiller  une  idée  d'inramie  ;  quand 
il  repousse  la  confiscation  des  biens,  pour  ne  pas  frapper  en 
même  temps  le  coupable  et  sa  famille  (1)  ;  quand  il  exige, 
eafin,  que  le  législateur  lui-même,  avec  la  précision  d'un 
archer  habile,  maintienne  une  proportion  rigoureusement 
exacte  entre  les  peines  et  les  délits.  Pour  les  temps  et  les 
lieux  oh  il  écrivait,  toutes  ces  propositions  si  brillamment  et 
si  solidement  établies  étaient  des  nouveautés  courageuses, 
qui  fournissent  aujourd'hui  plus  d'un  fleuron  à  la  couronne 
du  glorieux  philosophe  d'Athènes. 

Cependant,  l'éloge  ne  doit  pas  dépasser  certaines  limites. 
Platon  est  un  philosophe  dont  la  pensée  s'élève  à  des  hau- 
teurs inaccessibles  au  vulgaire,  mais  il  n'est  pas  un  juris- 
consulte dans  l'acception  propre  de  ce  terme  ;  il  est  moins 
encore  ce  que  nous  nommons  un  criminaliste,  dans  le  lan- 
gage du  droit  moderne.  Il  a  longuement  et  brillamment 
parlé  de  l'origine,  du  caractère  et  du  but  des  lois  pénales  ; 
mais  ses  œuvres  ne.  renferment  pas  un  corps  de  doctrine,  un 
ensemble  de  préceptes  et  de  règles  où  la  théorie  et  l'appli- 


(1)  Lois,  IX,  420.  '  La  confiscation  des  biens  était,  il  est  vrai,  peu 
compatible  avec  l'organisation  de  la  cité  idéale  décrite  dans  les  Lois  ; 
mais  cette  partie  du  système  de  Platon  n'en  mérite  pas  moins  une 
attention  spéciale,  parce  que  le  philosophe  s'écarte  ici  complètement 
de  la  jurisprudence  de  sa  patrie.  A  Athènes,  la  confiscation  des  biens 
était  fréquemment  prononcée;  elle  était  la  conséquence  directe  de 
toute  condamnation  à  une  peine  capitale.  On  y  chercha  même,  plus 
d'une  fois,  en  temps  de  crise,  un  moyen  de  remédier  à  la  pénurie  du 
trésor  public,  en  imaginant  de  faux  crimes  d'Etat  (Voy.  Lysias  contre 
Nicomaquc,  p.  221;  contre  Erathosthène,  p.  148;  Olivier  sacré,  p.  123; 
Biens  confisqués,  p.  174;  Biens  du  neveu  de  Nicias,  p.  177  ;  Biens  d'AriS" 
tophane,  p.  179.  (On'atores  attici,  éd.  MuUerus,  Paris,  Didot,  1847). 
Xénopbon,  Hist.  grecq.,  liv.  I,  ch.  vu  ;  liv.  Il,  ch.  m.  Hérodote,  liv.  VI, 
ch.  GXXi.  Démosthène  contre  Aristocrate,  p.  223.  Isocrate,  Pour  le  fils 
(fAlcibiade,  p.  299. 

Comp.  Aristote,  Politique,  liv.  VII,  ch.  m,  §  2. 


cation  se  combinent  dans  une  unité  hatmonieuse .  Il  n'a  pas 
assez  clairement  aperçu  les  limites  qui  circonscrivent,  sans 
les  séparer,  les  domaines  respectifs  de  la  morale  et  du  droit. 
Il  n*a  pas  créé  un  véritable  système  pénal. 

Si  cette  vérité  pouvait  être  contestée,  nous  n'aurions  qu'à 
éuumérer  les  dispositions  pénales  qui  remplissent  les  quatre 
derniers  livres  des  Lois,  et  qui  ne  sont  en  réalité  que  la  copie, 
légèrement  modifiée,  de  la  législation  criminelle  de  rAttique. 
On  y  voit  que  Platon,  aussitôt  qu'il  descend  des  hauteurs 
sereines  de  la  théorie,  pour  se  placer  sur  le  terrain  plus  aride 
et  souvent  rebelle  des  faits,  commet  une  foule  d'inconsé- 
quences et  d'erreurs,  qui  prouvent  clairement  que,  même 
dans  son  intelligence  sublime,  les  conséquences  pratiques 
des  principes  les  plus  élevés  et  les  plus  salutaires  étaient 
restées  enveloppées  d'épais  nuages.  Nous  en  citerons  quel- 
ques exemples. 

Platon  enseigne  formellement  et  à  diverses  reprises,  que 
la  peine  capitale  doit  être  réservée  pour  les  criminels  incor- 
rigibles ;  il  demande  qu'un  châtiment  moins  rigoureux  soit 
infligé  aux  coupables  qui  n'ont  pas  fait  preuve  d'une  irrémé- 
diable perversité.  Et  cependant,  dans  les  derniers  livres  des 
Lois,  il  condamne  au  dernier  supplice  le  magistrat  qui  reçoit 
un  présent  et  tous  ceux  qui,  ne  fut-ce  qu'une  seule  fois,  se 
rendent  coupables  de  sacrilège.  Il  réserve  le  même  sort  à 
ceux  qui  sacrifient  chez  eux  en  secret  à  quelque  divinité  que 
ce  soit,  qui  participent  k  un  mouvement  séditieux,  qui 
cherchent  à  introduire  des  changements  dans  l'éducation  et 

R 

les  lois,  qui  donnent  asile  à  un  banni  ou  causent  un  préju- 
dice quelconque  aux  juges  qui  les  ont  condamnés.  Il  livre  au 
bourreau  le  citoyen  qui  dérobe  une  partie  quelconque  des 
deniers  publics,  le  frère  et  la  sœur  qui  blessent  à  dessein 
leur  frère  ou  leur  sœur,  l'esclave  qui  blesse  son  maître  ou 


ne  dénonce  pas  le  vol  d'un  trésor,  lé  citoyen  qui ,  une 
seconde  fois,  intente  un  procès  par  esprit  de  chicane  (1)  ! 
Le  philosophe  enseigne  encore  que  la  peine  ne  doit  pas 
être  envisagée  comme  flétrissante  pour  celui  qui  la  subit;  il 
demande  qu'elle  soit  toujours  combinée  de  manière  à  pro- 
duire l'amendement  du  coupable.  Or,  au  lieu  d'appliquer 
cette  règle  avec  les  conséquences  logiques  qui  en  sont  insé- 
parables, il  place  dans  la  législation  de  sa  ville  modèle  une 
foule  de  peines  qui  devaient  avoir  pour  inévitable  résultat  de 
dégrader  et  de  démoraliser  le  condamné,  en  lui  imprimant 
une  tache  indélébile.  Parmi  les  châtiments  qui  obtiennent  le 
suffrage  du  Cygne  de  l'Académie,  nous  trouvons  «  la  flétris- 
sure ignominieusement  prononcée  à  la  vue  de  tout  le  peuple,» 
exposition  du  nom  du  coupable  dans  la  place  publique,  la 
^^t*que  du  crime  au  front  du  criminel,  la  déclaration  d'in- 
famie «  autorisant  le  premier  venu  à  donner  desl  coups  au 
»  condamné,  »  la  dégradation  infamante  de  toutes  les  pré- 

-  ''ogatives  du  citoyen  (2).  Il  veut  même  que,  dans  certains 
^^p  on  flétrisse  la  mémoire  des  morts,  qu'on  jette  leurs  ca- 
^vres  loin  des  regards,  hors  des  frontières  de  l'État,  et  qu'on 

J>i//:sui\re  comme  coupable  d'impiété  tout  homme  libre  qui 
nne  la  sépulture  (3)  ! 


,  IX,  419,  420,  421,  436,  437;  X,  460;  XI,  461,  480;  XII,  480, 
492. 

I  peines  infamantes  n'étaient  pas  rares  dans  la  législation 
.  Voy.  le  décret  rendu  contre  Antiphon  et  rapporté  par  Plu- 
~Yie  d'Antiphfin,  VII.  Voy.  ei\core  Isocrale,  Pour  le  fils  d^Alci- 
^  277.  Démosthène,  Procès  de  l'ambassade,  p.  224. 

is,  VI,  351,  357,  373;  VIII,  411.;  IX,  420,  421  ;  X,  459;  XI,  471.  « 

ment  qu'on  jette  hors  des  frontières  les  cadavres  des  sacri- 

des  traîtres.  C'est  la  «reproduction  pure  et  simple  de  la  légisr 

hénienne  (Voy.  Xénophon,  Hist.  grecq.,  liv.  I,  ch.  vii.  Plutarque, 

"^tiphon,  IV  ;  Vie  de  Phocion,  XLII.  Thucydide,  liv.  I,  ch.  cxxvi, 

Xie  contre  Léocratès,  p.  22  {Oratores  attici ;  éd.  Didot). 

21 


ku^ 


r 


Dans  un  autre  ordre  d'idées»  le  pliilosophe  d'Athènes,  vou- 
lant enlever  aux  tribunaux  un  pouvoir  arbitraire  incompati- 
ble avec  la  sécurité  des  justiciables,  formule  ainsi  le  devoir 
du  législateur  dans  la  confection  des  lois  pénales.  «  La  seule 
»  chose  qu'il  ait  à  faire,  c'est  de  ne  laisser  à  la  discréti<)n 
»  des  juges  l'imposition  des  peines  que  sur  les  plus  petits 
»  objets,  réglant  et  fixant  presque  tout  par  lui-même  en  termes 
»  précis.  »  En  lisant  ces  lignes,  on  admire  la  force  d'intuition 
d'un  homme  de  génie  qui,  à  cette  époque  reculée,  formule 
déjà  l'une  des  règles  que  la  science  moderne  a  placées  au 
nombre  de  ses  axiomes  les  plus  incontestables.  Malheureu- 
sement, quelques  lignes  plus  bas,  on  s'aperçoit  que  Platon 
n'a  voulu  de  cette  restriction  que  pour  les  pays  arriérés,  où 
le  pouvoir  judiciaire,  imparfaitement  organisé,  n'offre  pas 
aux  accusés  toutes  les  garanties  désirables.  «  Au  contraire» 
»  dit-il,  dans  un  État  où  les  tribunaux  sont  établis  avec  toute 
»  la  sagesse  possible,  où  ceux  qui  sont  destinés  à  juger  ont 
»  reçu  une  bonne  éducation,  et  ont  passé  par  les  plus  sé- 
^>  vères  épreuves,  on  ne  peut  rien  faire  de  mieux  ni  de  plus 
»  sensé  que  d'abandonner  à  de  tels  juges  le  soin  de  régler 
»  dans  la  plupart  des  cas  les  peines  et  les  amendes  (1).  » 
Aussi  les  peines  arbitraires  abondent-elles  dans  les  derniers 
livres  des  Lois.  Si  un  homme,  âgé  de  plus  de  trente  ans, 
maltraite  ses  parents,  le  tribunal  décide  de  l'amende  ou  de 
la  punition  corporelle  qu'il  mérite,  c<  ne  lui  épargnant  aucune 
»  des  peines  qu'un  homme  peut  souffrir  dans  sa  personne 
»  ou  dans  ses  biens  (2).  »  Le  tribunal  en  agit  de  même  à 
l'égard  de  ceux  qui  usent  d'enchantements  ou  de  maléfices 
pour  nuire  à  un  citoyen,  qui  refusent  le  service  militaire  ou. 


(1)  low,  IX,  436. 

(2)  Ibid.,  XI,  475. 


—     323     — 

étant  chargés  des  Fonctions  d'ambassadeur  ou  de  héraut,  ne 
rapportent  pas  fidèlement  les  paroles  qu'ils  sont  chargés  de 
transmettre  (1).  L'étranger  qui  vole  une  chose  sacrée  reçoit 
autant  de  coups  qu'il  plaît  aux  juges  (3).  Tout  citoyen  peut 
impunément  frapper  le  marchand  qui  fait  un  serment  témé- 
raire pouV  vanter  sa  marchandise  (3).  L'esclave  qui  frappe 
un  homme  libre  est  livré  au  citoyen  outragé,  et  celui-ci  le 
fait  battre  à  coups  d'étrivières  aussi  longtemps  qu'il  juge  à 
propos  (4).  L'esclave  quf,  dans  un  accès  de  colère,  tue  un 
homme  libre,  est  livré  aux  parents  du  mort,  et  ceux-ci  sont 
obligés  de  le  faire  mourir,  de  telle  mort  qu'il  leur  plaira  (8). 
Le  magistrat  prévaricateur  est  arbitrairement  puni  par  les 
Gardiens  des  lois  (6). 

.Ces  exemples  suffisent.  L'homme,  quelque  grand  qu'il  soit, 
subit  toujours,  dans  une  large  mesure,  les  erreurs  et  les 
préjugés  de  son  siècle.  Sans  méconnaître  la  noblesse,  la 
force  et  les  privilèges  du  génie,  ou  peut  hardiment  affirmer 
que  les  merveilles  de  son  intuition  ne  dépassent  jamais  des 
proportions  relativement  étroites.  Dieu  seul  connaît  toutes 
les  conséquences  que  les  générations  futures  déduiront  des 
prémisses  posées  par  les  générations  éteintes. 


(i)  Ihid.,  XI,  476;  XII,  480,  481. 

(2)  Ibid.,  IX,  419 

(3)  Lois,  XI,  464.  Il  ne  faut  pas  oublier  que,  dans  la  cité  modèle  de 
Platon,  le  commerce  est  fait  par  de^  étrangers. 

(4)  Ibid.,  IX,  440: 

(5)  Ibid.,  IX,  430. 
f6)  7Wrf.,  VI,  361. 


5i4     - 


IV. 


En  somme,  les  dialogues  de  Platon  attestent  que,  pour 
Socrate  et  son  illustre  disciple,  le  droit  de  punir  avait  cessé 
d'être  envisagé  comme  un  simple  moyen  d'intimidation  bru- 
taie.  Le  coupable  Frappé  par  la  justice  n^était  plus  seulement, 
à  leurs  yeux,  un  épouvantai!  aux  mains  du  bourreau,  k  côté 
de  l'intérêt  supérieur  du  corps  social,  ils  avaient  placé  l'in- 
térêt bien  entendu  du  condamné  lui-même,  et  le  germe 
de  la  grande  et  consolante  théorie  de  l'amendement  était 
sorti  de  l'examen  approfondi  de  l'essence  et  des  résultats 
de  la  peine.  Sur  la  mission  du  législateur  et  du  juge,  sur 
l'organisation  et  l'exercice  du  pouvoir  judiciaire,  sur  le 
choix  et  la  mesure  des  moyens  de  répression,  sur  le  but 
final  de  la  justice  criminelle,  ils  avaient  formulé  bien  des 
règles  aujourd'hui  unanimement  accueillies  par  les  crimi- 
nalistes. 

Mais,  il  faut  bien  l'avouer,  ces  belles  maximes,  si  brillam- 
ment développées  dans  un  inimitable  langage,  n*étaient  pas, 
comme  nous  l'avons  déjà  dit,  l'expression  d'une  science 
définie,  ayant  sa  sphère  propre  et  son  rôle  déterminé.  Oo 
cherchait  des  principes  de  morale,  bien  plus  que  des  règles 
juridiques.  On  songeait  à  élever  les  idées,  à  ennoblir  les 
cœurs,  à  purifier  les  âmes,  bien  plus  qu'à  réformer  les  lois. 
On  formulait  avec  ardeur,  on  discutait  avec  un  art  infini  des 
théories  aussi  larges  que  fécondes,  mais  on  dédaignait  de 
rechercher  péniblement  leurs  rapports  avec  le  monde  réel, 
leurs  conséquences  pratiques  dans  le  domaine  des  faits.  Bien 
des  générations  devaient  se  succéder  encore  avant  la  nais- 
sance d'une  véritable  philosophie  du  droit  pénal. 


-     32.S     ~ 

Dans  le  cercle  de  ia  science  politique,  Platon,  après  avoir 
proclamé  les  principes  les  plus  purs  et  les  plus  élevés,  finit 
par  chercher  l'idéal  des  sociétés  humaines  dans  le  commu- 
nisme, la  suppression  de  la  famille  et  la  promiscuité  des 
sexes  (1).  Sur  le  terrain  de  la  justice  criminelle,  le  môme 
philosophe,  tellement  indulgent  dans  ses  doctrines  morales 
qu'on  lui  a  maintes  fois  reproché  de  nier  le  libre  arbitre,  ter- 
mine ses  recherches  par  l'adoption  d'un  code  presque  dra- 
conien, oii  la  peine  de  mort  et  les  châtiments  ignominieux 
sont  prodigués  avec  une  inconcevable  largesse.  Ainsi  que 
nous  l'ayons  déjà  fait  remarquer,  l'immortel  disciple  de  So- 
crate,  malgré  la  puissance  et  l'éclat  de  son  génie,  était  resté 
l'homme  de  son  temps,  et,  au  siècle  de  Périclès,  le  droit 
criminel,  pas  plus  que  l'économie  politique,  n'était  arrivé  à 
l'état  de  science  dans  les  écoles  d'Athènes. 

Le  nom  de  Platon  n'en  mérite  pas  moins  de  briller  dans 
les  annales  de  la  législation  criminelle.  Sans  se  dépouiller 
complètement  des  erreurs  et  des  préjugés  du  milieu  où  il 
vivait,  le  grand  philosophe  a  vu  plus  haut  et  plus  loin  que 
ses  contemporains.  Ses  faiblesses  et  ses  inconséquences  sur 
lé  terrain  de  la  pratique  ne  sauraient  obscurcir  l'éclat  des 
principes  qu'il  proclame  et  défend  dans  les  régions  idéales 
de  la  théorie.  La  grande  loi  du  progrès  exige  la  diversité  des 
aptitudes  et  des  rôles  dans  l'œuvre  collective  de  l'humanité. 
L'un  découvre  la  règle,  l'autre  en  déduit  les  conséquences, 
un  troisième  la  fait  passer  dans  les  lois,  et,  bien  souvent, 
Plusieurs  générations  s'écoulent  entre  le  jour  de  la  décou- 
^^rte  et  le  jour  de  l'application  des  principes.  Il  suffit  à  la 


(1)  La  République  a  pour  but  de  justifier  et  d*exalter  cet  étrange 

régime. 


—     326     - 


gloire  de  la  philosophie  d'indiquer  et  d*éclairer  les  voies  que 
le  législateur  et  les  juges  doivent  parcourir  à  sa  suite  (1). 


(1)  On  aurait  tort  d'assimiler  cette  étude  à  ceUe  que  M.  Sil)>erschiag 
a  publiée,  en  1863,  dans  la  Strafrechtszeitwig  de  M.  Von  Holttzeadorff, 
sous  ce  titre  :  Platon  als  attester  theoretischer  Bearbeiter  des  Strafrechts. 
Le  travail  de  M.  Silberschlag,  qui  ne  se  compose  que  de  quatre  pages, 
consiste  en  grande  partie  dans  l'énumération  des  peines  indiquées 
dans  le  dialogue  des  Lois. 


(Extrait  du  compte-rendu  des  séances  de  V Académie  des  sciences 
viorales  et  politiques  (Recueil  de  M.  Vergé,  T.  XCI  ). 


XI 


LE  DROIT  CRIMINEL 


DE 


LA  ORÈCE  LÉGENDAIRE 


LE  DROIT  CRIMINEL 


l)K 


LA  GRÈCE   LÉGENDAIRE 


Au  .delà  des  limites  des  temps  historiques ,  rimagination 
puissante  et  féconde  des  Grecs  avait  placé  tout  un  monde 
plein  de  lumière  et  de  vie,  où  les  dieux  et  les  hommes, 
rivalisant  d'héroïsme  et  de  génie,  livraient  des  batailles, 
bâtissaient  des  cités,  fondaient  des  dynasties  royales  et  in- 
ventaient les  arts  qui  devaient  illustrer  la  l'ace  privilégiée 
des  Hellènes.  Les  philologues  et  les  historiens  ont  long- 
temps prétendu  que  les  merveilles  de  ce  monde  mythique 
étaient  des  faits  réels,  des  événements  ordinaires,  exaltés  et 
embellis  par  la  verve  poétique  des  aèdes  et  le  patriotisioe 
orgueilleusement  crédule  des  masses  ;  mais  cette  prétention, 
malgré  Tesprit  ingénieux  et  sagace  de  ses  défenseurs ,  a  dû 
céder  devant  les  recherches  approfondies  et  la  critique  plus 
sévère  des  savants  de  notre  siècle.  Il  est  aujourd'hui  dé- 
montré que  les  poèmes  attribués  à  Homère,  à  Hésiode  et  aux 
autres  chantres  de  l'âge  héroïque  ne  fournissent  aucune 
indication  certaine  et  irrécusable  sur  les  événements  anté- 

• 

rieurs  au  VIII*'  siècle  avant  notre  ère.  On  peut  admirer  les 


~     330     - 

charmes  de  la  légende,  la  richesse  et  les  mâles  l)eautés  de 
la  poésie  épique  ;  mais  on  ne  doit  y  voir,  à  un  degré  quel- 
conque, les  annales  primitives  du  monde  hellénique  (1).* 

Il  en  est  autrement  lorsque,  faisant  abstraction  des  exploits 
des  héros  et  des  dieux,  on  ouvre  les  poèmes  légendaires  de 
la  Grèce  dans  le  seul  dessein  d'y  chercher  des  tableaux  de 
la  vie  et  des  coutumes  des  Hellènes  au  début  des  temps 
historiques.  On  y  trouve  alors  des  indices  nombreux,  des 
renseignements  précis,  des  traditions  et  des  exemples  dont 
la  critique  la  plus  austère  ne  saurait  méconnaître  l'impor- 
tance. Acceptant  avec  oi^ueil  l'organisation  sociale  de  leur 
patrie,  ignorant  là  loi  du  progrès  continu  de  l'humanité,  sans 
connaissance  des  mœurs,  des  langues  et  des  institutions  des 
autres  peuples,  les  poètes  les  mieux  doués  ne  pouvaient 
échapper  à  la  nécessité  de  reproduire,  sous  une  forme  plus 
ou  moins  brillante ,  les  idées  et  les  habitudes  de  leurs  con- 
temporains. Tandis  que  l'imagination  suffisait  pour  inventer 
des  luttes  gigantesques  et  des  aventures  merveilleuses, 
l'aède  et  le  rapsode ,  dans  l'expression  des  sentiments  et  des 
mœurs,  restaient  forcément  les  hommes  de  la  société  au 
milieu  de  laquelle  ils  avaient  toujours  vécu ,  qui  avait  seule 
frappé  leurs  regards  et  dans  laquelle  ils  voyaient  le  type  le 
plus  élevé  de  la  civilisation  de  leur  siècle.  Donnant  à  leurs 
héros  une  beauté  divine,  une  force  surhumaine,  ils  leur 
attribuaient  des  exploits  et  des  triomphes  dépassant  les  pro- 
portions de  la  vie  réelle  ;  mais  ces  héros  prodigieux  restaient 
des  Grecs  et  conservaient,  dans  les  relations  de  la  vie  sociale, 


(4)  Il  est  assurément  possible  que  des  faits  historiques  se  trouvent 
mêlés  à  ces  tables  ;  mais  nous  n'avons  aucun  moyen  de  les  discerner 
avec  certitude.  M.  Grote  {Histoire  de  la  Grèce,  préf.)  fait  commencer 
rhistoirc  réelle  des  Grecs  à  la  première  olympiade,  c'est-à-dire  en  776 
avant  Jésus-Christ. 


-    531     - 

toutes  les  habitudes  et  tous  les  préjugés  de  leurs  contem- 
porains. L*01ympe  lui-même  n'était  qu'une  cité  grecque 
idéalisée,  où  régnaient  les  haines,  les  passions,  les  intrigues 
et  les  jalousies  qui  divisaient  les  Grecs  de  l'âge  héroïque  (1). 

Tout  en  renonçant  à  l'idée  d'appliquer  un  système  histori- 
que et  chronologique  aux  événements  de  la  légende  grecque, 
on  peut  donc,  ainsi  que  l'a  dit  M.  Grote,  mettre  ces  événe- 
ments à  profit  comme  monuments  précieux  d'un  état  de 
société,  de  sentiment  et  d'intelligence,  qui  doit  être  le  point 
de  départ  de  toutes  les  investigations  sur  les  idées  et  les 
coutumes  de  la  race  hellénique  (3). 

C'est  en  nous  plaçant  à  ce  point  de  vue,  que  nous  nous 
sommes  demandé  quelles  étaient  les  notions  que  les  Grecs 
de  cette  époque  réculée  avaient  de  la  nature,  de  l'exercice  et 
des  résultats  de  la  justice  criminelle  ;  en  d'autres  termes,  ce 
qu'était  le  droit  de  punir  parmi  les  ancêtres  d'Aristote  et  de 
Platon,  à  l'aube  des  temps  historiques. 

Sous  allons  essayer  de  répondre  à  cette  question,  autant 
que  le  permettent  la  pénurie  et  le  caractère  incomplet  des 
renseignements  qui  nous  ont  été  transmis  par  les  poèmes 
homériques  et  les  traditions  plus  récentes  (3). 


{])  Jupiter,  que  Minerve  appelait  le  plus  grand  des  rois,  convoquait 
l'agora  des  dieux,  comme  Aganiemnon  convoquait  Tagora  des  hommes, 
et  Thémis  remplissait  le  rôle  de  héraut  (Iliade,  VIll,  31  ;  XX,  4  et  suiv.; 
édit.  Didot).  Aristote  constatait  ce  fait  irrécusable,  quand  il  disait  que 
les  Grecs  avaient  donné  leurs  habitudes  aux  dieux,  de  même  qu'ils  lœ 
représentaient  à  leur  image.  (Polit.,  liv.  I,  c.  1). 

(2)  Histoire  Oe  la  Grèce,  t.  11,  p.  293  de  la  traduction  française. 

(3)  Nous  avons  surtout  consulté  les  œuvres  attribuées  à  Homère  et 
à  Hésiode,  parce  qu'elles  renferment  le  dépôt  le  plus  ancien  et  le  plus 
complet  des  traditions  qui  se  rapportent  aux  mœurs  de  la  Grèce  pri- 
mitive. C'est  à  ce  titre  que  nous  invoquons  leur  autorité,  sans  nous 
préoccuper  des  controverses  soulevées  au  sujet  de  leur  composition  et 
de  leur  âge.  Parmi  les  sources  postérieures,  nous  avons  accordé  une 


-   X5i   - 


I. 


SOURCE   ET  CARACTÈRE   DU   DROIT. 


De  même  que  les  peuples  primitifs  de  rOrieut,  les  Grecs 
de  rage  héroïque  avaient  placé  la  source  de  la  justice  sociale 
dans  une  région  plus  haute  et  plus  pure  que  la  teri^e  étroite 
où  s*âgitent  les  passions  des  hommes.  Le  pouvoir  et  le  droit 
étaient  des  émanations  de  Jupiter,  le  maître  tout-puissant 
de  rOlympe,  le  créateur  et  le  soutien  de  Tordre  universel. 
C'était  par  lui  que  régnaient  les  rois  et  qu'ils  jugeaient  les 
différends  qui  surgissaient  entre  ieurs  peuples  (1).  «  C'est  le 
»  flls  de  Saturne,  disait  Hésiode,  qui  a  donné  aux  hommes 
».  la  justice,  le  plus  précieux  des  bienfaits  (2).  »  toutes  les 
coutumes  destinées  à  protéger  les  faibles,  à  substituer  l'or- 
dre à  la  violence,  à  maintenir  la  concorde  au  sein  des  cités 
et  des  familles,  étaient  le  produit  d'une  manifestation  directe 
et  permanente  de  la  volonté  divine.  L'idée  de  la  loi,  avec  lé 
sens  et  la  portée  que  lui  attribuent  les  nations  modernes, 
n'existait  pas  dans  la  société  homérique,  où. le  même  mot 
servait  à  désigner  les  oracles  des  dieux  et  les  droits  des 
mortels  (OéixM-reç)  (3).  Homère  ne  connaissait  pas  même  le 


Sttention  particulière  aux  poêles  tragiques  qui  ont  pris  pour  thème  de 
leurs  travaux  des  événements  empruntés  à  l'âge  héroïque.  Malgré  les 
erreurs,  les  contradictions  et  les  anachronismes  qu'on  remarque  dans 
leurs  tragédies,  il  est  incontestable  que  celles-ci  contiennent  une  par- 
tic  considérable  des  traditions  populaires  de  la  Grèce. 

(1)  Iliade,  I,  238,  239;  II,  197  ;  IX,  98,  99.  Odyssée,  XIX,  179.  Hésiode, 
Les  travaux  et  les  jours,  v.  9,  35  et  suiv.,  276  et  suiv. 


(2)  Les  travaux  et  les  jours,  v.  279,  280;  édit.  Lehrs  (Didot). 

(3)  Iliade,  I,  238;  II,  206;  \\  761  ;  IX,  9è,  99.  Odyssée,  IX,  215. 


Hymne 


terme  dont  les  poètes,  les  historiens  et  les  philosophes  plus 
rapprochés  de  nous  se  sont  servis  pour  désigner  les  lois 
humaines  (vo^oi)  (1).  Les  sphères  aujourd'hui  distinctes.de 
la  religion,  de  la  morale  et  du  droit  étaient  confondues  en 
une  unité  non  encore  développée  (2). 

Avec  l'imagination  à  la  fois  vigoureuse  et  naive  de  la  race 
hellénique,  ces  idées  primitives  ne  pouvaient  manquer  de 
se  reproduire,  sous  une  forme  nouvelle  et  brillante,  dans  le 
symbolisme  ingénieux  et  puissant  qui  distingue  la  mytho- 
logie de  la  Grèce  hé/oique.  Toutes  les  parties  essentielles 


à  ApoUon,  V.  394.  Hésiode,  Les  travaux  et  les  jours,  v.  9.  Nous  verrons 
plus  loin  que,  dans  le  langage  d'Homère,  Jtxao-TToXoç  et  Qtff.i7TOTt61oç 
sont  synonymes. 

Quelquefois  les  mots  Ospcç,  OsfJLiOTeusiv,  désignent  le  jugement,  le 
fait  de  juger  (Iliade,  XVI,  387.  Odyssée,  XI,  569)  et  même  l'action  de 
légiférer  (Odyssée,  IX,  414).  —  Pour  le  sens  ordinaire  des  termes,  voy. 
Iliade,  II,  73;  IX,  33, 134,  270;  XI,  779,  807  ;  XXIII,  44,  581  ;  XXIV,  652. 
Odyssée,  lU,  45, 187 ;  IX,  268;  X,  73;  XI,  451  ;  XIV,  56, 130;  XVI,  91, 403; 
XXIV,  286.  Les  peuples  barbares  et  sans  lois  sont  dits  à6é|xiOTOi 
(Iliade,  IX,  63  ;  Odyssée,  IX,  112). 

On  a  souvent  prétendu  que  le  mot  6é(Xiç  désigne  le  droit  divin,  tandis 

que  le.  droit  humain  était  particulièrement  indiqué  par  le  mot  dinri 

(voy.  Hermann,  Uber  Gesetz,  Gesetzgebung,  etc.,  in  griechiachen  Alter* 

thurtie,  p.  7  et  suiv.  ;  Gôttingue,  1849).  Cette  distinction  est  ici  sans 

importance,,  puisque  toutes  les  lois  indistinctement  étaient  réputées 

divines.  Voyez,  pour  le  sens  ordinaire  du  mot  dix/),  Odyssée,  IV,  691  ; 

XI,  218;  XIV,  59;  XVIII,  275,  ,508;  XIX,  43,  168;  XXIV,  253,  Hymne  à 

Apollon,  V.  458. 

Ces  ti'aditions  sur  Torigine  divine  du  droit  ne  furent  jamais  complè- 
tement abandonnée^  en  Grèce.  Voy.  Sophocle,  Œdipe-roi,  v.  863  et 
suiv.  Thucydide,  liv.  Il,  c.  37.  Platon,  Lois,  liv.  VII,  p.  377,  édit.  Schnei- 
der (Didot).  Demosthènes,  Plaidoyer  contre  Aristocrate,  70,  édit.  Voeme- 
lius  (Didot).  Chrysippe,  cité  par  Plutarque,  Contradictions  des  stoïciens, 
t.  V,  p.  218  ;  édit.  Wyttenbach. 

(1)  Dans  tes  travaux  et  les  jours  d'Hésiode,  on  rencontre  deux  fois 
le  mot  vo|ioç,  au  singulier.  L'absence  de  ce  mot  dans  le  texte  d'Ho- 
mère a  déjà  été  signalée  par  Josèphe  (Contr.  App.,  liv.  II,  c.  15). 

(2)  Nagèlbach,  Homerische  Théologie,  sect.  V,  p.  23. 


de  Tordre  social  deviennent  successivement  des  génies  puis- 
sants, des  déesses  immortelles.  La  Loi  ou  TÉquité  (9é^i^)  (1), 
la  Justice  ou  le  Droit  (Atxyj)  (2),  l'Ordre  (Eivo^iyi)  (3)  et  le 
Serment  ("Opxoç)  (4),  transformés  en  personnes  vivantes  «t 
divines,  réservent  un  châtiment  sévère  à  la  fraude,  à  la  vio- 
lence, à  la  révolte,  au  parjure,  à  Tiniquité  sous  toutes  ses 
formes.  La  Justice  surtout,  fille  de  Thémis  et  du  roi  des 
dieux,  assise  à  côté  du  trône  de  son  père,  ne  se  lasse  jamais 
de  dénoncer  les  crimes  et  de  réclamer  leur  châtiment  exem- 
plaire (5).  Elle  est  la  distributrice  infaillible  des  dons  ou  des 

(1)  ThémiB  (de  ri67]|Xi),  qui  met  chaque  chose  à  sa  place,  symboUse 
tout  ce  qui  est  juste  et  légal,  tout  ce  qui  est  conforme  aux  exigences  de 
la  vie  sociale  (voy.  la  note  3  de  la  p.  332).  Dans  l'Olympe,  elle  convoque 
rassemblée  des  dieux  et  distribue  aux  immortels  la  part  qui  leur  revient 
dans  les  banquets  célestes  (Iliade,  XX,  4  et  suiv.;  XV,  87  et  suiv.).  Sur 
la  terre,  elle  préside  aux  assemblées  des  rois  et  des  peuples,  et  leur 
inspire  les  idées  généreuses,  les  résolutions  utiles.  Odyssée,  II,  68  et 
suiv.  Iliade,  I,  238  ;  XI,  779,  807  ;  XIV,  38(5).  Hésiode  en  fait  la  fille  du 
ciel,  la  sœur  de  Saturne,  la  mère  des  Heures  et  des  Parques.  Théogonie, 
V.  135,  901  et  suiv.  Gomp.  Appollodore,  liv.  I,  c.  3,  §  1,  et  Hymne  à  Ju^ 
piter  (XXII),  v.  2,  3. 

(2)  Suivant  Hésiode  (Théogonie,  v.  901  et  suiv.)  et  Apollodore  (Lix.  I, 
c.  3,  §  1)  Atx»i  est  l'une  des  filles  de  Jupiter  et  de  Thémis.  — Au  début 
de  la  Théogonie,  Hésiode  distingue  très-nettement  entre  0£f/.iç  et  Aîx]Q 
(v.  83,  86). 

Pour  la  signification  ordinaire  des  mots  6é^iç  et  dixr]  dans  le  texte 
d'Homère,  voy.  la  note  3  de  la  page  332. 

(3)  £uvo^i7]y  l'une  des  Heures,  était  aussi  fiUe  de  Jupiter  et  de  Thé- 
mis (Hésiode,  Théogonie,  v.  901,  902;  ApoUodore,  liv.  I,  c.  3,  §  1). 
Homère  garde  le  silence  sur  E'jvo|Xiy],  et  Hésiode  n'en  parle  qu'à  l'en- 
droit que  nous  venons  de  citer. 

(4)  *X)pxoÇy  fils  delà  Discorde,  frappe  les  juges  iniques,  les  hommes 
injustes  et  surtout  ceux  qui  se  rendent  coupables  de  parjure.  (Hésiode, 
Théogonie,  v.  231  et  suiv.;  Les  travaux  et  les  jours,  v.  219,  804  et  suiv.) 
Comp.  Sophocle,  Œdipe  à  Colone,  v.  1766  et  1767. 

(5)  Hésiode  lui  assigne  formeUement  ce  rôle  (Les  travaux  et  les  jour», 
V.  256  et  suiv.).  —  Comp.,  v.  220  et  suiv.  Démosthène,  Plaidoyer  contre 
Aristogiton,  11  ;  édit.  citée.  Sophocle,  Œdipe  à  Colone,  1382. 

Némésis  ou  la  Vengeance  divine  ne  se  trouve  pas  encore  personnifiée 


—     535     — 

chftUments  célestes,  suivant  que  les  hommes  s'approchent 
ou  s'éloignent  des  voies  de  Téquité.  «  La  Justice,  dit  Hésiode, 
»  finit  toujours  par  triompher  de  Tinjure.  Elle  s*indigne  et 
»  frémit  partout  où  elle  se  voit  outragée  par  les  hommes, 
»  dévorateurs  de  présents  (dGi)po<payo(),  qui  rendent  de  cri- 
»  minels  arrêts.  Couverte  d*un  nuage,  elle  parcourt  en  pieu* 
»  rant  les  cités  et  les  tribus  des  peuples,  apportant  le  mat- 
»  heur  à  ceux  qui  l'ont  chassée  et  n'ont  pas  jugé  avec 
»  droiture.  Mais  ceux  qui....  ne  s'écartent  pas  du  droit  sen- 
»  tier  voient  fleurir  leurs  villes  et  prospérer  leurs  peuples  ; 
»  la  paix,  cette  nourrice  des  jeunes  gens  (xouporpocpoç),  règne 
»  dans  leur,  pays,  et  jamais  Jupiter  à  la  longue  vue  ne  leur 
»  envoie  la  gperre  désastreuse.  Jamais  la  famine  ou  la 
»  honte  n'atteint  ces  gens  équitables;  ils  célèbrent  paisi- 
»  blement  leurs  joyeux  festins  ;  la  terre  leur  prodigue  une 
»  abondante  nourriture  ;  pour  eux,  le  chêne  des  montagnes 
»  porte  des  glands  sur  sa  cime  et  des  abeilles  dans  ses  flancs; 
»  leurs  brebis  sont  chargées  d'une  épaisse  toison....  Mais 
»  quand  les  mortels  se  livrent  à  l'injure  funeste  et  aux 
»  actions  vicieuses,  Jupiter  à  la  longue  vue  leur  inflige  un 
»  prompt  châtiment...!^  Du  haut  des  cieux,  il  déchaîne  à  la 
»  fois  deux  grands  fléaux,  la  peste  et  la  famine,  et  les  peu- 
»  pies  périssent  (1)  !  » 
Un  vaste  système  de  croyances  religieuses,  destinées  à 


dans  Homère.  On  en  découvre  tout  au  plus  une  notion  indécise  dans 
les  passages  suivants  :  Jliade,  XIII,  119, 122;  XIV,  80,  336;  XVII,  254. 
Odyssée,  Ij  350;  II,  136;  XVII,  481.  Cette  notion  est  plus  développée, 
mais  toujours  incomplète,  dans  les  écrits  d'Hésiode  (voy.  Théogonie, 
V.  223;  Les  travaux  et  les  jours,  v.  135  et  suiv.). 

(1)  Les  travauœ  et  les  jours,  v.  39,  217-266;  traduction  de  M.  Bignan. 
—  Nous  reviendrons  plus  loin  sur  cette  influence  de  la  justice  quant  à 
U  destinée  des  peuples  chez  lesquels  elle  est  honorée  ou  méconnue. 


-     336     - 

agir  sur  la  conscience  et  à  brider  leâ  passions  des  malfai- 
teurs, était  la  conséqlieiice  naturelle  de  cette  théogonie  pri- 
mordiale. Partout  où  le  violateur  du  droit,  le  contempteur 
de  la  Justice,  portait  ses  pas  ou  dirigeait  ses  regards,  il 
trouvait  la  colère  divine  personnifiée  de  manière  à  troubler 
profondément  Timagination  d'une  race  superstitieuse  et  cré.- 
dule.  MessagersJnfatigables  de  la  Justice,  tout  un  peuple  de 
génies  immortels,  placés  sous  les  ordres  de  Jupiter,  par* 
courait  les  cités  et. les  campagnes,  pour  observer  les  actions 
bonnes  ou  mauvaises  des  hommes,  et  surtout  celles  des 
grands.  «  0  rois,  disait  Hésiode,  redoutez  le  châtiment, 
»  car  les  immortels,  mêlés  parmi  les  hommes,  aperçoivent 
»  ceux  qui  rendent  des  arr'éts  iniques,  sans  craindre  la  ven«- 
»  geance  divine.  Par  l'ordre  de  Jupiter,  sur  la  terre  fertile, 
»  trente  mille  génies,  gardiens  des  mortels,  observent  leurs 
»  jugements  et  leurs  actions  coupables,  et,  revêtus  d'un 
»  nuage,  parcourent  le  monde  entier  (1).  »  Cachés  sous  de^ 
déguisements  divers,  les  dieux  les  plus  puissants  de  l'Olympe 
ne  dédaignaient  pas  de  visiter  la  terre,  pour  découvrir  les 
iniquités  et  recueillir  les  imprécations  des  victimes  du 
crime  (2).  Compagnes  inséparables  du  remords,  emblèmes 
vivants  de  la  colère  divine,  les  œdoutables  Erinnyes,  que 
toute  injustice  irritait,  que  l'effusion  du  sang  rendait  fu- 
rieuses, s'attachaient  pour  ainsi  dire  aux  flancs  des  coupa- 
bles, les  arrachaient  au  sommeil,  les  torturaient  dans  leur 
corps  et  dans  leur  âme,  afin  de  venger  ceux  qui  ne  savaient 
pas  se  venger  eux-mêmes  (3).  Enfin,  au  sommet^  de  cette 


{i)  Hésiode,  Les  travaux  et  les  jours,  v.  122,  252  et  suiv. 

(2)  Odtjssée,  XVII,  485-487. 

(3)  Iliade,  IX,  453  et  suiv.,  571  ;  XV,  204  ;  XIX,  87  et  suiv.,  258  et  suiv.; 
XXI,  412.  Odyssée,  II,  135  ;  IX,  280  ;  XVII,  475  ;  XX,  78.  Suivant  Hésiode, 
les  £riniiyes  font  une  ronde  mensuelle  pour  venger  le  Serment  (Les 


-     357     - 

infatigable  et  infaillible  police  divine,  — s'il  est  permis  de 
s'exprimer  de  la  sorte,  —  planait  la  grande  et  majestueuse 
figure  du  fils  de  Saturne,  du  dieu  armé  de  la  foudre,  qui  fai- 
sait prospérer  les  familles  des  justes  et  exterminait  les  cri- 
minels avec  toute  leur  descendance  (1). 

Ainsi  les  lois,  ou  pour  mieux  dire  les  coutumes  nationales, 
n'étaient  pas  seulement  divines  par  leur  origine;  elles  jouis- 
saient, en  outre,  de  la  protection  incessante,  de  la  sauve- 
garde invisible  des  habitants  immortels  de  TOlympe.  Quant 
au  but  de  la  législation  civile  et  criminelle,  il  était  tout  aussi 
clairement  symbolisé  dans  les  croyances  populaires.  Sous 
la  protection  de  Jupiter,  l'adversaire  indomptable  de  Mars, 
le  Droit  (Aixyj),  l'Ordre  (Eùvo|/tyî)  et  la  Pa^x  (Etp>5vy]),  filles  au- 
gustes deThémis  et  du  roi  des  dieux,  marchaient  de  concert  et 
veillaieht  sur  les  travaux  des  mortels  (2).  «  Écoute  la  voix  de 
»  la  Justice,  s'écrie  Hésiode,  et  renonce  pour  toujours  à  la 
»  violence,  telle  '  est  la  loi  que  le  fils  de  Saturne  a  imposée 
»  aux  mortels.  Il  a-permis  aux  oiseaux  rapides,  aux  animaux 
»  sauvages,  de  se  dévorer  les  uns  les  autres,  parce  qu'il 
»  n'existe  point  de  justice  parmi  eux;  mais  il  a  donné  aux 


inxvaxvx  et  les  jours,  v.  W),  803  et  suiv.).  Dans  le  seul  passage  où 
Homère  parle  d*un  châtiment  à  subir  dans  la  vie  future,  il  afflrme  que 
les  Ërinnyes  punissent  le  parjure  même  au  delà  de  la  tombe  (Iliade, 
XIX,  258-260).  Comp.  ApoUodore,  III,  7.  Pausanias,  IX,  5^  X,  30.  Héro- 
dote,  IV,  149. 

Pour  connaître  le  parti  que  les  poètes  tragiques  ont  tiré  de  la  croyance 
aux  Ërinnyes,  il  siAffit  de  lire  les  Euménides  d'Eschyle.  Voy.  encore 
Euripide,  Oreste,  v.  316  et  suiv.  Sophocle,  Electre,  v.  110  et  suiv.,  1386 
et  suiv. 

(1)  Iliade,  I,  238,^  ;  III,  104  et  suiv.,  276  et  suiv.,  298  et  suiv.  ;  IV,   - 
ICO  et  suiv.,  234  et  suiv.  ;  XVI,  384  et  suiv.  ;  XIX,  258  et  suiv.  Odtjssée, 

1, 278  et  suiv.  ;  XIII,  213  et  suiv.  ;  XIV,  83  et  suiv.,  284 ;  XXII,  39  et  suiv. 
Hésiode,  Les  travaux  et  les  jours,  v.  217-290, 320  et  suiv.  Comp.  Eschyle, 
Choéphores,  v.  639  et  suiv. 

(2)  Iliade,  V,  888  et  suiv.  Hésiode,  Théogonie,  v.  901-903. 

^<9 


-     538     - 

»  hommes  cette  justice,  le  plus  précieux  des  bienfaits.... 
»  Uordre  est  pour  les  mortels  le  premier  des  biens,  le 
»  désordre  le  plus  grand  des  maux  {1).  » 

Quelques  siècles  plus  tard,  quand  la  Grèce  eut  atteint 
Tapogée  de  sa  glorieuse  civilisation,  Démostbène  disait  en- 
core aux  Athéniens  :  «  L'Ordre  (Evvofxiy]),  ami  de  Téquité, 
»  est  le  plus  ferme^  soutien  des  villes  et  des  peuples  (3).  » 

Dépouillés  des  fleurs  de  l'imagination  et  deà  charmes  de 
la  poésie,  ces  sentences  et  ces  symboles  voulaient  dire  que 
la  législation  doit  avoir  pour  fin  dernière  la  sécurité  des  per- 
sonnes et  la  protection  des  propriétés. 


n 


EXERCICE   Dr    POUVOIR  JLniClAlRE 


Le  caractère  profondément  religieux  que  nous  venons 
d'assigner  au  droit  primitif  de  la  Grèce  se  retrouve  dans 
l'exercice  du  pouvoir  judiciaire. 

Les  Grecs  d'Homère  et  d'Hésiode  ne  connaissaient  pas 
ces  précautions  minutieuses,  ces  restrictions  jalouses,  qui 
vinrent  plus  tard  modifier  et  limiter  l'exercice  de  l'autorité 
suprême,  à  l'époque  brillante  où  le  seul  nom  de  l'homme 
investi  d'un  pouvoir  absolu  (rupayvo;)  faisait  frémir  d'indi- 
gnation les  fiers  citoyens  de  Sparte  et  d'Athènes.  Toutes  les 
fonctions  politiques  que  comportait  la  société  rude  et  primi- 


(1)  Hésiode,  Les  travc^uœ  et  les  jours,  v.  274  et  suiv.,  471,  472. 

(2)  Plaidoyer  contre  Aristogiton,  11.  (Édit.  cit.) 


-     359     — 

tive  des  temps  héroïques  étaient  concentrées  aux  mains  de^ 
rois.  Ceux-ci  n'étaient  pas  seulement  les  chefs  légitimes  de 
la  cité,  les  hommes  les  plus  puissants  et  les  plus  redoutés  : 
ils  exerçaient  une  autorité  divine,  ils  étaient  les  représen- 
tants, les  délégués,  les  «  élèves  de  Jupiter  (Afoyevâc;, 
Atorpecpéeç),  »  qui  leur  avait  donné  le  sceptre,  emblème  de  la 
puissance  souveraine  (4).  Un  conseil  (^ovlri),  composé  d'An- 
ciens ou  de  Chefs  (yépovre^;)  (2)  et  siégeant  sous  leur  prési- 
dence, ne  les  gênait  pas  plus  que  rassemblée  populaire 
(àyopTi)  qu'ils  convoquaient,  dirigeaient  et  rompaient  au  gré 
de  leur  caprice.  «  Il  faut,  dit  Homère,  un  seur  roi,  un  seul 
r>  chef,  à  qui  le  fils  de  Saturne  accorde,  pour  gouverner  lès 
»  hommes,  le  sceptre  et  les -droits  ((Tx>57rrpov  r'riiï  Ôé^ioraç).» 
Hésiode  se  faisait  Técho  fidèle  des  traditions  religieuses  et 
politiques  de  ses  ancêtres,  quand  il  s'écriait  :  «  Les  rois 
»  viennent  de  Jupiter.  »  Leur  pouvoir  était,  il  est  vrai^ 
quelquefois  méconnu,  quand  l'âge  ou  les  infirmités  avaient 
affaibli  leurs  forces  ;  mais,  en  droit,  ils  étaient  incontesta- 
blement les  tnattres  (3). 


(1)  Iliade,  I,  238  ;  II,  101  et  suiv.,  196, 197,  445  ;  IX,  98, 106  et  suiv.  ; 
XVII,  34,  251.  Odyssée,  IV,  391  ;  X,  266;  XIX,  179.  Htjmne  à  Bacchus, 
V.  11.  • 

(2)  Le  mot  désigpe  à  la  fois  un  vieillard,  un  chef,  un  homme  d'un 
rang  élevé.  Les  vers  404  et  suiv.  du  chant  II  de  VIliade,  où  Diomède  et 
Ajax  figurèrent  parmi  les  yépovreç,  prouvent  clairement  que  les  An- 
ciens de  l'âge  héroïque,  pas  plus  que  les  Anciens  d'Israël,  n'étaient 
pas  toujours  des  vieillards.  Quelquefois  Homère  emploie  les  termes 
âbfoxrzç,  âpcoTOc,  àpcaryieç,  èjxucparéovreç,  xaraxoipaveoyreç,  etc. 
Parfois  même  il  se  sert  du  mot  (3ao'(X)룍  ;  mais  alors  l'ensemble  de  la 
phrase  permet  toujours  de  les  distinguer  des  rois  proprement  dits. 
Voy.  ÎUade,  II,  188,  4a5,  789;  III,  149;  XVIII,  503  et  suiv.  Odyêsée,  I. 
393-401  ;  VI,  34,  54;  XXI,  21,  et  les  textes  cités  à  la  note  suivante. 

(3)  On  a  beaucoup  écrit  sur  le  caractère  de  la  royauté  grecque,  -de 
même  que  sur  les  attributions  de  la  |3ouXi7  et  de  Vàyopri.  Ce  n'est  pas 
ici  le  lieu  de  renouveler  ce  débat.  L'opinion  que  nous  avons  émise 


-     340     - 

Il  $ufl8A  de  rappeler  ûes  faits  gwv  prouver  qu*on  était  loiu 
alors  des  Uiéories  savantes  et  compliquées,  à  Taide  desquelles 
le  pbilosoptie  de  Stagire  s^efTorce  .de  prouver  que  tous  les 
citoyens  doivent  être  associés  à  Texercice  de  la  juridiction 
criminelle  (2).  Gomme  les  rois  de  Tlnde,  qui  vidaient  les  dif- 
férends et  punissaient  les  malfaiteurs  au  nom  de  Brabmà, 
les  rois  grecs  des  poèmes  légendaires  rendaient  la  justice 
en  vertu  d*una  délégation  divine.  Le  maintien  de  Tordre  et 
la  conservation  des  coutumes  nationales  figuraient  au  pre- 
mier rang  de.Ieurs  devoirs;  le  commandement  et  la  juridic- 
tiod  étaient  les  attributs  du  sceptre  que  leur  avait  donné  le 
roi  des  dieux.  Dans  le  langage  à  la  fois  énergique  et  naïf 
d*Homère,  les  rois  sont  par  excellence  les  justiciers  de  leurs 
peuples  (iiTMijT^oXoif  Qt^KTTonéXoi)  (3).  Jupiter  les  inspire  et 


s*appuie  sur  de  nombreux  textes  d'Homère.  VoyT.,  outre  les  textes  cités 
à  la  note  1  de  la  page  339,  Iliade,  I,  SO,  176  ;  II,  48  et  suiv.,  98  et  suiv.. 
196-206,  211-276  ;  IV,  3^3  ;  V,  464  ;  VII,  365  et  suiv.  ;  IX,  9  et  suiv.,  69  et 
suiv.,  96-106  ;  X,  195  et  suiv.  ;  XII,  213,  214  ;  XVII,  238, 251  ;  XVIII,  312, 
313;  XIX,  51.  Odyssée,  I,  89,  90,  270  et  suiv.  ;  II,  6,  7, 14,  25  et  suiv., 
229  et  suiv.  ;  III,  137  ;  IV,  174  et  suiv.,  691  ;  V,  7  et  suiv.  ;  VII,  11, 18G, 
187  ;  XI,  255  ;  XVI,  400  et  suiv.  ;  XVIII,  85,  337  et  suiv.  Chez  les  Phéa- 
ciens,  un  roi  régnait  avec  le  concours  de  douze  chefe  ;  mais  là  même 
le  roi  prononce  cette  sentence  significative  :  «  Mon  pouvoir  tient  Ueu^ 
de  celui  du  peuple,  »  et  Homère  ajoute  :  «  Les  Phéaciens  le  respectent 
comme  une  divinité»  (Odyssée,  VI,  197 ;  VII,  11  ;  VIII,  390  et  suiv. ;  XI, 
353).  A'  Ithaque,  LAêrte,  ayant  perdu  ses  forces,  est  obligé  de  se  réfu- 
gier à  la  campagne  ;  mais  les  usurpations  ^^s  prétendants  n'ont  pas 
anéanti  ses  droits  royaux  [Odyssée,  I,  387).  Comp.  Hésiode,  Théogonie, 
V.  96.  Calllmaque,  Hymne  à  Jupiter,  v.  79.  Thucydide,  I,  5.  Pausanias, 
VII,  6, 2.  Sophocle,  Antigone,  666  et  suiv.  Eschyle,  Prométhée  enehainé, 
v.  324.  Euripide,  Hécube,  v.  555,  556. 

(2)  Politique,  liv.  VIII,  c.  2.  (Édit.  Barthélémy  Saint- HUaire.)  Platon 
avait  émis  la  même  pensée  (Lois,  VI,  361)  ;  édit.  Schneider  (Didot). 

(1)  Voy .  la  note  1  de  la  page  339  et  Iliade,  1, 238, 239  ;  IX,  96  et  suiv.; 
XVII,  251;  Odyssée,  XI,  186;  XIX,  109  et  suiv.  Hymne  à  Cérèi,  v.  103, 
215.  Hymne  à  Mercure,  v.  312-324.  Hésiode,  Théogonie,  v.  81  et  suiv., 
88  ai  suiv.  ;  Les  traw»^vc  et  les  jours,  v.  274  et  suiv.  ;  Fragments,  XXIII 


—     54!     - 

Hécate,  invisible  à  des  yeux  mortels,  se  place  à  leurs  côtés 
quand  ils  rendent  la  justice  au  peuple  (1).  De  même  encore 
que  les  rois  de  rinde  brahmanique»  ils  attirent  les  bénédic* 
ti6ns  célestes  sur  la  nation  qu'ils  gouvernent,  s'ils  rendent 
des  jugements  équitables.  Homère  ne  connaît  pas  de  gloire 
plus  éclatante  que  celle  du  juge  qui  brille  par  la  sagesse  et  ' 
Téquité  de  ses  arrêts  :  «  Quand  les  rois,  dit-il,  maintiennent 
»  la  justice,  leur  gloire  s'élève  jusqu'aux  cieux.  Autour  d'eux 
n  les  champs  fertiles  produisent  de  riches  moissons,  les 
»  arbres  plient  sous  le  faix  des  fruits  ;  les  troupeaux  mul* 
»  tiplient  constamment  ;  la  mer  abonde  en  poissons,  et  sous 
»  leurs  lois  les  peuples  pratiquent  la  vertu  (2).  r>  Mais  aussi, 
quand  ils  sont  infidèles  à  leur  mission  divine,  le  roi  des 
dieux  s'irrite  et  couvre  de  calamités  la  terre  où  la  justice 
gémit  sous  les  coups  de  ceux  qui  doivent  en  être  les  pre- 
miers soutiens.  «  Souvent,  dit  le  chantre  de  l'Iliade,  la  terre 
»  dépouillée  gémit  sous  lé  poids  de  sombres  tempêtes,  dans 
»  /es  Journées  d'automne ,  où  Jupiter  verse  d'abondantes 
>^  \>1uies,  irrité  contre  les  humains  qui,  à  l'agora,  jugent  avec 
yi  violence  en  torturant  le  droit,  chassent  la  justice  et  ne 


(édii.  Lehrs).  Le  roi,  image  de  Jupiter,  juge  sur  la  terre  les  diflférends 
des  vivants,  comme  Minos  statue  dans  les  enfers  sur  les  contestations 
qui  surgissent  entre  les  âmes  (Odyasée,  XI,  569). 

«  I)  Hésiode,  Théogonie,  v.  434.  Les  travaujr  et  lesjoun,  v.  9,  36. 

{t)  Ody$$ée,  XIX,  109  et  suiv.;  traduction  de  M.  Giguet.  Gonop.  Hé- 
siode, Théogonie,  v.  SO  et  suiv.  ;  Les  travaux  et  les  jours,  v.  225-237. 

Dans  le  Mânava-Dharma-Sàstraj  on  trouve  les  mêmes  croyances 
populaires.  Le  roi  qui  fait  fleurir  la  justice  attire  sur  son  peuple  toutes 
les  bénédictions  célestes.  Son  royaume  prospère  «  comme  un  arbre 
»  arrosé  avec  soin.  »  De  même  qu'Indra  (roi  du  Ciel)  verse  de  l'eau  en 
abondance,  le  roi,  remplissant  scrupuleusement  sa  mission  de  juge, 
répand  sur  ses  peuples  une  pluie  de  bienfaits.  Sa  renommée  s'étend 
dans  le  monde  «  conune  une  goutte  d'huile  de  sésame  dans  une  onde 
^  pure,  if  Voy.  mes  Études  sur  V histoire  du  droit  ciiminel  des  peuples 
iinciens,  t.  1,  p   15. 


»  craignent  pas  la  vengeance  des  dieux.  Alors  tous  les 
»  fleuves  débordent,  les  torrents  déchirent  les  flancs  des 
»  colliaes,  les  ondes  gonflées  se  précipitent  de  la  cime  des 
»  monts,  courent  à  grand  bruit' jusqu'à  la  mer  et  détruisent 
»  les  travaux  du  laboureur  (1).  » 

Cependant  les  rois  n'étaient  pas  seuls  investis  du  droit  de 
juger.  Dans  les  poèmes  homériques,  comme  dans  les  anti- 
ques annales  d'Israël,  on  trouve  des  Anciens  (yépovre;),  qui 
siègent  sur  la  place  publique  et  rendent  leurs  arrêts  à  la  face 
du  ciel  et  sous  les  yeux  du  peuple  (3).  Nous  verrons  plus 
loin  que  chaque  cité  grecque  avait  à  l'agoi^  «  une  enceinte 
»  sacrée,  »  ob  ces  magistrats  délibéraient  et  se  prononçaient 
sur  les  difléreuds  qu'on  venait  soumettlre  à  leur  appréciation. 
Us  ne  s'assemblaient  pas  à  de  longs  intervalles,  quand  des 
faits  sortant  de  la  sphère  des  événements  ordinaires  venaient 
inquiéter  et  troubler  les  citoyens.  Leur  existence  se  révèle, 
au  contraire,  avec  tous  les  caractères  d'une  institution  per- 
manente. Us  siégeaient  depuis  le  matin  jusqu'à  l'heure  du 
repas  du  soir  (3),  et  leur  juridiction  s'exerçait  pour  ainsi  dire 
sans  relâche,  au  point  que  le  mélodieux  poète  d'Ascra 
adresse  de  violents  reproches  à  ceux  qui,  au  lieu  d'ensemen- 
cer leurs  champs,  de  soigner  leur  bétail  et  d'engranger  leur 
récolte,  passaient  de  longues  heures  sur  la  place  publique, 
pour  suivre  les  procès  et  se  repaître  de  scandales  judiciaires, 
a  0  Perses,  disait-il  à  son  frère,  grave  bien  ces  conseils  au 
»  fond  de  ton  âme....  Ne  regarde  pas  les  procès  d'un  œil 


(1)  liuxde,  XVl,  384  et  suiv.  Voy.  ci-dessus,  p.  335,  une  citation  ana- 
logue d'Hésiode. 

(2)  ïiiodet  XYlIl,  503,  et  ci-dessus  note  2  de  la  p.  339.  —  Voy.,  pour 
les  Anciens  d'Israël  et  pour  leurs  fonctions  judiciaires,  mes  Élude» 
citées  à  la  note  2  de  la  p.  341 . 

(S)  Odyssée,  XII,  439,  440. 


\ 


--     545     - 

»  curieux  et  n*écoute  pas  les  plaideurs  sur  la  place  publique. 
»  On  n'a  pas  de  temps  à  perdre  dans  les  querelles  et  les 
»  contestations,  lorsque  pendant  la  saison  propice  on  n*a 
»  pas  amassé,  pour  toute  l'année,  les  fruits  que  produit  la 
»  terre  et  que  prodigue  Cérès  (1).  » 

Mais  quel  était  le  caractère  réel,  ou  pour  mieux  dire,  le 
caractère  légal  de  ces  juges,  dans  leurs  rapports  avec  les 
plaideurs  et  avec  la  puissance  publique?  Étaient-ils,  coitame 
Tont  cru  Platner  etWachsmuth,  de  simples  conciliateurs, 
des  arbitres  dépourvus  de  tout  pouvoir  coercitif,  que  les 
plaideurs  eux-mêmes  choisissaient  partni  les  hommes  que 
l'âge,  le  savoir  ou  les  services  rendus  désignaient  à  la  con- 
fiance de  leurs  concitoyens  (2)  ?  Doit-on  voir  en  eux  des  juges 
proprement  dits,  que  les  parties  intéressées  choisissaient 
librement  parmi  les  Anciens  de  la  cité  (3)?  Faut-il  les  consi- 
dérer comme  des  magistrats  permanents  désignés  par  les 
l'Ois,  par  rassemblée  des  Anciens  (^uX>i)  ou  par  le  peuple  ? 
^nviem-il,  enfin,  d'admettre  qu'il  existait  entre  eux  et  les 
^ois  une  répartition  de  compétence,  en  ce  sens  que  ceux-ci 
décidaient  seuls  les  causes  les  plus  graves  (4)  ? 

^n  doit  renoncer  k  vouloir  résoudre  toutes  ces  questions 
^^^c  une  certitude  entière.  La  rareté  des  textes  et  Tincohé- 
t^Xlce  des  traditions  qui  se  rapportent  à  cet  âge  lointain  de 


(1)  Les  travaux  et  les  jours,  v.  27  et  suiv.^  La  célèbre  scène  judiciaire 
figurée  sur  le  bouclier  d'Achille  et  dont  nous  parlerons  plus  loin  est 
décrite  par  Homère  comme  un  événement  ordinaire  de  la  vie  des  Grecs. 

'  (2)  Platner,  Notionesjuris  etjustitiœ,  ex  Hotneri  et  Hesiodi  carminibus 
explicatœ,  p.  77.  —  Wachsmuth,  HeUenische  Alterthumskunde,  t.  II, 
pp.  i(H  et  165  (Édit.  de  1829.) 

(3)  Hypothèse  mise  en  avant  par  Schoemann  (Griechische  Alterthû" 
mer,  t.  I,  p.  28). 

(4)  Cette  question  est  posée,  mais  non  résolue,  dans  l'ouvra|;e  de 
Schoeitaann  que  nous  venons  de  citer  (p.  28). 


—     344     - 

la  Grèce  eoininaade»t  une  extrême  rései*ve  daas  rexamen 
des  probhëmes  historiques.  11  nous  semble  cependant  que 
rhypothëse  émise  par  Wacfasmuth  et  Piatner  doit  étce  évi- 
demment écartée.  Pourquoi  aurait-on  imposé  à  de  simples 
conciliateurs,  à  des  intermédiaires  dépourvus  de  toute  auto- 
rité effective,  l'obligation  d'entendre  les  plaideurs  el  les 
témoins  en  présence  du  peuple,  de  délibérer  et  de  juger  sur 
la  place  publique?  L'éclat  de  cette  publicité  sans  limites 
serait  allé  à  rencontre  du  but  poursuivi  par  les  parties  inté- 
ressées. Ce  n'est  qu'à  l'égard  d'une  sentence  obligatoire  que 
la  garantie  de  la  publicité^  en  d'autres  termes,  le  contrôle 
de  la  nation  peut  être  raisonnablement  exigé.  On  ne  doit 
pas  davantage  s'arrêter  à  l'idée  d'une  magistrature  perma- 
nente élue  par  le  peuple  assemblé  à  l'agora.  Dans  la  société 
homérique,  le  peuple  était  convoqué  pour  assister  à  l'examen 
ou  à  *la  promulgation  des  décisions  prises  par  les  rois  et  les 
chefs.  On  lui  permettait  de  manifester  son  approbation  ou 
son  mécontentement  par  des  acclamations  ou  des  murmures  ; 
mais  il  ne  participait,  à  un  degré  quelconque,  à  l'exercice  de 
la  puissance  publique. 

A  notre  avis,  le  système  le  plus  conforme  à  l'organisation 
de  la  société  homérique  consiste  à  attribuer  au  roi  le  pouvoir 
de  désigner  les  Anciens  chargés  de  remplir  les  fonctions  de 
juge.  D'une  part,  la  juridiction  était  incontestablement  l'un 
des  attributs  essentiels  de  la  royauté  ;  car  c'était  aux  rois  que 
Jupiter  avait  donné,  avec  le  sceptre,  le  droit  et  l'obligation 
de  statuer  sur  les  différends  qui  surgissaient  entre  leurs 
sujets.  D'autre  part,  la  scène  judiciaire  figurée  sur  le  bouclier 
d'Achille,  et  dont  nous  parlerons  plus  loin,  prouve  que  les 
juges,  au  moment  où  ils  se  levaient  pour  prononcer  la  sen- 
tence, prenaient  en  main  le  sceptre,  emblème  de  l'autorité 


-     545     - 

souveraine  (1).  Cet  usage,  comme  d'autres  pratiques  judi- 
ciaires que  nous  allons  décrire»  eût  été  peu  compatible  avec 
le  rôle  de  simples  arbitres  dépourvus  d*une  délégation  de  la 
puissance  publique.  On  peut  présumer  à  bon  droit  que 
l'emploi  du  sceptre  avait  pour  but  de  rappeler  que  l'exer- 
cice de  la  juridiction  restait  toujours  une  émanation  de  la 
dignité  royale.  Les  juges  étaient  les  représentants,  les  dé- 
légués du  roi  qui  ne  voulait  ou  ne  pouvait  pas  juger  lui- 
même  (2). 

Gomme  dernier  trait  de  cette  organisation  primitive,  il 
importe  de  remarquer  que,  d'après  plusieurs  passages  d'Ho- 
mère et  d'Hésiode,  les  coutumes  de  l'âge  héroïque  n'admet- 
taient pas,  en  dehors  de  la  juridiction  royale,  des  tribunaux 
^  composés  d'un  juge  unique  ;  mais  le  nombre  de  magistrats 
requis  pour  rendre  une  sentence  valable  nous  est  complè- 
tement inconnu  (3). 


(1)  IliaiUi,  XVm,  505. 

(2)  Le  sceptre,  considéré  coinnic  cinblénie  de  la  dignité  royale,  joue 
un  grand  rôle  dans  les  poèmes  homériques.  L'expression  rais  déco^-vs 
du  sceptre  revient  sans  cesse  (cx'iQTrroû^o;  ^aiktijç).  De  là  les  lo- 
cutions :  les  peuples  sont  soumis  à  leur  sceptre,  payez  vos  tributs  sous 
son  sceptre,  etc.  Les  rois  alliés  d*Agamemnon  prennent  en  main  le 
sceptre,  quand  ils  parlent  à  Tagora;  ils  élèvent  le  sceptre  quand  ils 
font  une  promesse  solennelle.  Les  hérauts  portent  le  sceptre.  On  jure 
par  le  sceptre,  etc.  Iliade,  |,  234-240  ;  II,  86, 1(M  ;  VU,  277  et  suiv.,  412  ; 
ÏX,  436;  X,  321  et  suiv.;  XXHI,  5«».  Odysêèe,  II,  37,  231.— Pour  la  forme 
rtu  sceptre  et  les  autres  questions  soulevées  à  ce  si^et,  voy.  Schoe- 
mann,  mvr,  cit.,  t.  I,  p.  35  et  suiv. 

(3)  Dans  un  seul  passage  tle  VOdyssée  (Xll,  439),  il  est  parié  tfwn  juge 
au  sîD^lier  ;  mais  ailleurs  Homère  en  parle  ioujours  au  pluriel  (Iliade, 
XVIf  **m5,  l33j,^  ;  XVIII,  50<î).  Hésiode,  rappelant  le  procès  injuste  que  lui 

0V^\\  \T>\enté  son  frère  Perses,  mentionne  également  phisieinrs  juges 
(i^lrt«ww«TP<î^  ^eê  jours,  v.  3«,  22(V,  221,  248  et  suiv.). 


-     546     ^ 


III. 


PROCÉDURE. 


La  simplicité  de  la  procédure  égalait  celle  de  l'orgapisa- 
tion  judiciaire. 

Nulle  part  on  ne  découvi'e,  à  cette  époque  éloignée,  uue 
trace  quelconque  de  la  théorie  savante,  mais  rigoureusement 
conforme  à  la  nature  des  choses,  qui  voit  dans  le  délit  une 
atteinte  aux  intérêts  collectifs  de  la  société  et  confie  à  celle-ci 
le  soin  d'en  assurer  la  répression.  Ici  l'individu  directement 
lésé  par  le  crime  apparaît  seul  en  cause.  S'il  n'exerce  pas^on 
droit  de  vengeance,  le  coupable  échappe  à  toute  peine.  S'il 
accepte  un  dédommagement,  la  société  n*iutemeut  que  pour 
ratifier  et  faire  exécuter  les  conventions  arrêtées  entre  les 
parties.  Bien  des  siècles  devaient  s'écouler  avant  le  jour  où 
le  législateur  criminel,  à  la  suite  d'une  interminable  série 
d'eflTorts  et  de  déceptions,  devait  enfin  comprendre  que,  dans 
la  sphère  du  droit  pénal,  les  souffrances  individuelles  ren- 
ferment toujours  des  lésions  sociales. 

Quelques  vers  de  la  célèbre  description  du  bouclier  d'A- 
chille nous  fournissent,  sous  des  couleurs  vives  et  saisis- 
santes, le  tableau  d'un  procès  jugé  par  des  mjigistrats  de 
l'âge  héroïque. 

«  Plus  loin,  dit  le  poète,  une  grande  foule  est  rassemblée 
»  à  l'agora.  De  violents  débats  s'élèvent.  Il  s'agit  du  rachat 
»  d'un  meurtre  ;  l'un  des  plaideurs  affirme  l'avoir  entièrè- 
»  ment  payé;  l'autre  nie  l'avoir  reçu.  Tous  deux  désirent 
»  que  le  diflïrend  soit  vidé  au  moyen  d'une  enquête  (èTrî 


-     547     - 

»  terropc)  (1).  Le  peuple,  prenant  parti  pour  Tun  ou  pour 
»  l'autre,  applaudit  celui  qu'il  favorise.  Les  hérauts  récla- 
»  meut  le  ^silence;  et  les  Anciens,  assis  dans  Fenceinte 
»  sacrée,  sur  des  piert*es  polies,  empruntent  les  sceptres  des 
»  hérauts  h  la  voix  retentissante.  Us  s*appuient  sur  ces.scep* 
»  très  lorsqu'ils  se  lèvent  et  prononcent  tour  à  tour  la  sen* 
j>  tenee.^Devant  eux  sont  deux  talents  d'or  destinés  à  celui 
»  qui  aura  le  mieux  prouvé  la  justice  de  sa  cause  (2).  » 

Ce  précieux  fragment,  rapproché  de  quelques  autres  pas- 
sages d'Homère  et  d'Hésiode,  fait  exactement  connaître  les 
formes  générales  de  l'instructioii  et  du  jugement. 

Siégeant  depuis  le  matin  jusqu'au  repas  du  soir  (3),  les 
juges  se  réunissaient  à  l'agora ,  dans  le  voisinage  des  au- 
tels (4),  sous  les  regards  des  dieux  et  du  peuple,  pendant 
que  des  hérauts,  porteurs  de  sceptres,  maintenaient  l'ordre 
et  réprimaient  les  manifestations  parfois  bruyantes  des  sym- 
pathies de  la  foule  (g).  Assis  sur  des  sièges  de  pierre,  comme 


(1)  Nous  nous  écartons  ici  de  la  traduction  de  M.  Giguet,  portant  : 
c  Tous  deux  désirent  que  les  juges  en  décident.  »  Le  mot  tarcop,  celui 
qui  sait,  est  souvent  employé  pour  désigner  un  témoin,  au  lieu  de 
yLaprvç  ou  j^àpTupoç.  Dans  les  lois  de  Solon,  les  témoins  sont  appelés 
idvïoty  ceux  qui  savent.  Voy.  Schoemann,  op.  cit.,  t.  I,  p.  50.  —  Les 
Orecs  de  cette  époque  comprenaient  si  bien  l'importance  de  Tenquéte, 
qu'Hésiode  proclame  la  maxime  suivante  :  «  Ne  badine  pas  même  avec 
ton  frère  sans  l'assistance  d'un  témoin.  )»  (Les  travaux  et  les  jours, 
V.  371.) 

(2)  Iliade,  XVIII,  497  et  suiv. 

(3)  Odyssée,  XII,  439  et  suiv. 

(4)  Iliade,  XI,  807,  808. 

(5)  Au  Vv  500  du  c.  XVIII  de  Ylliade,  Tun  des  plaideurs  semble 
s'adresser  au  peuple.  Celui-ci,  en  efTet,  manifestait  ses  sympathies  par 
des  acclamations  et  des  murmures,  mais  les  Anciens  jugeaient  seuls. 
Homère  applique  aux  assistants  Tépithète  d'àpeoyoi,  fautores  (Iliade, 
V.  502. ^  Plusieurs  siècles  après,  il  arrivait  encore  à  Athènes  que  l'ac- 
cusateur ou  le  prévenu  s'adressait  directement  au  peuple.  (Voy.  E6- 


les  juges  des  vieilles  sagas  du  Nord,  dans  une  enceinte  sacrée 
(itpù  èvt  xvxXm)  qui  les  séparait  des  assistants,  ils  ataieni 
en  face  d'eux  le  demandeur  et  le  défendeur,  également  assis, 
mais  se  levant  tour  à  tour  pour  exposer  leurs  patentions  {i). 
Les  magistrats  recevaient  ensuite  les  dépositions  des  témoins 
et  délibéraient,  sans  désemparer,  sur  la  solution  h  donner  au 
litige.  La  délibération  terminée,  ils  se  levaient,  empruntaient 
le  sceptre  des  hérauts  et  prononçaient  la  sentence.  Une  cer- 
taine valeur,  probablement  déterminée  par  le  tribunal,  était 
déposée  dans  Tenccinte  et  devenait  la  propriété  de  celui  qui 
obtenait  gain  de  cause.  C'était  à  Tégard  de  la  partie  Succom- 
bante la  peine  du  plaideur  téméraire  (2). 

Ces  renseignements  sont  précis  et  clairs  ;  mais  les  doutes 
recommencent  aussitôt  que,  laissant  de  côté  les  formes 
générales  du  débat,  on  veut  pénétrer  dans  les  détails  de  la 
procédure. 

Rien  ne  prouve  que  les  témoins  fussent  obligés  de  prêter 
serment  ;  mais,  sans  encourir  le  reproche  de  se  livrer  à  des 
conjectures  hasardeuses,  on  peut  supposer  que  le  serment 
était  fréquemment  déféré  aux  plaideurs,  soit  par  les  juges, 


chine,  Prin-ès  de  Vambatmade,  1H3, 184  ;  Oratotvs  atiicit  édil.  DidoU  t.  ïl, 
p.  95).  —  Pour  les  autres  controverses  philologiques  auxqueUes  les 
V.  WJ  et  suiv.  du  c.  XVIII  ont  donné  naissance,  ou  peut  consulter 
Platner,  op.  cit.,  p.  77  et  suiv.;  mais  cet  auteur  se  trompe  évidemment 
lorsque,  pour  révoquer  en  doute  la  publicité  des  débats,  il  affirme  que 
les  mots  :  Xoloi  i'iiv  àyopyj,  etc.,  peuvent  s'appliquer  aux  témoins  de 
la  noce  dont  la  description  précède  celle  de  la  scène  judiciaire. 

(1)  Dans  les  enfers,  où  Mines  continue  à  remplir  le  rôle  de  juge  pour 
les  contestations  qui  surgissent  entre  les  âmes,  les  plaideurs  se  lèvent 
quand  ils  exposent  leurs  griefs  (Odyssée,  XI,  568-571). 

(2)  Iliade,  XI,  807  ;  XVI,  387;  XVIII,  497  et  suiv.  Odyssée,  XII,  439. 
H\fmne  à  Mercure,  v.  324.  Hésiode.  Les  travaux  et  lesjfntrs,  v.  29.  Sui- 
vant ce  poëte^  le  trentième  joiH*  du  mois  était  propice  aux  jugements. 
;ibid.,  V.  760  et  suiv.) 


-     549     - 

soit  par  i0  partie  adverse.  Quand  ou  lit  les  poèmes  homé- 
riques, il  est  impossible  de  ne  pas  être  vivement  frappé,  d'une 
part,  de  là  frÀiuence  du  serment  dans  toutes  les  conjonc- 
tures  de  la  vie  des  personnages,  d*autre  part,  du  caractère 
redoutable  que  lui  attribuent  les  chefs  et  les  peuples.  Dans 
l'Hymne  à  Mercure,  on  voit  ce  dieu,  encore  en&nt,  se  décla- 
rer prêt  à  affirmer  sous  serment  qu*il  n*a  pas  volé  les  bœufs 
d* Apollon  (1).  Dans  les  jeux  funèbres  célébrés  par  Achille 
autour  du  bÀcber  de  Palrocle,  Antiloque  esjt  forcé  de  renon- 
cer au  prix  de  la  course  des  chars,  parce  qu^il  refuse  de 
prêter  le  serment  que  Ménélas  lui  défère  en  ces  termes  : 
«  Viens  près  de  moi,  ô  rejeton  de  Jupiter  !  Viens,  comme  le 
»  drail  l'indique  (. . .  iS  Oé/xi;  èo-nv)  ;  place-toi  debout  devant 
>  tes  coursiers  et  ton  char,  prends  dans  tes  mains  le  fouet 
»  dont  tu  les  excitais,  touche  tes  coursiers  et  jure  que  c'est 
»  involontairement  et  non  par  artifice  que  tu  as  embarrassé 
»  mon  char  (2).  »  On  jurait  par  Jupiter,  par  le  ciel,  par  le 
soleil,  la  terre  et  les  mers,  par  Tonde  sacrée  du  Styx,  par 
tous  les  dieux  infernaux,  et  Von  était  profondément  con- 
vaincu que  jamais  le  parjure  n'échappait  au  châtiment, 
a  Sous  la  terre,  s'écrie  le  chantre  de  l'Iliade,  les  Ërinnyes 
»  vengeresses  font  expier  aux  humains  les  serments  trom- 
»  peurs....  La  mort  et  les  afflictions  attendent  les  coupa- 
»  blés....  Si ,  dès  maintenant,  le  roi  de  l'Olympe  refuse 
»  de  les  punir,  il  les  atteindra  plus  tard  (3).  »  Les  dieux 


(i)  V.  274  et  suiv!,  383  et  suiv. 

(2)  Iliade,  XXm,  441,  570  et  suiv. 

(3)  Iliade,  XIX,  258-260;  lli,  278,  279;  VI,  100  et  auiv.,  271,  272. 
Quelquefois  le  serment  était  accompagné  d'imprécations  (Iliade,  III, 
98  et  suiv.)  Ck>mp.  Iliade,  XXII,  254,  et  Hésiode,  Les  travaux  elles  joutb, 
V.  282  et  suiv. 

Les  Égyptiens,  les  Hébreux  et  beaucoup  d'autres  peuples  de  l>nti- 


-     3»0     — 

mêmes  étaient  sévèrement  châtiés  quand  Us  manquaient  à  la 
foi  jurée  (1). 

Comment  admettre  que  les  plaideurs  et  les  juges  n'avaieat 
pas  aperçu  les  avantages  judiciaires  du  serment,  dans  une 
société  où.  il  était  si  souvent  pratiqué  et  où  les  croyances 
religieuses  lui  donnaient  une  sanction  redoutable  ?  Une  telle 
supposition  est  d*autant  plus  inadmissible  qup,  dans  Le$  tra- 
vaux et  les  jours,  le  poète  d'Ascra,  après  avoir  longtemps 
parlé  des  plaideurs  et  des  juges,  place  à  la  fin  de  son  dis- 
cours ces  paroles  significatives  :  <c  Évite  les  cinquièmes 
»  jours,  qui  sont  funestes  et  terribles  ;  car  on  'dit  que  les 
»  Érinnyes  parcourent  alors  la  terre,  en  vengeant  Horcos 
»  que  la  Discorde  enfanta  pour  le  châtiment  des  parjures  (2).» 
Tout  nous  permet  de  croire  que  Platon  ne  s*écartait  pas  des 
traditions  primitives  de  la  Grèce,  quand  il  disait  que  Rha- 
damanthe  avait  fait  du  serment  un  moyen  de  décision  judi- 
ciaire (3). 

Il  est  plus  difficile  de  savoir  de  quelle  manière  les  juges, 
dont  Fintervention  était  si  fréquemment  requise  (4),  faisaient 
comparaître  les  plaideurs  et  les  témoins  récalcitrants,  de 
quelle  manière  ils  faisaient  accepter  et  exécuter  leurs  arrêts. 
A  cet  égard,  les  poèmes  cycliques  gardent  un  silence  absolu. 
On  peut  tout  au  plus  présumer  que  les  hérauts,  «  porteurs 
de  sceptres,  »  qu^on  trouve  constamment  à  Tagora,  à  côté 
des  juges,  intervenaient  h  la  fois  dans  l'assignation  des  pré- 


quité  croyaient  fermement  que  la  divinité  se  chargeait  eUe-méme  de  la 
punition  exemplaire  du  faux  serment.  Voy.  mes  Études  sur  V histoire 
du  droit  critnind  des  peuples  anciens,  t.  I,  p.  130;  t.  II,  p.  141. 

(1)  Hésiode,  Théogonie,  v.  793  et  sulv. 

(2)  V.  802-804. 

(3)  Lois,  XII,  p.  485;  édit.  Schneider  (Didot). 

(4)  Voy.  ci-dessus,  p.  342. 


-     354      - 

venus  et  dans  l'exécution  des  jugements  (1).  Il  est  au  moins 
certain  que  les  moyens  d'exécution  ne  manquaient  pas  ;  les 
plaintes  d'Homère  et  d'Hésiode  sur  les  malheurs  causés  par 
les  jugements  iniques  suffiraient  seules  pour  en  fournir  îa 
preuve.  Gomment  le  dernier  aurait-il  signalé  l'abus  de  la  jus- 
tice comme  le  mal  dominant  de  son  époque,  si  les  sentences 
judiciaires  n'avaient  été  que  de  vaines  et  impuissantes  for- 
mules? Il  semble  même  que  la  partie  lésée,  agissant  sous  sa 
responsabilité  personnelle,  avait  le  droit  de  s'emparer  du 
délinquant  et  de  le  détenir  jusqu'au  jour  des  débats,  à  moins 
qu'il  ne  fournît  une  caution  suffisante  pour  répondre  de 
toutes  les  conséquences  éventuelles  du  procès.  Telle  est  du 
moins  la  conclusion  qu'il  est  permis  de  déduire  de  l'étrange 
épisode  concernant  Mars  et  Vulcain,  raconfté  au  huitième 
ehant  de  l'Odyssée.  Pendant  que  Mars,  pris  au  piège,  gémit 
dans  les  merveilleux  filets  tendus  par  le  forgeron  divin,  Nep- 
tune dit  à  ce  dernier  :  «  Romps  ces  liens,  et  je  te  promets 
»  que  ce  dieu  (Mars),  au  gré  de  tes  désirs,  te  paiera  Tamende 
»  de  l'adultère  (^ot^^àypta).  —  Ah!  répond  l'illustre  boiteux, 
»  on  Ile  donne  pas  de  pareils  ordres.  La  caution  des  mé- 
»  chants  est  une  mauvaise  caution  (dzàal  iyyvai).  Gomment 
»  pourrai-je  te  contraindre  dans  l'assemblée  des  immortels, 
»  si  Mars  fuyait,  ayant  échappé  à  ses  dettes  et  à  mes  liens? 
»  —  Si  Mars,  répond  Neptune,  prend  la  fuite  pour  se  sous- 
»  traire  à  sa  dette,  je  te  paierai  moi-même  ce  qui  sera  dû. 


(1)  U  importe,  en  effet,  de  remarquer  que  la  confiscation  des  valeurs 
déposées  au  pied  du  tribunal  ne  fournissait  pas  toujours  le  moyen  de 
se  tirer  d*embarras.  Hésiode  parle  de  procès  intentés  du  chef  d'usur- 
pation d^immeubles,  de  déplacement  de  bornes,  etc.  Il  dit  que  le  bon 
juge  fait  restituer  les  choses  dérobées  Théogonie,  v.  88  et  suiv.  ;  Les 
tï'avaua?  et  les  jours,  37  et  suiv. 


»  —  Ah  !  dit  le  dieu  outragé,  je  ne  puis  ni  ne  dois  refuser 
»  ta  parole  (1).  » 

Telles  sont  les  notions  incomplètes  (jue,  dans  l'état  actuel 
de  la  science,  nous  possédons  sur  la  procédure  usitée  parmi 
les  Grecs,  à  Taube  des  temps  historiques. 

Tâchons  maintenant  de  savoir  comment  les  contempo- 
rains d*Homëre  et  d'Hésiode  envisageaient  les  délits  et  les 
peines. 


IV. 


LES   DÉLITS   ET   LES   PEINES. 


Il  ne  faut  pas  demander  aux  Hellènes  de  Tâge  homérique 
un  code  criminel  pu  les  délits  et  les  peines  soient  déterminés 
avec  une  précision  rigoureuse.  Depuis  plusieurs  siècles,  les 
Hébreux  possédaient  les  admirables  décrets  de  Moïse,  quand 
les  Grecs,  encore  privés  de  l'usage  de  l'écriture,  n'avaient 
d'autres  lois  qu'un  petit  nombre  de  coutumes  placées  sous 
l'égide  des  croyances  religieuses.  A  leurs  yeux,  le  délit  était 
simplement  un  fait  dommageable,  qui  légitimait,  à  défaut  de 
payement  d'une  amende  ou  composition,  l'exercice  d'une 
vengeance,  tantôt  individuelle  et  tantôt  collective,  suivant 
que  l'acte  était  attentatoire  aux  intérêts  généraux  du  peuple 
ou  aux  intérêts  particuliers  d'un  ou  de  plusieurs  citoyens. 

Quand  le  fait  était  de  la  nature  de  ceux  que  les  codes 
modernes  rangent  dans  la  catégorie  des  crimes  dirigés 


(1)  Odyftftée,  VÏII.  332,  3i7  et  suiv. 


—     5îi5     - 

coutre  TËtat,  le  peuple  lui-même,  lésé  dans  ses  intérêts  col- 
lectifs, dans  sa  vie  nationale,  se  ruait  sur  le  coupable  et  le 
faisait  disparaître  du  nombre  des  vivants.  La  lapidation  était 
alors  le  châtiment  ordinaire,  et  c*est  en  ce  sens  qu'Hector 
dit  à  Paris  :  <c  Les  Troyens  sont  trop  craintifs;  ils  auraient 
»  déjà  dû  te  donner  un  vêtement  de  pierre  pour  te  punir  des 
»  maux  que  tu  leur  causes  (1).  »  Parfois  aussi  les  rois,  pour 
assurer  l'exécution  des  ordres  que  réclamait  le  salut  public 
ou  le  maintien  de  la  sécurité  générale,  y  attachaient  comme 
sanction  une  menace  de  mort  ou  d'exil  contre  ceux  qui  ose- 
raient les  enfreindre  ;  et,  dans  ce  cas,  la  peine  était  exécu- 
tée, sans  forme  de  procès,  par  des  soldats  désignés  à  cette 
ûû  ou  par  la  foule  (2). 

Le  sacrilège,  la  trahison,  la  concussion,  l'espionnage,  la 
révolte,  en  un  mot,  tous  les  crimes  dirigés  contre  les  inté- 
rêts généraux,  n'avaient  pas  d'autre  répression.  Celle-ci 
était  subordonnée  aux  rancunes  et  aux  passions  des  chefs, 
aux  exagérations  et  aux  périls  des  entraînements  populaires. 
Suivant  l'énergique  adage  qu'Homère  place  sur  les  lèvres  de 


(1)  Iliade,  m,  57.  Comp.  Odyssée,  XVI,  380  et  suiv.,  4âi  et  suiv. 
Eschyle,  Agamemnon,  v.  1616,  où  le  chœur  dit  à  Ëgisthe  :  c  Ck>n(lainné 
par  le  peuple,  tu  seras  lapidé.  »  —  Dans  FÂjax  de  Sophocle,  les  soldats 
veulent  écraser  Teucer  sous  une  grêle  de  pierres  (v.  719  et  suiv.;  251). 
Voy.  aussi  Euripide,  Oreste,  v.  442;  Paus^ias,  II,  32.  —  Même  dans 
les  temps  historiques ,  les  exemples  de  cette  exécution  sommaire  ne 
manquent  pas.  Voy.  Thucydide,  V,  60.  Pausanias,  VIII ,  23. 

Chez  les  Juifs,  le  jugement  de  zèle  était  fondé  sur  le  même  principe. 

(2)  Odyssée,  XVI,  376  et  suiv.  Les  poètes  grecs,  qui  ont  pris  le  sujet 
de  leurs  travaux  dans  les  traditions  de  Tâge  héroïque,  rapportent  de 
nombreux  exemples  de  cet  usage.  Dans  VAntig&ne  de  Sophocle ,  Créon 
(v.  35  et  suiv.)  ordonne  de  faire  lapider  par  le  peuple  ceux  qui  donne- 
ront la  sépulture  à  Polynice.  Dans  Les  Sept  devant  Thèhes,  d*Eschyle 
(v.  196  et  suiv.),  Étéocle  tient  le  même  langage.  Voy.  encore  Euripide, 
Les  Phéniciennes,  v.  1632  et  suiv.  Il  est  inutile  de  multiplier  ces  cita- 
tions. 

23 


Nestor,  le  perturbateur  du  repos  public  était  san3  loi,  saiu^ 
famille  et  sans  foyer  (âOé/xioroç,  àviortoç,  ôtppiTrup).  La  patrie 
cessait  de  protéger  le  fils  dénaturé  qui  Tattaquait  dans  ses 
intérêts  essentiels  (1). 

A  regard  des  délits  dirigés  contre  les  personnes,  c'était 
encore  la  vengeance  qui  servait  de  premier  élément  de 
répression.  Dans  le  domaine  du  droit  criminel,  TËtat  ne  se 
croyait  nullement  obligé  de  châtier  les  auteurs  d'actes  atten* 
tatoires  aux  droits  privés  des  citoyens.  La  communauté 
nationale  ne  se  préoccupait,  comme  telle,  que  des  seuls 
attentats  qui  menaçaient  directement  et  immédiatement  son 
existence,  son  repos  ou  son  bien-être.  Au  delà  de  ce  cercle 
restreint,  la  famille  de  l'individu  lésé  devait  elle-même  punir 
les  coupables,  et  ceux-ci,  pour  échapper  à  cette  réaction 
inévitable,  n'avaient  d'autre  moyen  que  l'offre  d'une  indem- 
nité. Si  celle-ci  était  acceptée,  le  droit  de  vengeance  dispa- 
raissait avec  toutes  ses  conséquences.  Les  juges  n'interve- 
naient que  pour  assurer  le  payement  de  la  somme  stipulée  (2). 

On  a  prétendu  que  les  coutumes  générales  de  l'âge  hé- 
roïque consacraient  le  principe  du  talion,  qui  est  déjà  un 
premier  progrès  dans  la  sphère  du  droit  pénal,  un  premier 
obstacle  à  l'action  brutale  et  désordonnée  de  la  vengeance 
individuelle,  en  ce  sens  qu'il  s'oppose  à  ce  que  l'intensité  du 
châtiment  dépasse  celle  de  l'offense  reçue.  Il  est  probable 
que  les  Hellènes  de  cette  époque  étaient  parvenus  à  un  degré 
suffisant  de  culture  intellectuelle  pour  apercevoir  les  avan- 
tages de  cette  règle,  qu'on  découvre  à  l'origine  de  la  législa- 
tion criminelle  d'une  foule  de  peuples.  Les  Grecs  les  plus 
éclairés  ont  professé  cette  opinion.  Aristote  fait  remonter  la 


(i)  Iliade,  IX,  63. 

(S)  Voy.  ci-de88U8,  p.  346. 


loi  du  talion  jusqu^à  Rhadamanthc  (1).  Le  plus  ancien  des 
poètes  lyriques,  Arcbiloque,  s'écriait  :  «  Je  connais  une 
»  grande  règle,  c'est  de  rendre  exactement  le  mal  à  celui 
»  qui  me  l'a  infligé  (2).  »  Eschyle  ajoutait,  dans  les  Ghoé- 
pbores  :  «  Mal  pour  mal  est  la  sentence  des  vieux  âges  (3).  » 
Hais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  les  textes  d'Homère  et 
d'Hésiode,  invoqués  par  les  jurisconsultes  et  les  philologues 
du  XIX^  siècle  pour  établir  l'existence  de  ce  mode  de  rétri- 
bution dans  la  société  homérique,  sont  loin  de  fournir  des 
arguments  décisifs.  Ces  textes  prouvent  que  les  héros  d'Ho- 
mère avaient  le  sentiment  profond,  inné  dans  la  conscience 
humaine,  de  la  légitimité  de  la  souff'rance  infligée  à  l'auteur 
d'une  action  injuste  et  violente;  mais  ils  n'attestent  pas  que 
la  vengeance  ne  pouvait,  sans  devenir  criminelle  à  son  tour, 
dépasser  les  proportions  de  l'injure.  Il  est  difficile  d'aperce- 
voir le  principe  du  talion  dans  le  discours  si  souvent  cité 
d'Hécube  à  Priam  :  a  Que  ne  puis-je,  attachée  aux  flancs 
»  d'Achille,  dévorer  ses  entrailles.  Ses  actes  auraient  alors 
>  reçu  leur  juste  récompense  (4).  »  La  question  n'est  pas 
même  résolue  par  le  vers  d'Hésiode  que  nous  a  conservé 
Aristote  et  où  celui-ci  croit  reconnaître  l'esprit  de  Rhada- 
manthc :  «  S'il  éprouvait  ce  qu'il  fit  aux  autres,  ce  serait 
9  l'effet  d'une  droite  justice  (5).  » 


(i)  Morale  à  Nicomaque,  lib.  V,  c.  5. 

(2)  ThéophiU,  episcopi  Ântiocheni,  ad  Autolycum  Itbt^i  JJJ;  lib.  II,  37. 

(3)  V.  313, 314.  Comp.,  v.  121  et  suiv.,  et  Agamemnon,  v.  1560  et  suiv. 
Sophocle,  Œdipe  à  Colone,  229  et  suiv.,  270  et  suiv.  Démosthène, 
Plaidoyer  contre  Timocrate,  139, 140. 

(4)  Iliade,  XXIV,  212,  213. 

(5)  Morale  à  Nicomaque,  liv.  V,  c.  5.  —  Platner  (Op.  cit.,  p.  115  et  157) 
▼oit  une  preuve  de  l'admission  de  la  règle  du  talion  dans  les  mots 
âvrira  îpya  (Iliade,  XXIV,  213;  Odyssée,  XVII,  51,  60).  Il  cite  encore 
les  vers  378  et  379  du  premier  chant  de  V Odyssée,  où  Télémaque  prie 
les  dieux  de  faire  tomber  sur  les  prétendants  une  punition  méritée.  Il 


•  • 


Le  seul  fait  incontestable,  c'est  que,  pour  les  délits  contre 
les  personnes,  tout  le  système  de  répression  consistait  dans 
un  droit  de  vengeance  individuelle,  susceptible  d'être  rem- 
placé par  une  indemnité  ou  amende,  librement  acceptée  par 
l'individu  lésé  ou  par  les  membres  de  sa  famille. 

Cette  amende,  qui  portait  des  noms  divers  (1),  n'était  pas 
fixe,  comme  dans  l'ancien  droit  germanique.  Débattue  entre 
l'agresseur  et  la  victime,  elle  variait  suivant  l'intensité  de 
l'outrage  et  l'importance  de  la  lésion  causée  par  le  délit.  Il 
est  même  essentiel  de  remarquer  que  le  dommage  matériel 
ne  servait  pas  seul  de  base  au  calcul  des  parties  intéressées. 
Une  part  de  la  somme  exigée  ou  offerte  servait  de  compen- 
sation à  l'injure  reçue,  au  trouble  causé,  à  l'atteinte  portée  k 
la  dignité  de  l'homme  (3).  Au  IIP  chant  de  l'Iliade,  dans  le 
traité  qu'il  propose  aux  Troyens,  Agamemnon  réclame,  outre 
la  restitution  d'Hélène  et  celle  des  trésors  enlevés  à  Ménélas, 


se  prévaut  enfîn  d*un  vers  d'Hésiode ,  où  le  poète ,  après  avoir  blâmé 
rhomme  qui  s'enrichit  par  la  violence,  s'écrie  :  «  Jupiter  s'irrite  contre 
»  cet  homme  et  lui  envoie  un  châtiment  terrible  en  échange  de  ses 
»  iniquités.  »  [Les  travaux  et  les  jours,  v.  334).  Il  est  évident  que  ces 
textes  ne  prouvent  clairement  qu'une  seule  chose ,  la  conscience  de  la 
légitimité  de  la  peine.  Ils  sont  plutôt  des  maximes  morales  que  des 
règles  de  législation.  M.  Hermann  fUeher  GrwidMtze  und  Anwendung 
des  Strafrechts  im  griechisschen,  AUerthume,  pp.  6  et  suiv.)  reproduit 
l'opinion  de  Platner,  en  y  ajoutant  quelques  sentences  empruntées  à 
des  philosophes  et  à  des  poètes*  postérieurs  à  Hésiode.  Mais  il  s'agit 
précisément  de  savoir  si  ces  sentences  reproduisent  exactement  les 
idées  des  contemporains  et  des  prédécesseurs  du  poète  d'Ascra. 

(1)  TTOtvyj  (Iliade,  III,  290;  IX,  633,  636;  XVIII,  498),  rt^)^,  princi- 
palement quand  il  s'agit  de  dommages  causés  aux  biens  (Iliade,  III , 
286,  288,  459;  V,  552.  Odyssée,  XXII,  57),  it-OiycLyçiOLy  en  matière 
d'adultère  (Odyssée,  VIII,  332),  6w>5  (Iliade,  XIII,  669.  Odyssée,  II,  192). 
Comp.  Pausanias,  III,  15. 

(2)  En  employant  le  mot  somme  dans  le  sens  de  valeur,  nous  n'en- 
tendons pas  résoudre  la  question  de  savoir  s'U  y  avait  de  l'argent 
monnayé  du  temps  d'Homère. 


-     557     -w 

«  rindemnitë  (Ti(ir,)  qu'il  convient  de  payer  (1).  »  Au 
XXI^  cbant  <le  TOdyssée,  les  prétendants,  pour  apaiser  la 
colère  d'Ulysse,  offrent  à  celui-ci  des  bœufs,  de  l'or  et  de 
rairain,  indépeadamment  du  prix  des  comestibles  qu'ils 
avaient  dévorés  dans  son  palais  :  «  Nous  ne  tarderons  pas, 
»  disent-ils,  à  détourner  ta  vengeance  en  présence  de  tous 
»  les  citoyens.  Tout  ce  que  nous  avons  dévoré  dans  ton 
»  palais,  nous  t'en  donnerons  le  prix;  chacun  de  nous 
»  l'amènera  des  bœufs,  de  l'airain,  de  l'or,  jusqu'à  ce  que 
»  ton  cœur  se  réjouisse.  Avant  cette  expiation,  personne  ne 
»  peut  te  reprocher  ta  colère  (2).  »  Parfais  même ,  l'amende 
était  uniquement  exigée  à  cause  du  trouble  causé.  Au 
III*  chant  de  l'Odyssée,  l'un  des  fougueux  adorateurs  de 
Pénélope  menace  ainsi  l'augure  Halithersès  :  «Prends  garde! 
»  Si  tu  abuses  de  l'ascendant  de  l'âge  et  du  savoir,  pour 
»  exciter  ce  jeune  homme  (Télémaque),  en  le  trompant  par 
1»  des  paroles  irritantes....,  nous  te  ferons  payer  une  amende 
»  (GuYiv)  dont  tu  ne  t'acquitteras  pas  sans  douleur  (3).  »  Il  y 
avait  dans  cette  manière  d'envisager  la  réparation  pécuniaire 
un  premier  élément  de  progrès,  un  premier  jalon  dans  la 
longue  série  d'essais  qui  devaient,  plusieurs  siècles  plus 
tard,  conduire  les  législateurs  à  la  notion  rationnelle  de 
l'amende  pénale  (4). 

C'est  surtout  en  matière  d'homicide  que  ces  mœurs  judi- 
ciaires de  la  Grèce  homérique  se  manifestent  avec  le  carac- 
tère que  nous  venons  de  leur  attribuer. 

Malgré  la  gravité  du  crime  et  la  perturbation  sociale  qui 


(1)  Iliade,  IIl,  255,  286,  290,  459. 

(2)  Odyssée,  XXII,  55  et  suiv. 
(8)  Odyssée,  U,  187  et  suiv. 

(4)  Platner  (Op.  rie. ^  p.  116)  a  déjà  fait  remarquer  que  T indemnité 
n'était  pas  la  simple  réparation  du  dommage  matériel. 


en  est  la  conséquence  inévitable,  TËtat  n*intervenait  pas 
dans  la  répression  du  meurtre;  c'était,  à  ses  yeux,  une  af- 
faire de  famille  (1). 

La  famille  du  mort  était  seule  chargée  de  venger  le  sang 
versé  ;  c'était  à  la  fois  son  droit  et  son  devoir.  Le  fils ,  le 
père,  le  frère ,  qui  châtiaient  l'assassin ,  n'étaient  pas  seule- 
ment sans  reproche  aux  yeux  de  leurs  concitoyens  ;  ils  se 
couvraient  de  gloire  en  répandant  de  leurs  propres  mains  le 
sang  des  coupables.  «  Ignores- tu,  dit  Minerve  en  s'adressant 
»  au  fils  d'Ulysse,  ignores-tu  quelle  gloire  s'est  acquise, 
»  parmi  tous  les  hommes,  le  divin  Oreste  pour  avoir  immolé 
»  le  perfide  Ëgisthe,  meurtrier  de  son  illustre  père  (2).  » 
L'immolation  de  l'assassin  était  une  sorte* de  sacrifice  expia- 
toire offert  aux  mânes  de  la  victime  (3).  Mourir  sans  ven- 
geance était  un  malheur  et  une  honte  (4).  La  famille  qui 
restait  impassible  en  présence  du  meurtre  de  l'un  des  siens 
se  couvrait  d'infamie  :  «  Nous  ne  pourrons  plus  vivre  sans 
»  honte,  et  cet  outrage  rejaillira  sur  nous  jusqu'à  la  postérité, 
»  si  nous  ne  vengeons  pas  nos  fils  et  nos  frères,  »  s'écrient 
les  parents  des  prétendants  tués  par  Ulysse  (5).  Les  rois 


(1)  Dans  les  temps  postérieurs,  Athènes  se  vantait  d'avoir  la  pre- 
mière admis  des  actions  judiciaires  pour  cause  de  meurtre  (Isocrate, 
Panégyrique,  40).  Cette  manière  de  voir  était  complètement  étrangère 
à  la  Grèce  homérique. 

(2)  Odyssée,  l,  298  et  suiv.  •—  Au  chant  III ,  Homère  ajoute  :  «  Les 
»  Grecs  lui  donneront  une  grande  gloire  et  les  hommes  à  venir  le  célé- 
»  breront.  »  Voy.  Iliade,  IX,  565  et  suiv.  Odyssée,  1 ,  40 ,  44  ;  III ,  497, 
498,  203,  204,  307  ;  IV,  546,  547;  XXII,  480  et  suiv. 

(3)  <  Qu'il  est  heureux  pour  le  héros  qui  n*est  plus  de  laisser  un  fils 
»  qui  le  venge  !  »  Odyssée,  III ,  496.  Comp.  II ,  445,  et  Iliade,  XIV,  484 
et  485. 

(4)  Télémaque  souhaite  ce  malheur  aux  prétendants.  Odyssée,  1. 380; 
II,  445.  Comp.  Iliade,  XIII,  659;  XIV,  484,  485. 

(5)  Odyssée,  XXIV,  430  et  suiv. 


-     559     - 

mêmes,  quand  ils  versaient  le  sang  de  leurs  sujets,  niétaient 
pad  à  Tabri  de  cette  vengeance  obligatoire.  Homère  le  savait 
tà  bien  que,  pour  expliquer  la  vie  paisible  d*Ulysse  après  le 
massacre  des  prétendants ,  il  est  obligé  de  faire  descendre 
Jupiter  de  TOlympe,  «  afin  d'effacer  chez  les  citoyens  dltha- 
»  que  le  souvenir  du  meurtre  de  leurs  fils  et  de  leurs 
»  frères  (1).  »  La  coutume  avait  d*autant  plus  de  force  qu'elle 
était  sanctionnée  par  les  croyances  religieuses.  Au  sein  de 
l'assemblée  des  dieux,  Minerve,  apprenant  qu'Ëgisthe  est 
tombé  sous  les  coups  du  fils  d'Âgamemnon,  dit  à  Jupiter  : 
«  Le  héros  est  étendu ,  frappé  d'un  coup  mérité.  Périsse  de 
»  même  quiconque  l'imitera  (2)  !  »  Plusieurs  siècles  après 
Homère,  Sophocle,  cherchant  dans  ces  antiques  traditions 
le  sujet  de  l'une  de  ses  tragédies  immortelles,  montra  la 
ville  de  Thèbes  plongée  dans  la  désolation,  livrée  à  la  famine 
et  à  la  peste,  parce  que  le  sang  de  Laïus  était  resté  sans 
vengeance  (3). 


(1)  Odyssée,  XXIV,  353,  430  et  suiv.,  4S4,  485.  Minerve  eUe-mcme 
Tient  réconcilier  les  deux  partis  (v.  545  et  suiv.). 

(2)  Odyssée.  I,  47.  Comp.  Hésiode ,  Bo%iclier  d'Hercule,  v.  14  et  suiv. 
Apollodore,  Uv.  III,  c.  7,  §  6. 

(3)  Œdipe  roi,  v.  44  et  suiv.;  100  et  suiv.  Ici,  comme  dans  sa  tragédie 
d'Electre,  Sophocle  expose  la  règle  de  la  vengeance  du  sang  avec  une 
exagération  poétique,  (Voy.  Electre,  v.  244  et  suiv.,  472, 1415  et  suiv.). 
On  peut  en  dire  autant  d'Eschyle  (Choéphores,  ()5  et  suiv.,  400  et  suiv., 
520,  521).  —  Quoi  qu'il  en  soit,  là  vengeance  du  sang  existait  dans  la 
Grèce  primitive  avec  la  plupart  des  caractères  qu'elle  présente  dans 
les  antiques  coutumes  de  TOrient.  (Voy.  mes  Études  sur  Vhistoire  du 
drùit  criminel  des  peuples  anciens,  t.  II,  p.  258  et  suiv.).  Mais  on  ne 
rencontre  dans  les  poèmes  homériques  aucune  distinction  entre  Tho- 
micide  volontaire  et  l'homicide  involontaire ,  distinction  qu'on  trouve 
dans  le  droit  mosaïque  et  dans  le  droit  grec  plus  rapproché  de  nous. 

On  s'est  demandé  si,  à  défaut  de  parents,  le  meurtre  pouvait  être 
vengé  par  d'autres  citoyens.  Il  nous  semble,  comme  à  Platner  [Op,  cit., 
pp.  121-122),  qu*une  réponse  négative  doit  résulter  des  vers  suiv.  : 
Odyssée,  XV,  272.  273;  XXIII,  1l«  et  suiv.  Il  est  vrai  qu'au  vers  273  on 


-     560     - 

Pour  échapper  à  ce  redoutable  péril,  le  meurtrier  n'avait 
d'autre  moyen  que  la  fuite  sur  le  sol  étranger.  Au  XV*  chant 
de  rOdyssée,  Théoclymène  dit  à  Télémaque,  au  moment  où 
celui-ci  va  s'éloigner  des  rivages  d'Argos  :  «  J'abandonne 
»  ma  patrie,  où  j'ai  immolé  un  citoyen  d'une  puissante  fa- 
»  mille.  Ses  nombreux  frères,  ses  compagnons  (1)  habitent 
»  Argos,  féconde  en  coursiers,  et  exercent  un  grand  pouvoir 
»  sur  les  Grecs.  Je  fuis  pour  éviter  de  leurs  mains  la  mort 
»  et  la  sombre  Parque.  Hélas,  ma  destinée  est  d'errer  dé- 
»  sormais  parmi  les  humains  !  Reçois-moi  sur  ton  navire  en 
»  suppliant,  ne  souffre  pas  qu'ils  m'arrachent  la  vie  :  car, 
»  sans  doute,  ils  me  poursuivent  (2).  »  Le  sang  appelant  le 
sang,  la  fuite  du  coupable  avait  été  favorisée  à  la  fois  par  les 
mœurs  et  par  la  religion,  parce  qu'on  y  voyait  le  moyen  de 
prévenir  une  longue  série  de  meurtres.  L'opinion  publique 
imprimait  une  flétrissure  à  l'individu  qui  tâchait  de  se  sous- 
traire à  l'exil,  après  avoir  répandu  le  sang  de  son  semblable  ; 
elle  ne  voulait  pas  que  l'homme  puissant  et  riche ,  qui  se 
trouvait  en  présence  d'adversaires  faibles  et  désarmés,  pût 
s'affranchir  de  cette  coutume  salutaire  (3).  On  cherchait  dans 
la  fuite  du  meurtrier  le  résultat  que  le  grand  législateur  des 
Hébreux  avait  si  admirablement  obtenu  par  l'institution  des 
villes  d'asile.  Aussi  le  fugitif  devenait-il  un  suppliant  (uérr};) 
et  se  trouvait-il  comme  tel  sous  la  protection  spéciale  des 


parle  de  frères  et  de  compagnons  (erat)  ;  maïs  ceux-ci  n'y  figurent 
que  comme  associés  à  la  poursuite  faite  par  les  membres  de  la  famille. 

(1)  Voy.,  pour  le  rôle  de  ces  compagnons,  la  note  précédente. 

(2)  Odyssée,  XV,  271  et'suiv. 

(3)  Telle  est  peut-être  l'explication  naturelle  des  v.  il8  et  suiv.  du 
chant  XXIII  de  YOdijssée,  qui  ont  donné  lieu  à  tant  de  commentaires. 

Hercule  lui-même,  ayant  involontairement  tué  Eunome,  se  soumet  à 
l'exil,  pour  témoigner  de  son  respect  envers  la  loi  (ApoUodore.  II,  7,  6). 


-     561     - 

dieux  (1).  On  espérait  que  son  absence  calmerait  les  haines , 
affaiblirait  les  ressentiments  et  faciliterait  de  la  sorte  l'ac- 
ceptation d'une  indemnité  pécuniaire  {iJT 

La  famille,  investie  du  droit  de  châtier  les  meurtriers, 
avait,  en  effet,  la  faculté  de  leur  accorder  le  pardon  moyen- 
nant une  composition  ou  amende  (i:oivYi).  Chez  les  races 
sémitiques,  les  parents  qui  renonçaient  à  la  vengeance,  qui 
acceptaient  «  le  prix  du  sang  »,  étaient  marqués  d'une  tache 
indélébile  de  honte  et  d'infamie  (3)  ;  mais  aucun  indice  d'un 
sentiment  analogue  ne  se  révèle  dans  les  poèmes  homéri- 
ques. Le  chantre  de  l'Iliade  décrit  comme  un  événement 
ordinaire  de  la  vie  des  Grecs,  l'épisode  judiciaire  figuré  sur  le 
bouclier  d'Achille  (4).  Rien  n'empêchait  les  parents  d'accep- 
ter la  rançon  du  meurtre,  quand  même  la  victime  était  un  fils 
ou  un  frère.  «  Héros  sans  miséricorde!  dit  Ajax  à  Achille, 
»  n'accepte-t-on  pa&  la  rançon  du  meurtre  d'un  frère  et 
»  même  d'un  fils?  Oui,  le  meurtrier  reste  parmi  le  peuple 
»  lorsqu'il  a  payé  une  forte  amende.  Son  ennemi  consent  à 
»  calmer  son  âme  en  recevant  une  riche  rançon  (iioaa"  àno  - 
»  Tiffa;)  (5).  »  Non-seulement  la  famille  qui  transigeait 
échappait  à  toute  flétrissure,  mais  on  blâmait  celles  qui  se 


(1)  Iliade,  X.VI,  574;  XXIV,  477  et  siiiv.  Odyssée,  V,  447,  448;  VIT, 
t64, 165.  Hésiode,  Bo\iclier  d'Achille,  v.  13,  82-85. 

(2)  Dans  les  poèmes  d'Homère  et  d'Hésiode,  on  voit  fréquemment 
apparaître  des  individus  obligés  de  fuir  leur  patrie ,  parce  qu*ils  ont 
versé  le  sang  d'un  concitoyen.  Iliade,  II,  664  ;  XIII,  696  ;  XV,  335,  432  ; 
XVI,  574;  XXIII,  85,  86;  XXIV,  480,  481.  Odyssée,  XIII,  259,  272,  273; 
XIV,  380,  381  ;  XV,  224,  272  ;  XXIII,  117  et  suiv.  Hésiode,  Bouclier 
d^Achille,  II,  13,  81  ;  Fragments,  LUI.  Comp.  ApoUodore,  liv.  II,  c.  7. 

(3)  Moïse  avait  même  expressément  défendu  l'acceptation  de  la 
rançon  d'un  homicide  volontaire.  (Voy.  pour  les  peuples  orientaux , 
mes  Études  citées,  t.  II,  pp.  183  et  suiv.,  288  et  suiv.). 

(4)  Voy.  ci-dessus,  p.  346. 

(5)  Iliade,  IX,  632  et  suiv. 


montraient  inexorables  (1).  La  honte  n'atteignait  que  les 
Grecs  qui  restaient  impassibles  en  présence  du  crime  per* 
pétré  sur  la  persoMie  d'un  des  leurs.  L*àme  du  mort  était 
censée  vengée,  ses  mânes  irrités  s*apaisaient,  quand  Tassas* 
sin  avait  été  forcé  de  se  dépouiller  d*une  partie  plus  ou 
moins  considérable  de  son  patrimoine.  Aussi,  dès  Tinstant 
que  la  transaction  était  conclue,  le  droit  de  vengeance  ces- 
sait, lé  coupable,  reprenait  son  rang  dans  la  société  civile  et 
religieuse  (2),  et  si  des  contestationa  surgissaient  sur  Texé- 
cution  du  contrat,  les  juges  étaient  appelés  à  décider  (3).  On 
ne  trouve  dans  les  vers  d*Homëre  et  d*Hésiode  aucune  trace 
de  cette  purification  religieuse  qui,  à  une  époque  plus  ré- 
cente, était  réputée  indispensable  pour  permettre  Taccès  de 
Tagora  et  des  temples  à  celui  qui  avait  eu  le  malheur  de 
répandre  le  sang  humain.  Homère  n'emploie  pas  une  seule 
fois  les  mots  fxiaafxoe,  àyoç,  fjLvaoçy  qu*on  rencontre  si  fré- 
quemment dans  les  œuvres  plus  récentes  pour  désigner  la 
souillure  contractée  par  Thomicide  (4). 


(i)  Cette  conséquence  résulte  clairement  du  discours  d'Àjax  (IHad^, 
IX,  632  et  suiv.),  combiné  avec  celui  de  Phœnix  (Iliade,  IX ,  496  et  suiv.). 

(2)  c  U  reste  (le  meurtrier  qui  a  payé  la  rançon)  parmi  le  peuple»  » 
dit  Ajax  flliade,  IX,  634). 

(3)  La  preuve  de  cette  allégation  ressort  à  l'évidence  de  la  descrip- 
tion du  bouclier  d'Achille.  —  Eschyle  a  donc  exagéré  (Choéphot'ei ,  65 
et  suiv.,  400  et  suiv.)  en  disant  que  le  sang  absorbé  par  la  terre  laisse 
une  tache  qui  ne  peut  être  lavée  que  par  le  sang  .du  meurtrier. 

(4)  Dans  Ylliadej  on  voit  l'auteur  de  l'homicide  fréquenter  les  citoyens 
et  les  étrangers,  sans  leur  imprimer  aucune  souillure  (IX,  632  et  suiv.; 
XVIII,  498 ;  XXIH,  175  et  suiv.;  XXIV,  480,  481).  Au  chant  XXII  de 
VOdyssée,  Ulysse,  au  lieu  de  faire  des  lustrations  et  d'invoquer  les  dieux, 
se  contente  de  brûler  du  soufre  dans  la  salle  que  le  sang  des  préten- 
dants avait  souillée  et  remplie  d'une  vapeur  infecte  (v.  48i  et  suiv.). 
Platner  (Op.  cit.,  p.  121)  et  Lobeck  (Aglaophamus  seu  de  tkeologiœ 
myêticœ  Grœcùrum  caiiâiSy  t.  I,  p.  300,  t.  II,  pp.  967-969)  ont  très-bien 
prouvé  que  les  mythographes  et  les  historiens  grecsi  ont  commis  un 


-     365     - 

Eq  matière  de  délits  contre  les  mœurs,  Homère  ne  men- 
tionne que  Tadultère  ;  il  nous  apprend  que  la  violation  de  la 
foi  conjugale  était  punie  d*une  amende,  indépendamment  de 
la  restitution  des  présents  de  noce  (Uiva)  (1).  Au  VHP  chant 
de  rOdyssée,  les  dieux,  à  Taspect  de  Mars  et  de  Vénus  sur- 
pris en  flagrant  délit,  se  disent  entre  eux  :  «  I^a  perversité 
»  ne  vaut  pa^  la  vertu.  Le  pesant  atteint  Tagile.  Vulcain, 
»  malgré  son  infirmité,  l'emporte  par  son  adresse  sur  Mars, 
»  le  plus  rapide  des  dieux,  et  il  obtiendra  Tamende  due  pour 
»  adultère  (fioix^ypio)  (2).  »  Quant  au  vol  et  aux  autres 
attentats  contre  les  biens,  il  est  difficile  de  dire  en  quoi  con- 
sistait leur  répression.  Le  voleur  devait-il  simplement  in- 
demniser la  personne  dépouillée?  Était-il  tenu,  comme  dans 
le  droit  mosaïque  et,  plus  tard,  dans  le  droit  athénien,  de 
payer  plusieurs  fois  la  valeur  des  objets  dérobés?  Les  dépré- 
dations, qui  légitimaient  la  guerre  avec  les  peuples  étran- 
gers, donnaient-elles  ouverture  à  un  certain  droit  de  ven- 
geance entre  concitoyens?  Il  est  probable  que  ces  questions 
ne  seront  jamais  complètement  résolues.  Un  seul  fait  se 
trouve  à  Tabri  de  toute  contestation;  c*est  l'existence  de 
coutumes  fixes,  de  règles  généralement  admises,  destinées 
il  garantir  les  droits  de  la  propriété  individuelle.  Les  accents 


anachronisme  en  attribuant  à  T époque  d'Homère  la  purification  reli- 
gieuse des  meurtriers.  Le  plus  ancien  exemple  de  cette  purification  se 
trouve  dans  les  fragments  de  Tépopée  d*Ârctinus,  de  Milet,  où  l'on'  voit 
Ulysse  purifier^chille  du  meurtre  de  Thersite.  -^  L'opinion  de  Platner 
et  de  Lobeck  n'est  cependant  pas  universellement  admise.  Miiller  (die 
Dorier,  1. 1,  p.  338,  en  note)  et  Wachsmuth  (ouv.  cit.,  t.  II,  p.  462), 
d'autres  auteurs  encore,  prétendent  que  le  silence  d'Homère  ne  suffit 
•pas  pour  nous  autoriser  à  affirmer  que  la  purification  religieuse  n'était 
pas  usitée  de  son  temps. 

(1)  Odysêéê,  VIIL  318,  319. 

{%)  Odyssée,  329  et  suiv. 


indignés  d*Homère  et  d'Hésiode,  quand  ils  parlent  des  ma- 
gistrats iniques  qui  jugent  avec  violence  et  «  torturent  le 
i>  droit  »,  supposent  manifestement  que  les  hommes  chargés 
de  dispenser  la  justice  avaient  à  suivre  un  critérium  plus  sûr 
et  plus  élevé  que  les  inspirations  mobiles  de  leur  conscience 
individuelle. 

Le  vol  de  fruits  et  de  bétail,  principales'  richesses  des 
Grecs  de  ce  siècle,  n'était  pas  rare;  mais,  ici  encore,  le  sen- 
timent religieux  venait  suppléer  à  Tinsuffisance  et  aux 
lacunes  de  la  législation  positive.  L'individu  qui  s'appro- 
priait le  bien  d'autrui  encourait  à  la  fois  la  colère  des  dieux 
et  le  mépris  de  ses  concitoyens.  «  La  libéralité  est  utile,  dit 
»  Hésiode,  mais  la  rapine  est  funeste  et  ne -cause  que  la 
»  mort....  Celui  qui,  fort  de  son  impudence,  commet  un 
»  larcin,  malgré  la  modicité  du  profit,  sent  le  remords  dé- 
»  chirer  son  cœur  (1).  »  La  réprobation  du  ciel  et  de  la  terre 
atteignait  même  celui  qui  commettait  des  déprédations  sur 
le  sol  étranger  :  «  Les  dieux  bienheureux,  s'écrie  Homère, 
»  haïssent  la  violence  et  honorent  parmi  les  hommes  la  jus- 
»  tice  et  l'équité.  Les  méchants  mêmes,  lorsqu'ils  fondent 
D  sur  une  terre  étrangère,  lorsqu'ils  s'emparent  du  butin 
»  que  Jupiter  laisse  tomber  en  leurs  mains,  ne  voguent  point 
»  vers  leurs  foyers  avec  leurs  navires  remplis,  sans  que  la 
»  crainte  de  la  vengeance  divine  tombe  en  leurs  esprits  {i).  » 


(1)  Les  travaux  et  les  jours,  v.  357  et  suiv. 

(2)  Odyssée,  XIV,  85  et  suiv. —  Il  suffit  de  citer  ces  vers  pour  prouver 
combien  quelques  auteurs  modernes,  reproduisant  une  erreur  commise 
par  Thucydide  (1, 5),  se  trompent  en  affirmant  que  les  Grecs  d*Homère 
avaient  si  peu  le  sentiment  de  la  propriété,  qu'ils  envisageaient  comme 
licites  la  piraterie  et  les  déprédations  commises  au  détriment  des 
étrangers.  Nestor,  il  est  vrai,  demande  à  Télémaque,  comme  le  cyclope 
k  Ulysse  :  «  Pourquoi  sillonnez-vous  les  humides  chemins  ?  Est-ce 
î»  pour  quelque  négoce,  ou  naviguez-vous  à  l'aventure  comme  des  pi- 


Par  contre  le  juge  qui,  gardien  incorruptible  du  'droit,  ch&- 
tiait  la  rapine  et  faisait  restituer  les  objets  dérobés,  était 
entouré  du  respect  et  de  Famour  de  ses  concitoyens;  il 
devenait  un  personnage  presque  divin  :  «  Tandis  qu'il  mar- 
»  che  dans  la  ville,  dit  Hésiode,  les  citoyens  remplis  d'un 
n  tendre  respect  l'invoquent  comme  un  dieu ,  et  il  brille  au 
»  milieu  de  la  foule  assemblée.  »  Sa  gloire  était  sans  rivale 
lorsque,  «  ne  s'écartant  jamais  du  droit  sentier,  il  rendait 
»  une  justice  égale  aus  étrangers  et  à  ses  concitoyens  (1).  » 


V. 


CONCLUSION. 


En  dernier  résultat,  il  suffit  de  combiner  les  faits  exposés 
dans  les  lignes  qui  précèdent,  pour  savoir  que  la  législation 
criminelle  de  la  Grèce  héroïque  était  immensément  infé- 
rieure à  celle  de  la  Judée  et  de  l'Inde  brahmanique. 


»  rates,  qui  errent  en  exposant  leur  vie  et  portent  le  maUieur  chez  les 
>  étrangers  »  {Odyssée,  IlL  71  et  suiv.;  IX,  252  et  suiv.).  Mais,  que  cette 
demande  fût  ou  ne  fût  pas  blessante  pour  ceux  à  qui  on  Fadressait,  U 
est  certain  que  les  déprédations  en  pays  étranger,  hors  le  cas  de  guerre, 
étaient  sévèrement  interdites  (Voy.  Odyssée,  XVI,  425  et  suiv.).  Déjà 
dans  rantiquité,  TaUégation  de  Thucydide  avait  été  réfutée  par  Aris- 
tarque  (Voy.  Schol.  ctd  Od,,  III,  7i.  Eustathe,  p.  1423).  D'autres  preuves 
ont  été  recueillies  par  Schoemann  [ouv.  cité,  1. 1,  pp.  44  et  45).  Les  exem- 
ples cités  par  Platner  (op.  cit.,  p.  124  et  suiv.)  sont  des  faits  de  guerre. 
(1)  Hésiode,  Théogonie,  v.  91  et  suiv.  J^s  traifaux  et  les  jours,  v.  225 
et  suiv.  —  U  existe  ici  une  remarquable  analogie  entre  les  traditions 
primitives  des  Grecs  et  ceUes  des  Hébreux.  Hésiode  dit  que  les  juges 
incorruptibles  brillent  comme  des  dieux.  Moïse  les  appelle  des  hommes 
divins,  des  hommes  dieux  (ElohimJ.  (Voy.  mes  Études  cit.,  1. 1,  pp.  200 
et  suiv.). 


^     566     - 

Dans  la  sphère  de  la  procédure  et  de  Torgamsation  judi- 
ciaire, OQ  remarque  l'absence  de  toute  notion  du  caractère 
antisocial  du  délit.  Même  pour  le  meurtre,  qui  était  incon- 
testablement le  crime  dominant  de  Tépoque,  la  poursuite  et 
la  répression  dépendaient,  à  tous  égards,  du  caprice  des 
parties  lésées,  et  rien  ne  permet  de  supposer,  avec  Schoe- 
mann  (1),  qu'une  exception  existait  au  détriment  de  ceux  qui 
avaient  assassiné  leurs  proches  parents.  Tandis  que,  chez 
les  Hébreux,  il  était  sévèrement  défendu  de  recevoir  la 
ce  rançon  du  sang  »,  parce  que  l'on  ne  voulait  pas  que  les 
coupables  pussent  trouver  dans  leurs  richesses  le  moyen  de 
racheter  leur  vie;  pendant  que,  chez  les  autres  peuples  con- 
temporains de  l'Asie,  l'opinion  publique  flétrissait  énergi- 
quement  la  famille  qui  abdiquait  son  droit  de  vengeance, 
aucune  idée  de  blâme  ou  de  honte  n'atteignait  le  Grec  qui, 
moyennant  une  indemnité  pécuniaire,  consentait  à  se  récon- 
cilier avec  le  meurtrier  de  l'un  des  siens.  La  publicité  des 
débats  et  du  jugement  forme,  avec  l'obligation  de  rendre  une 
justice  égale  aux  citoyens  et  aux  étrangers  le  seul  côté  par 
lequel  les  juges  d'Homère  et  d'Hésiode  se  rapprochent  des 
Anciens  qui  siégeaient  aux  portes  des  villes  d'Israël  (2). 
Encore  ceux-ci  étaient-ils  pris  dans  tout  le  peuple,  tandis 
quejes  magistrats  grecs  appartenaient  exclusivement  à  la 
classe  privilégiée  des  conseillers  et  des  compagnons  du  roi 

(yépovrc;). 

Dans  le  domaine  du  droit  pénal  proprement  dit,  la  ven- 
geance individuelle  et  l'amende  constituaient,  avec  la  lapida- 
tion ou  l'exil  pour  les  crimes  dirigés  contre  l'État,  tout  le 
système  de  répression.  Quand  le  peuple  tout  entier  se  sen- 


(1)  Ouv.  cit.,  1. 1,  p.  48. 

(2)  Hésiode^  Les  travaux  et  les  jours,  ▼.  225,  226. 


-     507     - 

Udt  lésé,  il  tuait  le  coupable  ou  le  contraignait  à  (Uir  au  delà 
des  frontières;  tandis  que,  si  Tacte  n'avait  produit  qu'un 
dommage  individuel,  la  partie  lésée  était  seule  chargée  du 
soin  de.chàtier  Tagresseur,  à  moins  que  celui-ci  ne  préférât 
payer  une  indemnité.  On  n'avait  pas  même  vaguement  en* 
trevu  la  doctrine  supérieure  qui,  en  attribuant  au  pouvoir 
social  la  mission  de  punir  les  délits,  met  à  la  disposition  de 
l'État  des  moyens  de  contrainte  et  de  répression  interdits 
aux  simples  citoyens.  Homère,  il  est  vrs^i,  parle  de  cachots 
d'airain  (1)  ;  il  attribue  à  Hector  le  projet  de  fixer  honteuse* 
ment  la  tête  de  Patrocle  sur  un  vil  poteau  (2)  ;  il  nous  montre  ' 
des  corps  découpés  en  lambeaux  (3),  des  cadavres  jetés  aux 
chiens  et  aux  vautours  (4),  des  captifs  chargés  de  liens  (5), 
des  hommes  et  des  femmes  mutilés,  pendus,  frappés  de 
glaives  (6).  Mais  ces  réclusions  et  ces  morts  violentes  sont 
le  résultat  de  vengeances  royales  ou  de  haines  populaires, 
et  nullement  le  produit  régulier,  légal,  d'une  sentence  judi- 
ciaire. En  les  transformant  en  peines  usitées  parmi  les 
Grecs  de  cette  époque  lointaine,  on  agirait  comme  les  juris- 
consultes de  l'avenir  qui,  lisant  le^  lamentables  exploits  de 
la  Terreur,  voudraient  convertir  en  peines  françaises  du  dix- 
huitième  siècle  les  mitraillades  de  Lyon  ou  les  noyades  de 
Nantes. 

Une  telle  législation  ne  pouvait  offrir  de  garanties  sé- 
rieuses pour  le  maintien  de  l'ordre,  la  défense  des  faibles. 


(1)  Iliade,  V,  386.  Comp.  Hésiode,  Théogonie,  v.  729  et  suiv. 

(2)  Iliade,  XVIII,  177. 

(3)  Odyssée,  XVIU,  339. 

(4)  niadey  II,  393.  Odyssée,  III,  259. 

^)  Odyssée,  XV,  232.  Comp.,  XI,  292  et  suiv. 

(6)  Odyssée,  XXII,  443,  471,  474  et  soir.  Comp.,  173  et  suiv.,  et  XXI, 
300,301. 


-      50H     - 

la  sécurité  des  citoyens  dépourvus  des  dons  de  la  fortune. 
C'était  surtout  dans  sa  force  personnelle  et  dans  Tappui  de 
sa  famille,  que  Tindividu  devait  chercher  une  protection  que 
ne  lui  fournissaient  pas  les  institutions  rudimentaires  de  la 
vie  politique.  Toujours  armé,  le  Grec  de  Tâge  légendaire  se 
protégeait  en  se  montrant  constamment  prêt  à  opposer  la 
force  à  la  force  (1).  Ce  fait  est  d'autant  plus  incontestable 
que,  malgré  la  vivacité  des  croyances  populaires  et  les  me- 
naces incessantes  de  la  colère  divine,  les  juges  étaient  loin 
de  se  montrer  inaccessibles  à  la. corruption,  à  l'intrigue,  à  la 
vénalité  la  plus  scandaleuse.  Homère  les  menace  de  la  colère 
du  ciel  (2),  et  Hésiode  ne  trouve  pas  d'accents  assez  éner- 
giques à  son  gré  pour  flétrir  ces  juges  «  dévorateurs  de  pré- 
»  sents  (Stùpof&yoi)  »  qui  osent  outrager  la  Justice,  fille  de 
Jupiter,  vierge  auguste,  que  les  dieux  mêmes,  habitants  de 
l'Olympe,  redoutent  et  vénèrent  (3). 

Il  est  probable  que,  dans  les  matières  pénales,  le  rôle  de 
ces  juges  se  bornail  à  statuer  sur  le  payement  des  compo- 
sitions, lorsqu'il  s'agissait  d'attentats  contre  les  personnes, 
et  sur  les  demandes  en  restitution  et  en  indemnités,  quand 
le  débat  avait  pour  point  de  départ  un  délit  contre  les  pro- 
priétés.  A  certains  égards,  on  pourrait  même  affirmer  que 
la  juridiction  criminelle  proprement  dite  n'existait  pas  dans 
la  Grèce  homérique,  puisque  la  sentence  venait  toujours 
aboutir  à  des  condamnations  civiles.  Éclairés  et  intègres,  les 
tribunaux  étaient  d'un  faible  secours  aux  opprimés;  cor- 
rompus et  vénaux,  ils  devenaient  les  complices  et  les  sou- 


(1)  Thucydide,  I»  6.  Odyssée,  XVl,  70  et  suiv. 

(2)  Voy.  ci-dessus,  pp.  341,  3i2.  Comp.  Hésiode,  Fragment  127: 
«  Les  présents  persuadent  les  dieux ,  les  présents  persuadent  les  rois 

»  vénérables.  » 

(3)  Hésiode,  />»  travaux  et  les  jours,  V,  256  et  suiv. 


tiens  des  oppresseurs.  Pour  connaître  les  misères  et  les 
souffrances  qui  étaient  trop  souvent  le  lot  du  plaideur  dé- 
pourvu de  richesses  et  d'influence,  il  suffit  de  lire  la  fable  de 
l'épervier  et  du  rossignol  racontée  par  Hésiode  :  a  Un  éper- 
»  vier  venait  de  saisir  un  rossigniol  à  la  voix  sonore  et  Tem- 
»  portait  à  travers  les  nues.  Déchiré  par  ses  serres  recour- 
»  bées,  le  rossignol  gémissait  tristement  ;  mais  l'épervier  lui 
»  dit  avec  arrogance  :  a  Malheureux  !  pourquoi  ces  plaintes  ? 
»  Tu  es  au  pouvoir  du  plus  fort  ;  quoique  chanteur  harmo- 
»  nieux,  tu  vas  où  je  te  conduis  ;  je  peux  à  mon  gré  ou  faire 
»  de  toi  mon  repas  ou  te  rendre  à  la  liberté.  »  Ainsi  parla 
»  l'épervier  au  vol  rapide  et  aux  ailes  étendues.  Malheur 
»  à  l'insensé  qui  ose  lutter  contre  un  ennemi  plus  puis- 
»  sant  (1)  !  » 

Au  milieu  des  désordres  et  des  violences  qui  déparent  la 
société  homérique,  le  jurisconsulte  découvre  cependant  quel- 
ques éléments  de  progrès,  quelques  germes  de  rénovation. 
La  publicité  des  débats,  La  solennité  du  jugement,  la  recom- 
mandation de  rendre  une  justice  égale  au  citoyen  et  à  l'étran- 
ger, l'existence  d'une  amende  dépassant  les  proportions  du 
dommage  matériel,  dénotent  un  premier  pas  dans  lès  voies 
de  la  science.  D'autre  part,  des  lois  plus  élevées  et  plus 
complètes  devaient  résulter  un  jour  de  la  perception  nette 
et  claire  du  but  que  le  législateur  doit  s'efforcer  d'atteindre, 
jointe  au  sentiment  vif  et  profond  de  l'excellence  de  la  jus- 
tice et  de  la  grandeur  des  bienfaits  qu'elle  répand  sur  les 
peuples  qui  ne  s'écartent  pas  de  ses  impérissables  décrets  (2). 
Hais,  ici  même,  combien  les  'poètes  grecs  ne  sont-ils  pas 
inférieurs  au  législateur  inspiré  des  Hébreux,  disant  aux 

(1)  Les  travaux  et  les  jours,  v.  201  et  suiv. 
(»)  Voy.  ci-dessus,  pp.  335  et  337. 


-     570     - 

descendants  de  Jacob,  plusieurs  siècles  avant  la  naissance 
d*Homëre  :  «  Recherchez  ardemment  la  justice;  ne  vous 
»  détournez  ni  à  droite,  ni  à  gauche  ;  n*ayez  point  d*égard 
»  à  la  qualité  des  personnes....  Maudit  soit  celui  qui 
»  viole  la  justice  dans  la  cause  de  l'étranger,  de  la  veuve  et 
»  de  Torphelin.  Maudit  soit  celui  qui  reçoit  des  présents  pour 
»  répandre  le  sang  innocent  (1)  !  »  A  quelle  distance  ne  sont- 
ils  pas  dépassés  par  le  législateur  mystérieux  de  Tlnde 
brahmanique,  quand  celui-ci,  exaltant  la  mission  provi- 
dentielle du  Génie  du  châtiment,  fait  ressortir,  avec  une 
admirable  éloquence,  la  grandeur  du  rôle  que  la  justice  cri- 
minelle est  appelée  à  jouer  au  milieu  des  institutions  natio- 
nales (2)  ? 

Dans  Tordre  religieux,  les  Grecs  d'Homère  et  d*Hésiode 
étaient  parvenus  à  combiner  un  vaste  système  de  répression, 
où  toutes  les  exigences  étaient  prévues,  où  tous  les  détails 
se  trouvaient  réglés,  depuis  la  police  judiciaire  qui  constate 
le  délit  jusqu'à  l'intervention  inévitable  du  juge  qui  en  assure 
le  châtiment.  Comment  ces  mêmes  Grecs,  placés  sur  le  ter- 
rain de  la  vie  pratique,  n'avaient-ils  trouvé  que  les  coutumes 
incohérentes,  rudimentaires,  que  nous  venons  d'esquisser? 
Ce  phénomène  n'est  pas  rare  dans  l'histoire  de  la  législation. 
Bien  souvent  les  idées  s'élèvent  et  la  lumière  pénètre  dans 
l'une  des  sphères  du  droit,  pendant  que  les  ténèbres  et  la 
barbarie  continuent  à  régner  dans  toutes  les  autres.  Mais 
cette  situation  n'est  que  transitoire.  Tôt  ou  tard  le  mouve- 
ment se  développe,  l'esprit  de  critique  gagne  du  terrain  et 
la  législation  tout  entière  entre  résolument  dans  la  voie  des 
réformes. 

(1)  Deutéronome,  XVI,  18-20;  XXVII,  19-25.  Voy.  mes  Études  cit.. 
1. 1,  pp.  200  et  suiv. 

(2)  Lois  de  Manou,  VII,  14-21,  et  mes  Études  cit.,  t.  I,  pp.  10  et  suiv. 


-     374     - 

C*est  Tune  des  infirmités  de  Tesprit  humain  de  ne  jamais 
apercevoir  la  vérité  dans  toute  son  étendue.  Presque  tou- 
jours, la  science  et  le  progrès  sont  le  résultat  d'efforts  sécu- 
laires, et  la  seule  gloire  que  chaque  génération  puisse  ambi^ 
tionner,  c'est  d'ajouter  quelques  pierres  à  un  édifice  qui  doit 
grandir  sans  cesse  et  dont  elle  ne  peut  pas  même  entrevoir 
les  proportions  définitives. 

Nil  sitie  fnagno 
Vita  labùre  dédit  mortalibus  (1)  ; 

(1)  Horaca,  SaHre»,  iiv.  I,  s.  9. 


XII 


LE 


PKOBLÈME  DE  LA  POPULATION 


DANS  SES 


RAPPORTS  AVEC  LES  LOIS  DE  LA  NATURE  ET  LES 
PRESCRIPTIONS  DE  LA  MORALE 


LE 


PROBLÈME  DE  LA.  POPULATION 

DANS  SES 

RAPPORTS   AVEC   LES   LOIS   DE   LA  NATURE  ET  LES 
PRESCRIPTIONS   DE  LA  MORALE  (l) 


0'  ik  6eo;  xai  yi  ^ uai^  oviiv  fxanov  noiovaiv. 

(Aratots). 


Le  Créateur  a  distribué  la  vie  dans  Tespace  et  dans  le 
temps,  avec  une  profusion  qui  déroute  les  recherches  et 
dépasse  Timagination  de  Thomme.  Sur  la  surface  du  globe, 
dans  les  profondeurs  des  mers,  dans  toutes  les  couches 
inférieures  de  l'atmosphère,  on  rencontre,  sous  les  formes 
les  plus  diverses,  des  myriades  d'êtres  qui  naissent,  se 
développent,  se  propagent  et  meurent  suivant  des  lois  éter- 
nellement les  mêmes.  C'est  en  vain  que,  depuis  des  siècles, 
la  science  persévérante  s'occupe  à  compter  les  genres  et  les 
espèces  :  le  catalogue  ne  sera  jamais  complet  !  Chaque  fois 


<i)  Extrait  du  T.  X  des  Bulletins  de  V Académie  royale  de  Belgique 
rî'  séries. 


-     376     — 

que  les  progrès  de  Toptique  augmentent  les  moyens  d'inves- 
tigation du  naturaliste,  il  découvre  sans  surprise  de  nouvelles 
séries  de  créatures.  Il  trouve  des  êtres  vivants  jusque  dans 
le  sang  des  animaux,,  jusque  dans  le  suc  qui  nourrit  Farbre 
et  la  plante.  Une  goutte  d*eau  renferme  tout  un  monde  ! 

Chose  plus  merveilleuse  encore  !  A  chaque  degré  de 
réchelle  de  la  création,  les  lois  relatives  à  la  reproduction 
de  ces  êtres  innombrables  sont  déterminées  avec  une  préci- 
sion en  quelque  sorte  mathématique.  Au  premier  abord  on 
s*étonne  de  Tabondance  prodigieuse  des  germes  ;  mais  bien- 
tôt, à  la  suite  d*un  examen  même  superficiel,  Tétonnement 
fait  place  à  Tadmiration.  On. voit  que  partout  le  nombre  des 
germes  est  exactement  proportionné,  d*une  part  aux  obstacles 
qui  s*oppos6nt  à  leur  éclosion,  de  l'autre  aux  chances  de 
destruction  qui  entourent  Tespèce  qu'ils  sont  appelés  à  per- 
pétuer sur  le  globe.  On  voit  encore  que  la  fécondité  de 
chaque  classe  est  toujours  calculée  de  manière  à  ne  pas 
amener,  la  destruction  des  animaux  ou  des  plantes  qui  doi- 
vent servir  à  son  alimentation.  Depuis  le  moucheron  jusqu'à 
l'aigle,  depuis  l'humble  infusoire  jusqu'au  quadrumane  voi$in 
de  l'homme,  tout  est  réglé,  pondéré,  prévu  et  coordonné 
avec  une  sagesse  infaillible.  Au  milieu  des  luttes  incessantes 
des  individus,  au  sein  des  évolutions  infinies  des  espèces, 
l'équilibre  exigé  par  le  plan  général  se  maintient  à  l'abri  de 
toute  atteinte.  Rien  n'est  abandonné  au  hasard;  tout  s'agite 
et  se  développe  suivant  des  lois  constaates  et  de  manière  à 
concourir  à  l'harmonie  majestueuse  de  l'ensemble. 

En  passant  du  règne  animal  au  règne  végétal,  ou  trouve 
le  même  équilibre  au  sein  de  la  même  fécondité.  Un  seul 
pied  de  maïs  produit  2,000  graines,  un  pavot  32,000,  un 
orme  100,000.  Le  globe  sera-t-il  couvert  de  maïs,  de  pavots 
et  d'ormes?  L'air  et  l'espace  mânqueront-ils  aux  fleurs  et  aux 


-     577     - 

arbres,  si  nombreux  et  si  beaux,  dont  le  Créateur  a  oraé  la 
demeure  de  Thomme?  Ce  n'est  pas  ainsi  que  procède  la 
nature  !  Il  ne  suffit  pas  que  les  graines  existent  ;  Q)les  doi* 
vent  trouver  une  place  où  elles  puissent  germer  et  prendre 
racine.  Celles-ci  tombent  sur  un  rocber  stérile  ;  celles-là 
sont  englouties  par  les  marais  et  les  rivières;  d'autres  en- 
core, en  plus  grand  nombre,  sont  jetées  sur  un  sol  déjà 
couvert  d*une  végétation  qui  n'admet  point  de  partage  :  une 
^seule  à  peine  pourra  contribuer  à  la  propagation  de  l'espèce. 
Plus  la  science  avance,  et  plus  elle  atteste  que  cbaque  végé- 
tal est  doué  d'une  fécondité  qui  ne  pèche  ni  par  défaut  ni 
par  excès^  Ici,  comme  dans  le  domaine  entier  de  la  création, 
une  intelligence  souveraine  a  visiblement  procédé  de  ma- 
nière à  maintenir  l'ordre  et  l'harmonie  dans  le  développe- 
ment successif  des  êtres.  Toute  créature  remplit  son  rôle  ; 
tout  phénomène  s'accomplit  suivant  des  lois  préétablies; 
toute  force,  quel  que  soit  le  mode  de  sa  manifestation,  se 
montre  avec  sa  mesure  et  sa  destination  arrêtées  d'avance. 
Une  perturbation  sérieuse  et  durable  est  manifestement  im- 
possible. L'équilibre  existe  partout,  et  l'on  peut  dire  de  lui 
ce  que  Buflbn  disait  de  l'immutabilité  des  espèces  :  «  Il  est 
fixe  et  permanent  k  jamais.  » 

Cet  équilibre  cesse-t-il  d'être  une  conséquence  néces- 
saire du  plan  divin,  quand  on  arrive  au  sommet  de  la  créa- 
tion terrestre,  quand  on  aborde  la  sphère  immense  où  s'agite 
l'activité  de  l'homme  ?  L'Ordonnateur  suprême,  dont  la  nature 
entière  proclame  la,  sagesse  et  la  toute-puissance,  a-t-il 
oublié  d'établir  des  lois  relatives  au  développement  régulier 
de  l'espèce  humaine?  Au  milieu  des  combinaisons  infinies  de 
H  prescience,  qui  maifitieni^ent  l'équilibre  dans  le  monde 
des  animaux  et  dans  le  monde  des  plantes,  a-rt-il  dédaigné 
de  régler  le  sort  du  roi  de  la  création,  (}u  seul  être  intelli- 


-     578     - 

gent  et  libre  qu'on  rencontre  sur  la  terre?  A-t-il  abandonné 
la  multiplication  de  l'espèce  humaine  aux  brutalités  de  l'in- 
stinct, aux  hasards  de  l'imprévoyance,  aux  caprices  de  la 
luxure? 

Il  est  rare  qu'une  année  se  passe  sans  que  ce  vaste  pro- 
blème donne  naissance  au  livre  d'un  médecin,  d'un  philo- 
sophe ou  d'un  économiste. 

On  aurait  tort  de  s'étonner  de  l'étendue  et  de  la  persistance 
de  ces  investigations  toujours  renouvelées.  Toutes  les  bran- 
ches des  sciences  politiques  et  morales  touchent,  de  près  ou 
de  loin,  aux  questions  que  soulève  le  principe  de  population. 
Si  les  lois  naturelles  du  développement  de  notre  espèce  sont 
méconnues,  le  législateur  se  trompe  dans  ses  prescriptions, 
le  philosophe  dans  ses  doctrines,  le  moraliste  dans  ses  con- 
seils, l'économiste  dans  ses  calculs,  l'homme  d'État  lui-même 
dans  ses  plans  le  plus  ingénieusement  combinés.  Mais  c'est 
surtout  dans  ses  rapports  avec  la  création,  la  distribution  et 
la  consommation  des  richesses,  que  le  problème  présente 
une  importance  de  premier  ordre. 

En*  France,  en  Angleterre,  en  Allemagne,  une  foule  de 
publicistes  et  d'économistes  ont  tour  à  tour  revendiqué 
l'honneur  de  dissiper  tous  les  doutes  et  de  mettre  un  terme 
à  toutes  les  controverses  ;  mais,  quand  on  pénètre  au  fond 
des  choses,  on  remarque  que  ces  systèmes,  en  apparence  si 

I 

divergents,  se  réduisent  à  deux.  Les  uns  aperçoivent  dans  la 
fécondité  de  l'homme  un  pouvoir  funeste,  qui  demande  à 
être  constamment  restreint  et  combattu,  sous  peine  de  deve- 
nir une  source  intarissable  da  vices  affreux  et  de  misères 
poignantes.  Les  autres,  voyant  dans  chaque  homme  un  in- 
strument de  travail,  un  capital  essentiellement  productif, 
enseignent  que  la  densité  de  la  population  est  un  indice  des 
richesses  du  pays,  une  preuve  de  civilisation  Supérieure,  un 


-     379     - 

biBn  immense  à  côté  duquel  certains  inconvénienCs  secon- 
daires, inséparables  de  toutes  nos  œuvres,  sont  dépourrus 
d'importance  réelle. 

Nous  ne  venons  pas  à  notre  tour  formuler  ici  une  doctrine 
nouvelle.  Notre  tâche  est  plus  modeste.  Nous  nous  borne- 
rons à  ajouter  quelques  arguments  à  ceux  que  les  adversaires 
de  Maltbus  ont  fait  valoir  pour  justifier  l'œuvre  de  la  nature, 
c'est-à-dire  de  Dieu,  dans  la  propagation  de  l'espèce  hu- 
maine.  Nous  mettrons  le  problème  de  la  population  en  rap- 
port, d'un  côté,  avec  les  destinées  providentielles  de  l'huma- 
nité, de  l'autre,  avec  les  lois  générales  qui  président  au 
développement  de  tous  les  êtres  vivant  sur  le  globe.  Ce 
simple  rapprochement  nous  fournira  le  moyen  de  dire  si  les  ^ 
craintes  manifestées  par  l'école  de  Malthus  sont  fondées  ;  si 
les  renseignements  fournis  par  une  statistique  incomplète 
doivent  seuls  entrer  en  ligne  de  compte  ;  si  le  moraliste  qui 
condamne  des  pratiques  que  réprouve  la  nature  devient,  à 
son  insu,  une  cause  de  misère  et  de  vice  pour  les  classes 
inférieures;  si  la  contrainte  morale,  exercée  sur  une  vaste 
échelle,  peut  seule  combler  un  abime  vers  lequel  le  peuple 
est  sans  cesse  poussé  par  les  impulsions  les  plus  énergiques 
de  sa  nature;  en  un  mot,  si  l'homme,  sous  peine  d'amener 
la  dégraidation  éternelle  de  l'immense  majorité  de  ses  frères, 
doit  ici  corriger  l'œuvi*e  de  Dieu. 

Les  réflexions  que  nous  allons  émettre  seront  le  commen- 
taire, malheureusement  très-insuffisant,  de  cette  belle  pen- 
sée de  M.  L.  Reybaud  :  «  La  sagesse  humaine  ne  peut  pas 
»  aspirer  à  tout  conduire  ici-bas.  Ce  n'est  pas  elle  qui 
»  imprime  au  globe  son  mouvement  de  rotation,  qui  coin- 
»  munique  au  soleil  sa  chaleur,  à  la  terre  sa  fécondité.  Le 
»  régime  sous  lequel  les  êtres  naissent,  vivent,  se  dévelop- 
D  pent  et  s'anéantissent,  doit  être  soumis  à  des  calculs  plus 


-     586     ^ 


o  si^rs  qqe  eeux  de  qudlques  ^pfits  mathématiques.  %$ 
»  gfand  ordonnateur  a  s^us  doute  tout  prévu,  et  il  n'a  paa 
»  voué  le  monde  à  la  famine  (i).  » 


I. 


NOTIONS  PRtLllflVAlRU. 


Pour  résoudre  complètement  Fimportant  problèooye  de  la 
population,  il  ne  suffit  pas,  à  notre  avis,  d'étudier  la  nature 
de  l'homme,  avec  ses  facultés,  ses  forces,  ses  faiblesses,  ses 
vertus,  ses  passions  et  ses  vices.  Il  ne  suffit  pas  même  de 
réunir  et  de  coordonner  les  phénomènes  économiques  qui 
se  sont  produits  dans  la  vie  de  quelques  peuples  placés  sur 
une  portion  plus  ou  moins  considérable  du  globe.  Il  faut 
envisager  les  destinées  de  l'humanité  tout  entière,  telles 
qu'elles  se  révèlent  dans  les  péripéties  en  apparence  désor* 
données  de  l'histoire. 

Sans  doute,  l'individu  doit  entrer  en  ligue  de  compte,  eau*, 
en  définitive,  la  réunion  des  individus  compose  l'espèce. 
Sans  doute  encore,  il  faut  prêter  une  attention  sérieuse  aux 
faits  qui  se  manifestent,  avec  quelque  constance,  ne  fût-ce 
que  dans  le  développement  Me  la  civilisation  d'un  seul  peu- 
ple. Nous  voulons  simplement  que,  dans  la  recherche  des 
lois  générales,  on  n'exagère  ni  l'influeuce  4e  l'ipdividu,  ni 
l'influence  de  la  nation.  Quand  on  considère  l'homme  isolé- 
ment, on  s'expose  à  confondre  ce  qui  est  accidentel  avec  ce 


-    S8I     -; 

qui  est  unirerseU  ce  qui  est  fortuit  et  particulier  avec  ee  qui 
est  permanent  et  générai.  Quand  on  exagère  la  valeur  des 
fidts  observés  dans  Tun  ou  Tautre  pays  détermihé,  on  court 
le  risque  de  voir  les  conséquences  d*une  loi  de  la  nature 
dans  les  résultats  produits  par  des  influences  locales  et  des 
circonstances  exceptionnelles.  Ce  n'est  que  par  rétude  atten- 
tive des  évolutions  de  l'espèce  humaine  dans  son  ensemble, 
que  le  plan  divin  peut  être  découvert  dans  la  vie,  la  marche 
et  le  développement  des  nations.  Que  dirait-on  du  naturaliste 
qui,  i^echerchant  les  lois  générales  de  la  vie  des  animaux  et 
des  plantes,  bornerait  ses  études  à  la  constatation  des  phé- 
nomènes qui  se  produisent  dans  un  milieu  amené  par  des 
circonstances  particulières  (1)  ! 

Quelles  sont  donc  les  destinées  providentielles  de  Thuma- 
nité  ? 

Tous  les  peuples,  toutes  les  races  des  deux  hémisphères 
ont  une  origine  commune.  Au  milieu  des  différences  exté- 
rieures résultant  du  climat,  de  la  nourriture,  de  Téducation 
et  des  habitudes,  Fespèce  est  une  dans  tous  les  temps  et  sous 
toutes  les  latitudes.  C'est  une  vérité  que  les  investigations 
de  la  science  moderne  ont  établie  à  la  dernière  évidence.  En 
remontant  à  travers  les  siècles  el  les  civilisations  diverses, 
on  an'ive  à  un  premier  cout)le  sortant  des  mains  du  Créa- 
teur (2). 

(1)  Cela  ne  veut  pas  dire  assurément  que  le  problème  de  la  popula- 
tion ne  doive  jamais  être  étudié  dans  ses  rapports  avec  les  intérêts 
â*un  peuple  déterminé.  Cette  hypothèse  nous  occupera  plus  loin.  Il  ne 
s'agit  ici  ciue  des  lois  générales. 

(2)  Voy.,  entre  autres,  les  faits  recueillis  et  expliqués  par  M.  Flourens 
[Cours  de  physiologie  comparée.  —  De  V ontologie,  ou  étude  den  êtres. 
Leçons  professées  au  Muséum  d'histoire  naturelle,  recueiUis  pair  C.  RoUtt. 
Paris,  iailUère,  1856. 

Voy.  encore,  ci-après,  TÉtude  intitulée  :  L'unité  de  l'espèce  humaine 
iêm&ntrée  par  la  science  moderne. 


Pour  déteimiaer  le  rôle  que  ce  couple  était  appelé  à  rem- 
plir dans  le  plan  harmonique  de  la  création,  il  n*est  pas 
nécessaire  que  nous  appelions  à  notre  aide  les  traditions 
religieuses  du  monde  primitif.  Il  suffit  de  regarder  cet  admi* 
rable  enchaînement  de  travaux  et  d'institutions  qui,  partant 
de  Thumble  tente  des  pasteurs  pour  aboutir  aux  splendeurs 
de  la  civilisation  moderne,  nous  fait  comprendre  que  l'état 
actuel  du  monde  n'est  qu'un  jalon  sur  la  voie  large  et  glo- 
rieuse du  progrès  universel.  L'homme  du  dix-neuvième 
siècle  n'a  qu'à  jeter  un  coup  d'oeil  sur  les  annales  de  l'huma- 
nité, pour  savoir  que  la  mission  de  nos  premiers  parents  se 
trouve  admirablement  résumée  dans  un  verset  de  la  Bible  : 
a  Croissez  et  multipliez-vous  ;  remplissez  et  assujettissez  la 
»  terre.  » 

Peupler  toutes  les  zones,  se  répandre  sur  tous  les  rivages, 
lutter  contre  les  éléments,  asservir  les  animaux,  transformer 
la  matière,  découvrir  et  dompter  les  forces  de  la  nature, 
arracher  au  sol  les  richesses  qu'il  recèle  dans  ses  entrailles, 
braver  tous  les  périls,  triompher  de  tous  les  obstacles,  con- 
quérir le  globe  par  le  travail,  couvrir  la  terre  de  moissons 
et  de  peuples  :  tel  était  le  rôle  échu  à  l'humanité.  Mission 
sublime,  tâche  redoutable  qui,  à  la  suite  de  six  mille  années 
de  travaux  et  de  luttes,  laisse  à  peine  entrevoir  sa  réalisation 
à  travers  les  merveilles  scientifiques  du  dix-neuvième  siècle  I 

Ce  premier  fait,  dont  l'importance  n'a  pas  besoin  d'être 
signalée,  doit  occuper  ici  une  place  considérable  dans  la 
controverse.  Si  telle  était  la  destinée  de  l'humanité,  —  et 
quel  est  le  philosophe  ou  l'historien  qui  ne  l'avoue  ?  —  une 
fécondité  simplement  suffisante  pour  faire  cadrer  les  nais- 
sances avec  les  décès  ne  pouvait  entrer  dans  les  vues  de  la 
Providence.  Il  fallait  une  puissance  de  reproduction  telle 
que,  du  moins  dans  certaines  circonstances  exceptionnelles, 


le  nombre  des  habilauts  d*uu  pays  ue  fût  plus  en  harmonie 
avec  les  moyens  de  subsistance.  L'homme  s'attache  au  sol 
qui  Ta  vu  naître  ;  il  brise  avec  répugnance  les  mille  liens  qui 
l'attachent  à  ses  compatriotes  ;  il  aime  à  se  traîner  dans  les 
voies  frayées  par  ses  ancêtres.  D'une  part,  sa  raison,  d'ac- 
cord avec  l'instinct  de  conservation,  lui  fait  redouter  les 
hasards  de  l'inconnu  ;  de  l'autre,  sa  paresse  native  a  besoin 
d'être  stimulée  par  les  obstacles  que  rencontre  l'amour  inné 
du  bien-être.  La  crainte  de  la  misère,  le  stimulant  du  besoin, 
l'espoir  d'un  meilleur  avenir,  peuvent  seuls  l'engager  à  bra- 
ver les  périls  et  les  travaux  inséparables  de  la  colonisation. 
Supposez  que.l'équilibre  entre  les  produits  du  sol  et  le  nom- 
bre des  habitants  soit  toujours  invariablement  maintenu. 
Supposez  que  le  coin  du  globe  qu'il  habite  fournisse  à 
l'homme,  abondamment  et  en  toutes  circonstances,  la  nour- 
riture, le  vêtement  et  l'abri  nécessaires  à  lui-même  et  à  sa 
famille.  Aussitôt  le  mouvement  d'expansion  s'arrête,  le  pro- 
grès général  cesse,  et  la  meilleure  partie  de  la  terre  devient 
pour  toujours  le  domaine  des  brutes.  La  mission  d'assujettir 
et  de  remplir  la  terre  n'est  plus  le  lot  privilégié  de  l'humanité. 
Mais  il  est  un  autre  fait  qu'il  importe  de  ne  pas  perdre  de 
vue.  L'homme  n'obéit  pas  machinalement  à  l'instinct  qui, 
sans  contre-poids  et  sans  frein,  guide  les  innombrables  ani- 
maux dont  il  est  entouré  sur  le  globe.  Être  intelligent,  il 
calcule  les  avantages  et  les  inconvénients  de  ses  actes  ;  être 
libre,  il  peut  dompter  ses  passions  et  triompher  de  leurs 
exigences  ;  être  essentiellement  destiné  à  vivre  en  société,  il 
trouve  à  chaque  pas  des  besoins  qui  le  pressent  et  des  insti- 
tutions  qui  le  retiennent.  Il  en  résulte  que,  toute  proportion 
gardée,  les  lois  de  la  génération  ne  font  pas  sentir  leurs 
effets  dans  l'espèce  humaine  ^e  la  même  manière  que  dans 
les  espèces  animales.  Tandis  que  parmi  les  animaux,  instru- 


-     384     - 

ments  passifs  de  riasiinct,  le  rapprocbemeiH  des  sexes 
à'opère  sans  calcul,  sans  résistance  el  dès  la  première  appa- 
rition de  la  puberté,  on  trouve  parmi  les  hommes  mille 
obstacles  qui  petardent  ou  empêchent  raccomplissement  de 
cet  acte.  Avant  de  (bnder  une  nouvelle  famille,  les  hommes, 
du  moins  en  très-grande  majorité,  se  préoccupent  du  sort 
de  leur  compagne  et  du  sort  de  leur  postérité  ;  malgré  l'at^ 
trait  qui  les  sollicite,  ils  ne  se  marient,  en  général,  qu*après 
avoir  réussi  à  se  procurer  des  moyens  d'existence.  Ils  ne 
veulent  pas  s'imposer  des  privations  qu'ils,  n'ont  point  con- 
nues dans  la  maison  paternelle;  ils  tiennent  à  conserver 
des  habitudes  qui  leur  sont  chères  ;  ils  redoutent  comme  un 
malheur  extrême  la  nécessité  de  descendre  du  rang  que  les 
leurs  occupent  dans  la  jiiérarcbie  sociale  ;  ils  se  désolent  à 
ta  seule  pensée  de  ne  pas  pouvoir  donner  à  leurs  descendants 
une  éducation  conforme  à  celle  qu'ils  ont  reçue  dans  leur 
enfance.  Même  en  faisant  abstraction  des  vœux  de  continence 
dictés  par  des  sentiments  religieux,  une  foule  d'individus 
des  deux  sexes  restent  forcément  célibataires  ;  et  leur  nom- 
bre devient  de  plus  en  plus  considéi^able,  à  mesure  que  le 
développement  de  la  civilisation  unit  aux  besoins  réels  des 
besoins  factices,  aux  exigences  de  la  nature  les  exigences  de 
la  mode  et  du  Juxe.  Âjoutez-y  la  pudeur  qui  protège  Ift 
femme,  le  mépris  qui  s'attache  aux  unions  illicites,  les 
inflexibles  rigueurs  de  l'opinion  publique,  et,  plus  que  tout 
cela,  l'influence  heureuse  et  constante  des  prescriptions  reli-> 
gieuses.  Ajoutez-y  encore,  dans  un  autre  ordre  d'idées, 
l'existence  de  certains  vices,  qui  —  nous  le  verrons  —  peu- 
vent  amener  la  dépopulation  d'un  grand  pays  placé  dans  les 
conditions  les  plus  heureuses.  A  tous  ces  faits  licites  ou 
illieites  qui  empêchent  l'homme  de  naître,  joignez  les  peîMs 
morales  qoi  tuent  les  individus  et  les  guerres  qui  moisson- 


^     S85     - 

lient  réiite  des  peuples;  et  vous  serez  convaincu  que,  sous 
peine  de  rendre  impossible  la  mission  assignée  à  notre 
espèce,  le  mariage,  c'est-à-dire  Ja  seule  union  légitime  des 
sexes,  devait  être  doté  d'une  fécondité  considérable. 

Il  n'y  a  donc  rien  d'étrange  ni  d'anorinal  dans  la  Force  de 
reproduction  qui  caractérise  l'humanité.  Cette  force  était 
nécessaire;  elle  était  impérieusement  requise  dans  le  plan  du 
Créateur,  tel  qu'il  nous  est  révélé  en  même  temps  par  la 
religion,  par  la  philosophie  et  par  l'histoire. 

Cest  assurément  un  procédé  peu  scientifique  que  de  s'en 
référer  aux  décrets  mystérieux  de  la  Providence»  chaque  fois 
qu'on  rçneooire  un  phénomène  dont  la  nature,  la  cause  et 
les  résultats  ne  peuvent  être  déterminés  avec  précision.  Mais 
il  est  un  autre  genre  d'argumentation,  bien  plus  dangereux 
quoique  plus  scientifique  en  apparence,  qui  consiste  à  ex^- 
gérerldi  force  perturbatrice  de  l'homme  dans  l'exécution  des 
lois  générales.  De  même  que  dans  le  monde  matériel,  il 
existe  dans  le  monde  social  une  foule  d'influences  qui,  tantôt 
connues  et  tantôt  latentes,  conduisent  les  conséquences  de 
nos  actes  à  un  état  d'équilibre  manifestement  abréte  d'avance. 
Oa  en  trouve  un  exemple  remarquable  dans  le  rapport  des 
naissances  masculines  aux  naissances  féminines  constaté 
dans  toute  l'Europe. 

,  En  réunissant  tous  les  États  européens,  on  compte  à  peu 
près  1,066  naissances  de  garçons  pour  1,0U0  naissances  de 
filles.  Comment  expliquer  ce  fait  étrange,  qui  se  reproduit 
d'année  en  année  avec  une  étonnante  régularité?  Les  con- 
jectures et  les  systèmes  n'ont  point  manqué.  Quelques 
savants  expliquaient  le  phénomène  par  la  préférence  que  les 
parents  accordent  généralement  aux  enfants  du  sexe  mascu- 
lin; préférence  qui,  selon  eux,  a  pour  conséquence  de  pré- 
venir, après  des  naissances  masculines,  l'augmentation  de  la 

25 


~      386     -^ 

famille,  parce  que  le  premier  vœu  des  parents  est  accom- 
pli (1).  D*autres  prétendaient  que  les  travaux  qui  développent 
les  qualités  physique^  ont  la  propriété  d'augmenter  le  nom- 
bre des  naissances  masculines  ;  et  comme  ces  travaux  occu- 
pent constamment  la  majorité  de  la  population,  ils  en  con- 
cluaient que  le  fait  doit  se  reproduire  avec  une  grande 
régularité  (2).  Dans  une  troisième  opinion,  on  faisait  tout 
dépendre  de  Tâge  respectif  des  époux,  le  plus  ftgé  commu- 
niquant son  sexe  à  la  majorité  de  leur  progéniture  ;  de  sorte 
que,  les  hommes  se  mariant  en  général  à  un  âge  plus  avancé 
que  les  femmes,  les  naissances  masculines  devenaient  les 
plus  nombreuses  en  vertu  d'une  loi  inaltérable .(3).  On  n'était 
d'accord  que  sur  un  seul  point,  la  réalité  et  la  permanence 
du  phénomène,  lorsque,  laissant  de  cbté  la  recherche  de  ses 
causes,  on  se  demanda  quels  pouvaient  être  sa  raison  et  son 
but  dans  l'économie  de  la  nature.  Aussitôt  on  découvrit  que 
Vexcidant  des  naissances  maspulines  était  nécessaire ,  pzrce 
qu'il  existe  une  cause  encore  incomprise  de  mortalité,  nui 
frappe  de  préférence  les  enfants  mâles  avant  et  immédiate- 
ment après  leur  naissance.  Un  savant  belge  soumit  à  un 
examen  minutieux  les  documents  statistiques  si  nombreux 
et  toujours  si  bien  dressés  de  son  pays.  Il  prouva  que,  dès 


(i)  Opinion  de  M.  Prévost  {Bibliothèque  uniwrselle  de  Genève, 
oct.  1829).  Ce  système  eut  un  instant  la  vogue,  parce  qu*il  semblait 
expliquer  pourquoi  le  nombre  proportionnel  des  garçons  est  en  général 
plus  grand  pour  les  naissances  légitimes  que  pour  les  autres. 

(2)  Voy.  les  recherches  communiquées  à  1* Académie  des  sciences  de 
Paris,  par  M.  Girou  de  Buzareingues  (Btdletin  deM.de  Férussac,  t.  XII, 
p.  3).  « 

(3)  Cette  opinion ,  qui  avait  été  soutenue  en  ÂUemagne  par  le  pro- 
fesseur Hofacker,  a  trouvé  en  Angleterre  un  défenseur  dans  M.  Sadler 
(The  Law  of  PopuUUion,  t.  II).  EUe  a  été  reproduite ,  avec  quelques 
modifications ,  par  M .  Bernouilli ,  dans  son  Handbuch  der  PopuUuify- 
niMtik  (Ulm,  1841). 


-     587     - 

ia  première  anaée,  Texcédant  des  naissances  masculines  se 
trouve  en  grande  partie  détruit,  parce  que  les  trois  quarts 
des  enfants  qui  le  forment  sont  moissonnés  par  la  mort.  Il 
fit  voir  que  la  différence  est  tellement  sensible  que,  durant 
les  deux  premiers  mois  qui  suivent  la  naissance,  il  meurt 
quatre  garçons  pendant  qu'il  ne  meurt  que  trois  filles  (1)  ! 
Des  statisticiens  distingués  se  livrèrent  aux  mêmes  recher- 
ches en  France,  en  Allemagne,  en  Angleterre  et  ailleurs,  et 
partout  le  résultat  de  leurs  investigations  fut  le  même. 
Aujourd'hui  le  rapport  des  deux  sexes  dans  les  naissances, 
combina  avec  une  mortalité  plus  grande  dans  le  sexe  mascu- 
lin ,  forme  Tune  des  lois  le  mieux  constatées  du  mouvement 
de  la  population.  Si  les  savants  continuent  à  se  disputer  sur 
les  causes,  ils  sont  du  moins  complètement  d'accord  sur  le 
résultat.  Tous  admettent  que  la  nature,  en  faisant  prédomi- 
ner les  naissances  masculines,  s'est  ménagé  le  moyen  de 
réparer  les  pertes  occasionnées  par  les  dangers  plus  grands 
qui  entourent  l'enfant  mâle  à  son  entrée  dans  la  vie. 

Quand  on  recherche  les  lois  de  l'équilibre  dans  leurs  rap- 
ports avec  l'humanité,  ce  fait  mérite  une  attention  particu- 
lière. Il  fallait  plus  de  naissances  masculines,  parce  qu'il 
meurt  plus  de  garçons  que  de  filles^  sans  cette  précaution 
de  la  nature,  le  rapport^  entre  les  deux  sexes  eût  été  altéré 
dans  une  proportion  d'autant  plus  considérable  que  l'homme, 
au  sortir  de  l'enfance,  parcourt  une  foule  de  carrières  péril- 
leuses, inaccessibles  à  la  femme,  telles  que  la  guerre,  la 
navigation,  les  travaux  des  mines  et  des  usines.  En  d'autres 


(i)  Voy.  les  belles  et  intéressantes  recherches  de  M.  Quetelet,  dans 
son  Essai  de  Physique  sociale,  1. 1,  pp.  -165  et  suiv.,  315  et  suiv.  (Edit. 
de  1869),  et  la  note  du  même  savant  sur  Les  lois  générales  de  la  popu-^ 
latian,  lue  à  la  séance  de  l'Académie  royale  de  Belgique  du  3* décembre 
1842  (Bull.,  t.  IX,  n»  11,  p.  550). 


termes,  Vexcédant  des  iiamances  masculines  éiqnt  nécessaire, 
la  nature  y  a  pourvu,  et  Téquitibre  se  maintient  par  des  faits 
indépendants  de  la  volonté  de  Thomme.  Ce  n*est  donc  pas 
seulement  dans  le  monde  des  animaux  et  des  plantes  que  le 
créateur  lui-même  s'est  chargé  du  maintien  de  Téquilibre  ! 

Plus  le  champ  de  Fobservation  s'agrandira,  plus  la  science 
fera  de  progrès,  et  plus  on  verra  que  Ja  force  perturbatrice 
de  rbomme  doit  être  renfermée  dans  des  limites  beaucoup 
plus  étroites  que  celles  qui  lui  sont  assignées  dans  les  livres 
d'un  grand  nombre  d'économistes.  Les  sciences  sociales 
aboutiront  au  même  résultat  que  les  sciences  naturelles  :  la 
manifestation  de  plus  en  plus  évidente  du  règne  de  la  Pro- 
vidence. Nous  ne  sommes  pas  loin  du  temps  oU  l'on  s^ura 
que,  chaque  foiô  qu'il  s'agit  de  nos  destinées  collectives, 
l'homme  se  trouve  en  présence  d'une  physique  sociale,  régie 
par  des  lois  plus  sages  que  nos  systèmes  d'un  jour,  plus 
fortes  que  nos  vertus,  nos  passions,  et  nos  vices.  Dès  à  pré- 
sent, on  ne  saurait  nous  accuser  de  démériter  de  la  science 
moderne,  quand  nous  disons  :  L'homme  ^tant  doué  d*un  tel 
degré  de  fécondité^  cette  fécondité  était  nécessaire,  non  pour, 
troubler,  mais  pour  maintenir  l'harmonie  dans  le  plan  général 
de  la  création. 

Cette  proposition,  nous  le  savons,  rencontre  de  nombreux 
adversaires.  On  enseigne  que  l'homme,  prolifique  au  delà  de 
toute  mesure,  doit  sans  cesse,  même  dans  le  mariage,  mettre 
des  bornes  ^  sa  fécondité,  sous  peine  de  préparera  lui-même^ 
à  sa  compagne  et  à  sa  postérité  une  abondante  récolte  ile 
vices  et  de  misères.  Bien  plus  :  on  s'érige  en  théologien,  on 
se  pose  en  casuiste,  pour  décider  que  certaines  pratiques, 
que  la  nature  ignore  'et  que  la  morale  universelle  réprouve, 
sont  parfaitement  légitimes,  quand  il  s'agit  d'arrêter  le  déve- 
loppement de  la  population.  «  Au  père  de  famille,  dit-on, 


—     58fl     - 

1»  incombe  le  droit  d*usei%  dans  cette  affaire,  plus  que  dans 
»  toute  autre,  de  son  libre  arbitre,  et  de  faire  acte  de  créa*- 
»  ture  intelligente,  morale  et  responsable.  Sera-t-il  immo- 
»  rai,  s'il  ne  veut  avoir  qu'un  nombre  limité  d'enfants,  pro- 
»  portionné  à  ses  facultés  et  à  l'avenir  que  sa  tendresse  rêve 
»  pour  eux,  et  s'il  ne  se  doue  pas  dans  ce  but  à  Vabslinenee  la 
»  plus  rigoureuse  et  la  plus  absolue^  »  On  veut  que  les  évèques 
redressent  les  notions  erronées  des  jeunes  ecclésiastiques, 
en  leur  inculquant  les  principes  fondamentaux  de  l'économie 
politique;  on  insiste  sur  les  bienfaits  dont  la  société  moderne 
sera  redevable  au  premier  prélat  qui  fera  prévaloir  cet  eu- 
seignement  dans  son  séminaire  (1). 

Et  sur  quoi  se  base-t-on  pour  tenir  ce  langage?  Sur  des 
publications  officielles  insuffisantes  «  incomplètes,  très*sou- 
vent  fautives  et  embrassant  à  peine  l'espace  d'un  siècle.  Sur 
des  tableaux  statistiques  dans  lesquels  les  pcirtisans  des  sys- 
tèmes les  plus  opposés  viennent  tour  à  tour  puiser  des 
arguments  et  des  objections  ;  oh  les  uns  découvrent  que  la 
population  tend  à  se  développer  avec  excès,  pendant  t|Ue  les 
autres  y  voient  qu'elle  se  développe  avec  tnoins  de  rapidité 
que  les  moyens  de  subsistance.  Sur  de  prétendues  moyenhes 
nationales  qui  ne  varient  pas  seulement  de  peuple  à  peuple, 
mais  qui  penlent  inule  valeur,  lorsqu'on  les  met  en  rapport 
avoc  les  div^rr^es  loca'ilés  et  même  avec  les  diverses  classes 
de  la  population  d'un  seul  pays  (â). 


(1>  Gai'iiier.  Un  principe  de  pupulatiun,  p.  98-tUO;  2»  édit.  (1857). 

(2)  Nous  n'avons  j^^arde  de  méconnaître  les  services  rendus  par  la 
statistique,  et  nous  attendons  beaucoup  de  ses  progrés  futurs  ;  mais , 
pour  ée  qui  concome  la  population ,  les  tableaux  publiés  jusqu'à  ce 
jour  sont  loin  d'pjnbrasser  une  période  et  une  étendue  suCflsantes  ;  et 
cependant,  ce  n'est  qu'en  opérant  sur  des  masses  considérables  qu'on 
peut  obtenir  ili^s  résultats  décisifs.  Déjà  M.  Villermé  disait  arec  raison  : 
f  Dan*  d^  pAy»  p^^Kait^wpnt  ft^mblaMes  sons  un  rai^porl  quelconque. 


-     590     - 

En  attendant  que  nous  examinions  les  objections  dans 
tous  leurs  détails,  ramenons  encore  une  fois  le  problème  à 
ses,  véritables  termes.  Envisageons,  non  tel  peuple  ni  tel 
groupe  de  peuples,  mais  Tespèce  tout  entière  ;  non  tel  pays 
ni  telle  agrégation  de  pays,  mais  le  domaine  entier  de  Thu- 
manité,  c'est-à-dire  le  globe  tel  qu'il  se  balance  dans  Tes- 
pace»  avec  ses  terres  et  ses  mers,  ses  montagnes  et  ses 
plaines,  ses  peuples  serrés  et  ses  vastes  solitudes. 

Le  globe  est-il  à  la  veille  de  ne  plus  suffire  à  la  subsistance 
de  Tespèce  humaine?  La  terre  va-t-elle  manquer  aux  peuples 
courageux,  avides  de  travail  et  de  bien-être? 

Regardez  TAfrique  avec  son  ciel  splendide,  ses  rivages 
immenses  et  sa  végétation  luxuriante.  Chaque  Tois  que, 
poussé  par  l'enthousiasme  de  la  religion  ou  de  la  science,  un 
voyageur  intrépide  s'enfonce  dans  ses  profondeurs  encore 
mystérieuses,  il  trouve,  au  lieu  des  déserts  de  sables  marqués 
sur  nos  cartes,  un  sol  favorisé  de  tous  les  dons  de  la  nature, 
au  point  que  le  travail  le  plus  léger  suffirait  pour  lui  faire 
produire  des  récoltes  prodigieuses.  Et  cependant  cet  im- 
mense continent  ^africain,  sur  une  surface  de  près  de  deux 
millions  de  lieues  carrées,  ne  renferme,  suivant  les  calculs 
les  plus  larges,  que  soixante-dix  millions  d'habitants  ;  tandis 
que  la  Belgique,  infiniment  moins  fertile,  nourrit  154  hommes 
par  kilomètre  (1)  !  Voyez  l'immensité  de  ces  région^  du  nord 
et  du  centre  de  l'Asie,  d'où  s'élançaient  jadis  des  flots  de 
peuples,  et  que  les  Romains  effrayés  nommaient  la  Mère  des 


»  la  proportion  des  naissances  varie  souvent  beaucoup  d'un  endroit  à 
»  l'autre ,  même  d'une  année  à  l'autre ,  et  l'on  peut  à  la  fois,  avec  les 
»  résultats  de  deux  localités  d'une  catégorie  donnée,  soutenir  ou  com- 
»  battre  la  même  opinion.  »  (Séance  de  V Académie  des  sciences  morales 
et  poliliquies  du  9  septembre  1843.  Compte  rettdu  de  Vef'gé,  t.  IV,  p.  241). 
<1>  £xposè  de.  la  situation  du  royaume  ^1851-1860).  4.  I*r,  p  18..  ..> 


nations  :  le  Tartare  et  le  Mongol  y  dressent  aujourd'hui  leurs 
tentes  et  promènent  leurs  troupeaux  dans  la  solitude!  Et 
plus  près  de  nous,  quel  est  le  spectacle  que  nous  offre  le 
sol  fécond  de  cette  Asie  mineure  ob  se  trouvaient  jadis  iant 
de  royaumes  puissants,  tant  de  cités  superbes,  tant  de  merr 
veilles  de  la  nature  et  des  arts?  Des  provinces  qui  nourris- 
saient tout  un  peuple  comptenif  à  peine  quelques  centainea 
de  familles  nomades.  Partout  la  terre  appelle  eu  vain  le  soc 
de  la  charrue  et  les  bras  de  l'homme. 

Au  delà  de  TAtlantique,  les  mêmes  tableaux  se  déroulent 
aux  regards  de  l'observateur  attentif.  Coupé  de  fleuves  ma- 
jestueux, réunissant  tous  les  climats,  étalant  tous  les  pro- 
duits, renfermant  toutes  les  richesses,  le  magnifique  conti- 
nent  de  l'Amérique  du  Sud  étend  d'un  hémisphère  à  l'autre 
son  sol  couvert  d'une  végétation  luxueuse.  Quelle  est  la  po- 
pulation qu'il  nourrit  sur  une  longueur  de  1500  et  une  lar- 
geur qui  s'étend  jusqu'à  1100 lieues?  Moins  de  vingt  millions 
d'âmes  !  Avec  toutes  les  ressources  d'un  sol  vierge  et  tous 
les  éléments  désirables  de  prospérité,  le  Brésil,  sur  une  sur- 
face de  sept  millions  de  kilomètres,  carrés,  c'est-à-dire  plus 
de  dix  fois  le  territoire  de  la  France,  renferme  environ  sept 
millions  d'habitants.  Avec  ses  côtes  ouvertes  en  même  temps 
à  l'Océan  pacifique  et  à  l'océan  Atlantique,  la  nouvelle  Gre- 
nade, sur  une  étendue  de  35,000  lieues  carrées,  compte  une 
population  de  2,300,000  ânies.  La  Confédération  Argentine 
en  renferme  1,500,000,  sur  une  superficie  de  200,000*  lieues 
carrées!  La  Guyane  hollandaise  possède  70,000  habitants, 
tandis  que,  suivant  des  documents  irrécusables,  publiés  il  y 
a  quelques  années,  elle  pourrait  en  nourrir  vingt-cinq  mil- 
lions. Plus  haut,  dans  l'Amérique  centrale,  sur  un  territoire 
qu'arrosent  de  nombi^eux  cours  d'eau  et  que  Humboldt  évalue 
à  16,740  lieues  carrées,  les  derniers  recensements  portent 


-  •  5W     - 

le  nombre  des  habitants,  blancs,  indiens  et  métis,  à^,300,000t 
Dans  l'Amérique  du  Nord  elle-même,  des  terres  immenses- 
attendent  vainement  les  capitaux  et  les  bras  qui  doivent  les 
faire  entrer  dsuis  le  patrimoine  des  peuples  civilisés.  Un  peu 
plus  de  sept  millions  d'habitants  sont  disséminés  sur  les 
108,000  lieues  carrées  qui  composent  la  superficie  du  Mexi- 
que.  Calculez  retendue  de  ces  prairies  du  Far-West,  qui 
séparent  les  derniers  défrichements  des  deux  rivages  des 
États-Unis;  comptez  les  ties  des  deux  hémisphères  qui  pour* 

.  raient  recevoir  une  population  décuple  de  celle  qu'elles  ren^ 
ferment;  mettez  en  ligne  de  compte  les  solitudes  encore 
inexplorées  d&  TAustralie  ;  joignez  à  tous  les  faits  que  nous 
avons  énumérés,  et  auxquels  nous  pourrions  en  ajouter  une 
foule  d'autres,  la  statistique  des  landes  et  des  bruyères  qui, 

.  même  dans  les  pays  civilisés  de  TEurope,  restent  sans  cul- 
ture :  aussitôt  vous  serez  convaincu  que  c'est  Thomme  qui 
manque  à  la  terre,  et  non  la  terre  qui  manque  à  l'homme  ! 

On  le  voit  :  cette  espèce  humaine  qui  pullule  cpmme  le 
puceron  des  roses  ;  qui  se  précipite,  comme  l'air  dans  le 
vide,  partout  où  elle  trouve  quelques  çieds  de  terre  qui 
puissent  supporter  sa  hutte  eMui  fournir  une  maigre  nour- 
riture ;  qui  se  développe  et  se  propage  avec  ,une  brutale  im- 
prévoyance, jusqu'à  ce  que  la  pâture  lui  manque  et  que  la 
faim  compatissante  vienne  moissonner  ses  phalanges  sura- 
bondantes ;  cette  espèce  humaine  peut  exister  dans  les  livres 
de  quelques  économistes,  mais  elle  n'existe  pas  sur  le  globe. 
Après  soixante  siècles  d'efforts  et  de  luttas,  plus  de  la  moitié 
de  ce  globe  manque  d'habitants?  Que  serait-il  arrivé  si,  dès 
l'origine^  tous  les  peuples  avaient  pratiqué,  même  au  sein  du. 
mariage ,  la  contrainte  morale  tant  vantée  par  les  disciples 
de  Malthus? 
.  Nous  concevons  qu'on  recommande  la  prudence  et  1»  pvë^. 


-     593     - 

voyance  à  rbomme  qui  songe  à  s'engager  dans  les  liens  du 
mariage.  L'homme  étant  à  la  fois  un  être  intelligent  et  un 
Atrè  destiné  à  vivre  en  société,  la  Providence,  en  fixant  la 
degré  de  fécondité  de  notre  espèce,  a  nécessairement  tenu 
compte  des  obstacles  que  le  mariage,  seule  source  légitime 
de  la  famille,  devait  rencontrer  dans  les  besoins  et  les  insti* 
tiitions  inséparables  de  la  vie  sociale.  Mais  cette  prudence  et 
cette  prévoyance  doivent  elles-mêmes  avoir  des  limites,  et, 
pour  peu  qu'on  veuille  y  réfléchir,  on  sera  bientôt  convaincu 
qu'il  peut  y  avoir  un  danger  réel  à  recommander  aux  époux 
des  pratiques  que  repoussent  en  même  temps  la  nature  et  la 
morale  universelle. 

L'histoire  nous  fournit  à  cet  égard  des  enseignements  et 
des  exemples  qu'un  homme  sérieux  ne  saurait  pas  dédaigner. 

Quel  est  récoàomiste  qui  n'ait  pas  admiré  la  mouvement 
si  plein  de  force  et  de  vie  que  présente  la  Grèce  ancienne, 
aux  beaux  siècles  de  son  histoire?  Une  race  vigoureuse,  in* 
telligente  et  guerrière,  remplissait  les  villes  et  les  campa- 
gnes. La'  poésie,  la  philosophie. et  les  arts  régnaient  au  sein 
de  l'abondance.  Sur  un- sol  admirablement  cultivé,  le  regard 
du  voyageur  rencontrait  à  chaque  pas  les  merveilles  de  la 
nature  et  les  prodiges  du  génie.  Au  milieu  des  guerres 
étrangères  et  des  guerres  intestines,  la  population  s'était 
tellement  développée  que  son  excédant  avait  sufli  pour  éta- 
blir  des  colonies  florissantes  sur  les  côtes  de  l'Italie,  de  la 
Sicile,  de  la  Corse,  de  la  Gaule,  de  l'Afrique,  de  l'Asie  Mi- 
neure et  du  Pont-Euxin.  ^ 

Tout  à  coup  ce  tableau  de  bonheur^  de  puissance  et  de 
gloire  disparut  pour  être  remplacé  par  le  honteux  spectacle 
de  l'impuissance  et  de  la  décrépitude.  Toutes  les  sources  de 
la  prospérité  nationale  s'éteignirent  les  unes  à  la  suite  des 
autres.  Les  villes  se  dépeuplèrent,  les  campagnes  restèrent 


en  friche,  et  bientôt,  à  la  suite  de  Tépuisement  successif  de 
toutes  les  forces  vives  du  pays,  la  perte  de  Tindépendance 
suivit  la  perte  des  richesses.  Du  temps  de  Plutarque,  la 

^  Grèce,  -qui  avait  triomphé  des  innombrables  armées  des 
Perses,  n*était  plus  en  état  de  fournir  3000  soldats  pesam- 
ment armés  (i).  Sous  le  règne  d'Auguste,  Strabon  trouvait 
partout  la  solitude  et  la  stérilité.  Il  constate  que  les  habi- 
tants étaient  devenus  rares,  et  que  les  soldats  romains  éta- 
blissaient leurs  camps  dans  les  villes  abandonnées  (2). 

Ne  pouvant  attribuer  tous  ces  maux  à  la  conquête  et  à  la 
guerre,  les  Grecs,  trop  orgueilleux  pour  songer  à  letirs  vices, 
accusaient  les  dieux  et  la  fatalité;  mais,  dès  le  deuxième 
siècle  avant  Tère  chrétienne,  un  de  leurs  concitoyens  les 
plus  illustres  avait  signalé  la  plaie  et  prédit  la  décadence. 
<c  II  ne  s*agit  pas,  disait-il,  d'attribuer  aux  dieux  la  dépopu- 
»  lation  de  vos  villes  et  la  stérilité  de  vos  campagnes.  Ce  ne 
»  sont  ni  les  guerres  ni  les  épidémies  qui  ont  amené  le  triste 
»  spectacle  qui  désole  la  Grèce....  Vous  voulez  vivre  dans  la 
»  sécurité,  le  repos  et  la  papesse.  Vous  ne  voulez  ni  vous 
»  marier  ni  élever  des  enfants  procréés  hoi*s  mariage,  ou  si. 
»  par  exception,  vous  vous  soumettez  aux  charges  d*un  mé- 

^  »  nage,  vous  vous  arrangez  de  manière  à  n'avoir  qu'un 
»  enfant  ou  deux,  afin  que,  comme  vous,  ils  puissent  vivre 
»  dans  les  richesses  et  le  luxe.  Ce  mal  s'est  propagé  en 
»  cachette,  mais  avec  une  déplorable  rapidité.  C'est  la  source 
»  des  malheurs  dont  vous  vous  plaignez;  car,  lorsqu'on  ne 
»  laisse  qu'un  ou  deux  enfants,  la  guerre  ou  une  maladie  ini* 
»  prévue  les  enlève.  II  est  donc  inévitable  que  vos  demeures 
»  deviennenl  désertes....  Il  n'est  donc  pas  nécessaire  d'in- 


(  l)  Plut.,  De  Defe£tu  orac,  c.  VIII. 

(î)  Strtb..  l.  vu.  c.  m.  J  3.  p.  448;  édit.  de  Leipzig.  1780. 


»  Toquer  ici  la  protection  des  dieux.  Puisque  le  fait  dépend 
»  de  vous,  vous  pouvez  vous  dispenser  de  recourir  aux  ora- 
»  clés.  » 

C'est  ainsi  que  la  dépopulation  de  la  Grèce  se.  trouvait  net- 
tement prédite  par  Polybe,  deux  siècles  avant  le  jour  où 
Strabon  dressa  le  triste  bilan  de  son  voyage.  Les  Grecs 
avaient  trop  largement  pratiqué  la  contrainte  morale  (1)  ! 

Mais  les  Romains  eux-mêmes  étaient  à  la  veille  de  fournir 
au  monde  un  saisissant  exemple  des  malheurs  et  des  bontés, 
qu'amène  infailliblement  Toubli  des  lois  de  la  nature.  Les 
mégies  vices  allaient  produire  les  mêmes  résultats  dans  les 
belles  et  fertiles  campagnes  de  ritalie. 

U  suffiC  de  se  rappeler  les  interminables  guerres  de  la  ré- 
publique romaine,  pour  avoir  la  preuve  du  nombre  et  de  la 
fécondité  des  habitants  de  la  Péninsule.  Les  légions  invinci- 
bles accouraient  au  premier  appelde  la  patrie;  les  unes 
emboîtant  en  quelque  sorte  le  pas  des  autres,  elles  fran- 
chissaient les  mers  et  les  Alpes  pour  lutter  contre  les  peu- 
ples les  plus  divers,  pour  conquérir  le  monde  connu  de  leurs 
contemporains.  C'était  en  vain  que  le  glaive,  la  misère  et  les 
maladies  venaient  éclaircir  leurs  rangs  pressés.  Des  soldats 
vigoureux  prenaient  la  place  et  relevaient  les  armes  des 
morts  ;  les  fils  succédaient  aux  pères  sur  tous  les  champs  de 
bataille,  et  cependant,  malgré  cette  incessante  consommation 
d'hommes  à  la  fleur  de  l'âge,  une  population  serrée  remplis- 
sait les  villes  et  cultivait  admirablement  les  campagnes. 

La  république  était  grande,  puissante,  invincible,  lorsque 
tout  à  coup  les  magistrats  s'aperçurent  qu'une  cause  de  dé- 
cadence inévitable  se  développait  au  milieu  du  triple  éclat 


(I)  Poltjb.  excerpta,  l.  XXXIV-XXXVII.  Maii.   5o-tp<ofwm  ?je/ef«/>i 
nova  coU.,  t.  11,  pp.  $50-451  (Romse.  i827). 


des  armeSi  des  arts  et  des  lettres.  Ils  remarcpièrent  cjue 
Tamour  deâ  plaisirs  et  de  Faisance  détournait  les  Romaines 
du  mariage,  pendant  que,  dans  les  unions  légitimes  chaque 
jour  plus  rares,  les  époux  pratiquaient,  sous  des  formes  va- 
riées, les  manœuvres  que  les  savants  futurs  devaient  un  jour 
honorer  du  nom  de  contrainte  morale. 

Auguste  apprécia  la  grandeur  du  mal  et  s'efforça  d'y  porter 
remède.  Afin  de  multiplier  les  ipariages,  il  plaça  les  céli- 
bataires dans  une  position  inférieure  à  celle  des  Hommes 
mariés.\Ii  appela  à  son  aide  les  stimulants  de  l'ambition  et 
de  l'intérêt,  en  d'autres  termes,  les  deux  passions  dominantes 
dCv  ses  compatriotes,  Tavarice  et  l'orgueil.  Il  accorda  aux 
époux  des  sièges  privilégiés  aux  jeux  du  cirque,  qui  occu- 
paient une  si  large  place  dans  la  vie  des  Romains  de  son 
siècle.  Il  fit  prfver  les  célibataires  du  droit  de  recueillir  par 
testament  d'autres  héritages  que  ceux  de  leurs  proches 
parents,  à  moins  qu'ils  ne  se  mariassent  dans  un  intervalle 
de  cent  jours  après  le  décès  du  testateur.  Il  saisit  toutes  les 
occasions  de  rappeler  que  le  célibat  avait  été  danâ  tous  les 
temps  déconsidéré  à  Rome.  Mais,  comme  déjà  l'expérience 
avait  prouva  qu'il  ne  suffisait  pas  de  rendre  les  mariage» 
plus  fréquents,  ces  mesures  furent  combinées  avec  plusieura 
autres  destinées  à  mettre  un  terme  à  la  stérilité  artificielle 
des  unions  légitimes.  Les  époux  qui  avaient  trois  enfanta 
l'un  de  l'autre  pouvaient  seuls  se  donner  la  totalité  de  leurs 
biens.  Ceux  qui  n'avaient  point  d'enfants  ne  pouvaient  re- 
cueillir que  la  moitié  des  legs  qui  leur  étaient  faits  par  des 
étrangers,  et  te  part  qu'ils  ne  recueillaient  pas  était  attribuée 
à  ceux  qui,  étant  appelés  par  le  même  testament,  avaient 
des  enfants.  Le  père  d'une  nombreuse  famille  se  ménageait 
la  chance  d'arriver  avant  l'âge  aux  fonctions  les  plus  élevées 
de  l'empire,  parce  que  chaque  enfant  donnait  dispense  d'un 


an.  Trois  eafaots  à  Rome,  quatre  en  Ualie,  cinq  dans  les 
provinces»  exemptaient  teurs  parents  de  toutes  les  charges 
personnelles.  La  femme  ingénue,  mère  de  trois  enfants,  et 
la  femme  affranchie,  mère  de  quatre,  étaient  délivrée^  de 
cette  tutelle  perpétuelle  si  gênante  et  si  dure,  imaginée  par 
la  jalousie  ombrageuse  des  anciens  légistes  (i). 

Vains  efforts,  tentatives  inutiles  !  Les  mariages  ne  devin- 
rent pas  plus  nombreux,  et  ils  furent  de  plus  ep  plus  stériles. 
On  combinait  le  vice  et  le  crime  pour  s'épargner  rembarras 
d'élever  une  nombreuse  famille.  Peu  à  peu  la  population 
libre  s'éteignit  et,  de  même  qu'en  Grèce,  les  terres  demeu- 
rèrent en  friche.  Tite-Live  se  demandait  déjà  ce  qu'étaient 
devenus  ces  habitants  de  Tltalie  méridionale,  qui  se  multi- 
pliaient lorsque  d'innombrables  armées  sortaient  de  leur 
sein,  tandis  que,  de  son  temps,  on  avait  peine  à  y  recruter 
quelques  centuries  de  soldats  en  état  de  porter  les  armes  (2). 
Quelle  douleur  ne  l'eût  pas  saisi  à  l'aspect  du  tableau  que 
les  fertiles  campagnes  de  la  Péninsule  offraient  sous  l'Em- 
pire? Des  deux  côtés  des  Apennins,  oïl  pouvait  parcourir 
des  districts  entiers,  sans  rencontrer  un  habitant!  Comme  les 
esclaves  eux-mêmes  étaient  devenus  rares,  les  empereurs 
avaient  cru  pouvoir  suppléer  au  manque  de  bras  en  pe,uplant 
les  provinces  de  prisonniers  barbares  ;  mais  les  rudes  en- 
fants de  la  Germanie,  peu  faits  pour  subir  le  joug,  mouraient 
à  la  tâche  ou  désertaient  en  masse  pour  aller  grossir  les 
rangs  des  ennemis  de  Rome.  Sous  le  règne  de  Tbéodose,  un 
évêque  illustre,  énumérant  les  désolations  de  la  belle  Italie, 
verrait  des  larmes  à  l'aspect  des  «  campagnes  en  deuil  coït- 


(1)  Voy.,  pour  les  détails  et  les  textes,  Troplong,  De  l'influeîice'du 
chrUHanisme  stir  le  droit  civil  des  Romains;  2<"*  part.,  ch.  III. 
9)  Hitt.,  1.  VI,  c.  XII,  p.  259  (coll.  Leraaire). 


-     598     — 

• 

»  vertes  de  cadavres  de  villes  (1)  !  »  Heureusement  que,  même 
dans  le  vice,  la  force  perturbatrice  de  rhûmme  rencontre  des 
limites  fixées  par  la  Providence  ;  car  l'histoire  atteste  que 
toujours  les  races  énervées  et  corrompues  disparaissent  ou 
sont  régénérées  par  la  conquête.  Ce  dernier  lot  devait  échoir 
au  monde  romain.  Les  races  indomptées  du  Nord  étaient 
prêtes  à  se  mêler  aux  races  énervées  du  Midi.  La  grande  loi 
historique  du  progrès  continu  de  Thumanité  était  à  la  veille 
de  recevoip-une  nouvelle  et  éclatante  confirmation.  Sur  les 
débris  du  monde  romain  allait  se  former  cette  vaste  commu- 
nauté des  nations  d'où  devait  sortir,  à  la  suite  d'un  travail 
de  plusieurs  siècles,  la  civilisation  large  et  généreuse  de 
l'Europe  chrétienne. 

Après  ces  préliminaires  indispensables,  nous  pouvons 
procéder  à  l'analyse  des  doctrines  économiques  et  morales 
de  l'école  de  Malthus. 


II. 


LA   DOCTRINE    DE  MALTHUS. 


Quelle  est  la  fécondité  de  l'homme,  comparée  à  la  fécon- 
dite  de  la  terre  qui  doit  lui  fournir  ses  moyens  de'  subsis- 
tance? Malthus  répond  : 

«  Nous  pouvons  tenir  pour  certain  que,  lorsque  la  popu- 
»  lation  n'est  arrêtée  par  aucun  obstacle,  elle  va  doublant 
»  tous  les  vingt-cinq  ans,  et  croît  de  période  en  période 
D  selon  une  progression  géométrique. 

(1)  s.  Ambros.,  Epist.  XXXIX,  c.  3;  éd.  Mtgne,  t.  III,  p.  i099. 


-     59»     - 

»  Nous  sommes  eu  mesuré  d*aiBrmer,  en  partant  de  l'état 
»  actuel  de  la  terre  habitée,  que  les  moyens  de  subsistance, 
»  dans  les  circonstances  les  plus  favorables  à  l'industrie,  ne 
»  peuvent  jamais  augmenter  plus  rapidement  que  selon  une 
»  progression  arithmé^que.  » 

Traduisant  ces  deux  lois  par  des  chiffres,  le  célèbre  éco- 
nomiste anglais  ajoute  \: 

«  La  race  humaine  croîtrait  comme  les  nombres  1,  2,  4, 
»  8, 16,  32,  64,  128,  256,  tandis  que  les  subsistances  crot- 
»  traient  comme  ceux-ci  :  1,  2,  3,  4,  5,  6,  7,  8,  9.  Au  bout 
»  de  deux  siècles,  la  population  serait  aux  moyens  de  sub- 
p  sistance  comme  256  est  à  9.  »^ 

A  la  vérité,  cette  sombre  perspective  ne  saurait  jamais  se 
réaliser,  même  en  partie,  parce  que,  toujours  selon  Malthus, 
la  population  rencontre  des  obstacles  qui  s'opposent  à  ses 
progrès  et  la  maintiennent  forcément,  à  peu  près,  au  niveau 
des  moyens  de  subsistance. 

Parmi  ces  obstacles,  les  uns  préviennent  l'accroissement 
de  la  population,  et  les  autres  la  détruisent  à  mesure  qu'elle 
se  forme.  Les  premiers  sont  préventifs,  les  seconds  répressifs. 
Au  nombre  de  ceux-là  figurent  le  libertinage,  la  prostitution, 
l'adultère,  la  promiscuité  des  sexes,  les  passions  contraires 
au  vœu  de  la  nature,  en  un  mot,  le  vice;  au  nombre  de 
ceux-ci,  on  compte  les  occupations  malsaines,  les  travaux 
excessifs,  la  misère,  la  mauvaise  nourriture  des  enfants, 
l'insalubrité  des  habitations,  les  excès  de  tout  genre,  les 
maladies,  les  épidémies,  la  guerre,  la  famine,  en  un  mot, 
le  malheur. 

Cest  de  ces  considérations  que  Halthus  déduit  les  règles 
fondamentales  de  sa  doctrine.  La  fécondité  manifestement 
inégale  de  l'homme  et  de  la  terre,  combinée  avec  les  obsta- 


n 


clés  préventifs  et  répreséifo  que  nous  v#nok)B  d*éiiuinérer, 
forme  ce  qu*il  appelle  le  principe  de  pojmlatkm  (1). 

On  s'est  donné  beaucoup  de  peine  pour  prouver  que  réco- 
nomiste  anglais,  en  se  servant  d'une  progression  géométrique 
pour  formuler  Taccroissement  de  la  population,  et  d'une 
progression  arithmétique  pour  formuler  l'accroissement  des 
subsistances,  ne  s'est  pas  rendu  un  compte  exact  des  pM* 
nomëties  qui  s'accomplissent  dans  l'une  et  dans  l'autre 
sphère.  On  eût  pu  s'épargner  cet  embarras.  En  apparence, 
Haithus  semble  attacher  un  grand  prix  k  ces  formules  ma- 
ihématiques  ;  il  dit  que  «  raccroissement  de  la  population  en 
»  raison  géométrique  est  un  principe  incontestable  (2);  »  il 
ajoute  que  toutes  les  lois  de  la  population  se  trouvent  éta- 
blies dès  les  six  premières  pages  de  son  livre  (3)  :  mais, 
quand  on  combine  toutes  les  parties  de  son  savant  et  indi- 
geste ouvrage,  on  voit  que  les  termes  dont  il  s'est  servi 
dépassent  sa  pensée.  Il  voulait  parler  non  de  faits,  mais  de 
tendances.  Le  fondement  de  son  système,  la  base  sur 
laquelle  il  s'appuie,  le  principe  générateur  de  toute  sa  doc- 
trine, le  phénomène  économique  et  naturel  qui  lui  fait  pous- 
ser un  cri  d'alarme,  tout  cela  se  trouve  uniquement  dans  la 
proposition  suivante  :  ii  La  population  a  une  tendance  orgu* 
»  nique  et  constante  à  s'aceroUre  plus  rapidement  que  les  moyenê 
»  d'existence  (4).  » 

(1)  Essai  sur  le  principe  de  population,  1. 1«>,  chap.  I  et  11.  En  parlant 
des  obstacles  qui  s'opposent  au  développement  géométrique  de  la 
population,  Malthus  emploie  les  mots  privatifs  et  positifs.  Les  termes 
préventifs  et  répressifs,  proposés  par  M.  Garnier,  rendent  plus  ejcacte* 
ment  la  pensée  de  l'économiste  anglais. 

Les  extraits  répi'oduiVs  plus  loin  sont  empruntés  à  la  traduction  de 
M.  Prévost  (Paris,  iS33). 

(2)  L.  IV,  c.  XIV. 

(3)  Appendice  [Discussion  de  quelques  objections). 

(4)  Cest  ce  que  M.  Garnier  a  parfaitement  prouvé  (Principe  de  pO" 
pulation,  p.  13). 


—     <01      - 

C'est  cette  déploratde  fécondité  qui,  au  dire  de  Maltlius, 
est  la  source  permanente  de  tous  les  maliieurs,  de  tous  les 
embarras,  de  toutes  les  dégradations,  de  toutes  les  hontes 
qui  affligent  les  nations  modernes<  Et  cependant  ce  serait  en 
vain  que  les  législateurs,  les  économistes,  les  philosophes, 
les  savants  de  toutes  les  catégories,  les  travailleurs  de  toutes 
les  classes,  uniraient  leurs  efforts  pourt  mettre  un  terme  à 
son  inflnence  délétère  :  la  tendance  de  la  population  à  dé- 
passer le  niveau  des  subsistances  résulte  d'une  loi  de  la 
nature!  Savant  convaincu  et  logicien  impitoyable,  Malthus 
dissipe  froidement  toutes  les  illusions  qu'on  voudrait  con* 
server  à  regard  de  Faction  perpétuelle  et  souveraine  de  cette 
loi  terrible.  Il  ne  veut  pas  surtout  qu'on  attache  ici  une  im- 
portance quelconque  aux  progrès  futurs-  de  l'agriculture, 
quelque  considérables  qu'ils  puissent  être.  Tout  effort  est 
vain,  toute  lutte  impuissante,  tout  travail  inefficace  et  sté- 
rile !  Voici  ses  propres  paroles  :  «  Pour  élever  la  quantité 
»  des  subsistances  au  niveau  des  consommateurs,  nous 
»  serions  portés,  au  premier  coup  d'œil,  à  diriger  notre 
x>  attention  sur  les  moyens  d'accroître  les  subsistances.  Mais 
»  nous  trouverions  bientôt  que  cet  accroissement  n'aurait 
»  d'autre  effet  que  de  multiplier  en  plus  grand  nambre  les  con- 
»  sommateurs,...  En  vain  chaque  année  les  produits  iraient 
»  en  croissant;  la  population  croîtrait  selon  une  progression 
»  beaucoup  plus  rapide....  Lors  même  qu'on  accorderait  que 
»  le  produit  de  la  terre  est  absolument  illimité,  on  n'ôterait 
r>  rien  du  poids  tle  l'argument  (1).  »  A  plus  forte  raison,  ne 
faut-il  attendre  aucun  résultat  favorable  de  l'exercice  le  plus 
large  et  le  plus  généreux  de  la  bienfaisance.  Suivant  l'illustre 
auteur  de  VEssai  sur  le  jnincipe  de  population,  la  charité  pu- 

(1)  E»»ai,  1.  IV.  c.  lit;  1.  III.  c.  I  et  XIV. 

i6 


blique  est  un  encouragement  constant  et  systématique  au 
mariage  ;  impuissante  à  multiplier  les  subsistances,  elle  mul- 
tiplie les  bouches,  et  par  suite  la  détresse  générale  des 
classes  inférieures.  La  charité  privée  a  la  même  tendance  ; 
elle  facilite  Tentretien  d*une  famille  ;  elle  égalise,  autant  que 
possible,  les  charges  du  mariage  et  celles  du  célibat  ;  elle 
doit,  tout  au  plus,  servir  à  soulager  quelques  souffrances 
exceptionnelles.  L'homme  qui  donne  le  jour  à  des  enfants 

4 

qu'il  ne  peut  nourrir  est  un  coupable  qui  mérite  son  triste 
sort.  Ici  encore  Malthus  exprime  sa  pensée  sans  détours  et 
sans  voiles.  c<  Lorsque  la  nature  se  charge  de  gouverner  et 
»  de  punir,  dit-il,  ce  serait  une  ambition  bien  folle  et  bien 
»  déplacée  de  prétendre  se  mettre  à  sa  place.  lAvrons  donc 
»  cet  homme  coupable  à  la  peine  prononcée  par  la  nature.  II  a 
»  agi  contre  la  voix  de  la  raison  ;  il  ne  peut  accuser  personne 
»  et  doit  s'en  prendre  à  lui-même,  si  l'action  qu'il  a  commise 
«  a  pour  lui  de  fâcheuses  suites.  L'accès  à  l'assistance  des 
»  paroisses  doit  lui  être  fermé  ;  et  si  la  bienfaisance  privée 
»  lui  tend  quelques  secours,  l'intérêt  de  l'humanité  requiert 
»  impérieusement  que  ces  secours  ne  soient  pas  trop  abon- 
»  dants.  Il  faut  qu'il  sache  que  les  lois  de  la  nature,  c'est-à- 
s>  dire  les  lois  de  Dieu,  l'ont  condamné  à  vivre  péniblement, 
.  »  pour  le  punir  de  les  avoir  violées  (1).  » 


(1)  L.  IV,  c.  VIII.  —  Voy.  aussi  1.  I,  c.  XI  ;  1.  II,  c.  V  ;  I.  III,  c.  XIII  ; 
1.  IV,  c.  III,  IV,  VIII,  X  et  XI.  —  Dans  les  premières  éditions  de  ïEss^i, 
Malthus  avait  poussé  ces  idées  à  leurs  dernières  conséquences.  «Un 
j»  homme,  disait-il,  qui  nait  dans  un  monde  déjà  occupé,  si  sa  famille 
»  ne  peut  pas  le  nourrir,  ou  si  la  société  ne  peut  pas  utiliser  son  travail, 
»  n'a  pas  le  moindre  droit  de  réclamer  une  portion  quelconque  de 
»  nourritxu'e,  et  il  est  réellement  de  trop  sur  la  terre.  Au  grand  banquet 
>  de  la  nature,  il  n'y  a  point  de  couvert  mis  pour  lui.  La  nature  lui 
»  commande  de  s'en  allçr,  et  elle  ne  tarde  pas  à  mettre  eUe-méme  cet 
»  ordre,  à  exécution .  n 


Après  ces  tristes  prémisses,  Tauteur  de  YEssai  sur  le  imn- 
cipe  de  populatwn  devait,  inévitablement  aboutir  à  cette  déso- 
lante conclusion  :  «  Le  fait  est  que  les  maux  causés  par  les 
»  institutions  humaines,  et  dont  quelques-uns  ne  sont  que 
»  trop  réels,  peuvent  être  envisagés  comme  légers  et  su- 
»  perficiels,  en  comparaison  de  ceux  qui  ont  leur  source  dans 
»  les  lois  de  la  nature  et  dans  les  passions  des  hommes.  »  .... 
((  La  violence,  Toppression,  le  mensonge,  la  misère,  les 
»  vices  les  plus  odieux  et  les  maux  de  tout  genre  qui  dégra- 
»  dent  et  désolent  les  sociétés  actuelles,  paraissent  avoir  été 
»  engendrés  par  les  circonstances  les  plus  impérieuses,  par 
»  des  lois  qui  sont  inliérentes  à  la  nature  même  de  l'homme,  et 
»  qui  sont  absolument  indépendantes  de  toutes  les  institutions 
»  humaines  (1).  » 

Pauvre  et  malheureuse  humanité!  Voici  un  peuple  qui,  à 
force  de  travail,  de  persévérance  et  de  génie,  a  cultivé  sou 
sol,  desséché  ses  marais,  endigué  ses  fleuves,  nivelé  ses 
montagnes  ;  au  sein  d'une  abondance  péniblement  acquise, 
il  a  perfectionné  ses  lois,  ses  institutions  et  ses  mœurs.  Le 
bonheur  de  ce  peuple  n'est  qu'un  mirage  éphémère,  un  piège 
grossier!  Aussitôt  que  des  produits  plus  abondants  arrivent 
au  marché,  la  population,  usant  de  sa  force  désordonnée, 
se  développe  avec  excès  et  dépasse  rapidement  le  niveau  des 
subsistances.  L'avilissement  des  salaires,  l'encombrement 
des  habitations  et  l'insuffisance  des  moyens  d'existence  ra- 
mènent tous  les  vices  et  tous  les  malheurs  résultant  de  l'ab- 
sence d'équilibre  entre  les  ressources  du  pays  et  le  nombre 
de  ses  habitants  !  Mais  ce  peuple,  si  cruellement  frappé  au 
milieu  de  ses  espérances  les  plus  légitimes,  fait  un  nouvel 


(1)  L.  III,  c.  II.  — •  M.  Prévost  n'a  pas  suffisamment  rendu  l'énergie 
de  ce  passage. 


-      404     ^ 

et  généreux  effort.  Prodiguant  Ténergie,  le  courage  et  les 
sacrifices  de  toute  nature,  il  contraint  en  quelque  ^rte  le 
sol  à  livrer  des  produits  plus  abondants  et  plus  variés.  Grâce 
à  sa  noble  persévérance,  Téquilibre  est  encore  une  fois  réta- 
bli. Ce  ne  sera  que  pour  un  jour  !  Dès  le  lendemain,  la  fécon- 
dité exubérante  de  notre  espèce  produit  ses  conséquenees 
ordinaires,  et  la  nation,  promptement  désabusée,  se  trouve 
encore  une  fois  en  face  d*un  avenir  plein  de  redoutables 
menaces.  «  Après  une  courte  période,  dit  Maltbus,  les  mêmes 
»  marches  rétrogrades  et  progressives  ne  manqueront  pas  de 
»  se  répéter.;..  Le  retour  d'une  espèce  d'abondance  relative 
»  produira  de  nouveau  l'accroissement  de  la  population; 
»  mais^  au  bout  d'un  certain  temps,  cet  accroissement  sera 

»  arrêté  par  l'action  des  mêmes  causes L'abondance, 

»  en  favorisant  les  mariages,  amène  un  état  de  population 
»  excédante,  auquel  une  année  commune  ne  sufBt  plus  (1).  » 

N'y  a-t-il  doi\c  aucun  remède  assez  efficace  pour  nous 
mettre  à  l'abri  de  cette  situation  désespérante  ?  La  même  loi 
de  la  nature  nous  condamne-t-elie  à  subir  éternellement  les 
mêmes  misères?  Le  bonheur  de  l'humanité  ressemble- t-il 
à  ce  rocher  symbolique  qu'un  maudit  du  paganisme  voyait 
toujours  rouler  dans  l'abîme,  au  moment  même  où  il  attei- 
gnait le  sommet  de  la  montagne?  Sommes-nous  ici  en  pré- 
sence d'un  fait  providentiel,  d'un  arrêt  inflexible  du  destin, 
devant  lequel  nous  n'avons  qu'à  croiser  les  bras  et  à  nous 
résigner  en  silence?  Telle  n'est  pas  l'opinion  de  Malthus.  Le 
remède  existe  :  il  se  trouve,  à  son  avis,  dans  la  contrainte 
morale. 

L'homme,  être  intelligent  et  libre,  peut  se  mettre  au- 
dessus  de  cette  loi  de  la  nature  qui,  dans  toutes  lès  sphères 

(l)  L  l.  c.  H:  l.  U.c.  XIII. 


de  la  créatiOB,  pousse  au  rapprochement  des  sexes.  En  sub- 
stituant la  prévoyance  à  la  passion,  la  raison  à  Finstinct, 
Tabstinence  k  Fattrait,  il  se  procure  les  moyens  d'éloigner  k 
la  fois  les  obstacles  préventifs,  compris  dans  le  nom  de  vice, 
et  les  obstacles  répressifs^  désignés  sous  la  dénomination  gé- 
raie  de  malheur,  a  Puisqu'il  faut  que  la  population  soit  con- 
»  tenue  par  quelque  obstacle,  il  vaut  mieux,  dit  Malthus, 
n  que  ce  soit  par  la  prudente  prévoyance  des  difficultés 
»  qu'entraîne  la  charge  d'une  famille,  que  par  le  sentiment 
»  actuel  du  besoin  et  de  la  souffrance.  »  Celui  qui  ne  possède 
pas  les  ressources  nécessaires  pour  entretenir  convenable- 
ment  une  famille  doit  s'abstenir  du  mariage  ;  celui  qui  est 
marié  ne  doit  pas  mettre  au  monde  plus  d'enfants  qu'il  n'est 
en  état  d'en  nourrir  :  telle  est  la  double  face  de  cette  con- 
trainte morale  sans  laquelle  il  n'y  a  ni  bonheur,  ni  repos,  ni 
dignité  pour  les  peuples  modernes.  Mais  il  importe  de  re- 
marquer que,  dans  l'opinion  de  l'économiste  anglais,  cette 
contrainte  demande,  pour  être  efficace,  l'accompagnement 
d'une  vie  conforme  à  toutes  les  exigences  d'une  chasteté 
rigoureuse.  A  cet  égard,  il  s'exprime  de  la  manière  la  plus 
nette  et  à  diverses  reprises.  Il  reproche  à  Condorcet  d'avoir 
voulu  limiter  la  fécondité  de  l'homme  à  l'aide  d'une  espèce 
de  concubinage  ou  de  mélange  des  sexes  exempt  de  toute 
gêne.  Il  avait  trop  de  lumières  et  d'expérience  pour  ne  pas 
savoir  que,  même  au  point  de  vue  des  intérêts  matériels,  la 
généralisation  de  la  débauche  serait  le  plus  grand  de  tous 
les  maux  et  la  dernière  de  toutes  les  humiliations.  «  Je  serais 
»  inconsolable,  dit-il,  d'écrire  quoi  que  ce  soit  qui  pût, 
»  directement  ou  indirectement,  être  interprété  dans  un  sens 
»  défavorable  à  la  causé  de  la  vertu.  »  On  peut  affirmer  tout 
aussi  positivement  que  Malthus  aurait  protesté  contre  la 
contrainte  légale  aujourd'hui  préconiséo  par  quelques-uns  de 


-     i06     — 

ses  derniers  disciples.  Il  voulait  qu'on  laissât  chaque  homme 
suivre  librement  son  choix,,  en  le  rendant  responsable  de- 
vant Dieu  du  bien  ou  du  mal  causé  par  sa  détermination  (1). 
Mais  cette  contrainte  morale,  abandonnée  à  la  libre  appré- 
ciation de  chaque  individu,  quelles  que  soient  ses  lumières» 
sa  conduite,  ses  ressources  ou  sa  position  sociale  ;  cette 
contrainte  morale,  ayant  pour  toute  garantie  un  sentiment 
problématique  de  prévoyance,  suflBra-t-elle  pour  empêcher 
ces  débordements  de  population,  sources  de  tant  de  maux 
et  de  hontes?  Malthus  émet  timidement  quelques  espérances; 
il  demande  qu'on  ne  jette  pas  l'épithète  de  visionnaire  à  la 
face  de  ceux  qui  attendent  quelque  résultat  de  la  connais- 
sance désormais  acquise  du  principe  de  population;  il  affirme 
qu'il  n'y  a  rien  de  déraisonnable  à  croire  que  l'influence  pré- 
ventive de  la  prudence,  à  la  vérité  très-raible  dans  le  passé, 
pourra  croître  et  s'étendre  parmi  les  générations  futures; 
mais,  quand  on  lit  attentivement  le  chapitre  qu'il  a  spécia- 
lement consacré  aux  moyens  d'améliorer  le  sort  des  pauvres, 
on  voit  que  son  espoir  est  bien  modeste  et  sa  foi  bien  faible  ! 
c(  Je  ne  vois  pas,  dit-il,  comment  on  peut  échapper  à  cette 
n  conclusion  que,  jusqu'à  l'époque  où  nous  avons  de  quoi 
»  fournir  à  l'entretien  d'une  famille»  la  contrainte  morale  est 
»  pour  nous  un  devoir....  Malgré  cela,  je  ne  crois  pas  que 
»  parmi  mes  lecteurs  il  s'en  trouve  beaucoup  qui  se  livrent 
»  moins  que  moi  à  l'espoir  de  voir  les  hommes  changer  généra^ 


(1)  L.  I,  c.  H,  V,  XI  à  XJV  ;  1.  m,  c.  I  ;  1.  IV,  c.  I  à  VI  ;  1.  IV,  c.  XIV. 
—  On  a  soulevé  des  doutes  à  T égard  de  la  question  de  savoir  comment 
Malthus  entendait  la  contrainte  morale  dans  le  mariage.  U  ne  s'exprime 
pas  ici  avec  toute  la  clarté  désirable.  Nous  croyons  que,  dans  sa  pensée, 
la  contrainte  morale  devait  être  accompagnée  d'une  abstinence  abso- 
lue; mais  son  traducteur,  dans  les  notes  qu'il  a  ajoutées  au  texte , 
semble  pencher  vers  l'opinion  contraire. 


->     407      - 

»  lement  de  conduite  à  cet  égard.  Aussi  la  principale  raison 
9  pour  laquelle  je  viens  de  tracer  le  tableau  d'une  société,  oU  la 
»  vertu  que  je  recommande  serait  universellement  pratiquée, 
»  était  de  mettre  la  bonté  divine  à  Tabri  de  toute  imputa- 
is tion  (1).  »  Ailleurs  il  ajoute  :  «  De  tout  temps  la  passion 
»  qui  unit  les  sexes  a  été  la  même,  avec  si  peu  de  variation, 
»  que  Ton  peut  l'envisager,  pour  me  servir  d'une  expression 
»  algébrique,  comme  une  quantité  donnée  (2).  » 

Ainsi,  d'un  côté  se  trouve  un  mal  dérivant  des  lois  de  la 
nature,  mal  immense,  toujours  présent,  toujours  actif  et  tel- 
lement redoutable  que  les  institutions  les  plus  vicieuses 
perdent,  comparées  à  lui,  toute  signification  et  toute  impor- 
tance ;  de  l'autre,  on  indique  un  remède  difficilement  appli- 
cable, exigeant  des  vertus  rares,  supposant  une  prudence 
exceptionnelle,  en  un  mot,  d'une  efficacité  tellement  dou- 
teuse qu'il  faut  l'indiquer  plutôt  pour  justifier  la  Providence 
que  pour  en  espérer  un  résultat  sensible, 

La  fécondité  de  l'homme  devient  le  plus  terrible  des  fléaux, 
la  source  la  plus  abondante  des  malheurs  et  des  vices  qui 
désolent  la  terre. 

Il  serait  difficile  d'imaginer  une  doctrine  plus  sombre,  un 
système  plus  propre  à  jeter  le  découragement  dans  toutes  les 
âmes  généreuses  qui  attendent  avec  confiance  le  progrès  de 
la  moralité,  des  lumières  et  du  bien-être  de  l'humanité. 

Mais  qu'importe,  dira-t'-on,  que  le  système  de  Malthus 
soit  désolant  et  sombre  ?  Il  suffit  qu'il  soit  vrai  :  là  est  toute 
la. question. 

C'est  ce  que  nous  allons  examiner. 


(1)  Liv.  IV,  c.  ai. 

(2)  Liv.  II,  c.  xm. 


-^     40J5     - 


III. 


LA    DOCTRINE   DE   MALTHUS   ET   LES   FAITS. 


Ëst-il  vrai  qu'ou'découvre  dans  la  population  une  tendance 
permanente  et  en  quelque  sorte  fatale  à  se  multiplier  selon 
une  progression  géométrique? 

L*école  de  Malthus  répond  affirmativement,  et  M.  Rossi, 
Fun  de  ses  défenseurs  les  plus  énergiques,  prétend  même 
que  rien  n*est  plus  facile  que  de  justifier  le  langage  du  maître, 
à  l'aide  d'une  démonstratioo  rigoureuse.  «  Toutes  les  fois, 
n  dit-il,  que  vous  avez  plusieurs  produits  ayant  chacun  une 
»  force  de  reproduction  égale  à  celle  du  producteur,  vous 
»  arriverez  nécessairement  à  une  progression  géométrique 
»  plus  ou  moins  rapide.  Si  un  produit  deux,  et  que  les  nou- 
»  veaux  produits  aient  chacun  la  même  force  productive 
»  qu'avait  la  .première  unité,  deux  produiront  quatre,  quatre 
»  produiront  huit,  et  ainsi  de  suite.  Abstractivement  par- 
»  lant,  Malthus  énonçait  donc  un  principe  incontestable.  » 
Mais  n'est-il  pas  évident  que,  si  l'on  écarte  tous  les  obstacles 
naturels,  si  l'on  transporte  le  problème  dans  les  régions  ab- 
straites du  calcul,  le  même  raisonnement  est  applicable,  à 
tous  égards,  à  la  multiplication-dés  subsistances?  Ne  serions- 
nous  pas  excessivement  modéré,  en  disant  :  «  Si  le  travail 
»  d'un  homme  suffit  pour  en  nourrir  deux,  le  travail  de  deux 
»  suffira  pour  en  nourrir  quatre,  le  travail  de  quatre  suffira 
»  pour  en  nourrir  huit,  et  ainsi  de  suite?»  Et  que  devien- 
draient alors  tous  les  calculs  de  Malthus,  toujours  basés 
sur  le  développemet  inégal  de  la  population  et  des  subsis- 
tances? 


Que  l'espèce  hamaine,  «  lorsque  la  population  a*est  arrêtée 
»  par  aucun  obstacle,  »  puisse  se  développer  aussi  rapide* 
ment  que  l'a  dit  l'auteur  de  YEssai  9ur  le  prificipe  de  popu- 
puUUUm,  c'est  une  vérité  évidente.  Mais  l'économiste  anglais 
ne  se  contente  pas  d'émettre  cette  proposition.  Il  affirme  que 
toujours,  partout  et  en  toutes  circonstances ,  l'homme  a  usé 
de  sa  force  de  reproduction  d'une  manière  désordonnée,  au 
point  de  faire  de  sa  fécondité  la  source  principale  de  tous  ses 
malheurs  et  de  tous  ses  vices.  Il  prétend  que  la  même  ten- 
dance existe  et  existera  toujours  fatalement  dans  l'humanité. 

C'est  là  ce  qu'il  fallait  prouver.  Écarter  tous  les  obstacles, 
raisonner  dans  l'hypothèse  ota  rien  ne  viendrait  contrarier 
la  muitiplication  de  notre  espèce,  c'est  se  placer  en  dehors 
de  la  nature  et  de  là  société  ;  car  les  obstacles  surgissent 
toujours,  avec  plus  ou  moins  d'intensité,  dans  toutes  les 
sphères  accessibles  à  l'activité  de  l'homme.  Il  nous  importe 
très-peu  de  savoir  comment  l'humanité  pourrait  se  déve- 
lopper dans  une  situation  autre  que  celle  où  le  Créateur 
l'a  placée.  Toute  la  difficulté  consiste  à  déterminer  les  con- 
ditions de  son  développement  normal,  au  milieu  des  ob- 
stacles natuœls  et  artificiels  que,  sous  mille  formes  diverses, 
elle  rencontre  inévitablement  dans  la  vie  sociale. 

Ces  simples  réilexiops  suffisent  pour  faire  apercevoir  Tin- 
suffisance  de  la  prétendue  démonstration  de  M.  Rossi.  Si 
nous  ne  voulons  pas  nous  égarer  dans  le  dédale  d'un  débat 
sans  issue,  nous  devons  sortir  du  domaine  de  l'abstraction, 
pour  marcher  à  la  lumière  que  fournissent  les  faits  attestés 
par  une  longue  expérience.  Agir  autrement,  ce  serait  aller 
beaucoup  plus  loin  que  Malthus  lui-même;  car,  ainsi  que 
nous  l'avons  dit,  il  s'est  servi  d'une  progression  géométrique 
dans  le  seul  dessein  d'indiquer  que  là  population  tend  à  se 
mettre  au-dessus  du  niveau  des  subsistances. 


Il  faut,  disons*nous,  des  faits  attestés  par  une  longue  ex- 
périence. Il  ne  suffit  donc  pas  non  plus  de  s'attacher  à  un 
phénomène  isolé,  dont  rien  no  démontre  la  permanence, 
et  qui  peut  aisément  s'expliquer  par  les  circonstances  ex- 
ceptionnelles au  sein  desquelles  il  s'est  manifesté.  C'est  là 
encore  une  vérité  que  les  disciples  de  l'économiste  anglais 
perdent  de  vue,  quand  ils  appellent  sans  cesse  notre  atten- 
tion sur  les  faits  qui  se  passent  dans  un  grand  pays  transat- 
lantique. La  population  des  Ëtats-Unis  d'Amérique  était  de 
5,305,000  âmes  en  1800,  de  9,638,000  en  182p,  de  22,806,000 
en  1850,  de  31,443,000  en  1860,  de  38,558,000  en  1870;  et 
'  si  l'on  compare  les  périodes  de  vingt  ans,  on  voit  que  le 
nombre  des  habitants  a  presque  doublé  de  1800  à  1820,  de 
1810  à  1830,  de  1820  à  4840,  de  1830  à  1850  (1).  En  admet- 
tant, —  ce  qui  nous  semble  loin  d'être  démontré,  —  que 
l'immigration  n'ait  que  très-faiblement  contribué  à  cet  ac- 
croissement extraordinaire,  l'exemple  de  l'Amérique  du  Nord 
mettra-t-il  les  théories  de  Malthus  à  l'abri  de  toute  objection 
sérieuse?  En  aucune  manière.  D'abord,  ce  n'est  qu'un  fait 
isolé,  qui  ne  s'est  point  produit  ailleurs  d'une  manière  iden- 
tique, et  qui  manque  par  conséquent  de  ce  double  caractère 
de  permanence  et  d'universalité  que  requieit  la  base  de  toute 
doctrine  vi'aiment  scientifique  ;  ensuite  si,  depuis  un  demi- 
siècle,  la  population  américaine  s'est  développée  selon  une 
progression  géométrique,  la  production  agricole  y  a  marché 
plus  vite  encore,  ce  qui  renverse  la  seconde  formule  de 
réconomiste  anglais,  inséparat)le,  à  ses  yeux,  de  la  pre- 


(1)  Ganiier,  du  PHncipe  de  ]Jopidatio7x,  p.  15  (1857).  M.  Gariiier  ne 
comprend  pas  dans  ces  chiffres  les  habitants  des  territoires  nouvelle- 
ment annexés.  —  J'ai  ajouté  les  chiffres  constatés  par  les  recensements 
opérés  depuis  la  publication  du  li\Te  de  M.  Gamier. 


-     il!     - 

mièrei  «  Les  États-Unis,  dit  H.  de  Lavergne,  ont  une  super- 
»  ficie  "égale  à  celle  de  TEurope  entière,  ou  800  millions 
»  d'hectares  au  moins  ;  leur  population  en  1850  ....  n*étant 
»  en  tout  que  de  23  millions  300,000  habitants,  c'était  à  peu 
»  près  une  tête  humaine  par  33  hectares,  tandis  que  les 
j>  contrées  les  moins  peuplées  de  TEurope  cçmptent  une 
»  tête  par  8  hectares,  et  les  plus  peuplées  2  têtes  par  hec- 
»  tare,  ou  soixante^  et  dix  fois  plus  (1).  >>  Qu'y  a-t-il  donc  de 
si  extraordinaire,  de  si  décisif  dans  le  fait  que  les  États- 
Unis,  sur  un  territoire  d'une  superficie  égale  à  celle  de  l'Eu- 
rope entière,  renferment  une  «population  inférieure  à  celle 
de  la  France  ?  Pour  que  l'expérience  fût  décisive,  il  faudrait 
prouver  que  les  mêmes  tendances  se  produiront  lorsque 
toutes  les  terres  américaines  auront  ti*ouvé  leurs  proprié- 
taires, lorsque  la  production  agricole  devra  se  passer  du 
secours  des  défrichements  successifs,  lorsque  toutes  les 
carrières  seront  obstruées,  lorsque  l'espace  et  la  terre  man- 
queront aux  esprits  aventureux,  lorsque  la  population  trans- 
atlantique aura  la  densité  de  celle  des  pays  les  plus  peuplés 
de  l'Europe.  A  cet  égard,  les  naissances  et  les  décès  con- 
statés dans  la  première  moitié  de  ce  siècle,  quel  que  soit 
leur  nombre,  restent  en  dehors  de  la  controverse  ;  et  quand 
même  ils  auraient  une  importance  plus  grande  que  celle  que 
nous  leur  attribuons,  on  pourrait  encore  répondre  que  le 
développement  accidentel  d'un  seul  peuple  ne  suffit  pas 
pour  la  détermination  d'une  loi  générale  de  l'humanité. 
L'exemple  de  l'Amérique  du  Nord  n'était  pas  nécessaire  pour 
nous  apprendre  que  l'espèce  humaine  peut  se  multiplier 
selon  une  progression  géométrique,  lorsque  rien  n'arrête 


(1)  Séance  de  V Académie  des  âciences  mor.  et  pol,  du  23  janvier  l8o8; 
Vergé,  t.  XLIIL  p.  367. 


son  eipansion.  Hais,  encore  une  fois,  là  n'est  pas  le  pr(H 
Uème  à  résoudre.  Il  s'agit  de  savoir  si  la  population,  arrivée 
à  l'équilibre  entre  le  nombre  des  bouches  et  la  quantité  des 
spbsistances,  conserve  une  tendance  fatale  à  dépasser  ce 
niveau.  JMéme  en  supposant  que  les  habitants  des  États-Unis 
continuent  à  se  doubler  dans  chaque  période  de  vingt  ans, 
il  faudra  près  d'un  siècle  pour  les  placer  dans  cette  eondUion 
normale,  la  seule  qui  doive  préoccuper  la  science.  Gomment 
accueillerait-on  les  espérances  ou  les  craintes  d'un  amateur 
dé  pisciculture,  qui,  parlant  de  l'état  futur  de  nos  étangs  et 
de  nos  rivières,  appliquerait  la  progression  géométrique  aux 
340,000  œufs  que  pond  une  seule  carpe?  Et  cependant,  si 
l'on  fait  abstraction  de  tous  les  obstacles,  de  toutes  les 
chances  défavorables,  cette  multiplication  prodigieuse  de- 
vient possible.  A  ce  compte,  deux  harengs  suffiraient  ppur 
remplir  l'Océan  eii  dix  ans  (1)! 

Ici ,  comme  dans  toutes  les  branches  des  connaissances 
humaines ,  il  est  nécessaire  de  rejeter  l'exception  pour  s'en 
tenir  à  la  règle. 

Si  nous  voulons  des  faits  constants,  visibles,  incontes- 


(1)  On  a  voulu  déterminer  les  périodes  de  doublement  de  la  popula- 
tion pour  tous  les  États  de  l'Europe  ;  mais  les  résultats  auxquels  on  est' 
parvenu  jusqu^ici  sont  loin  d'offrir  une  importance  réellement  scienti- 
fique. Nous  citerons  comme  exemple  quelques  chiffres  applicables  à  la 
France.  Si  Ton  prend  pour  base  l'accroissement  constaté  de  1S46  à  1851, 
on  obtient  une  période  de  doublement  de  322  ans ,  tandis  que ,  si  l'on 
se  règle  sur  Taccroissement  survenu  depuis  1801  jusqu^en  1821,  la  pé- 
riode n'est  que  de  128  ans  (  Lcgoyt ,  Dict.  de  Vécan  pol.,  v««  Lois  statis- 
tiques de  la  population).  —  M.  E.  Bouvard  a  dressé ,  en  1856,  une  table 
de  mortalité  par  d^mrtement,  dans  laqueUe  on  lit  que  la  population  de 
la  France  s'est  doublée  en  157  ans  ;  mais  que,  dans  le  département  de 
rArdèchor4»  période  de  doublement  a  été  de  79  ans  ;  dans  le  dépar- 
tement de  l'Eure,  de  1730  ans,  etc.  (Gamier.  Principe  de  popnlatiôfi, 
p.  52). 


taMes ,  vrais  dans  toifs  tes  siècles ,  sous  toutes  les  latitudes 
et  à  tous  les  degrés  de  civilisation,  Tbistoire  universelle 
nous  fournit  Tes  éuivants  : 

I.  La  densité  de  la  population  n'est  pas  la  conséquence 
nécessaire  de  retendue  du  territoire.  La  petite  Belgique 
nourrit  quatre  fois  plus  d'habitants  que  tes  200,000  lieues 
carrées  qui  composent  le  magnifique  et  riche  bassin  de  la 
Phta. 

II.  La  densité  de  la  population  n'est  pas  la  conséquence 
directe  de  la  fertilité  naturelle  du  sol.  Bans  ses  narais  et 
ses  sables,  conquis  sur  la  mer  et  rendus  fertiles  à  force  de 
sueurs  et  de  sacrifices,  la  Hollande  renferme  trois  millions 
d'habitants ,  tandis  qu'on  en  compte  à  peine  le  double  dans 
l'immense  empire  du  Brésil,  où  tant  d'éléments  de  richesses 
agricoles  et  industrielles  appellent  de  toutes  parts  le  travail 
fécondant  (!&  l'homme. 

III.  Le  mouvement  de  la  population  ne  suit  pas  une 
marche  toujours  uniforme.  Il  n'est  ni  constamment  ascen- 
dant ni  constamment  descendant.  La  multiplication  de 
l'homme  se  modifie  selon  les  temps,  les  lieux  et  I9  situation 
économique  des  peuples. 

IV.  La  population,  considérée  dans  son  ensemble,  est  un 
signe  de  travail  et  de  force,  un  indice  de  richesse  et  de 
puissance,  un  symptôme  de  vigueur  et  d'ordre,  un  témoi- 
gnage irrécusable  de  l'excellence  relative  des  institutions. 
Là  o\x  la  civilisation  et  le  travail  étalent  leurs  merveilles,  la 
population  s'accrott;  là  où. régnent  l'indolence  ou  l'anarchie, 
fût-ce  sur  le  sol  le  plus  fertile  du  globe,  la  population 
décroît  avec  une  rapidité  égale  au  développement  de  ces 
deux  causes  de  ruine  et  de  décadence.  «  Les  villes  se  peuplent 
»  par  le  bon  sens  de  ceux  qui  gouvernent...  L(i  multitude  du 


de  sauvages.  Gboae  {dus  admirable  encore  !  Quand  le  sol , 
entièrement  défriché,  ne  peut  plus  fournir  la  nourriture  et 
le  vêtement  à  des  Êmiilles  chaque  jour  plus  nombreuses, 
Fhomme  créé  des  produits  Industriels,  et  ceux*ci,  transpor- 
tés au  delà  des  montagnes  et  des  mers,  lui  procurent,  par  la 
voie  de  Fécba&ge,  les  ressources  qu*il  ne  trouve  plus  sur  la 
terre  natale.  Voilà  pourquoi  la  population  n'est  pas  néces- 
sairement limitée  par  rétendue  et  par  le  de^ré  de  fertilité  du 
pays.  Voilà  pourquoi ,  sur  un  territoire  excessivement  res- 
treint, Tyr  et  Sidon  dans  l'antiquité,  comme  Venise  et  la 
Hollande  dans  les  temps  modernes,  ont  pu  nourrir  un  peuple 
assez  nombreux  pour  les  mettre  en  état  de  lutter  contre  des 
monarchies  puissantes.  Voilà  pourquoi  encore ,  dans  l'ordre 
inverse,  le  nombre  des  hommes  décroît  partout  où  des 
mœurs  et  des  institutions  vicieuses  font  reculer  la  produc- 
tion ifidustrielle. 

Il  est  donc  souvent  très-difficile,  nous  allions  dire  impos- 
sible ,  d'indiquer  un  chiffre  au  delà  duqud  la  densité  de  la 
population,  loin  d'être  un  indice  de  force  et  de  richesse, 
devient  une  source  de  calamités  honteuses.  Le  sauvée  et 
l'animal  se  mettent  forcément  en  équilibre  avec  les  produits 
spontanés  du  sol.  Un  peuple  civilisé  trouve  ses  subsistances 
non- seulement  dans  la  culture  de  ses  champs ,  mais  aussr 
dans  la  somme  des  produits  de  toutes  «es  industries  réunies. 
Qui  ne  sait  que  l'Angleterre  importe  annuellement  pour  plus 
de  500  millions  de  denrées  alimentaires?  L'industrie  et  le 
capital  étant  susceptibles  d'un  développement  indéfini ,  l'as- 
signation d'une  limite  précise ,  ^fixe ,  applicable  à  tous  les 
pays  de  l'Europe,  ne  deviendra  possible  que  le  jour  où 
toutes  les  parties  du  globe  auront  livré  les  trésors  que  pesai 
leur  arracher  la  culture  la  plus  perfectionnée  ;  car,  jusque-là, 
les  innombrables  combinaisons  de  l'échange  pourront  ton- 


-     417      - 

jours  suppléer  à  rin.^iiffisiiiice  des  ressources  locales.  Avant 
cette  époque,  c'est-à-dire  avant  l'expiration  d'une  période  de 
plusieurs  centaines  de  siècles,  —  éventualité  dont  nous  par- 
lerons plus  loin,  —  aucun  économiste  n'aura  le  droit  de 
dire  :  «Voici  le  nombre  d'hommes  au  delà  duquel  tel  pays, 
»  malgré  le  travail  et  l'énergie  de  ses  habitants,  ne  pourra 
»  jamais  subvenir  à  ses  besoins.  » 

Ce  langage  serait  d'autant  moins  admissible  que ,  si  l'on 
ne  se  contente  pas  déjuger  sur  les  apparen(^s ,  on  trouve 
que  la  m^eure  partie  des  maux  que  Malthus  attribue,  à  la 
densité  de  la  population  proviennent  de  causes  tout  à  fait 
différentes. 

L'histoire  ne  nous  a  conservé  que  des  documents  très- 
incomplets  sur  la  vie  des  classes  laborieuses  du  moyen  âge, 
avant  l'émancipation  des  communes  ;  mais  nous  savons  que 
l'épargne  scrupuleuse,  constante,  continuée  de  génération 
en  génération,  figure  au  premier  rang  des  causes  qui  trans- 
lorm^ent  les  serfs  en  hommes  libres.  Le  père  menait  une 
vie  de  travail  et  de  privations,  les  fils  avaient  une  existence 
un  peu  moins  pénible,  mais  les  petits-ôls  arrivaient  à  l'ai- 
sance et,  par  l'aisance,  à  la  liberté.  Chaque  délassement 
inutile  était  supprimé;  chaque  denier,  susceptible  d'être 
soustrait  à  la  consommation  journalière,  était  soigneusement 
mis  en  réserve. 

N'est-il  pas  évident  que,  si  les  ouvriers  modernes  avaient 
conservé  les  croyances  et  les  mœurs  de  ces  générations 
austères,  tous  leurs  maux  seraient  réduits  dans  une  propor- 
tion considérable?  Quand  la  demande  dépasse  l'offre  des 
bras,  et  que  par  suite  le  salaire  s'élève  au-dessus  des  besoins 
rigoureux  de  l'existence ,  le  prolétaire  du  .  dix-neuvième 
siècle  oublie  le  lendemain  et  s'efforce  d'imiter  les  prodiga- 
lités des  autres  classes;  puis,  lorsque  le  travail,  par  un  de 

27 


-     418     - 

ces  revirements  inévitables  dans  toutes  les  industries  capi- 
tales^ se  ralentit  et  amène  la  baisse  ou  la  suppression 
momentanée  des  salaires ,  la  faim  et  ses  détestables  sugges- 
tions pénètrent  dans  sa  demeure  et  le  poussent  dans  le  vice. 
Ajoutez-y  les  chômages  volontaires,  le  dédain  des  institu- 
tions de  prévoyance,  Vàbus  des  liqueurs  fortes,  les  dépenses 
dégradante^  de  la  débauche,  et  vous  serez  étonné  de  la 
somme  de  douleurs  dont  les  classes  laborieuses  sont  rede- 
vables à  rabu*$  de  leur  libre  arbitre.  A  Dieu  ne  plaise  que 
nous  fermions  les  yeux  sur  les  rigueurs  de  l'existence  des 
enfants  de  l'ouvrier  !  Hais  il  est  malheureusement  trop  vrai 
que  c'est  ici  surtout  le  lieu  de  citer  cette  belle  pensée  du 
comte  de  Maistre  :  «Le  hideux  empire  du  mal  physique 
»  pourrait  être  resserré  par  la  vertu  jusqu'à  des  bornes  qu'il 
»  est  impossible  de  fixer  (1).  »  Les  défenseurs  des  doctrines 
de  Malthus  attribuent  au  nombre  des  travailleurs  une  grande  . 
partie  des  souffrances  qu'ils  devraient  attribuer  à  leur  impré- 
voyance et  à  leurs  vices.  Ils  oublient  que  l'imprévoyance  et 
la  débauche ,  bien  plus  que  la  fécondité  de  l'homme ,  sont 
les  sources  les  plus  abondantes  des  malheurs  et  des  vices 
qui  désolent  la  terre.  Si  la  densité  de  la  population  suffisait 
pour  amener  l'encombrement  du  marché,  la  baisse  des 
salaires,  le  prix  exorbitant  des  denrées  de  première  néces- 
sité, en  un  mot,  la  misère  irrémédiable  des  masses,  pour- 
quoi verrions-nous  les  classes  inférieures ,  à  mesure  de  la 
décroissance  du  chiffre  des  habitants,  devenir  de  plus  en 
plus  misérables  en  Grèce ,  en  Egypte ,  dans  l'Asie  Mineure , 
au  nord  de  l'Afrique  et  ailleurs?  Pourquoi  le  mouvement  en 
sens  inverse  du  taux  des  salaires  et  du  prix  des  vivres  ne 
s'est-il  pas  produit  au  milieu  de  la  densité  toujours  crots- 

(1)  Soirées  de  Saint-Pétersbourg,  t.  I,  p.  46;  éd.  belge  de  1853. 


-      i\9      - 

saute  de  te  pQpuladou  européenne?  Si  toutes  ces  craintes 
étaient  fondées,  si  toutes  ces  lamentables  prédictions  de- 
vaient se  réaliser,  un  peuple  dont  les  deux  tiers  naîtraient  à 
rétat  d'eunuque  serait  un  peuple  de  prédilection  (1)  ! 

Est-ce  à  dire  qu'il  ne  puisse  y  avoir  excès  de  population 
sur  un  point  donné,  et  que  cet  excès  ne  devienne  jamais  une 
cause  de  souffrances  réelles?  Telle  n'est  pas  notre  opinion. 
Il  est  une  espèce  de  misère  dont  nous  parlerons  plus  loin, 
et  qui  prend  sa  source  dans  le  nombre  excessif  des  habi- 
tants. Tout  ce  que  nous  demandons ,  c'est  qu'on  n'exagère 
pas  l'influence  de  cette  cause,  et,  surtout,  qu'on  ne  cherche 
pas  le  remède  là  où  il  n'est  pas  à  trouver. 

Voyons,  encore  une  fois,  comment  les  faits  se  passent, 
non  dans  les  abstractions  capricieuses  de  la  théorie ,  mais 
dans  les  manifestations  journalières  de  la  vie  réelle. 

Au  point  de  vue  du  problème  de  la  population,  les  habi- 
tants des  pays  placés  dans  une  condition  normale  sont 
susceptibles  d'être  divisés  en  trois  classes. 

La  première  comprend  les  nombreux  individus  des  deux 
sexes ,  dépourvus  de  pudeur  et  de  dignité,  qui  cherchent 
dans  la  débauche,  les  uns  l'assouvissement  de  passions 
brutales,  les  autres  de  vils  moyens  d'existence.  Leurs  unions 
momentanées  sont  rarement  fécondes,  et  quand  elles  le 
deviennent  par  exception,  c'est  pour  donner  le  jour  à  des 
êtres  infortunés  que  la  mort  s'empresse  de  frapper  sans 
relâche.  Évidemment,  il  ne  s'agit  ici  ni  de  recommander 
cette  contrainte  morale  qui  détourne  du  mariage,  ni  de 
redouter  le  développement  excessif  de  la  population.  Mal- 


(1)  <  Que  dire  d'une  doctrine  où  la  stérilité  et  l'impuissance  seraient 
»  des  titres,  des  privilèges  d'organisation...?  »  M.  L.  Reybaud,  Revue 
dea  DettX'M ondes,  t.  X.  1855,  p.  143. 


thus  et  toute  son  école  rangent  ta  débaoclie  w  nombre  des 
obstacles  présentifs  (1  ) . 

"La  seconde  classe  se  compose  de  ces  prolétaires  hiea- 
pables  d'écouter  la  raison,  de  comprendre  la  prévoyance  et 
de  songer  au  lendemain,  qui  contractent  des  unions  légi- 
times, avant  de  s*étre  procuré  des  moyens  d'existence  même 
problématiques.  Également  privés  d'énergie,  d'instruction 
morale  et  d'aptitude  industrielle,  ils  se  marient  ^ns  se 
préoccuper  des  misères  de  toute  nature  qu'ils  se  préparent 
à  eux-mêmes  et  à  leurs  fiamilles.  Ceux-ci  paient  chèrement 
leur  imprévoyance;  mais  la  médecine  et  la  statistique  nous 
prouvent  que  leurs  descendants  ne  contribuent  que  très-fai- 
blement à  la  densité  de  la  population.  Ici  encore,  la  mort 
inexorable  se  charge  de  limiter  étrangement  la  force  pertur- 
batrice de  l'homme  (2). 

Dans  la  troisième  classe,  de  beaucoup  la  plus  nombreuse, 
on  trouve  tous  les  hommes  doués  d'une  intelligence  suffi- 
sante pour  apprécier  les  conséquences  de  l'acte  le  plus 
important  de  la  vie.  C'est  l'aristocratie  de  la  naissance ,  du 
savoir  et  de  la  fortune.  Ce  sont  tous  ces  hommes  utiles  qui 
occupent ,  dans  les  rangs  moyens  de  la  société ,  une  place 
noblement  conquise  par  l'industrie  et  le  commerce.  Ce  sont. 


(1)  Il  n*est  pas  de  fait  mieux  attesté  que  la  mortalité  exeessive  des 
enfants  naturels,  aux  premiers  âges  de  la  vie.  La  différence  à  leur  dé- 
triment est  de  56  «/o  en  Suède,  de  63  V«  en  Prusse,  etc.  Ceux  dont  les 
pères  jouissent  de  quelque  aisance  sont  en  très-grand  nombre  légi- 
timés ou  reconnus  :  les  autres ,  c'est-à-dire  les  plus  misérables ,  sont 
presque  tous  enlevés  par  la  mort.  (Voy.  les  beUes  recherches  de 
M.  Legoyt,  Dict.  de  Vécon.  pol.,  v>*  Lois  statistiques  de  la  population^. 

(2)  On  suppute  le  nombre  des  naissances,  sans  tenir  un  compte  suf- 
fisant des  décès  prématurés.  A  Mulhouse,  où  la  classe  des  tisserands 
se  distinguait  pu*  une  imprévoyance  excessive,  le  chifEire  de  la  durée 
probable  de  la  vie  d'un  enfant  d'ouvrier  tisserand  était,  en  1840, 
descendu  à  un  an  Vt-  (Garnier,  loc.  cit.,  p.  47). 


dans  les  régions  inrërieures,  ces  travailleurs  actifs,  moraux» 
sains  de  corps  et  d*àme,  qui  cultivent  les  champs»  exercent 
les  métiers,  conduisent  les  navires,  remplissent  les  usines 
et  créent  la  richesse  sous  toutes  ses  formes.  Ce  sont  tous 
les  membres  réellement  utiles  de  la  communauté  nationale. 

Parmi  ceux-ci,  comme  ailleurs,  on  trouve  des  écarts,  des 
malheurs,  des  passions,  et  par  conséquent  le  contraste  plus 
ou  moins  rare  de  Faisance  et  de  la  misère;  mais,  quand  on 
considère  le  mouvement  de  la  population  dans  son  ensemble, 
on  arrive  à  cette  conséquence  importante,  que  les  deux  pre- 
mières classes  sont  dés  exceptions,  et  que  la  troisième,  qui 
fait  la  règle,  au  lieu  d*user  de  sa  force  de  reproduction  d'une 
manière  désordonnée,  tend ,  au  contraire,  à  se  multiplier  de 
manière  à  se  mettre  en  haimonie  avec  les  subsistances  :  pourvu, 
bien  entendu,  qu*on  emploie  ce  dernier  mot,  non  dans  son 
sens  littéral,  mais  comme  synonyme  de  moyens  d'existence  (1). 

Quand  les  ressources  d'un  pays  restent  stationnaires ,  le 
chiffre  de  la  population  ne  subit  que  des  fluctuations  insigni- 
fiantes. Mais  aussitôt  qu'on  y  fait  jaillir  de  nouvelles  sources 
de  richesses,  le  nombre  des  habitants  s'accroit  avec  une 
rapidité  égale  à  Taccroissement  des  moyens  d'existence. 
Seulement,  —  et  le  fait  est  capital,  —  l'augmentation  ne  se 
produit  pas  de  la  même  manière  dans  les  diverses  classes  de 
la  nation.  Elle  est  lente  pour  les  familles  riches,  elle  est  plus 
rapide  pour  les  familles  qui  possèdent  une  certaine  aisance, 
elle  est  en  quelque  sorte  accélérée  pour  les  familles  de  pro- 
létaires. Et  pourquoi  ce  phénomène  se  produit-il,  avec  une 
inflexible  constance,  dans  toutes  les  contrées  où  des  indus- 
tries jusque-là  étrangères  s'implantent  et  prennent  racine  ? 


(i>  Ce«l  ainsi  ^  du  reste,  que  Malthus  a  compris  le  mot  sub$iskmce9 
(Gamier,  Princ^ae  de  populatioit,  p.  14). 


La  raison  en  est  on  ne  peut  plus  simple.  Gomïne,  (l*une  part, 
chaque  couche  de  la  population ,  s'il  est  permis  d'employer 
ce  terme,  tend  à  se  mettre  au  niveau  des  moyens  d'existence 
que  lui  fournit  le  pays,  et  que,  d'une  autre  part,  les  exigences 
de  la  vie  sociale  ne  sont  pas  les  mêmes  pour  chacune  d'elles, 
le  mouvement  s'opère ,  naturellement  et  sans  secousses ,  en 
raison  inverse  des  besoins. 

Lorsqu'on  sait  élever  ses  regards  au-dessus  des  faits  par- 
ticuliers et  des  exceptions  partout  inévitables,  on  voit  que 
rien  n'est  ici  désordon,né,  aveugle,  brutal,  funeste.  Quand 
les  subsistances  augmentent,  la  population  s'accroît;  mais, 
à  mesure  qu'elle  se  rapproche  du  niveau  des  moyens  d'exis- 
tence ,  les  obstacles  aux  unions  nouvelles  apparaissent  en 
plus  grand  nombre.  L'homme,  doué  d'intelligence  et  de 
liberté,  apprécie  ces  obstacles  et  en  tient  compte  dans  la 
détermination  de  ses  actes.  Le  mouvement  se  ralentit  ainsi, 
non  par  les  remèdes  impitoyables  imaginés  par  Malthus, 
mais  en  vertu  d'une  loi  du  monde  social  analogue  à  celle  de 
la  résistance  que ,  dans  le  monde  physique ,  les  milieux 
opposent  au  mouvement  des  corps  qui  les  traversent.  Cela 
est  tellement  vrai  qu'un  savant  dont  la  Belgique  s'honore  a 
cru  pouvoir  résumer  cette  loi  dans  une  formule  mathémati- 
que :  ce  La  résistance,  ou  la  somme  des  obstacles  au  développe- 
»  ment  de .  la  population ,  est ,  toutes  choses  égales  d'ailleurs, 
»  comme  le  carré  de  In  vitesse  avec  laquelle  la  population  tend 
»  à  croître  (1).  » 


(1)  A.  Quetelet,  Sur  l'homme  et  le  développement  de  ses  factdtèSf  t.  U^, 
p.  277  (Paris,  1835).  —  Nous  ne  sommes  pas  compétent  pour  vérifier 
les  savants  calculs  à  l'aide  desquels  M.  Verhulst  s'est  efforcé  de  dé- 
montrer l'exactitude  rigoureuse  de  cette  formule  ;  mais,  envisagée  dans 
isbn  principe,  —  l'accroissement  successif  des  obstacles  au  mariage,  — 
eUe  est  manifestement  irréprochable  (voy.  Rechorcfies  mathématiques 


-     i23     - 

Il  y  a  plus  :  lorsque,  par  suite  d'uu  événement  fortuit,  les 
ressources  ordinaires  d*un  pays  n'atteignent  pas  leur  chiffre 
habituel,  le  nombre  des  mariages  y  suit  immédiatement  une 
progression  descendante.  En  1847 ,  année  de  cherté  et  non 
de  disette,  le  chiffre  des  mariages  descendit,  en  Belgique, 
de  25,670,  chiffre  de  1846,  à  24,145;  en  France,  de  270,633 
à  249,797,  et  en  Angleterre,  de  145,664  à  l'35,846.  Par 
contre,  lorsque  les  ressourcés  restent  stationnaires,  et  qu'un 
événement  exceptionnel  vient  réduire  considérablement  le 
nombre  des  consommateurs  et  des  travailleurs,  celui  des 
mariages  augmente  aussitôt  dans  une  proportion  inverse. 
En  1849 ,  le  choléra  fit  des  ravages  en  Belgique ,  en  France 
et  en  Angleterre.  L'année  suivante,  le  chiffre  des  mariages 
s'éleva,  dans  le  premier  pays,  de  28,196,  moyenne  des  trois 
années  précédentes ,  à  33,762  ;  dans  le  second ,  de  273,025, 
moyenne  des  ciiiq  années  antérieures,  à  297,583;  dans  le 
troisième,  de  138,258,  moyenne  des  trois  années  antérieures, 
à  152,738.  H  n'en  faut  pas  davantage  pour  prouver  que  l'hu- 
manité ne  procède  pas  avec  cette  imprévoyance  brutale  dont 
Malthus  a  cru  devoir  la  gratifier.  Toujours  et  partout,  la 
raison  et  la  prévoyance  agissent  largement  et  efiicacement 
pour  mettre  le  nombre  des  unions  légitimes  en  rapport  avec 
la  somme  des  moyens  d'existence  (1). 

Il  n'y  a  donc  rien  de  désordonné  d^ns  la  force  de  repro- 
duction qui  caractérise  la  troisième  classe.  Il  n'est  donc  pas 
vrai  que  les  hommes,  doués  de  raison,  d'intelligence  et  de 
liberté ,  aient ,  comme  les  animaux ,  une  tendance  oônstante 
et  fatale,  une  «  tendance  organique  »  à  se  multiplier  au  delà 


sur  la  loi  cT accroissement  de  la  population,  par  P.-F.  Verhulst,  t.  XVIII 
et  suiv.  des  Nouveaux  Méhwires  de  rAcadémie  royale  de  BruxeUes). 

<1)  Voy.  X.  Heuschling,  Exposé  de  la  situation  du  royaume  (Belgique), 
période  décennale  1841-1850.  Il,  p.  33.  —  Legoyt,  loc.  cit. 


de  Vaccroiêsement  possible  des  subsistances.  Il  n*est  donc  pas 
vrai  que  la  nature  elle-même  doive  sans  cesse  rétablir  Téqui- 
libre  à  Faide  des  épidémies  et  de  la  disette.  Il  n'est  donc  pas 
vrai  que  tous  les  maux  causés  par  les  institutions  humaines 
soient  légers  et  superficiels ,  en  comparaison  de  ceux  qui  ont 
leur  source  dans  lei  lois  de  la  nature  (1). 

Malthus  a  confondu  deux  choses  essentiellement  diffé- 
rentes :  la  puissance  de  reproduction  et  la  tendance  à  la  re- 
production ;  en  d'autres  termes,  la  possibilité  et  la  réalité. 
Quand  on  fonde  ses  calculs  sur  la  première,  on  arrive  à 
Texcès  ;  quand  on  les  appuie  sur  la  seconde ,  on  arrive  à 
réquilibre.  Sans  Tinfluence  toujours  active  des  passions  qui 
poussent  au  rapprochement  des  sexes,  les  mariages  seraient 
trop  rares.  Sans  les  lumières  de  la  raison  qui  nous  font 
apprécier  les  leçons  de  Texpérience ,  les  mariages  seraient 
trop  nombreux.  Avec  la  coexistence  des  passions  et  de  la 
raison,  les  mariages  sont  ce  qu'ils  doivent  être.  L'homme 
échappe  ainsi  (et  c'est  ce  que  Malthus  oublie  !)  aux  réactions 
violentes  qui  réduisent  continuellement  le  nombre  des  créa- 
tures placées  au-dessous  de  lui.  Les  nobles  prérogatives  de 
sa  nature  contiennent  et  redressent  les  impulsions  aveugles 
de  l'instinct;  mais,  en  dernier  résultat,  il  se  conforme  à  la 
loi  qui  régit  tous  les  êtres,  car  tous  se  mettent  en  équilibre 
avec  les  moyens  d'existence.  Les  écarts  individuels,  toujours 
possibles  chez  les  êtres  libres,  disparaissent  dans  l'harmonie 
de  l'ensemble. 

S'il  en  est  ainsi,  que  faut-il  faire,  non  pour  étouffer  toutes 
les  misères,  —  tâche  au-dessus  de  la  puissance  de  l'homme, 
idéal  qui  ne  sera  jamais  atteint,  —  mais  pour  limiter  autant 
que  possible  les  abus  éventuels  de  la  fécondité  de  notre 

(I)  Essai  êur  le  privcijye  de  la  poimlatiop,  l.  IV,  c,  Vil. 


espèce?  Il  faut  rédaire  le  nombre  des  deux  premières 
classes  dans  lesquelles  nous  avons  divisé  la  population ,  et 
maintenir  dans  la  troisième  les  sentiments  de  prévoyance 
qui ,  contrairement  aux  affirmations  de  Malthus,  Tout  tou- 
jours distinguée  h  un  très-haut  degré.  Il  faut  diminuer  la 
classe  des  débauchés  et  la  classe  des  inintelligents,  pour 
augmenter  celle  des  prévoyants;  et  ce  but,  quoique  très- 
éloigné,  peut  être  atteint  par  une  éducation  plus  chrétienne, 
par  la  diffusion  des  croyances  religieuses  et  des  notions 
morales,  par  un  enseignement  public  approprié  aux  besoins 
des  diverses  couches  du  peuple,  en  un  mot,  par  Télévation 
du  niveau  religieux,  moral  et  intellectuel.  En  procédant  de 
la  sorte,  on  ne  s'expose  pas  au  danger  de  contrarier  Les 
vœux  de  la  nature.  Nous  Tavons  déjà  dit  :  Thomme  étant  , 
destiné  à  vivre  en  société ,  la  Providence ,  en  fixant  le  degré 
de  sa  fécondité,  a  nécessairement  tenu  compte  des  obstacles 
que  le  mariage  devait  rencontrer  dans  les  besoins  et  les 
institutions  de  la  vie  sociale.  Saint  Paul  constatait  cette 
vérité,  quand  il  disait  aux  fidèles  de  Corintlie  :  c<  Ceux  qui  se 
y>  marient  imprudemment  souffrent  dans  leur  chair  des  afllic- 
»  tiens  que  je  voudrais  vous  éviter  (1).  » 

Le  problème  parait  beaucoup  plus  compliqué  qu'il  ne  l'est 
eu  réalité,  parce  que  l'on  y  mêle  plusieurs  questions  très- 
intéressantes  et  très-importantes  en  elles-mêmes,  mais  ici 
complétemeni  hors  de  cause.  Lorsqu'on  s'occupe  uniquement 
du  prvicipe  de  populatioti,  c'est  se  livrer  à  un  labeur  stérile 
que  d'entasser  les  faits,  les  chiffres  et  les  hypothèses,  pour 
arriver  à  la  détermination  de  la  limite  extrême  de  la  produc- 
tion agricole.  C'est  en  pure  perte  qu'on  fixe  les  périodes  dans 
lesquelles  la  population  de  tel  pays  pourra  ou  devra  se  dou^ 

{U  Ad  O.rinth..  \\  VU.  2«, 


bler.  G*est  tout  aussi  inutilement  qu'on  se  préoccupe  des 
éventualités  qui  surgiront  le  jour  où  le  dernier  arpent  du 
globe  sera  livré  à  la  culture.  On  n*a  pas  même  besoin  de 
répéter  ici  ce  que  Bastiat  disait,  en  parlant  du  prétendu 
monopole  de  la  propriété  foncière  :  «  Un  jour  doit  arriver 
»  où  les  montagnes  auront  comblé  les  vallées,  où  Tembou- 
»  chure  des  fleuves  sera  sur  le  même  niveau^que  leur  source, 
»  où  les  eaux  ne  pourront  plus  couler...  Qu'arrivera-t-îl 
»  quand  il  n'y  aura  plus  assez  d'air  pour  les  poitrines  deve- 
»  nues  trop  nombreuses  (1)?  »  A  toutes  les  hypothèses  ima- 
ginables on  peut  répondre  avec  certitude  :  c<  Quand  les 
»  subsistances  augq^entent,  la  population  s'accroît;  quand 
»  la  progression  des  subsistances  sera  devenue  impossible, 
»  la  population  gardera  son  niveau ,  sans  que  la  nature  ait 
»  besoia  d'employer  les  implacables  remèdes  décrits  par 
»  Malthus.  » 

Pour  que  le  principe  de  population  ne  produise  que  ces 
souffrances  individuelles  et  ces  malheurs  locaux  inséparables 
de  toutes  les  œuvres  de  l'homme ,  il  faut ,  sans  aucun  doute, 
que  la  société  s'efforce  de  mettre  chacun  de  ses  membres  en 
mesure  de  voir  et  d'apprécier  les  obstacles  qui  s'opposent 
aux  mariages  intempestifs.  C'est  pour  elle  un  devoir  impé- 
rieux d'user  de  tous  les  moyens»  propres  à  faire  ressortir  le 
danger  des  passions  qui  conduisent  à  des  unions  réprouvées 
par  la  prudence.  Sous  ce  rapport,  la  contrainte  morale  est 
irréprochable,  et  Malthus  a  mille  fois  raison. 

Mais  convient-il  d'aller  plus  loin?  Faut-il  redouter  le  nom- 
bre des  enfants,  alors  même  que  le  mariage  a  été  contracté 
avec  la  prévoyance  désirable?  Faut-il  recommander  aux 
époux  ce  que,  par  un  étrange  abus  de  la  langue,  on  nomme 

i 

! 

«1)  Harmonies  économiques  ^  pp.  274  et  275  (2™'  édit.). 


-     i27     - 

aujourd'hui  la  contrainte  morale  {Ums  le  mariage?  Est -il 
nécessaire  de  rompre  avec  renseignement  de  toutes  les 
Églises  chrétiennes?  Est-il  indispensable  de  convertir  en 
vertu  certain  vice  incompatible  avec  les  vœux  de  la  nature 
et  avec  les  prescriptions  de  la  morale  universelle?  Doit*on« 
avec  la  grande  majorité  ^es  disciples  de  Malthus,  interpréter 
la  doctrine  du  maître  eu  ce  sens  que  les  époux ,  assez  pru- 
dents pour  se  contenter  d'un  nombre  très-restreinti  d'enfants, 
ne  sont  nullement  obligés,  de  se  condamner  à  l'abstinence  ? 

Mettons  de  côté  la  religion,  les  traditions,  les  mœurs,  et 
envisageons  le  problème  au  point  de  vue  exclusif  des  intérêts 
matériels.  Les  faits  seuls  suffiront  pour  justifier  la  morale 
cbrétienne. 

On  prétend  que  les  Etats  européens  nourrissent  et  entre- 
tiennent, pour  la  plupart,  un  excédant  de  population  ouvrière. 

En  admettant  même  qu'il  en  fut  ainsi,  —  ce  que  nous 
sommes  loin  d'admettre,  —  nous  ne  voyons  pas  comment 
certaines  pratiques  conjugales  pourraient  devenir  un  moyen 
d'améliorer  le  sort  des  classes  laborieuses. 

Une  nation  compte  dans  son  sein  trois  millions  d'ouvriers 
industriels  et  six  millions  d'ouvriers  agricoles.  Au  bout  d'une 
période  plus  ou  moins  longue,  la  contrainte  morale,  large- 
ment pratiquée  dans  tous  les  ménages,  réduit  la  première 
catégorie  à  deux  millions  et  la  seconde  à  quatre.  Si  le  capital 
reste  le  même,  la  loi  naturelle  de  l'offre  et  de  la  demande 
fera  considérablement  hausser  les  salaires,  parce  que  le 
nombre  des  bras  est  réduit  d'un  tiers.  Les  familles  ouvrières 
jouiront  d'une  aisance  qu'elles  n'avaient  jamais  connue  à 
l'époque  oii  elles  se  conformaient  à  la  morale  «  arriérée  »  du 
christianisme. 

Voilà  l'apparence;  mais  voici  la  réalité. 

A  côté  de  la  loi  économique  qui  amène  la  hausse  des 


^lati*es,  il  en  existe  (teux  autres,  tout  aussi  positives,  tout 
aussi  irrécusables.  D*un  côté,  quand  les  frais  de  production 
augmentent,  le  prix  de  la  marchandise  s*élèye  dans  la  méma 
proportion;  de  Tautre,  quand  le  prix  de  la  marchandiao 
augmente,  les  débouchés  extérieurs  se  resserrent  et  la  cou- 
sommation  intérieure  diminue  avec  une  effrayante  rapidité. 
Il  en  résulte  que,  dans  le  pays  que  nous  avons  choisi  comme 
exemple,  les  entrepreneurs  d'industrie  se  verront  bientôt 
forcés  de  renvoyer  une  grande  partie  de  leurs  ouvriere. 
Geux-ci ,  pressés  par  le  besoin ,  offriront  leur  travail  au 
rabais,  et  la  même  loi,  qui  tout  à  l'heure  avait  amené  la 

T 

hausse  des  salaires^  les  fera  promptement  redescendre  à 
leur  niveau  primitif.  On  n'aura  obtenu  d'autre  résultat  que 
de  priver  la  nation  des  richesses  créées  par  le  travail  jour- 
nalier de  trois'  millions  d'hommes  !  Tous  les  citoyens  en 
soufTrîront,  mais  les  prolétaires  bien  plus  que  les  riches, 
parce  que ,  les  objets  de  première  nécessité  étant  devenus 
plus  rares,  ils  devront  payer  ceux-ci  plus  cher.  En  dernier 
résultat,  la  contrainte  morale  n'aura  produit  qu'un  immense 
accroissement  de  misère  !  Et  ce  serait  pour  arriver  à  ce  triste 
résultat  qu'on  devrait  substituer  une  sorte  de  combinaison 
de  haras  aux  vœux  combinés  de  la  religion  et  de  la  nature  ! 
Le  remède  ne  git  pas  dans  la  réduction  du  nombre  des 
travailleurs;  car,  dans  tous  les  pays  civilisés,  l'homme  qui 
travaille  crée  plus  qu'il  ne  consomme.  L'ennemi  à  combattre, 
c'est  la  débauche  qui  dissipe  les  ressources,  épuise  les  forces 
et  anéantit  la  dignité  de  l'ouvrier  ;  c'est  cette  brutale  impré-r 
voyance  qui  produit  les  unions  dont  les  malheureux  rejetons 
jouissent  d'une  vie  moyenne  de  moins  de  deux  ans.  Ni  l'une 
ni  l'autre  de  ces  causes  de  misère  ne  peut  être  extirpée  à 
l'aide  de  la  contrainte  morale  pratiquée  par  les  é|K>ux  qui  se 
sont  mariés  dans  les  conditions  normales. 


On  dira  peut-être  que  nous  avons  tort  d'envisager  ici  les 
effets  de  ia  contrainte  morale  dans  ses  rapports  avec  la 
population  et  la  force  productive  d*up  seui  pays.  On  ajoutera 
que  les  défenseurs  des  idées  de  Malthus  se  proposent  pour 
but  de  faire  comprendTe  les  avantages  de  la  contrainte  mo- 
rale aux  travailleurs  de  toutes  les  nations.  On  nous  fera 
remarquer  que  les  familles  ouvrières,  devenant  partout 
moins  pauvres  à  mesure  qu'elles  deviennent  moins  nom- 
breuses, pourront  consommer  davantage,  et  qu'ainsi  la  pro- 
duction ne  sera  pas  sensiblement  ralentie.  Fort  bien!  Mais 
n'oublions  pas  que,  si  nous  envisageons,  non  tel  pays,  mais 
ie  globe,  non  tel  peuple,  mais  l'humanité,  il  n'est  plus  ques- 
tion ni  de  vanter  ni  d*appliquer  les  idées  de  l'économiste 
anglais;  icar  alors  ce  ne  serait  pas  la  densité,  mais  la  rareté 
de  la  population  qui  devrait  être  considérée  comme  un 
obstacle  au  progrès  universel  !  Nous  l'avons  prouvé  à  l'évi- 
deuce  :  quand  on  se  place  à  ce  point  de  vue,  ce  n'est  pas  la 
terre  qui  inanque  à  i'bomme,  mais  l'homme  qui  manque  à  la 
terre  (4). 

D'autres  économistes,  plus  éclairés  et  plus  habiles,  nous 
répondront  que  la  contrainte  morale  ne  doit  être  pratiquée 
(^e  par  les  seules  catégories  de  travailleurs  dont  le  nombre 
est  momentanément  hors  de  toute  proportion  avec  la  de- 
mande des  entrepreneurs  d'industrie.  Mais  ceux-ci  oublient 
que  les  idées  ont  des  ailes  et  que  les  principes  prennent 
corps  dans  les  actes!  Faites  comprendre  à  l'ouvrier  qu'il 
amène  la  hausse  de  son  salaire  en  réduisant  sa  progéniture  ; 
dites-lui  qu'il  peut  arriver  à  ce  résultat,  sans  se  priver  d'au- 
-cun  des  avantages  du  mariage  ;  expliquez-lui  comment  ces 
enfants,  qui  lui  coûtent  tant  de  peines,  de  privations  et  de 

{i)  Voy.  ci-dessus,  p.  390  et  suiv. 


—     450     — 

souffirances,  sont  une  cause  permanente  de  misère,  non- 
seulement  pour  lui-même,  mais  encore  pour  tous  ceux  qui 
n'ont  que  leur  travail  pour  vivre.  Croyez-vous  que  vos  con- 
seils ne  franchiront  pas  le  seuil  des  maisons  et  des  usines 
devenues  le  théâtre  momentanée  de  vos  prédications  écono- 
miquesr?  Détrompe^vous!  L'égoïsme  naturel  de  l'homme  se 
chargera  de  vulgariser  votre  propagande,  et,  si  les  idées 
religieuses  cessent  d'être  un  obstacle,  vous  aboutirez  inévi- 
tablement aux  déplorables  conséquences  d'une  pratique  gé- 
nérale. Ne  perdez  pas  de  vue  le  triste  exemple  donné  par  la 
Grèce  ancienne  et  par  l'Italie  des  Césars  (1)  ! 

Cette  doctrine,  accueillie  par  les  masses,  n'aurait  pas  seu- 
lement pour  inévitable  résultat  de  faire  diminuer  la  produc- 
tion nationale,  au  détriment  de  tous  les  citoyens  indistinc- 
tement;  elle  minerait  les  bases  de  la  puissance  et  de  la  gloire 
des  peuples  qui  marchent  au  premier  rang  de  la  civilisation 
moderne.  Qu'arriverait-il  si  la  guerre,  les  épidémies  et  même 
la  disette  venaient  exercer  leurs  ravages  au  milieu  d'une 
population  déjà  réduite  au  nécessaire  par  la  pratique  de  la 
contrainte  morale  dans  le  mariage  ?  Et  qu'on  n'jnvoque  pas 
les  documents  statistiques  qui  attestent  que,  le  lendemain 
des  grandes  calamités,  les  naissances  deviennent  toujours 
plus  nombreuses  ;  car  ce  fait,  qui  prouve,  une  fois  de  plus, 
l'existence  de  la  grande  loi  de  l'équilibre,  ne  saurait  fournir 
ici  la  matière  d'une  objection  sérieuse.  Les  naissances  ne 
'donnent  que  des  enfants,  tandis  qu'il  faut  vingt-cinq  années 
de  soins  et  de  sacrifices  pour  former  un  ouvrier  habile,  un 


(1)  Quelques  économistes,  il  est  vrai,  entendent  la  contrainte  morale 
dans  le  sens  de  l'abstinence  absolue  entre  les  époux.  Mais  n'est -il  pas 
manifeste  que  le  remède ,  entendu  de  la  sorte ,  restera  toujours  sans 
influence  possible ,  surtout  dans  les  classes  inférieures  ?  Il  est  donc 
inutile  de  s'en  préoccuper. 


soldat  exercé,  un  homme  en  état  de  dévenir  le  fondateur 
d'une  famille  nouvelle  ;  ensuite,  on  ne  doit  pas  oublier  que 
le  mouvement  serait  infiniment  plus  lent  qu*au  sein  de  la 
population  actuelle,  assez. serrée  pour  que  les  parties  du 
territoire  qui  échappent  à  la.  calamité  puissent  venir  rapide- 
ment en  aide  aux  autres.  Qu*on  ne  dise  pas  non  plus  que 
nous  nous  berçons  de  chimères  et  de  craintes  excessives  ! 
I>ravons*nous  pas  vu  Tétat  de  faiblesse  et  de  dégradation  où 
la  contrainte  morale,  entendue  de  cette  manière,  avait  con- 
duit les  deux  nations  les  plus  puissantes  et  les  plus  éclairées 
de  l'antiquité  (1)? 

Éclairons  Tintelligence  du  prolétaire  ;  tâchons  de  le  relever 
à  ses  propres  yeux  et  à  ceux  des  autres  ;  faisons-lui  com- 
prendre qu'il  ne  doit  songer  au  mariage  qu'à  l'époque  où  il  a 
acquis  l'espoir  de  conserver  un  salaire  suffisant  pour  subve- 
nir Mi^  besoins  indispensables  d'une  famille;  efforçons-nous 
<i'épurer  ses  mœurs  et  de  développer  ses  idées  d'ordre  et  de 
prévoyance.  Mais  gardons-nous  d'aller  plus  loin!  Quand 
l'ouvrier  honnête  et  laborieux  a  contracté  une  union  légi- 
time, laissons  cette  union  produire  les  conséquences  voulues 
par  la  nature.  Les  enfants  qu'il  élève  seront  à  la  fois  un  sti- 
mulant pour  son  travail  et  une  source  de  richesse  et  de  force 
pour  m  patrie.  Ils  lui  coûteront  bien  des  labeurs,  bien  des 
inquiétudes  et  probablement  bien  des  privations;  mais  aussi, 
quand  il  a  soin  de  leur  inculquer  les  préceptes  de  la  religion 
et  de  la  morale,  ils  seront  la  consolation,  l'appui  et  parfois 
Torgueil  de  sa  vieillesse.  La  nature,  d'ailleurs,  ne  procède 
pas  avec  cette  profusion  désordonnée  que  lui  attribue  l'école 
de  Malthus.  À  mesure  que  la  statistique  étend  ses  investi- 


(1)  On  sait  que  déjà  les  détestables  efTets  de  la  contrainte  morale  ne 
se  font  que  trop  sentir  en  France. 


gaCioiiSf  la  âagdsse  de  rordonnateur  suprême  devient  de  plus 
en  plus  manifeste,  u  On  ne  peut  se  défendre  d*un  certain 
»  étonnement,  dit  H.  Legoyt,  quand  on  remarque  que,  dans 
»  dix  de9  principaux  États  de^  l'Europe,  le  nombre  des 
»  ménages  ou  familles,  pour  ,10,000  habitants,  n'offre  pas 
»  de  différence  sensible.  Il  est  en  moyenne  de  2163,  soit 
»  4,62  personnes  par  famille.  »  Le  savant  statisticien  ajoute  : 
«  Ainsi,  la  formation  des  familles  semble  obéir,  dans  toute 
»  rEurope,.à  des  influences  qui  en  déterminent  uniforme- 
»  ment  le  nombre  (1)  !  »  C'est  encore  une  de  ces  harmonies 
mystérieuses  dont  nous  avons  parlé,  et  que  les  progrès  des 
sciences  sociales  mettent  successivement  en  évidence  (2). 

Le  spectacle  de  la  misère,  inséparable  de  tous  les  modes 
d'organisation  sociale,  ne  doit  pas  nous  empêcher  de  consi- 
dérer les  phénomènes  de  la  vie  collective  sous  leur  véritable 
jour.  La  misère  existe  dans  les  capitales  populeuses,  mais 
elle  existe  aussi,  sous  des  couleurs  plus  hideuses  encore, 
dans  les  vastes  solitudes  où  quelques  tribus  de  sauvages 
promènent  leurs  haillons  sur  un  territoire  fertile  dépourvu 
d'habitants.  Elle  se  montre  à  Paris  et  à  Londres,  mais  elle 


(i>  Les  dix  États  indiqués  par  M.  Legoyt  sont  la  France,  l'xVutriche. 
la  Prusse ,  la  Belgique ,  la  Hollande  y  la  Bavière  y  la  Suisse ,  la  Saxe , 
In  Piémont  et  la  Sardaigne  fDicf.  de  VÊcon.  pol.,  loc.  cit.>. 

(2)  Ceci,  qu'on  lo  remarque  bien, 'n'est  pas  une  déclamation  oiseuse. 
Voici  encore  un  exemple  :  en  1847,  M.  Ad.  Quetelet  dressa  le  tableau 
(les  mariages  contractés  en  Belgique  de  1840  à  1845,  en  ayant  égard  à 
la  fois  à  rage  de  Thomme  et  à  celui  de  la  femme  au  moment  de  leur 
union.  Voici  la  conclusion  de  ses  recherches  :  «  A.  voir,  d'année  en 
A  année,  la  reproduction  à  peu  près  identique  des  mêmes  nombres,  on 
•  ne  croira  jamais  que  le  hasard  ait  présidé  à  de  pareils  arrangements  ; 
»  U  se  passe'là  quelque  chose  de  mystérieux  qui  confond  noire  inteUi~ 
ji  gence.  »  (BiUleiin  de  la  commission  cetitrcUe  de  statistique,  t.  III,  p. 
143).  En  1860,  M.  Ad.  Quetelet  a  conduit  ses  investigations  jusquen 
1855.  Le  résultat  a  été.  à  tous  égards,  le  même  (Bulletin,  t.  VIII). 


-     453     - 

rëgae  également  au  désert.  On  peut  la  combattre,  la  réduire, 
restreindre  ses  ravages  ;  mais  on  ne  réussira  jamais  à  Tex* 
tirper. 

On  voudrait  en  vain  le  nier  :  il  y  a  une  loi  mystérieuse 
qui  fait  de  la  souffrance  et  du  sacrifice  Tune  des  conditions 
du  progrès  industriel  de  Thumanité.  Voyez  la  machine  à 
vapeur,  qui  a  centuplé  nos  forces  productives,  transformé 
notre  industrie  et,  par  l'accroissement  immense  de  la  con- 
sommation, donné  du  travail  à  des  milliers  de  bras  que  les 
procédés  lents  et  coûteux  des  méthodes  anciennes  auraient 
laissés  sans  emploi  possible.  N'a-t-elle  pas,  dans  une  dou- 
loureuse et  trop  longue  période  de  transition,  jeté  la  misère 
et  le  découragement  dans  les  familles  de  plusieurs  classes 
de  travailleurs  qui  avaient  jusque-là  vécu  dans  Taisance?  Les 
choses  se  passent  de  la  sorte  dans  toutes  les  carrières  où 
Tesprit  humain  déploie  son  activité  féconde.  Cet  homme  de 
génie,  dont  les  découvertes^  feront  la  gloire  et  la  richesse  de 
sa  patrie,  meurt.abandonné  de  tous,  entouré  du  dédain  et 
parfois  du  mépris  de  ses  contemporains.  Ces  colonies  si 
belles  et  si  riches,  qui  nous  fournissent  une  quantité  prodi- 
gieuse de  denrées  et  de  matières  premières,  ont  commencé 
par  dévorer  plusieurs  générations  de  pionniers  intrépides. 
L'inappréciable  découverte  de  l'imprimerie  fit  mourir  de 
faim  des  centaines  de  copistes  avant  de  nourrir  des  milliers 
de  typographes. 

Le  principe  de  population^  quelle  que  soit  la  base  sur  la- 
quelle on  le  fonde,  ne  saurait  échapper  à  cette  loi  univer- 
selle. La  population  s'accrott  avec  les  ressources  du  pays  ; 
elle  est  le  signe  de  sa  richesse,  l'indice  de  ses  forces,  le  fon- 
dement de  sa  grandeur  réelle  ;  mais  aussi,  dans  certaines 
circonstances  exceptionnelles,  sa  densité  amène  des  souf- 
frances que  la  bienfaisance  publique  et  la  charité  privée  sont 

28 


impuissantes  à  soulager.  Quand  des  industries  nouvelles  se 
fixent  dans  un  pays,  ou  que  les  industries  anciennes  y 
prennent  une  extension  inespérée,  la  classe  ouvrière  se 
développe  en  proportion  des  moyens  d*existence  fournis  par 
le  développement  du  travail.  C'est  un  résultat  qu'il  faut  bien 
admettre,  sous  peine  de  se  placer  dans  la  nécessité  de  répu- 
dier le  progrès  et  d'ériger  en  dogme  économique  l'immobilité 
la  plus  absolue.  Or,  comme  il  n'existe  aucun  économiste  qui 
pousse  l'esprit  de  système  jusqu'à  ce  degré  d'absurdité; 
comme,  à  moins  de  vouloir  l'extinction  des  classes  labo- 
rieuises,  on  ne  peut  exiger  que  l'ouvrier,  avant  dé  se  marier, 
se  procure  un  capital  suffisant  pour  mettre  sa  famille  à  l'abri 
de  toutes  les  éventualités  de  l'avenir,  il  est  inévitable  qu'on 
rencontre  l'excès  de  population  et  par  suite  la  misère,  par- 
tout où  les  capitaux  émigrent,  où  les  ressources  locales 
s'épuisentv  où  les  industries  se  déplacent  et  meurent.  C'est 
cette  misère,  la  seule  qu'on  puisse  attribuer  au  nombre  des 
travailleurs  inoccupés,  qui  devient,  aux  yeux  des  observa- 
teurs superficiels,  la  justification  des  craintes  exagérées  de 
Malthus.  Ils  oublient  que  la  contrainte  morale  est  ici  hors  de 
cause.  Au  dire  de  Malthus  lui-même,  elle  ne  doit  produire 
d'autre  efTet  que  de  maintenir  la  population  au  niveau  des 
subsistances,  et  nous  parlons  d'une  crise  survenant  au  milieu 
d'un  peuple  dont  la  densité  se  trouve  en  équilibre  avec  les 
ressources  du  pays,  au  moment  où  se  présente  la  cause  per- 
turbatrice. Nous  sommes  ici  en  face  d'un  danger  qui  n'est  ni 
certain  ni  même  probable,  mais  seulement  éventuel,  et  dont 
l'homme  n'est  jamais  complètement  préservé,  alors  même 
que  toute  son  industrie  se  borne  à  la  culture  du  sol.  En . 
Irlande,  pays  essentiellement  agricole,  un  fléau  inattendu, 
la  maladie  des  pommes  de  terre,  a  suffi  pour  réduire  deux 
millions  d'habitants  à  la  nécessité  d'aller  chercher  du  pain 


-    455     - 

au  delà  de  TAtlantique;  et  cependant,  avant  la  catastrophe, 
l'Irlande  était  déjà  moins  peuplée  que  FAngleterre  ;  car  elle 
avait  100  habitants  par  100  hectares,  et  TÂngleterre  130  (1). 
Les  nations  vivent  du  travail  de  Thomme,  quelle  que  soit  la 
forme  du  produit.  Redouter  la  multiplication  de  Thomme 
utile,  par  le  seul  motif  de  la  possibilité  d'une  crise  future, 
ce  serait  imiter  le  raisonnement  d'un  insensé  qui  voudrait 
proscrire  l'eau  et  le  feu,  parce  que  la  première  peut  ravager 
nos  champs  et  le  second  consumer  nos  demeures*. 

Dans  tous  les  systèmes  imaginables,  y  compris  celui  de 
Halthus,  la  population  doit  décroître  lorsque,  par  une  cause 
quelconque,  les  produits  du  travail  ne  suffisent  plus  à  sa 
subsistance.  C'est  une  inexorable  nécessité  devant  laquelle 
la  science  et  l'humanité  sont  également  forcées  de  s'incliner. 
Mais  ici  même  les  partisans  de  Malthus  oublient  que  l'intel- 
ligence de  l'homme  écarte,  presque  toujours,  une  partie  des 
résultats  violents  de  la  crise.  Celle-ci  éclate  rarement  du 
jour  au  lendemain;  il  lui  faut  souvent  des  années  pour 
acquérir  toute  son  intensité.  En  attendant  les  mariages  di- 
minuent, des  industries  nouvelles  se  fondent  et  une  partie 
des  travailleurs  cherchent  leur  salut  dans  l'émigration.  Cette 
situation  douloureuse,  mais  exceptionnelle,  n'a  rien  de  com- 
mun avec  l'avalanche  incessante  de  malheurs  et  de  vices  que 
l'économiste  anglais  fait  dériver  de  la  fécondité  désordonnée 
de  l'espèce  humaine. 

D'ailleurs,  n'oublions  pas  que,  dans  l'admirable  plan  du 
Créateur  successivement  manifesté  par  l'histoire,  les  mal- 
heurs et  les  souffrances  d'une  portion  de  l'humanité  tournent, 
en  dernier  résultat,  au  bonheur  et  à  la  gloire  de  l'ensemble. 


(i)  M.  De  Lavergne,* Compfe-rendu  des  séances  de  V Académie  des 
sciences  morales  et  pciitiques,  par  Vergé,  t.  XLIII,  1858,  p.  97. 


—     i5«     -^ 

Ce  n*est  qu'à  ce  prix  que  l'homme  accomplit  sa  mission  su- 
blime :  assujettir  et  peupler  la  terre.  L'encombrement  de  la 
population  sur  quelques  points  de  l'Europe  nous  a  valu  ce 
magnifique  mouvement  de  colonisation,  dont  nous  admirons 
les  merveilles  et  dont  nous  recueillons  les  bénéfices  dans 
toutes  les  parties  du  monde  ;  et,  ici  encore,  les  desseins  de 
la  Providence  deviennent  de  plus  en  plus  visibles.  A  mesure 
que  le  nombre  des  hommes  s'accrott,  de  nouvelles,  décou- 
vertes viennent,  pour  ainsi  dire  à  point  nommé,  faciliter 
leur  déplacement  sur  tous  les  points  du  globe.  Les  chemins 
de  fer  et  la  navigation  à  vapeur  ont  supprimé  les  distances, 
et  le  mouvement  des  hommes  et  des  marchandises  devient 
chaque  jour  plus  facile  :  révolution  immense  dont  les  con- 
séquences seront  éminemment  salutaires,  en  présence  des 
terres  incommensurables  qui,  depuis  plus  de  cinquante  siè- 
cles, demandent  en  vain  des  habitants. 

Quand  on  considère  séparément  quelques  familles,  quel- 
ques classes,  ou  même  un  peuple,  on  croit  remarquer  dans 
la  vie  de  l'homme  une  foule  de  contradictions  et  d'incohé- 
rences; et,  pour  peu  qu'on  s'abandonne  à  ses  premières 
impressions,  on  est  tenté  d'accuser  l'imprévoyance  de  la 
nature.  Ces  contradictions  et  ces  incohérences  deviennent 
beaucoup  plus  rares  lorsque,  portant  ses  regards  plus  haut 
et  plus  loin,  on  étudie  la  vie  collective  de  tout  un  groupe  de 
nations  voisines.  Elles  disparaissent  complètement,  ou  pour 
mieux  dire,  elles  se  transforment  en  harmonies  providen- 
tielles, lorsque  l'humanité  tout  entière  devient  l'objet  de  nos 
méditations  et  de  nos  recherches.  C'est  à  cette  hauteur  qu'il 
faut  se  placer  quand  on  veut  connaître  le  résultat  naturel  et 
définitif  des  qualités  qui  distinguent  l'organisation  de 
l'homme.  Ici,  comme  dans  toutes  les  sphères  de  la  création, 
c'est  aux  lois  générales  qu'on  doit  demander  le  secret  du 


—     «7     — 

Créateur.  Ainsi  que  nous  Favons  dit  en  coinniencant,  il 
n'existe  qu'un  seul  moyen  d'arriver  à  la  découverte  de  la  vé- 
rité :  rétude  des  destinées  collectives  de  Yopèee. 

Une  seule  fois  Malthus  s'est  placé  à  ce  point  de  vue,  et 
aussitôt  il  a  été  forcé  de  faire  une  foule  d'ftveux  qui  sapent  la 
plupart  de  ses  théories  par  la  base,  a  Tout  nous  porte  à 
»  croire^  dit-il,  gue  Vmtention  du  Créateur  a  été  de  peupler  la 
y^  terre.  Mais  il  paraît  que  ce  btU  ne  pouvait  être  atteint  qu'en 
»  donnant  à  la  population  un  accroissement  plus  rapide  qu'aux 
»  subsistances.  Et  puisque  la  loi  d'accroissement  que  nous  avons 
»  reconnue  n'a  pas  répandu  les  hommes  trop  rapidement  sur  la 
»  face  du  globe,  il  est  assez  évident  qu'elle  n'est  pas  dispropor- 
»  tionnée  à  son  objet.  Le  besoin  de  subsistances  ne  serait  pas 
»  assez  pressant  et  ne  donnerait  pas  assez  de  développement 
»  aux  facultés  humaines,  si  la  tendance  qu'a  la  population  à 
»  croître  rapidement  sans  mesure  n'en  augmentait  l'inten- 
»  site.  Si  ces  deux  quantités,  la  population  et  les  subsis- 
»  tances,  croissaient  dans  le  même  rapport,  je  ne  vois  pas 
»  quel  motif  aurait  pu  vaincre  la  paresse  naturelle  de 
»  l'homme,  et  l'engager  à  étendre  la  culture.  La  population 
»  du  territoire  le  plus  vaste  et  le  plus  fertile  se  serait  arrêtée 
»  tout  aussi  bien  à  cinq  cents  hommes  qu'à  cinq  mille  ou  à 
»  cinq  millions....  Ce  rapport  ne  pouvait  donc  répondre  au 
»  but  du  Créateur.  Et  dès  qu'il  s'agit  de  fixer  le  degré  précis 
»  auquel  il  a  dû  s'élever,  pour  que  l'objet  soit  rempli  avec  le 
i>  moins  de  mal  possible,  nous  reconnaîtrons  notre  incom- 
»  pétence  pour  former  un  tel  jugement  (1).  »  C'est  à  cette 
incompétence  que  l'auteur  de  Y  Essai  sur  le  principe  de  popu- 
lation devait  inévitablement  aboutir. 

Nous  en  avons  dit  assez  pour  prouver  que  les  seuls  faits 

l'i)  L.  IV.  cl. 


-     138     - 

constants,  incontestables,  universels,  vrais  dans  tous  les  siè- 
cles et  à  tous  les  degrés  de  civilisation,  sont  faciles  à  expli- 
quer et  à  justifier,  sans  qu'on  ait  besoin,  ni  de  renien  la  mo- 
rale chrétienne,  ni  d'avoir  recours  aux  terribles  moyens 
répressifs  décrits  par  Malthus.  Nous  croyons  avoir  suffisam- 
ment établi  notre  thëse  :  «  L'homme  étant  doué  de  tel  degré 
y>  de  fécondité^  cette  fécondité  était  nécessaire,  non  pour  trou- 
ai bler,  mais  pour  maintenir  l'harmonie  dans  le  plan  général  de 
»  la  création.  » 


IV. 


CONCLUSION. 


Est-ce  à  dire  que  Malthus  mérite  les  reproches,  les  ou- 
trages, les  sarcasmes  et  les  malédictions  qu'on  lui  a  prodi- 
gués, depuis  le  jour  où  les  socialistes  ont  fait  de  son  nom  le 
symbole  de  l'immoralité  et  de  l'insensibilité?  En  aucune  ma- 
nière !  Cette  conclusion  est  si  loin  de  notre  pensée  que  nous 
serions  désolé  de  nous  voir  rangé  parmi  les  détracteurs  du 
célèbre  économiste  anglais. 

Le  reproche  d'immoralité  ne  saurait  atteindre  l'auteur  de 
VEssai  sur  le  principe  de  population.  Avant  le  mariage,  il  re- 
commande la  prévoyance  et  la  chasteté  ;  et  rien  ne  prouve 
que,  dans  le  mariage,  il  ait  donné  à  la  contrainte  morale  un 
sens  autre  que  celui  de  l'abstinence  absolue.  Il  ne  doit  pas 
répondre  des  exagérations  de  ses  disciples. 

Malthus  ne  mérite  pas  plus  le  reproche  d'avoir  voulu  enle- 
ver  aux  classes  inférieures  toutes  les  joies  qui  embellissent 
la  vie,  toutes  les  affections  qui  sont  à  la  fois  le  stimulant  et 
|a  récompense  du  travail  de  l'homme.  Exagérant  l'impré- 


-     439     — 

voyance  des  prolétaires,  méconnaissant  l'action  toujours 
puissante  de  la  raison,  il  n*a  vu  que  le  côté  sombre  de  l'im- 
mense problème  auquel  il  a  attaché  son  nom;  mais  ses  vues 
étaient  pures  et  ses  intentions  irréprochables.  Il  n'avait 
d'autre  désir,  d'autre  mobile^  d'autre  but  que  l'amélioration 
morale  et  matérielle  du  peuple.  Malthus,  tout  en  se  trompant, 
était  un  homme  de  bien,  un  philanthrope  dans  la  bonne  et 
sérieuse  acception  du  mot, 

Écrivant  à  une  époque  où  tous  les  gouvernements  se 
croyaient  obligés  d'établir  .des  récompenses  pour  hâter  l'ac- 
croissement de  la  population,  il  a  montré  les  dangers  d'une 
politique  fondée  sur  l'ignorance  deà  lois  économiques.  Il  a 
prouvé  que,  partout  où  les  hommes  trouvent  le  travail  et 
l'aisance,  le  chiffre  des  habitants  ne  tarde  pas  à  se  mettre  au 
niveau  des  moyens  d'existence.  Il  a  clairement  démontré 
qu  une  population  surabondante,  loin  d'être  une  source  de 
richesse  et  de  gloire,  devient  une  cause  intense  de  souf- 
frances et  de  dégradation  pour  les  classes  inférieures.  Si 
Mâithus,  à  son  tour,  a  dépassé  le  but;  si  son  livre  n*est  pas, 
comme  le  disait  un  traducteur  allemand  (Hegewich),  une  ré- 
vélation des  lois  de  l'ordre  moral,  comparable  à  la  découverte 
des  lois  de  l'ordre  physique  de  l'univers  par  Newton,  il  n'en  a  . 
pai^  moins  enrichi  la  science  d'une  foule  de  vérités  utiles. 

Acceptons  ces  vérités  ;  célébrons  avec  lui  les  avantages  de 
la  prévoyance  ;  mais  laissons  au  mariage  la  définition  que 
lui  donnent  en  même  temps  tous  les  théologiens  et  tous  les 
jurisconsultes.  Continuons  à  y  voir  «  la  société  de  l'homme 
»  et  de  la  femme  qui  s'unissent  pour  perpétuer  leur  espèce, 
»  pour  s'aider  par  des  secours  mutuels  à  porter  le  poids  de 
D  la  vie,  et  pour  partager  leur  commune  destinée  (1).  » 

(1)  Définition  de  Portalis,  Tun  des  rédacteurs  du  Gode  civil. 


XIII 


UN 


PRÉCURSEUR  DE  MALTHUS 


UN 


PRÉCURSEUR  DE  MALTHUS  ^'' 


Parmi  les  membres  de  Tancienne  Académie  impériale  et 
royale  de  Bruxelles,  dont  les  noms  sont  aujourd'hui  beau- 
coup trop  oubliés,  il  faut  placer  en  première  ligne  le  savant 

I  et  infatigable  abbé  Mann.  Peu  â*hommes  eurent  une  vie  plus 

active,  plus  variée,  plus  entremêlée  de  succès  et  d'épreuves. 

I  Né  en  Angleterre,'  élevé  dans  le  protestantisme,  devenu  ca- 

tholique et  prêtre  en  France,  puis  moine  et.  prieur  de  char- 
treux à  Nieuport,  appelé  dans  la  capitale  du  Brabant  par 
Marie-Thérèse,  associé  à  la  réforme  de  l'enseignement  pu- 
blic dans  les  Pays-Bas  autrichiens,  possédant  la  confiance  et 
l'estime  de  Joseph  II,  honoré  dans  le  monde  des  sciences  et 
des  lettres,  il  vit  brusquement  s'écrouler  ses  espérances, 
passa  ses  dernières  années  dans  l'exil,  et  mourut  pauvre  et 
méconnu  dans  une  humble  auberge  de  Prague.  Ce  qu'il 
amassa  de  connaissances  et  publia  d'écrits  dans  cette  car- 
rière accidentée  tient  du  prodige.  Historien,  philosophe, 
littérateur,  naturaliste,  géologue,  agronome,  hydrographe, 
archéologue,  économiste,  numismate,  il  explorait  sans  cesse 


(1)  Extrait  du  T.  XXXI  des  BuUetins  de  l'Académie  royale  de  Belgique 
()•  série). 


-    m    - 

le  domaine  illimité  des  connaissances  humaines,  avec  une 
ardeur  d'autant  plus  louable  que  sa  constitution  faible  et 
maladive  le  laissait  en  proie  à  des  souffrances  pour  ainsi 
dire  continuelles.  Assurément,  ni  pour  le  fond,  ni  pour  la 
forme,  toutes  ses  publications  ne  sont  point  des  chefs- 
d'œuvre  et  plusieurs  d'entre  elles  n'atteignent  pas  à  la  hau- 
teur de  la  science  contemporaine  ;  mais,  tout  en  laissant  une 
large  part  à  la  critique,  la  vaste  érudition,  le  zèle,  le  courage 
et  l'étonnante  activité  du  célèbre  académicien,  pourront  tou- 
jours être  cités  comme  des  modèles  (1). 

Ce  fut  dans  quelques-uns  de  ses  travaux  académiques,  que 
Mann  rencontra  l'immense  et  redoutable  problème  que  les 
économistes  désignent  aujourd'hui  sous  le  nom  de  principe 
de  population.  Occupé  d'une  multitude  d'autres  recherches, 
il  ne  fit  pas  de  ce  problème  l'objet  d'un  examen  spécial  et 
approfondi.  Abordant  la  question  d'une  manière  incidente, 
il  se  contenta  de  poser  quelques  règles,  de  proclamer  quel- 
ques maximes,  qu'il  appelait  des  principes  fondamentaux,  et 
qu'il  faisait  servir  de  base  à  des  raisonnements  sur  la  néces- 
sité d'une  réforme  des  procédés  agricoles  usités  dans  les 
Pays-Bas  autrichiens.  Or,  parmi  ces  principes  fondamen- 
taux, nous  avons  remarqué,  à  notre  grand  étonnement,  l'im- 
portante loi  économique  que  Malthus  formula,  plusieurs 
années  après,  dans  les  termes  suivants  : 

«  Lorsque  la  population  n'est  arrêtée  par  aucun  obstacle, 
»  elle  croit  de  période  en  période,  selon  une  progression 
»  géométrique;  tandis  que  les  moyens  de  subsistance  ne 
»  peuvent  jamais  augmenter  plus  rapidement  que  selon  une 
»  progression  arithmétique  (2).  » 

(\)  L'éloge  de  l'abbé  Mann  a  été  publié  par  le  baron  de  Reiffenberg. 
au  t.  VI  des  Nouveaux  mémoires  de  l* Académie  royale  de  BruxeUes. 
C2)  Essai  sur  le  principe  de  populatioti,  L.  1,  c.  I. 


-     445     — 

Que  voulait  dire  l'illustre  économiste  anglais,  quaud  il 
publiait  cet  adage  célèbre?  Eotendait-il  affirmer  que  la  pro- 
gressioQ  est  toujours  géométrique  pour  la  population  et 
arithmétique  pour  les  subsistances!  En  aucune  fiiçon.  Sa 
maxime,  prise  ainsi  à  la  lettre,  n*eût  jamais  attiré  l'attention 
du  monde  savant  ;  elle  serait  trop  manifestement  en  con- 
tradiction avec  la  raison,  les  faits  et  les  résultats  con- 
statés par  des  expériences  plusieurs  fois  séculaires.  Ainsi 
que  le  disaient  lord  Brougham  et  M.  Villermé,  dans  une 
mémorable  séance  de  l'Académie  des  sciences  morales  et 
politiques  de  Paris,  Halthus,  sous  l'apparente  rigueur  d'une 
formulç  scientifique,  a  «u  pour  seul  but  de  constater  un  fait 
qui  lui  semblait  indéniable  :  la  tendance  naturelle  de  la  po- 
pulation à  s'accroître  au  delà  de  la  somme  nécessairement 
limitée  des  subsistances.  Aux  nombreux  déclamateurs  de 
son  siècle,  qui  réclamaient  à  cor  et  à  cri,  comme  le  bonheur 
et  l'honneur  suprêmes,  l'accroissement  rapide  et  continu  de 
la  population,  il  répondait  que,  dans  les  pays  déjà  convena- 
blement peuplés,  il  faut  redouter,  bien  plus  que  hâter,  l'ar- 
rivée de  l'heure  fatale  où  une  population  exubérante  viendrait 
rompre  l'équilibre  entre  le  nombre  des  habitants  et  la  quan- 
tité des  moyens  d'existence  (1). 


(1)  Dans  la  séance  de  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques, 
à  laquelle  nous  Tenons  de  faire  aUusion,  M.  ViUennê  disait,  après  lord 
Brougham,  mais  en  termes  plus  {Nrécis  et  plus  clairs  :  «  Les  deux  pro- 
gressions deMalthus  n'étaient  à  ses  yeux  qu'une  manière  de  s'expliquer 
et  de  traduire  plus  intelligiblement  sa  pensée  ;  mais  au  fond ,  il  n'a 
voulu  constater  qu'une  tendance  de  la  population  à  dépasser  les  moyens 
d'existence.  >  (Voir  le  Compte-rendu  de  M.  Vergé;  t.  XXIV,  1853, 
pp.  444  et  suiv.). 

D'aiUeurs,  Malthus  lui-môme,  dans  une  autre  partie  de  son  ouvrage, 
a  eu  soin  de  s'expliquer  à  ce  sujet ,  de  manière  à  dissiper  tous  les 
doutes.  «  D'après  le  principe  de  population,  dit-il,  la  race  humaine  a 
une  tendance  à  se  multiplier  plus  rapidement  que  la  nourriture.  Elle  a 


Cette  vérité,  devenue  pour  nous  presque  triviale  à  force 
d*être  répétée  sur  tous  les  tons  et  sous  toutes  les  formes, 
était  une  nouveauté  scientifique  du  premier  ordre  dans  la 
seconde  moitié  du  dix-huitième  siècle,  où  les  adversaires 
du  catholicisme  avaient  flatté  et  ra£Fermi  les  préjugés  popu- 
laires, parce  quils  y  trouvaient  une  objection  en  apparence 
irréfutable  contre  le  célibat  des  prêtres  et  des  moines.  La 
formule  si  simple  et  si  claire  de  Haltbus,  accueillie  comme 
une  sorte  de  révélation  sociale,  produisit  immédiatement  un 
effet  immense.  Avant  la  publication  de  YEssaU  les  historiens, 
les  économistes  et  les  hommes  d'État  ne  cessent  de  vanter, 
comme  une  source  inépuisable  de  bonheur,  de  richesse  et 
de  force,  la  progression  rapide  et  constante  de  la  popula- 
tion ;  tandis  que,  depuis  cette  publication,  changeant  brus- 
quement d'allures  et  tombant  dans  Texcès  contraire,  la  plu- 
part d'entre  eux  tremblent  à  l'idée  des  malheurs  et  des  cala- 
mités de  toute  espèce  qui  Surgiront  le  jour  où  l'équilibre 
n'existera  plus  entre  les  forces  productives  de  leur  patrie  et 
le  nombre  de  ses  habitants.  Ils  ne  cessent  de  gémir  sur  l'im- 
prévoyance, l'aveuglement  et  les  passions  désordonnées  des 
classes  inférieures,  dont  les  membres  se  marient  et  se  don- 
nent des  descendants,  sans  se  préoccuper  des  épreuves  et 
des  misères  qui  attendent  leur  triste  progéniture. 

Quand  un  tel  phénomène  se  manifeste  dans  les  annales 
des  peuples  civilisés,  quand  un  changement  aussi  profond, 
aussi  radical,  se  produit  dans  les  idées  des  hommes  qui  mar- 
chent à  la  tête  de  leurs  contemporains,  on  peut  hardiment 


donc  une  tendance  à  peupler  un  pays  jusqu'à  la  dernière  limite  des 
subsistances.  Mais,  par  les  lois  de  la  nature,  eUe  ne  peut  jamais  passer 
la  limite,  entendant  par  ce  mot  la  moindre  nourriture  qui  peut  suffire 
k  maintenir  la  popidation  à  Tétat  stationnaire.  »  (Eesai,  L.  III,  c.  14, 
p.  239,  en  note  ;  trad^  de  Prévost  (1S33). 


affirmer  qu'une  lumière  nouvelle  a  jailli  dans  les  régions 
élevées  de  la  science  (1). 

Eh  bien,  cette  tendance  prétendument  naturelle  de  notre 
espèce  à  se  développer  au  delà  de  la  mesure  des  subsis- 
tances, cette  impossibilité  radicale  de  maintenir  constam- 
ment, dans  tous  les  pays  et  en  toutes  circonstances,  un  par- 
fait équilibre  entre  le  chiffre  de  la  population  et  la  quantité 
des  moyens  d'existence  ;  en  d'autres  termes,  la  grande  loi 
économique  que  Malthus  croyait  avoir  découverte  et  dans 
laquelle  il  voyait  la  base  et  le  résumé  de  tout  son  système, 
a  été  proclamée,  dans  l'enceinte  de  l'Académie  impériale  et 
royale  de  Bruxelles,  dix-huit  ans  avant  le  jour  où  VEssai  sur 
le  principe  de  population  sortit  à  Londres  des  presses  de  son 
premier  éditeur  (2). 

Dans  un  mémoire  sur  les  moyens  d'augmenter  la  popu- 
lation et  de  perfectionner  l'agriculture  dans  les  Pays-Bas 
autrichiens,  lu  à  ta  séance  du  8  avril  1778,  Hann,  posant  en 
principe  que  «  la  terre  produit  toujours  en  raison  du  travail 
»  de  l'homme,  »  en  vint  à  soutenir  que  le  premier  des  biens 
était  d'avoir  des  hommes,  le  second  d'avoir  des  terres.  De 
cette  proposition,  vraie  dans  une  certaine  mesure,  mais  radi- 
calement fausse  quand  elle  est  prise  dans  un  sens  général  et 


(1)  n  est  évident  que  nous  n'entendons  pas,  en  nous  exprimant  de 
la  sorte,  approuver  toutes  Içs  doctrines  de  Malthus.  Nous  n'avons  ici 
en  vue  que  les  vérités  économiques  qu'il  a  mises  en  évidence,  au 
milieu  des  nombreuses  erreurs  que  renferme  VEssay  on  the  principle 
of  population.  Voy.  ci-dessus,  pp.  438  et  439. 

(2)  La  première  édition  de  VEssai  parut  en  1798,  mais  eUe  n'était, 
pour  ainsi  dire,  que  Tébauche  de  l'important  ouvrage  que  Malthus 
publia,  en  4803,  sous  ce  titre  :  An  Essay  on  the  principle  of  population, 
as  it  affects  the  future  improvement  of  Society. 

Dans  une  note  de  VÂppendice  de  la  cinquième  édition  de  VEssai, 
Malthus  dit  que  son  livre  n'est  que  la  recherche  des  effets  produits 
par  les  lois  étabties  dès  les  premières  pages. 


-     us    - 

absolu,  Tex-prieur  de  Nieuport  déduisait  les  maximes  sui- 
vantes :  «  La  population  est  le  premier  des  biens  d'une  société 
»  et  la  source  de  tous  les  autres  ;  plus  il  y  a  d*hommes  indus- 
»  trieux  qui  cultivent  la  terre,  plus  elle  rappoi^te;  la  force  et  la 
»  richesse  d'un  État  policé  sont  en  raison  de  sa  population  et  de 
»  la  nature  de  ses  terres  ;  plus  on  fait  rapporter  à  la  terre,  plus 
»  on  la  peuple,  le  degré  de  la  population  suivant  la  mesure  des 
»  subsistances  ;  la  vraie  puissance  d'un  État  consiste  à  avoir 
»  beaucoup  de  consommateurs  laborieux  en  raison  de  son 
»  étendue.  »  Appelant  l'histoire  à  son  aide,  il  ajoutait  :  a  La 
»  comparaison  de  l'État  ancien  et  moderne  de  l'Assyrie,  de  la 
»  Mésopotamie,  de  la  Palestitie,  de  l'Asie  mineure,  de  la  Grèce, 
»  de  l'Espagne,  démontre  que  la  fertilité  et  le  produit  d'un  pays 
»  sont  toujours  en  raison  de  sa  population  (1).  »     . 

Ces  idées,  mélange  d'erreurs  et  de  vérités,  dans  lesquelles 
Mann  voyait  des  principes  fondamentaux,  manquaient  à  la 
fois  de  précision  et  d'originalité.  La  terre  n'est  pas  douée 
d'une  fécondité  sans  limites;  elle  ne  produit  pas  toujours 
«  en  raison  du  travail  de  l'homme.  »  Au  delà  d'une  certaine 
mesure,  l'agriculteur  a  beau  remuer  la  pioche,  accumuler 
les  engrais,  prodiguer  les  capitaux,  les  sueurs  et  la  science  : 
le  sol  rebelle  déjoue  les  espérances,  déconcerte  les  spécu- 
lations qui  ne  sont  pas  le  produit  de  l'expérience,  de  la  mo- 
dération et  de  la  raison.  Qu'importe  d'avoir,  sur  un  point 
déterminé  du  globe,  une  population  nombreuse  et  dense,  si 
les  ressources  locales  ne  sont  pas  en  rapport  avec  le  chiffre 
des  individus  qui  réclament  une  nourriture,  des  vêtements 


(4)  Mémoire  $ur  les  ntoyens  â^augfftenter  la  pojndation  et  de  perfee^- 
tionnerla  culture  dans  les  Pays-Bas  autrichiens,  pp.  163, 166, 167  et 
suiv.  Au  t.  IV  des  Mémoires  de  l'Académie  impériale  et  royale  des 
sciences  et  belles-lettres  de  Bruxelles. 


et  des  demeures  appropriées  à  leurs  besoins  légitimes?  A  ce 
point  de  vue,  la  doctrine  économique  de  Mann  n'était  pas 
seulement' fausse  ;  ainsi  que  nous  venons  de  le  dire,  elle 
manquait  encore  d'originalité.  Elle  n'était  en  eifet  que 
l'analyse  décolorée  des  prétendus  principes  que,  dès  1786, 
le  marquis  de  Mirabeau  avait  longuen\ent  développés  dans 
son  célèbre  Ami  des  hommes^  dont  les  pages  emphatiques 
et  superficielles  firent  tant  de  bruit  et  obtinrent  tant  d'ap- 
plaudissements,  dans  les  dernières  années  du  règne  de 
Louis  XV  (1). 

Dans  un  deuxième  mémoire,  lu  le  38  avril  1780  et  spé* 
cialèment  consacré  à  l'examen  de  la  question  de  savoir  si 
les  grandes  fermes  sont  utiles  ou  nuisibles  à  l'intérêt  générai, 
les  idées  de  l'académicien  belge  deviennent  plus  lucides, 
plus  précises  et  plus  justes.  Au  lieu  de  répéter,  en  termes 
écartant  toute  distinction,  que  la  richesse  et  le  bonheur  des 
Ëtats  sont  toujours  proportionnés  au  nombre  des  habitants 
et  à  l'étendue  des  terres,  il  se  contente  de  dire,  avec  une 
modération  conforme  à  la  nature  des  choses  :  «  Un  peuple 
»  nombreux  et  laborieux,  dans  un  pays  qui  fournit  abandam- 


(1)  Mann  lui-même  signale  cet  emprunt.  Au  bas  de  la  page  1G9  du 
mémoire  cité,  il  a  écrit  :  «  Les  quatre  paragraphes  précédents  sont 
extraits  de  VAmi  des  tiommes  et  contiennent  l'analyse  des  principes 
développés  dans  cet  ouvrage.  » 

L'Aiïii  des  hommen  oii  Traité  de  la  population  parut  en  1755,  et  les 
maximes  que  Mann  appelle  des  principes  fondamentaux  s'y  trouvent , 
en  effet,  à  peu  près  textueUement.  (Voy.  1. 1,  p.  13  et  suiv.;  t.  III,  p.  139 
et  suiv.  Ëdît.  d'Avignon,  1758).  Au  surplus,  le  marquis  de  Mirabeau 
lui-même  n'avait  pas  été  le  premier  à  mettre  ces  idées  en  circulation. 
Les  hommes  d'État  et  les  philosophes  les  connaissaient  depuis  des 
siècles.  Pour  ne  pas  remonter  trop  haut ,  nous  nous  cententerons  de 
rappeler  qu'on  les  trouve,  sous  une  forme  peu  jlifférente,  dans  les 
œuvres  de  Montesquieu.  (Voy.  iMtres  persanes,  CKIII,  CXVI,  CXXI, 
CXXIII.  Esprit  des  lois,  1.  XVIII,  c.lO,  13, 14).  Comp.  Smith,  Richesse 
des  nations  (1775),  1.  I,  c.  8  et  11, 1.  III,  c.  4. 

39 


-     450     - 

»  ment  à  ses  besoins,  fait  la  richesse  et  le  bonheur  de  l'État.  » 
Il  ne  s*agit  donc  ni  de  former  le  vœu  de  voir  indéfiniment 
reculer  les  limites  du  territoire  national,  ni  de  pousser  au 
développement  de  la  population  jusqu'à  ce  degré  où  le  pays 
ne  fournit  plus  abondamment  aux  besoins  de  ceux  qui  l'ha- 
bitent. Pour  l'homme  d'État  digne  de  ce  nom,  pour  l'ami  de 
l'humanité,  l'idéal  à  désirer  consiste  dans  une  sorte  d'équi- 
libre entre  le  chiffre  des  consommateui's  et  la  somme  des 
richesses  que  peut  fournir  un  travail  actif  et  fécond.  «  Nulle 
»  comparaison,  s'écrie  Mann,  entre  la  force  et  les  richesses 
»  de  l'Espagne  dans  l'immense  étendue  de  ses  domaines  mal 
»  peuplés,  et  celles  de  la  France,  presque  dénuée  de  pos- 
»  sessions  au  dehors  depuis  la  perte  du  Canada  et  de  la 
»  Louisiane  (1).  » 

Cette  fois  la  doctrine  de  l'ancien  chartreux  de  Nieuport  se 
trouvait  à  l'abri  de  toute  critique  sérieuse.  Les  leçons  de 
l'histoire  et  les  enseignements  de  la  raison  se  réunissent 
pour  proclamer  que,  dans  la  sphère  des  intérêts  matériels, 
l'idéal  des  sociétés  hi^maines  consiste  réellement  dans  une 
population  nombreuse  et  laborieuse,  vivant  sur  un  territoire 
qui  lui  permet  de  subsister  dans  des  conditions  normales 
de  travail  et  d'aisance.  La  misère,  le  découragement,  la 
maladie  et  le  désordre  deviennent  le  lot  des  populations  sur- 
abondantes ,  pressées  dans  un  étroit  espace  où  le  travail  ne 
leur  fournit  que  des  ressources  insuffisantes,  où  la  concur- 
rence effrénée  des  bras  fait  descendre  le  taux  des  salaires 
à  des  proportions  infimes.  La  souffrance  et  la  dégradation 
régnent  encore,  mais  à  un  moindre  degré,  chez  les  peuplades 


(1)  Mémoire  sur  la  question  :  Dans  un  pays  fertile  et  bien  peuplé,  les  * 
grandes  fermes  sont-eUes  utiles  ou  nuisibles  à  VÉtat  en  général  f  Au 
t.  IV  des  Mémoires  cités,  p.  203  et  suiv. 


paresseuses  et  vagabondes,  disséminées  sur  un  territoire 
immense,  perdues  dans  de  vastes  solitudes,  qu'elles  aban- 
donnent aux  ronces,  aux  herbes  parasites  et  aux  animaux 
sauvages. 

Mais  en  affirmant  ces  vérités  élémentaires,  qu'on  s'étonne 
de  voir  si  longtemps  et  si  obstinément  méconnues  par  plu- 
sieurs générations  d'intelligences  d'élite,  l'abbé  Mann  n'avait 
pas  complètement  éclairci  le  problème.  Pour  rendre  ces 
vérités  utiles  et  fécondes  sur  le  terrain  si  souvent  rebelle 
de  la  pratique,  pour  ne  pas  en  faire  une  source  de  décep- 
tions et  d'infortunes,  il  devait  appeler  l'attention  des  légis- 
lateurs et  des  hommes  d'État  sur  un  autre  fait  non  moins 
essentiel. 

L'équilibre  désirable  entre  la  densité  de  la  population  et 
les  ressources  du  pays  étant  heureusement  atteint,  existe-t-il 
un  moyen  prompt  et  sûr  de  le  maintenir  sans  variations  sen- 
sibles? Les  nouveaux  venus  trouveront-ils  toujours  le  travail, 
le  pain  et  le  vêtement  qui  leur  sont  indispensables?  S'il  est 
permis  de  répondre  affirmativement  à  cette  question,  les 
gouvernements  ont  le  droit  et,  à  certains  égards,  le  devoir 
de  provoquer  et  d'encourager  la  progression  de  la  popula- 
tion, par  tous  les  moyens  qui  se  trouvent  à  leur  portée  et 
dont  ils  peuvent  légitimement  disposer.  —  Si  la  réponse 
doit,  au  contraire,  être  négative,  les  hommes  chargés  de  la 
direction  des  intérêts  généraux,  loin  de  pousser  au  dévelop- 
pement constant  de  la  population,  sont  plutôt  tenus,  partout 
où  elle  a  acquis  un  certain  degré  de  densité,  de  recomman- 
der au  peuple  la  modération  dans  les  désirs,  de  mettre  en 
évidence  le  danger  des  passions  qui  conduisent  à  des  unions 
réprouvées  par  la  prudence.  Au  lieu  de  recourir  à  tous  les 
moyens  sérieux  ou  bizarres  tentés  depuis  Gyrus  et  Auguste 
jusqu'à  Louis  xrv  et  Napoléon  I«%  ils  doivent  plutôt  craindre 


de  hâter,  par  des  moyens  factices,  Tarrivée  de  Theure  déct^ 
sive  de  la  rupture  de  Téquilibre,  quand  les  forces  produC'- 
tives  du  sol  et  du  travail  ne  suffiront  plus  pour  assurer  une 
modeste  aisance  aux  classes  les  plus  nombreuses»  quand 
tout  accroissement  ultérieur  de  la  population  deviendra, 
pour  des  milliers  de  créatures  intelligentes,  une  source  de 
calamités  et  de  périls  de  toute  nature.  Ils  sont  obligés  de  se 
rappeler  qu'on  a  vu,  même  sur  le  sol  de  l'Europe,  des  situa«- 
tions  déplorables  auxquelles  la  mort  et  l'émigration  pouvaient 
seules  apporter  un  remède  efficace  (1). 

Cette  face  nouvelle  du  problème  de  la  population,  à  la«- 
quelle  avaient  songé  les  philosophes  de  la  Grèce  (2),  mais  que 

les  utopistes  de  l'ère  chrétienne  ont  constamment  perdue  de 

* 

vue,  n'échappa  point  à  l'attention  du  savant  académicien  de 
Bruxelles. 

Le  20  décembre  1781,  Mann  lut  à  ses  collègues  un  mé-" 
moire  ayant  pour  titre  :  Réflexions  sur  l'économie  de  la  société 
civile  et  sur  les  moyens  de  la  perfectionner  (3).  Après  avoir 


(i)  il  n'est  peut-ôtre  pas  inutile  de  faire  remarquer  que  nous  enyi- 
sageons  ici  le  problème  de  la  population  dans  ses  rapports  avec  les 
intérêts  particuliers  â*un  peuple  déterminé.  En  étudiant  le  même  pro- 
blème au  point  de  vue  des  destinées  du  genre  humain ,  la  question 
change  très-souvent  de  face.  L'émigration  remplit  alors  un  rôle  pro- 
▼identiel.  (Voy.  ci-dessus,  p.  382  et  3S3).  Au  surplus,  la  situation 
déplorable  à  laquelle  nous  venons  de  faire  aUusion  se  présente  beiiu- 
coup  plus  rarement  que  ne  le  suppose  toute  une  école  d'écono- 
mistes. 

(i>  Platon  avait  imaginé  plusieurs  moyens  de  maintenir  à  un  chiffre 
invariable  le  nombre  des  citoyens  de  sa  cité  modèle.  (Voy.  notre  ou- 
vrage Le  Socialisme  depuis  Vantiquité ,i,  I ,  pp.  41  et  suiv.).  Aristote,  à 
son  tour,  enseignait  que  les  législat^rs  ne  devraient  pas  permettre 
ailx  citoyens  de  procréer  sans  Umites.  (Poli4ique,  liv.  Il,  c.  3,  §6;  o.  7, 
§  4.  Liv.  IV,  c.  14,  g  6). 

(3)  Le  mémoire  lu  le  20  décembre  1781  est  resté  inédit.  Le  manuscrit 
se  trouve  à  la  BtbUothèque  royale  de  Bruxelles  (n«  tÛÔ8Q>.  Une  analyse 


-     453     - 

défini  la  nature  et  signalé  le  but  de  ces  grandes  associations 
qoi  composent  les  peuples,  il  passa  successivement  en  revue 
les  moyens  qui,  à  son  avis,  étaient  de  nature  «  à  procurer 
Ta  aux  citoyens  ce  dont  ils  ont  besoin  pour  les  nécessités, 
»  les  commodités  et  les  agréments  de  la  vie.  »  Il  indiqua 
tour  à  tour  la  diffusion  des  connaissances  utiles,  la  division 
des  terres  en  exploitations  agricoles  peu  étendues,  l'emploi 
de  procédés  perfectionnés  pour  la  conservation  des  aliments, 
l'introduction  de  nouvelles  branches  d'industrie  et  de  com- 
merce ;  puis,  fixant  brusquement  sa  pensée  sur  le  jour  où  le 
nombre  des  travailleurs  et  des  consommateurs  atteindra  des 
proportions  telles,  que  toutes  les  ressources  de  la  nation 
seront  indispensables  pour  leur  assurer  une  existence  aisée, 
il  se  posa  la  question  suivante,  dont  ses  contemporains 
étaient  loin  de  comprendre  l'importance  : 

<c  Dans  un  État  bien  réglé,  peut-il  arriver,  dans  tous  les  cas, 
»  que  les  moyens  de  subsistance  soient  en  équilibre  avec 
»  le  plus  haut  degré  possible  de  l'accroissement  de  la  popu- 
»  lation?» 

Il  répondit  dans  un  langage  incorrect,  mais  éminemment 
lucide  : 

q  Cet  équilibre  est  manifestement  impossible  chez  un  peu- 
»  pleoii  régnent  les  bonnes  mœurs,  parce  que  la  population 
»  est  de  sa  nature  une  progression  accroissante  à  Findéfini^ 
»  tandis  que  les  moyens  de  subsistance  et  d'emplacement 
»  sont  nécessairement  limités  par  le  sol  (1).  » 

détaiUée  a  été  publiée  au  t.  V,  pp.  xil-xiv  des  Mémoires  de  l'Académie 
impériale  et  royale. 

(1)  Mémoires  cités,  t.  V,  p.  XIV.  Que  Mann,  en  se  servant  des  mots 
manifestement  impossible,  ait  ou  n'ait  pas  exagéré  Tétat  réel  des  choses, 
c'est  une  question  que  nous  n'avons  pas  à  examiner  ici,  où  nous 
constatons  simplement  la  similitude  de  ses  idées  avec  celles  deMaltbus . 
En  toute  hypothèse,  il  ne  faut  pas  oublier  que  Mann,  en  posant  la  ques- 


N*est-il  pas  incontestable  que  cette  progression  accroissante 
à  l'indéfini  est  au  fond  absolument  la  même  que  la  progression 
géométrique  de  Malthus?  Ne  signifie-t-elle  pas  manifestement 
cette  force  d'expansion  indéfinie,  cette  puissance  de  repro- 
duction illimitée,  qui  appartient  à  Tespèce  humaine,  comme 
à  la  plupart  des  espèces  animales  et  végétales,  et  qui  ne  con- 
naît d'autres  entraves  que  les  obstacles  matériels  qu'elle 
rencontre  ds^ns  le  monde  extérieur  (1)?  Ne  désigne-t-elle 
pas,  trait  pour  trait,  cette  tendance  prétendument  naturelle 
des  peuples  à  se  développer  au  delà  de  la  quantité  des 
moyens  d'existence,  en  d'autres  termes,  la  célèbre  loi  écono- 
mique dans  laquelle  Malthus  voyait  la  base  et  le  résumé  de 
toute  sa  doctrine  (?)?  De  même  que  l'illustre  économiste 


tion,  s'est  servi  des  mots  dans  toun  lea  cas.  En  se  plaçant  à  ce  point  de 
vue  restreint,  il  nous  semble  difficile  qu'on  ne  partage  pas  son  avis. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  très-remarquable  que,  dans  le  mémoire 
manuscrit  déposé  à  la  Bibliothèque  royale,  Mann  s'exprime  avec  moins 
de  précision  et  d'assurance.  Au  lieu  de  répondre  :  «  Cet  équilibre  est 
»  manifestement  impossible,  etc.,  »  il  se  contente  de  dire  :  «f  Sur  cette 
)>  dernière  question,  peut-être  ne  sera-t-il  pas  inutile  de  prévenir  que, 
»  si  on  parvient  à  prowfer  que  cet  équilibre  est  impossible  chez  un  peuple 
»  où  régnent  les  bonnes  mœurs ,  etc.  »  Un  peu  plus  loin ,  au  lieu  des 
mots  :  «  nécessairement  limitées  par  le  sol,  »  on  ne  trouve  que  ceux-ci  : 
«  limitées  par  le  sol.  ii  La.  question  elle-même  n'est  pas  posée  en  termes 
absolument  identiques.  Qans  le  manuscrit,  l'auteur  se  demande  «  s'il 
ï  peut  arriver,  en  aucun  cas  possible,  dans  un  État  bien  réglé,  que  les 
»  moyens  d'emplacement  en  mariage  et  les  moyens  de  subsistance  ne 
»  soient  en  équilibre  avec  le  degré  possible  d'accroissement  de  la  po- 
»  pulation.  »  Il  est  visible  que  les  idées  de  Mann  étaient  devenues 
plus  lucides  et  plus  fermes,  entre  le  jour  de  la  rédaction  du  mémoire 
et  celui  où  il  en  publia  des  extraits  dans  le  recueil  académique. 

(i)  Avec  cette  différence  cependant  que,  pour  l'humanité,  tout  ce 
que  cette  loi  naturelle  offre  de  rigoureux,  d'impitoyable,  de  brutal,  se 
trouve  écarté,  en  très-grande  partie,  par  la  prévoyance  et  le  travail. 
C'est  un  fait  dont  Malthus  n'a  pas  assez  tenu  compte ,  et  il  est  arrivé 
.ainsi  à  une  foule  de  conséquences  manifestement  exagérées.  Vqy. 
ci-dessus,  p.  415. 

(2)  Voy.  ci-dessus,  p.  400. 


aûglais,  le  modeste  académicien  de  Bruxelles  met  à  néant 
tontes  ces  déclamations  sonores  et  creuses  sur  les  inappré- 
ciables avantages  d'une  population  s'accroissant  sans  cesse. 
Longtemps  avant  l'apparition  de  YEssai,  Mann^  donnant  une 
leçon  aux  soi-disant  philosoph,es  de  son  siècle,  leur  apprend 
que,  la  puissance  de  reproduction  de  Tespèce  humaine  étant 
indéfinie,  il  peut  se  présenter  des  situations  où  la  raison  et 
la  prudence  sont  indispensables  pour  prévenir  la  rupture 
de  réquilibrë  entre  le  chifhre  de  la  population  et  la  somme 
des  moyens  d'existence. 

Il  est  vrai  que  Mann  ajoute  à  sa  proposition  une  impor- 
tante restriction  en  disant  :  Chez  iin  peuple  où  régnent  les 
botines  mœurs.  Mais  c'est  là  un  trait  de  ressemblance  de  plus 
entre  l'économiste  anglais  et  l'académicien  belge.  Parmi  les 
faits  qui  arrêtent  le  développement  de  la  population,  et  qu'il 
appelle  obstacles  privatifs,  Malthus  place,  lui  aussi,  à  l'un  des 
premiers  rangs,  le  libertinage,  les  passions  contraires  au 
vœu  de  la  nature,  la  violation  du  lit  nuptial,  la  prostitution, 
en  un  mot,  le  vice  (1).  En  réalité,  pour  tous  ceux  qui  ne 
s'arrêtent  pas  servilement  au  sens  littéral  des  mots  employés, 

le  piincipe  fondametital  de  Mann  et  le  ptincipe  de  population 

« 

de  l'illustre  auteur  de  YEssai  désignent  la  même  loi  éco- 
nomique. 

Peu  importe  que  Mann,  en  posant  ces  prémisses,  ait  eu 
surtout  en  vue  de  justifier  le  célibat  des  prêtres  et  des 
moines  ;  peu  importe  encore  que,  n'apercevant  pas  toutes  les 
conséquences  pratiques  de  sa  doctrine,  il  ait  lui-même  indi- 
qué au  gouvernement  de  Vienne  plusieurs  moyens  de  hâter 
l'accroissement  de  la  population  dans  les  Pays-Bas  autri- 
chiens ;  malgré  cette  inconséquence,  à  laquelle  on  pourrait 

(1)  Essai,  L.  1,  c.  1^  2,  5. 


-     4b6     — 

en  ajouter  plusieurs  autres,  il  n*ea  est  pas  fnoiiis  vrai  que, 
dès  1781,  Mana  a  proclamé,  en  termes  nets  et  précis,  une 
loi  fondamentale  de  Téconomie  •  politique  qui,  dix-huit  ans 
plus  tard,  contribua  si  largement  à  la  glorificaMon  de  Tun 
des  maîtres  de  la  science.  La  formule  de  Malthus  est  plus 
scientifique  en  apparence  ;  mais,  en  réalité,  le  langage  de 
Mann  est  plus  exact,  plus  conforme  à  la  nature  des  choses  : 
d*un  côté,  une  progression  indéfinie  dans  le  développement 
de  Tespèce  humaine  ;  de  Tauti^,  une  progression  nécessai- 
rement limitée  dans  I9  multiplication  des  subsistances. 

Disons,  en  terminant,  que  notre  intention,  en  écrivant  ces 
lignes,  n'est  pas  d'abaisser  le  mérite,  de  nier  le  génie  ou  de 
ternir  la  gloire  de  Malthus.  Il  est  possible  et  même  probable 
que  le  grand  économiste  de  Rookei7  n'a  jamais  eu  sous  les 
yeux  le  recueil  des  Mémoires  de  l' Académie  impériale  et  royale 
des  sciences  et  belles-lettres  de  Bruxelles  (1).  D'autre  part, 
quand  même  il  aurait  puisé  dans  les  écrits  de  Mann  la  pre- 
mière notion  de  la  loi  économique  qui  sert  de  base  aux  dé- 
veloppements ingénieux  de  VEssai,  celui-ci  n'en  suffirait  pas 
moins  à  immortaliser  le  nom  de  son  auteur.  La  science  qu'il 
déploie,  les  vastes  et  difficiles  recherches  auxquelles  il  s'est 
livré,  les  aperçus  profonds  qui  abondent  dans  son  livre,  les 
innombrables  faits  qu'il  a  recueillis,  les  conséquences  qu'il 
en  déduit  et  à  l'égard  desquelles,  pour  le  rappeler  en  pas- 


(1)  U  est  cependant  certain  que  tous  les  travaux  de  Mann  ne  lui 
étaient  pas  inconnus.  Au  chapitre  XIV  du  livre  III,  page  237,  il  cite  un 
mémoire  de  notre  académicien  sur  Tétat  de  l'agriculture  dans  les 
Pays-Bas,  publié  dans  le  l«f  volume  des  communications  faites  au 
Bureau  de  Tagriculture  de  Londres.  Le  baron  de  ReifTenberg  cite  ce 
mémoire  sous  le  titre  suivant  :  A  Memoir  on  ilie  agriculture  of  thc 
Auslrian  Netherlands,  for  the  Board  of  British  agriculture  (1795). 
'  Éloge  cité,  p.  27. 

Mann  était  membre  honoraire  de  ce  Bureau. 


-     i57    — 

sant,  nous  avons  fait  bien  des  réserves  (1),  toutes  ces  qualités 
solides  et  rares  imprimeraient  encore  à  son  œuvre  le  carac- 
tère d*une  grande  et  puissante  originalité. 

En  signalant  dans  l'un  des  nombreux  travaux  de  Mann  la 
perception  claire  et  vive  d'une  vérité  économique  du  premier 
ordre,  nous  avons  eu  un  double  but,  académique  et  national. 
Nous  avons  voulu  payer  un  tribut  de  reconnaissance  et  d'es- 
time à  l'un  des  plus  zélés  et  des  plus  savants  de  nos  prédé- 
cesseurs. Nous  nous  sommes  efforcé  de  revendiquer  pour  la 
Belgique  une  part  oubliée  de  ce  noble  et  glorieux  héritage 
de  la  science  qui,  bien  plus  que  les  lauriers  sanglants  de  la 
guerre,  recueillera  les  applaudissements  et  méritera  les 
hommages  des  générations  futures. 


(t)  Il  est,  en  efTet,  incontestable  que  Malthus,  tout  en  partant  d  un 
fait  vrai,  a  étrangement  exagéré  les  conséquences  funestes  qui  peuvent 
dériver  de  la  puissance  de  reproduction  qui  caractérise  l'espèce  hu- 
maine. (Voy.  ci-dessus,  p.  439). 


w 


L'UNITÉ 


DE   L'ESPÈCE   HUMAINE 


DÉMONTRÉE  PAU  LA  SCIENCE  MODERNE. 


L'UNITÉ 


DE   L'ESPÈCE  HUMAINE 


DÉMONTKÊE   PAR   LA  SCIENCE  MODERNE  (i). 


^tfV^MMM^^v^iMM^^^m^N^ 


I. 


iNiRdMicnot. 

Ce  n^est  pas  d'aujôurdliui  que  datent  les  systèmes  favora- 
bles ou  contraires  &  Tunité  de  Fespëce  humaine.  Il  nous 
serait  fticile  de  prouver  que  déjà  leur  influence  se  manifeste, 
&  des  degrés  divers,  dans  les  monuments  religieux  et  les 
institutions  politiques  des  peuples  primitifs  (S).  Nous  n*au- 
rions  pas  plus  de  peine  à  montrer  que  cet  important  pro^ 
bfème  a  préoccupé,  sous  une  ibrme  plus  ou  moins  précise, 
la  plupart  des  hommes  illustres  de  ramiquité  païenne.  Mais 
tel  n^est  pas  le  but  que  nous  voulons  atteindre  en  ce  moment. 


(i)  ËEtTAil  de  U  Rame  cathodique  (i06â), 

(2)  Voy.  notamment  les  Ltnt  de  Môowm,  1, 8,  9fM\,  9»;  VIII,  443, 444. 
L'unité  de  Vcspèee  iNimaine  f  est  HormeUement  niée,  et  la  diversit 
ori^nelle  des  castes  y  sert  de  fondement  à  l^œiivre  du  législateur. 


-     462     - 

Laissant  de  côté  les  opinions  des  législateurs,  des  historiens 
et  des  philosophes  de  l'Orient,  de  la  Grèce  et  de  Rome,  nous 
nous  contenterons  de  jeter  un  rapide  coup  d'œil  sur  les  dis- 
sidences  que  la  question  a  fait  surgir  dans  le  cours  des 
deux  derniers  siècles.  Nous  verrons  ensuite  quelle  est  l'im- 
portance et  la  valeur  des  lumières  fournies  par  la  science 
moderne. 

En  168S,  un  gentilhomme  protestant,  La  Peyrère,  se  livra 
à  de  longs  et  arides  travaux  pour  démontrer  l'existence 
d'une  race  humaine  antérieure  à  Adam.  L'auteur,  qui  avait 
la  prétention  de  ne  pas  s'écarter  du  texte  de  TÉcriture,  sou- 
tenait que  l'histoire  d'Adam  et  de  ses  descendants  était  Je 
commencement  de  l'histoire  des  Juifs,  et  non  pas  celle  de 
l'humanité  primitive.  Dans  la  terre,  dont  il  est  si  souvent 
question  dans  la  Bible,  il  voyait,  non  le  globe  créé  pour  être 
le  domaine  commun  de  toutes  les  races  humaines,  mais  la 
Terre  minte,  la  Judée,  devenue  le  patrimoine  exclusif  des 
descendants  d'Adam.  Aussi  était-ce  à  la  Judée  seule  qu'il 
appliquait  les  récits  relatifs  au  déluge  biblique,  et,  par  une 
conséquence  nécessaire,  amoindrissant  singulièrement  le 
rôle  providentiel  de  Noé,  il  faisait  de  ce  patriarche  le 
deuxième  père  de  la  race  juive.  Il  prétendait  que  les  Gentils, 
créés  dès  le  sixième  jour  de  la  grande  semaine,  avaient  ap- 
paru en  même  temps  sur  la  terre  entière;  tandis  que  le  pre- 
mier Juif,  Adam,  habitant  privilégié  du  jardin  d'Éden,  n'avait 
été  tiré  du  limon  qu'après  le  repos  divin  du  septième  jour  (1). 

Publié  à  une  époque  où  les  croyances  chrétiennes  ré- 


(1)  Systema  theologicum  ex  pfXBadamitarum  hypothesi,  Par9  prima. 
La  seconde  partie  n*a  jamais  paru.  L'année  suivante,  Eusebius  Roma- 
nus  en'  publia  une  réfutation  sous  ce  titre  :  Animadver^wnes  in  librum 
prœadamitarunn,  in  qtiiims  eonfutatur  nuperua  teriptor,  primimi  ontfiîtmi 
haminum  fuisse  Adamum  defenditttr  (Par.  i656,  in-8). 


gnaîent  en  souveraines  dans  la  soeiété  française,  le  livre  de 
La  Peyrère,  alors  même  qu'il  n*eût  pas  fourmillé  d'erreurs 
de  toute  nature,  ne  pouvait  exercer  une  influence  durable. 
Les  catholiques  et  les  protestants  s'unirent  pour  le  com- 
battre, et  cette  tentative  aussi  étrange  qu'audacieuse  fut 
bientôt  oubliée. 

Mais  l'attaque  se  reproduisit  au  dix-huitième  siècle,  avec 
un  caractère  infiniment  plus  redoutable.  A  Fheure  où  toutes 
les  forces  intellectuelles  de  la  France  s'étaient  en  quelque 
sorte  coalisées  contre  le  christianisme,  l'unité  de  l'espèce 
humaine,  nettement  enseignée  dans  la  Genèse^  devait  inévi- 
tablement rencontrer  de  nombreux  adversaires.  Quand  Vol- 
taire donnait  le  signal  du  combat,  la  littérature  et  la  science 
superficielle  du  temps  ne  faisaient  jamais  défaut.  Or  Voltaire, 
l'arbitre  du  goût,  le  distributeur  de  la  popularité,  s'était 
écrié  :  «  Il  n'est  permis  qu'à  un  aveugle  de  douter  que  les 
«  blancs,  les  noirs,  les  albinos,  les  Hottentots,  les  Lapons,  les 
»  Chinois,  les  Américains,  soient  des  races  entièrement  difié- 
»  rentes  (1).  »  Dès  cet  instant,  tous  ceux  qui  afi*ectaient  de  se 
montrer  affranchis  du  joug  des  préjugés,  tous  ceux  qui  se  fai- 
saient gloire  de  marcher  sous  les  bannières  de  la  soi-disant 
philosophie  de  l'époque,  placèrent  la  coexistence  de  plusieurs 
espèces  humaines  parmi  les  axiomes  les  plus  incontestables. 
Les  protestations  des  théologiens  eurent  cependant  le  bon- 
heur d'obtenir  les  suffrages  de  deux  savants  illustres,  l'un  et 
l'autre  peu  suspects  de  complaisance  envers  les  traditions  et 
les  exigences  de  l'Église  catholique.  Buffon  et  Linné  se  pro- 
noncèrent hautement  en  faveur  de  l'unité  de  l'espèce.  Dans 
les  différences  qui  frappaient  les  yeux  du.  vulgaire,  ils  ne 


<1)  PhUosûphie  de  VHiatoire,  servant  d'introduction  à  VEssai  mir  les 
mœun,  p.  6.  Œuv.  compL,  t.  XVI  ;  édit.  de  la  soc.  typ.  (1784). 


voyaient  que  des  modifloations  aoeesdoires,  des  variétés  de 
raee,  et  leur  avis  fut  bientôt  celui  de  la  plupart  des  natura^ 
listes  sérieux. 

Aujourd'hui  cependant,  en  Europe  et  surtout  en  Amé« 
rique,  où  la  question  anthropologique  s'était  naguère  com- 
pliquée de  celle  de  l'esclavage,  on  rencontre  encore  une 
nombreuse  école  de  polygimtes.  Ceux-ci  n'ont  pas  entière- 
ment renoncé  aux  persiflages,  aux  plaisanteries  et  aux  dé- 
clamations de  leurs  devanciers  du  dix-huitième  siècle;  mais 
I 

ce  n'est  plus  dans  ce  triste  et  maigre  bagage  qu'ils  cherchent 
les  arguments  à  l'aide  desquels  ils  s'efforcent  d'étendre  et 
de  raffermir  leur  propagande.  Ils  comptent  dans  leurs  rangs 
des  hommes  dont  le  nom  est  justement  honoré  dans  le  monde 
scientifique  ;  ils  appdlent  à  leur  aide  les  résultats  fournis 
par  les  admirables  progrès  de  toutes  les  branches  des 
sciences  naturelles;  ils  soutiennent  que  les  découvertes 
modernes  repoussent  l'hypothèse  de  l'unité  originelle  des 
groupes  divers  qui  composent  l'humanité  ;  en  un  mot,  ils 
se  vantent  de  placer  le  problème  sur  le  terrain  exclusif  de 
la  science. 

La  question  religieuse  n'a  pourtant  pas  tout  entière  dis- 
paru du  débat. 

En  Europe,  la  ^grande  majorité  des  polygénistes  affectent 
une  indifférence  profonde,  pour  lie  pas  dire  un  dédain  su- 
perbe, à  l'égard  du  dogme  biblique;  ils  se  plaisent  même  à 
reprocher  à  leurs  adversaires  une  complaisance  excessive 
envers  les  préjugés  du  passé,  une  sorte  de  servilisme  chré- 
tieo  incompatible  avec  les  fières  et  libres  investigations  de 
la  science.  «  Pour  eux,  dit  M.  de  Quatrefages,  le  monogé-^ 
»  nisme  est  tout  au  moins  une  hypothèse  rétrograde,  fondée 
»  uniquement  sur  des  préjugés  traditionnels  et  un  esprit  de 
»  secte  indigne  du  dix-neuvième  siècle;  c'est  un  dogme  et 


~     465     - 

»  non  pas  une  doctrine  scienlifique;  là  raison  affranchie  par 
»  la  science  doit  savoir  s'élever  plus  haut,  et  sur  ce  thème 
»  bien  rebattu  ils  sèment  quelquefois  des  plaisanteries  spi- 
»  rituelles,  parfois  aussi  de  lourdes  déclamations  (1).  » 

Il  n*en  est  pas  de  même  en  Amérique.  Quelques  adver- 
saires de  l'unité  ^prennent  l'attitude  hautaine  et  dédaigneuse 
de  leurs  amis  de  l'autre  hémisphère  ;  mais  la  plupart  d'entre 
eux,  subissant  encore  Fempire  des  idées  chrétiennes,  mar- 
chent sur  les  traces  de  La  Peyrère  et  s'efforcent  de  concilier 
leurs  théories  aventureuses  avec  le  texte  de  la  Bible.  Faisant 
un  appel  à  toutes  les  ressources  du  savoir  moderne,  ils  invo- 
quent l'histoire,  la  géographie  et  la  linguistique,  pour  prou- 
ver que  les  récits  de  Moïse  concernant  l'origine  et  la  filiation 
des  premières  familles  s'appliquent  exclusivement  à  l'espèce 
blanche  :  moyen  sûr  et  commode  de  Justifier  l'esclavage 
des  Nègres;  qu'ils  rapprochent  autant  que  possible  des 
singes  (2).  .       _ 

Il  est  un  autre  point  sur  lequel  les  polygénistes  des  deux 
bords  de  l'Atlantique  sont  loin  d'être  d'accord.  Après  avoir 
repoussé  la  doctrine  de  l'unité^  ils  produisent  une  foule  de 
systèmes  contradictoires  sur  le'  classement  des  groupes 
humains  qu'ils  répartissent  en  espèces  diff'érentes.  En  1801, 
Virey,  qui  le  premier  donna  au  polygénisme  l'apparence 
d'une  doctrine  scientifique,  admettait  deux  espèces  d'hom- 
mes (3)1  Vingt-Cinq  ans  plus  tard,  Bory  Saint-Vincent  porta 
le  nombre  des  espèces  à  quinze  (4).  Sept  ans  après,  Gerdy 
partagea  le  genre  humain  en  quatre  s&us-^enres,  subdivisés 
chacun  en  un  nombre  indéterminé  d'espèces  qui  n'existent 

(i)  p.  298  de  l'ouvrage  cité  ci-aprés. 

(2)  Voy .  le  grand  ouvrage  Types  of  Mankind. 

(3)  Histoire  naturelle  du  genre  humain  (1801). 

(4)  Dictionnaire  classique  d'histoire  naturelle.  V**  Homme  (1825). 

30 


-     466     - 

plus  dans  leur  pureté  native  (1).  Aujourd'hui  enfin,  M.  Glid- 
don»  Tun  des  chefs  de  l'école  américaine,  est  arrivé  au  chiffre 
énorme  de  cent  cinquante  familles^  sans  qu'il  ait  réussi  à 
satisfaire  l'amour  des  classifications  qui  semble  distinguer 
ses  compatriotes.  Un  grand  nombre  de  ceux-ci  en  sont  venus 
à  prétendre  sérieusement  que  les  homme^  ont  été  créés  par 
nations  (S)  ! 

Toutes  ces  controverses,  il  est  vrai,  ne  présentent  ici 
qu'une  importance  secondaire.  Le  point  essentiel,  le  pro- 
blème décisif  consiste  à  savoir  si  les  divers  groupes  humains, 
disséminés  dans  les  régions  les  plus  dissemblables  du  globe, 
forment  ou  ne  forment  pas  une  seule  espèce. 

C'est  ce  problème  que  nous  allons  examiner  en  prenant 
pour  guide  la  publication  récente  de  l'un  des  monogénistes 
les  plus  savants  et  les  plus  sagace».  Dans  son  remarquable 
livre  sur  V Unité  de  l'espèce  humaine,  M.  de  Quatrefages  énu- 
mère  les  faits,  discute  les  arguments  et  répond  aux  objec- 
tions de  manière  à  convaincre  toutes  les  intelligences  non 
prévenues.  Grâce  à  lui,  il  nous  sera  facile  de  prouver  que, 
cette  fois  encore,  la  science  est  venue  donner  une  confirma- 
tion éclatante  aux  saintes  Écritures  (3). 


(i)  Physiologie  médicale  (1832). 

(2)  Le  travail  de  M.  Gliddon  a  pour  titre  :  Commeutaty  upon  the 
principal  distinctions  observable  among  the  iHirious  groups  of  humanity. 

(3)  Unité  de  Vespèce  humaine,  par  A.  de  Quatrefages.  Paris,  Haehette, 
1R61,  in-12.  —  Tous  les  faits  que  nous  citons  plus  loin  ont  été  emprun- 
tés au  livre  de  M.  de  Quatrefages  ;  mais  il  importe  de  remarquer  que 
ces  faits  ne  sont  pas  les  seuls  qu'invoque  le  savant  professeur  du  Mu- 
séum. Il  a  groupé  les  preuves  avec  une  abondance  méthodique  dont 
notre  aride  et  succincte  analyse  ne  saurait  donner  Tidée.  Nous  avons 
même  complètement  passé  sous  silence  plusieurs  parties  de  son 
ouvrage,  notamment  sa  belle  et  décisive  démonstration  de  la  fixité  de 
Vespèce. 


-    467     - 


II. 


l'espèce,    la  variété,   la  rage.   —  INFLUENCE   DU   MILIEU. 

Pour  apprécier  à  sa  valeur  réelle  la  savante  argumentation 
de  M.  de  Quatrefages,  il  est  trois  notions  qu'on  ne  doit  ja- 
mais perdre  de  vue  :  YespècCy  la  variété,  la  race. 

L'espèce  est  Yensemble  des  individus^  plus  ou  moins  sem- 
blables entre  eux^  qui  sont  descendus  d'une  paire  primitive 
unique  par  une  succession  non  interrompue  de  famiUes.  L'es- 
pèce représente  le  type  primitif  et  fondamental.  SI  tous 
les  représentants  d'une  espèce  animale  ou  végétale  nais- 
saient et  se  développaient  dans  les  mêmes  conditions,  ils 
conserveraient  éternellement  les  mêmes  caractères  et  les 
mêmes  formes.  Mais  on  sait  que  cette  identité  de  con- 
dition pour  la  naissance  et  le  développement  des  êtres 
n'existe  que  très-rarement  sur  le  globe.  Des  actions  de 
milieu  modifient  sans  cesse  les  types  primordiaux.  Les 
individus,  àoumis  à  ces  actions,  tout  en  conservant  les 
qualités  essentielles  de  l'espèce,  subissent  parfois  des 
changements  considérables.  De  là  natt  la  variété,  laquelle 
se  présente  quand  des  individus  se  distinguent  des  autres  re- 
présentants de  leur  espèce  par  un  ou  plusieurs  caractères  excep- 
tionnels. Ce  n'est  pas  tout.  Très-souvent  les  caractères  que 
présente  une  variété  passent  aux  descendants  de  l'animal  ou 
du  végétal  chez  lequel  on  les  rencontre;  en  d'autres  termes, 
les  variétés  deviennent  héréditaires,  et  alors  on  .trouve  la 
race.  La  race  est  donc  Yensemble  des  individus  semblables 
appartenant  à  une  même  espèce,  ayant  reçu  et  transmis  par  voie 
de  génération  les  caractères  d'une  variété  primitive. 


Ainsi  que  Ta  déjà  dit  Buffon,  Tespèce  est  fixe  et  perma- 
nente à  jamais  ;  mais  les  variétés  et  les  races  peuvent  revêtir 
un  nombre  indéfini  de  formes  dissemblables.  Dans  le  règne 
végétal  aussi  bien  que  dans  te  règne  animal,  les  différences 
deviennent  parfois  tellement  caractéristiques  que  des  savants 
du  premier  ordre  se  croient  en  présence  d'espèces  diverses, 
tandis  qu'ils  ont  sous  les  yeux  des  races  appartenant  à  une 
espèce  unique.  Citons  quelques  exemples. 

Dans,  sa  Flore  française,  De  Candolte  avait  décrit  sept  es- 
pèces de  ronces,  et  M.  Mûller  en  compte  cent  trente-six.  Un 
professeur  du  Muséum  de  Paris,  M.  Decaisne,  s*empara  de 
toutes  ces  prétendues  espèces  ;  il  les  plaça  les  unes  à  côté 
des  autres  et  les  soumit  à  des  conditions  d'existence  abso- 
lument identiques.  Au  bout  de  quelques  années,  toutes  ces 
formes  en  apparence  indélébiles  se  fondirent  tellement  les 
unes  dans'  les  autres  que  l'esprit  le  plus  clairvoyant  devint 
impuissant  à  se  reconnaître  au  milieu  d'elles.  Mûller  et  de 
-Gandolle  avaient  pris  des  races  pour  des  espèces. 

Une  des  plantes  les  plus  communes,  le  plantain,  est  de- 
venu le  type  d'un  genre  comprenant  cent  quinze  à  cent  trente 
espèces,  qui  se  distinguent  toutes  les  unes  des  autres  par 
des  caractères  nettement  tranchés.  «  Tantôt,  dit  M.  de  Qua- 
»  trefages,  les  feuilles  sont  ovales  et  presque  arrondies, 
»  tantôt  assez  longues  pour  former  un  fourrage  estimé.  Ici 
»  elles  sont  disposées  en  rosettes  de  quelques  centimètres 
»  de  diamètre  ;  ailleurs,  elles  forment  une  touffe  droite  et 
»  fournie.  La  plante  tout  entière  est  tantôt  lisse  et  sans  poils, 
»  tantôt  tellement  velue  qu'on  a  désigné  une  espèce  par  le 
»  nom  bien  significatif  de  plantain  laineux.  Enfin  la  racine 
D  est  tantôt  annuelle,  c'est-à-dire  que  la  plante  naît,  croit  et 
»  meurt  tout  entière  en  une  année,  tantôt  vivace,  c'est-à-dire 
»  qu'après  avoir  passé  l'hiver,  elle  reproduit  au  .printemps 


»  des  feuilles,  de^  fleurs  et  des  graines  (1).  »  Faut-il  en  con- 
clure que  toutes  ces  variétés  de  plantain  constituent  réelle- 
ment autant  d'espèces  différentes?  Eii  aucune  manière.  Le 
même  professeur  du  Muséum,  M.  Decaisne,  recueillit  à  la 
campagne,  aux  environ^  de  Paris,  les  graines  d'une  de  ces 
espèces  acceptées  comme  très-bomies  par  tous  les  botanistes  ; 
il  les  sema  et  les  cultiva  dans  des  conditions*  difijéretites,  et, 
dès  la  première  année,  il  retrouva  dans  ses  carrés  sept  des 
formes  regardées  jusqu'à  lui,  comme  spécifiques. 
.  On  peut  affirmer,  sans  exagération,  que  la  plupart  des 
végétaux,  soumis  à  de  nouvelles  conditions  d'existence,  se 
modifient  avec  une  étoiinante  facilité.  Dans  le  cours  de  ses 
belles  expériences,  M.  Meunier  sema  du  froment  d'automne 
s^  «commencement  du  printemps.  La  première  année,  sur 
cent  tiges,  dix  parvinrent  à  former  leur  épi,  et  quatre  seu- 
lement donnèrent  des  graines  mures.  Ces  graines  mures, 
semées  au  printemps  suivant,  donnèrent  cinquante  épis  murs 
pour  cent  tiges;  mais,  la  troisième  année,  les  cent  tiges 
parcoururent  toutes  les  phases  de  la'  végétation,  ei  la  race 
du  froment  d'automne  se  trouva  transformée  en  froment  de 
printemps  (2). 

Les  mêmes  phénomènes  se  présentent  pour  les  animaux, . 
alors  surtout  que  l'homme  vient  ajouter  son  action  raisonnée 
à  l'influence  en  quelque  sorte  brutale  du  milieu  où  vivent  et 
se  développent  les  races  domestiques, 

Buffon  comptait,  en  Europe  seulement,^  onze  grands 
groupes  de  pigeons,  comprenant  chacun  un  certain  nombre 
de  races  principales.  (!es  chifl*res  sont  aujourd'hui  immen- 


(I)  p.  83. 

Ç2)  P.  123.  —  M.  de  Quatrefages  cite  une  foule  d'exemples  tout  aussi 
remarquables  pour  les  fruits. 


-     470     - 

sèment  dépassés,  et  c*est  par  centaines  qu*il  faut  énumérer 
les  races  de  ces  oiseaux.  Et  cependant  toutes  ces  races,  dont 
les  variétés,  parfois 'si  considérables,  se  transmettent  par  la 
génération,  proviennent  d'une  espèce  unique,  le  biset  {co- 
lumbalivia).  En  amenant  l'accouplement  des  individus  dont 
il  voulait  développer  et  perpétuer  les  qualités,  l'homme  est 
parvenu  à  créer  en  quelque  sorte  les  innombrables  variétés 
héréditaires  que  nous  avons  sous  les  yeux;  mais  aussi,  dès 
l'instant  qu'il  se  relâche  de  sa  surveillance  et  que  le  croise- 
ment entre  des  races  dissemblables  s'opère  sans  obstacle, 
le  type  primitif  reparaît  dès  la  troisième  génération.  Ces 
faits  sont  tellement  constants  qu'un  noble  anglais,  sir  John 
Sebright,  qui  consacre  une  partie  de  sa  vie  à  l'élève  des 
pigeons,  a  pu  dire  sans  forfanterie  :  «  En  trois  ans,  je  puis 
»  produire  n'importe  quel  plumage  qui  m'aura  été  indiqué  ; 
»  mais  il  me  faut  six  ans  pour  façonner  une  tète  ou  un 
»  bec.  »  Ici  les  apparences  avaient  de  nouveau  trompé  le 
génie  de  Buffon  et  de  quelques-uns  de  ses  plus  illustres 
émules  !• 

Un  exemple  bien  plus  remarquable  encore  se  rencontre 
chez  le  chien.  C'est  avec  raison  que  M.  de Quatrefagés  s'écrie  : 
c.  On  peut  dire  de  cette  espèce  que  l'homme  lui  a  tout  de- 
»  mandé,  et  qu'elle  lui  a  tout  donné.  Il  a  fait  du  chien  une 
>>  bête  de  somme,  une  bête  de  trait,  de  chasse,  de  garde,  de 
»  guerre  ;  il  s'est  adressé  à  l'intelligence,  à  l'instinct,  comme 
»  au  corps  ;  l'être  entier  s'est  plié  à  toutes  les  exigences  ; 
»  la  mode,  le  caprice,  s'en  sont  mêlés,  et.  ils  ont  été  satis- 
»  faits  aussi  bien  que  les  besoins  réels,  et  cela  de  toute  antl- 
»  quité.  La  Bible  et  les  Védas,  le  Chou-King  et  le  Zend-Avesta 
»  parlent  du  chien;  les  plus  anciens  monuments  de  l'Egypte 
»  nous  le  montrent  ayant  déjà  donné  des'races  nombreuses, 
»  une  entre  autres  à  oreilles  pendantes,  signe  indubitable 


-     471     - 

»  d'une  domestication  déjà  fort  ancienne.  Hais  aussi  quelle 
»  variété  infinie,  quels  contrastes  dans  ces  races  !  Placez  à 
»  côté  du  grand  chien  des  Philippines,  ^ont  la  taille  dépasse 
»  celle  de  toutes  nos  races  européennes,  le  bichon  que  nos 
»  grand'mères  cachaient  dans  leur  manchon;  à  côté  du 
»  lévrier  aux  jambes  si  longues,  si  grêles,  qui  force  le  liè- 
»  vre  à  la  course,  le  basset  à  jambes  torses,  si  bien-  fait  pour 
»  se  glisser  dans  un  terrier;  à  côté  du  chien  turc,  à  la  peau 
»  entièrement  nuç,  le  barbet  qui  semble  porter  une  toison  ; 
»  comparez  le  chien  des  Pyrénées  au  bouledogue,  le  chien 
»  de  Poméranie  au  griflTon,  le  terre-neuve  au  chien  courant, 
»  et  vous  n'aurez  encore  que  des  notions  imparfaites  sur  ce 
»  monde  de  chiens  qui  embrasse  les  formes  les  plus  diffé- 
i>  rentes,  les  instincts  les  plus  divers  (1).  »  En  effet,  ce  ne 
sont  pas  seulement  les  formes  extérieures  qui  varient  de 
telle  manière  que  tout  naturaliste  ignorant  leur  origine  com- 
mune n'hésiterait  pas  à  les  séparer.  Les  organes  internes, 
les  viscères,  le  squelette  et  la  taille  subissent  des  modifica- 
tions profondes.  En  comparant  le  chien  de  montagne  au 
petit  épagneul,  on  trouve  que  la  longueur  varie  de  1  mètre 
328  millimètres  à  305  millimètres,  et  la  hauteur  de  770  à 
162  millimètres  ;  en  d'autres  termes,  dans  la  première  de  ces 
deux  races,  le  corps  est  plus  que  quatre  fois  plus  long  que 
dans  la  seconde,  et  la  taille  est  presque  quintuple.  L'instinct 
lui-même  se  trouve  atteint  et  se  transmet  par  la  génération,  au 
point  que  le  proverbe  populaire  «  bon  chien  chasse  de  race  » 
est  devenu  une  vérité  scientifique.  En  choi^ssant  les  couples 
et  en  tenant  compte  de  l'influence  de  l'hérédité,  l'homme  a 
obtenu  des  résultats  qu'on  déclarerait  impossibles  si  les  faits 
ne  se  passaient  pas  sous  nos  yeux.  Et  cependant,  selon  l'im- 

(1)  Pag.  loi  et  102. 


mense  majorité  des  naturalistes,  et  sans  en  excepter  les 
polygéniMeSj  les  innombrables  races  de  chiens  appartiennent 
incontestablement  à  une  seule  espèce  (i). 

Nous  en  avons  dit  assez  pour  faire  voir  combien  il  est 
dangereux  de  confondre  la  race,  constamment  variable  et 
mobile,  avec  l'espèce  essentiellement  fixe  et  permanente.  Une 
telle  confusion  rendrait  impossible  toute  classification  ra- 
tionnelle et  vraie  des  êtres  organisés.  Sans  doute,  les  va- 
riétés deviennent  plus  nombreuses,  quand  l'action  de 
rhomme  s'ajoute  à  celle  des  causes  naturelles;  mais  il  ne 
faut  pas  s'imaginer  que  cette  action  de  l'homme  soit  indis- 
pensable. Les  différences  de  race  se  montrent  au  plus  haut 
degré  chez  une  foule  d'espèces  qui  sont  constamment  restées 
à  l'état  sauvage.  Le  renard  de  la  Sibérie  et  celui  de  l'Egypte, 
si  différents  dans  leurs  formes  extérieures,  se  relient  l'un  à 
l'autre  par  sept  races  intermédiaires. 

Suivant  M.  de  Quatrefages,  dont  les  arguments  sont  ici 
sans  réplique,  «  toutes  les  fois  qu'entre  deux  formes,  même 
»  très-différentes,  on  peut  établir  une  série  graduée  d'individus 
»  passant  de  Vune  à  Vautre  par  nuances  insensibles,  toutes  les 
»  fois  surtout  qu'on  voit  les  caractères  s'entre-croiser  dans  les 
»  termes  der  cette  série,  on  peut  assurer  que  les  deux  formes 
»  appartiennent  à  une  même  espèce.  »  Il  n'en  saurait  être 
autrement.  Puisque  deux  espèces,  même  très-rapprochées, 
ne  confondent  jamais  des  caractères  propres  à  chacune 
d'elles,  il  est  évident  que,  lorsqu'il  y  a  échange  ou  mélange 
de  ces  caractères,  on  se  trouve  en  présence  d'une  seule 
espèce. 

(1)  Pour  la  transmission  de  l'instinct  des  chiens,  M.  de  Quatrefages, 
s'appuyant  sur  les  derniers  résultats  obtenus  par  la  science,  cite  une 
foule  de  faits  curieux.  Tout  ce  qu'il  dit  de  l'espèce  cabine  présente  un 
véritable  intérêt.  Voy.  pp.  Ipl,  103, 105, 126, 131-132, 148. 


-     473     - 


Appliquons  ces  données  aux  groupes  humains  dont  on 
veut  faire  autant  d*espëces  différentes. 


III. 


L*ESPECE   ET  U  HACE  DANS  LES  GROUPES   HUMAINS. 


Quand  on  place  en  regard  l'Européen  et  le  Nègre  du  golfe 
de  Guinée,  on  aperçoit  immédiatement  des  différences  nom- 
breuses et  frappantes. 

Mais  ne  trouve-t-on  pas,  entre  ces  deux  types  si  dissem- 
blables, des  séries  graduées  et  non  interrompues  qui  les 
relient  intimement  et  s'opposent  à  ce  qu'on  les  sépare? 

M.  de  Quatrefages  répond  : 

«  Nous  savons  aujourd'hui,  nous  apprenons  chaque  jour 
»  davantage  que  tous  les  Nègres  ne  ressemblent  pas  aux 
»  populations  du  golfe  de  Guinée^  si  longtemps  considérées 
»  comme  représentant  la  race  entière,  k  peine  a-t-on  fran- 
»  chi  la  zone  littorale  de  la  côte  des  Esclaves  qu'on  découvre 
»  des  hommes  à  cheveux  laineux,  à  peau  noire,  mais  dont 
»  le  type  commence  à  s'éloigner  de  celui  du  Guinéen.  Là  les 
»  traits  deviennent  parfois  complètement  européens....  Au 
»  Congo  à  l'ouest,  sur  toute  la  côte  de  Mozambique  à  l'est, 
»  nous  voyons  les  populations  se  rapprocher  par  les  traits 
»  de  nos  populations  d'Europe,  au  point  que  la  nature  des 
»  cheveux  etJla  couleur  du  teint  peuvent  seules  empêcher 
»  toute  méprise.  Ce  dernier  caractère  s'affaiblit  souvent  sur 
»  les  rives  du  Zambèze,  au  cœur  de  l'Afrique  centrale.  Là 
»  Livingstone  a  trouvé  des  populations  dont  le  teint  varie 
»  du  brun  foncé  à  l'olivâtre.  Le  même  voyageur  ajoute  : 


(c  Bien  que  ces  hommes  aientMes  lèvres  épaisses  et  le  nez 
»  épaté,  la  pliysionomie  nègre  ne  se  rencontre  parmi  eux 
)>  que  chez  les  êtres  les  plus  dégradés.  »  Plus  au  sud  se  pré- 
»  sentent  toutes  ces  populations  mêlées  qui  conduisent, 
»  toujours  insensiblement,  du  nègre,  soit  aux  Hottentots 
»  vers  le  Gap,  soit  aux  blancs  dans  la  Gafrerie.  Et  si  nous 
»  traversons  l'étroit  canal  de  Mozambique,  nous  verrons  ce 
»  même  type  nègre  passer  au  Polynésien  et  au  Malais. 

»  Voilà  quelques-uns  des  faits  que  présente  TÂfrique  mé- 
»  ridionale,  c'est-à-dire  la  contrée  où  la  race  nègre,  enserrée 
»  entre  les  deux  océans,  livrée  à  elle-même  aussi  entière- 
»  ment  que  possible,  soumise  à  des  influences  assez  con- 
»  stantes,  est  restée  le  plus  à  l'état  stationnaire  et  a  dû 
»  le  moins  varier.  Si  nous  remontons  au  nord  d'une  ligne 
»  sinueuse  s'étendant  à  peu  près  de  l'embouchure  du  Séné- 
»  gai  au  lac  Tchad  et  de  celui-ci  au  point  de  la  côte  de  Zan- 
/»  guebar  coupé  par  l'équateur,  les  faits  deviennent  bien 
»  autrement  frappants.  —  Les  races  soudaniennes  nous 
»  montrent  une  variété  infinie.  Les  traits  se  rapprochent 
»  parfois  presque  complètement  des  nôtres,  et  cela,  dès  le 
»  Haoussa  ;  la  couleur  passe  du  noir  au  noirâtre,  au  cuivré, 
)>  au  basané,  au  café  au  lait  clair  ;  les  cheveux  de  laineux 
»  deviennent  crépus  ou  simplement  frisés  et  même  plats. 
»  Enfin  de  gradations  en  gradations,  de  nuances  en  nuances, 
»  on  arrive  du  nègre  à  l'Arabe  ou  au  Berbère;  sans  qu'il  soit 
»  vraiment  possible  de  préciser  où  Tun  des  types  finit,  où 
»  l'autre  type  commence.  >> 

On  rencontre  donc  ici^^  entre  les  deux  formes  les  plus 
éloignées,  «  une  série  graduée  d'individus  passant  de  l'une 
»  à  l'autre  par  des  nuances  insensibles  (1).  » 

(1)  Le  même  fait  s'est  produit  partout  où  des  hommes  appartenant  à 


-     i7»     - 

Mais  supposons  un  instant  gratuitement  que  Tun  ou  l'autre 
anneau  de  la  série  fasse  défaut.  Les  différences  qu*on  re- 
marque entre  l'organisation  de  l'Européen  et  celle  du  Nègre 
suffiraient-elles,  abstraction  faite  de  toute  autre  considéra- 
tion, pour  les  attribuer  à  des  espèces  différentes  ? 

Au  point  de  vue  où  nous  sommes  placé,  la  couleur  ne  pré- 
sente qu'une  faible  importance.  On  sait  que  la  peau  se  com- 
pose de  trois  couches  essentielles  :  le  derme,  Yépiderme  et  le 
corps  muqueux.  Le  derme,  situé  au-dessous  des  deux  autres, 
et  répiderme,  qui  se  trouve  tout  à  fait  à  l'extérieur,  sont 
entièrement  semblables  chez  le  Nègre  et  chez  le  Blanc.  Il  y 
a  plus  :  chez  l'un  et  chez  l'autre,  le  corps  muqueux  se  com- 
pose de  cellules  étroitement  pressées,  et  superposées  de 
manière  à  former  un  certain  nombre  de  stratifications;  seu- 
lement, chez  le  Blanc,  le  contenu  des  cellules  est  incolore 


des  races  difTérentes  se  trouvent  en  présence.  M.  de  Quatrefages  em- 
prunte à  V Histoire  du  Mexique,  par  M.  de  Larenaudière,  le  vocabulaire 
suivant  qui  indique  les  divers  degrés  du  mélange  opéré  entre  les  trois 
races  blanclie,  noire  et  rouge.  Il  est  d'ailleurs  facile  de  voir  que  ce 
tiibleau  est  lui-même  incomplet,  puisqu'il  renferme  un  mot  dont  la 
dènnition  manque. 

Mestisa,  produit  d*un  Espagnol  et  d'une  Indienne  ; 

Castiso,  -^  d'unemétisseet  d'un  Espagnol; 

Espagnola,  •—  d'un  castiso  et  d'une  Espagnole  ; 

Mulâtre,  —  d'une  Espagnole  et  d'un  nègre  ; 

Morisque,  —  d'une  mulâtresse  et  d'un  Espagnol  ; 

Albino,  —  d'un  morisque  et  d'une  Espagnole  ; 

Tarnatras,  —  d'un  albinos  et  d'une  Espagnole  ; 

Tjontinelaire,  —  d'un  tomatras  et  d'une  Espagnole  ; 

Lovo,  —  d'une  Indienne  et  d'un  Nègre  ; 

Caribujo,  —  d'une  Indienne  et  d'un  lovo  ; 

Barsino,  —  d'un  coyote  et  d'une  mulâtresse  ; 

Grifo,  —  d'une  négresse  et  d'un  lovo  : 

Albarazado.  —  d'un  cotjote  et  d'une  Indienne; 

Canisa,  —  d'une  métisse  et  d'un  Indien  ; 

Mechino,  —  d'une  lova  et  d'un  coyote. 


ou  ne  présente  qu'une  légère  teinte  jaunàti*e,  tandis  que, 
chez  le  Noir,  cette  couleur  devient  d'un  brun  plus  ou  moins 
foncé.  Voilà  tout!  Le  fait  a  d'autant  moins  de  valeur, que  des 
expériences  récentes  ont  prouvé  que  cette  couleur  brune  se 
retrouve,  à  des  degrés  divers,  chesç  les  Européens  à  teint 
plus  Ou  moins  foncé;  qu'elle  présente  parfois  et  par  places 
une  intensité  aus^i  grande  que  chez  les  Nègres,  et  qu'elle 
est  tantôt  héréditaire  et  tantôt  individuelle  (1). 

Faut-il  attacher  plus  d'importance  à  la  chevelure  qui  ca- 
liactérise  les  divers  groupes  de  Nègres  et  qu'on  a  si  impro- 
prement comparée  à  la  laine  des  troupeaux?  Mais  des  diffé- 
rences bien  autrement  remarquables  se  rencontrent  chez 
des  races  d'animaux  appartenant  évidemment  à  la  même 
espèce  !  Nous  avons  le  chien  d'Islande  à  fourrure  épaisse, 
le  chien  mouton,  le  chien  turc  à  peau  entièrement  nue.  Et 
quelle  différence  n'y  a-t-il  pas  entre  le  vêtement  de  la  poule 
de  nos  basses-cours  et  le  duvet  fin,  soyeux  et  manquant  en- 
tièrement de  plumes  de  la  poule  de  soie  du  Japon? 

Sera-ce  peut-être  dans  la  forme  du  crâne  qu'il  faudra  voir 
la  preuve  d'une  séparation  spécifique?  A  l'exception  du  pro^ 
gnathisme,  c'est-à-dire,  d'une  légère  projection  en  avant  des 
mâchoires  et  des  dents,  il  n'y  a  entre  les  têtes  du  Blaiic  et 
du  Nègre  aucune  différence  digne  d'être  signalée.  La  distance 
est  évidemment  bien  plus  grande  entre  le  crâne  du  dogue  et 
lé  crâne  du  lévrier. 

Devra-t-on  enfin  voir  un  argument  décisif  dans  la  persis- 
tance avec  laquelle  les  Nègres  transmettent  à  leurs  descen- 
dants la  plupart  des  caractères  qui  les  distinguent?  Hais 
cette  force  de  l'hérédité  est  un  phénomène  qui  se  présente 


(1)  M.  de  Quatrefages  rapporte  à  ce  sujet  les  expériences  décisives 
faites  par  MM.  Flourens,  Simon  (de  iierlin),  Giibler,  etc.  (P.  141  et  buiv.). 


à  peu  près  pour  toutes  les  variétés  imaginables,  et  les  an- 
nales de  la  science  renferment  des  exemples  beaucoup  plus 
étranges.  Les  difformités,  les  monstruosités  elles-mém(^s  se 
transmettent  par  la  génération.  Uaieule  du  célèbre  calcula- 
teur Golburn  avait  six  doigts  à  chaque  main  et  six  orteils  à 
chaque  pied.  Elle  épousa  un  homme  qui  n*avait  rien  d*ex- 
traordinaire.  Trois  enfants  naquirent  de  ce  mariage,  et  deux 
reproduisirent  Tanomalie  de  la  mère.  A  la  troisième  généra- 
tion, quatre  enfants  sur  cinq  eurent  des  doigts  surnumé- 
raires ;  à  la  quatrième,  sur  huit  enfants,  quatre  présentaient 
encore  ce  caractère.  Si  un  accident  de  naufrage  avait  jeté 
les  représentants  de  cette  famille  dans  une  île  déserte,  les 
polygénistes  auraient  eu  la  bonne  foftune  de  pouvoir  plus 
tard  opposer  à  leurs  adversaires  une  espèce  polydactyle  (i). 
Il  nous  est  donc  permis  de  conclura,  avec  l'éminent  pro- 
fesseur de  Paris  :  «  Frappés  des  différences  qui  existent 
»  entre  les  groupes  humains,  les  polygénistes  ont  cru  ne 
»  pouvoir  en  rendre  compte  qu'en  admettant  l'existence  de 
»  plusieurs  espèces  d'hommes.  —  Or  une  étude  attentive 
»  démontre  que,  sous  le  rapport  de  la  nature,  ces  différencea 
»  rentrent  complètement  dans  l'ordre  de  celles  que  pré- 
»  s'entent  les  races  végétales  et  animales.  En  outre,  il  résulte 
»  d'une  comparaison  rigoureuse  que,  sous  le  rapport  de 
»  Vétendue,  les  races  animales  offrent  de  l'une  à  l'autre  des 
»  variations  plus  considérables  à  tous  égards  que  les  popu- 
»  lations  humaines  les  plus  éloignées....  Pour  expliquer  la 
»  diversité  des  groupes  humains  il  est  inutile  de  recourir  à 
»  l'hypothèse  de  la  multiplicité  des  espèces;  la  multiplicité  des 
»  races  et  Yunité  de  l'espèce  suffisent.  —  Les  arguments  tirés 


(I)  M.  de  Quatrefages  cite  plusieurs  exemples  tout  aussi  remar- 
quables (p.  208  et  suiv.). 


-     i78     - 


»  par  les  polygénistes  des  différences  existant  entre  ces 
»  groupes  n'ont  donc  aucune  valeur.  » 


IV. 


LES  DIFFÉRENCES    INTELLECTUELLES    ENTRE  LES  GROUPES   HUMAINS. 


On  ne  s*est  pas  borné  à  signaler  des  différences  physiques, 
matérielles,  extérieures,  entre  les  divers  groupes  de  Thuma- 
nité.  On  s*est  prévalu  de  la  différence  des  goûts,  des  idées  et 
des  aptitudes.  On  a  cité  des  peuples  qui,  arrivant  tout  au 
plus  à  la  hauteur  du  singe,  leur  congénère,  sont  complètement 
privés  de  toute  notion  morale  et  religieuse.  On  s'est  emparé 
de  l'histoire  pour  prétendre  que  certaines  espèces  humaines, 
quoique  placées  à  côté  des  Blancs  pendant  plusieurs  siècles, 
n'ont  jamais  connu  d'autre  vie  que  la  vie  purement  animale. 

Ce  triste  rôle  fut  d'abord  assigné  au  Nègre.  On  commença 
par  soutenir  que  son  cerveau,  comparé  à  celui  de  l'Orang- 
outang,  établissait  entre  l'homme  noir  et  la  béte  des  rels^tions 
de  voisinage  immédiat.  On  accueillit  ensuite,  comme  autant 
de  vérités  incontestables,  les  récits  plus  ou  moins  extrava- 
gants des  matelots  qui  avaient  visité  quelques  petfplades 
maritimes  descendues  au  dernier  degré  de  la  barbarie.  On 
se  livra  à  des  observations  superficielles  sur  un  petit  nombre 
d'individus  abrutis  par  l'esclavage  héréditaire,  et,  en  défini- 
tive, on  se  crut  très-complaisant  et  très-généreux  en  con- 
sentant à  conserver  les  Nègres  parmi  les  espèces  humaines 
inférieures. 

Malheureusement  on  fut  bientôt  forcé  d'abandonner  ce 


-•    479     - 

système.  Les  progrès  de  la  navigatiQn  nous  mirent  en  rap- 
port avec  des  Nègres  infiniment  supérieurs  aux  êtres  dégé^ 
nérés  qu'on  avait  pris  pour  point  de  comparaison.  Des  voya- 
geurs intrépides  pénétrèrent  au  cœur  même  de  l'Afrique 
et  découvrirent  successivement  les  Dahomans,  les  Fantis, 
les  Aschantis,  les  Moûsgous.  Ils  y  trouvèrent  des  gouver- 
nements, des  villes,  des  institutions,  des  industries  floris- 
santes, des  cultes  hiérarchiquement  organisés,  en  un  mot, 
toute  une  civilisation  nègre.  Le  museau  même,  qui  avait  joué 
un  rôle  important  dans  la  controverse,  disparut  comme 
caractère  spécifique,  lorsque  Livingstone  rencontra,  sur  les 
rives  du  Zambèze,  des  populations  chez  lesquelles  le  pro- 
gnathisme ne  forme  qu'une  rare  exception.  La  race  noire 
avait  été  décidément  calomniée.  Les  polygénistes  eux-mêmes 
en  firent  l'aveu;  mais,  pour  que  leur  doctrine  n'en  reçut 
aucune  atteinte,  ils  cherchèrent  un  autre  peuple  jdont  l'irré- 
médiable abrutissement  put  venir  en  aide  aux  théories  des 
maîtres  et  aux  préjugés  des  disciples. 

Ce  peuple  ne  tarda  pas  à  être  trouvé  :  le  rôle  du  Nègre  fut 
transmis  aux  Hottentots.  Ceux-ci  se  virent  aussitôt  charger 
des  vices,  des  incapacités  et  des  dégradations  qui  avaient 
fait  jusque-là  le  lot  de  leurs  voisins.  On  exagéra  même  à 
leur  égard,  dans  une  notable  proportion,  tout  ce  qu'on  avait 
dit  de  la  race  noire.  On  repoussa,  comme  autant  de  fables 
avérées,  les  renseignements  fournis  par  le  voyageur  Levail- 
lant,  qui  avait  deux  fois  parcouru  leur  pays,  et  dont  les  récits 
étaient  loin  de  confirmer  les  innombrables  griefs  articulés 
à  charge  de  ce  peuple  pasteur  et  nomade  (1).  Cependant  les 
Hottentots  furent  à  la  fin  réhabilités  comme  les  Nègres!  Dans 


(i)  Voyage  dmis  Vintth*ieur  de  V Afrique,  Paris,  1790,  un  vol.  in-4«,  et 
1796,  2  vol.  in-^». 


la  première  moitié  du  dix-neuvième  siècle,  de  nombreux 
voyageurs,  parmi  lesquels  il  faut  surtout  compter  les  mis- 
sionnaires anglicans  partis  du  Cap,  vinrent  attester  la  véra- 
cité de  Levaillant.  Ils  avaient  trouvé  dans  les  Hottentots  une 
race  sauvage,  profondément  aigrie  contre  les  envahisseurs 
européens;  mais,  depuis  le  premier  jusqu^au  dernier,  ils 
étaient  unanimes  à  déclarer  que  cette  race,  possédant  le 
germe  de  tous  les  sentiments  et  de  toutes  les  aptitudes  de 
riiumanité,  ne  manquerait  pas  de  s*élever  à  une  civilisation 
supérieure  au  milieu  de  circonstances  plus  favorables.  L'exis- 
tence de  Dieu,  l'immortalité  de  l'âme,  la  distinction  du  bien 
et  du  mal,  étaient  des  vérités  universellement  reconnues  par 
les  habitants  de  l'Afrique  méridionale.  Bon  gré  mal  gré,  il 
fallut  chercher  une  autre  espèce  incorrigible. 

Cette  fois  on  s'adressa  aux  Australiens,  et  le  tableau  de 
leur  éternelle  dégradation  fut  tracé  de  main  de  maître.  Ab- 
sence complète  de  religion,  de  morale,  de  lois,  d*arts,  d'in- 
dustrie;  laideur  affreuse,  férocité  instinctive,  goûts  incroya- 
blement dépravés,  incapacité  absolue  de  s'élever  à  un  degré 
quelconque  de  civilisation;  tel  est,  au  dire  des  polygénistes, 
le  bilan  physique  et  intellectuel  de  ce  peuple  des  antipodes. 
Ce  n'est  plus  à  l'Orang-outang,  c'est  au  mandril,  l'urt  des 
représentants  les  plus  inférieurs  du  groupe  des  singes,  qu'on 
conjpare  l'Australien  ! 

Qu*y  a-t-il  de  vi^i  dans  ce  formidable  acte  d'accusation, 
que  ses  rédacteurs,  au  moment  où  nous  écrivons,  défetident 
encore  de  toutes  leurs  forces? 

Pour  démontrer  son  injustice  et  son  inanité,  il  nous  suf- 
fira de  grouper  quelques-uns  des  faits  réunis  par  les  savantes 
investigations  de  M.  de  Quatrefa^es. 

Loin  d'être  aussi  disgracié  au  physique  que  l'ont  affirmé 
quelques  navigateurs,  l'Australien  offre  très-souvent  le  type 


d'une  beauté  accomplie.  «  Milchell  et  Pickering,  dit  le  savant 
»  professeur  du  Muséum,  répondront  pour  nous.  Le  premier 
»  décrit  son  guide  YuUiyalli  comme  tin  spécifnm  parfait  de 
»  l'humanité,  et  tel  qu*il  serait  impossible  d*en  rencontrer  un 
»  semblable  dans  les  sociétés  qui  s'habillent  eC  se  chaussent. 
»  Et  ce  n*est  pas  là  une  exception.  Le  voyageur  anglais 
»  revient  à  diverses  reprises  sur  la  perfection  physique  de  ces 
»  machines  humaines  développées  en  toute  liberté.  —  Picke- 
»  ring,  le  compagnon  du  capitaine  Wilkes  dans  la  grande 
»  expëditioii  scientifique  des  États-Unis,  confirme  en  tout 
»  ce  jugement.  Il  déclare  n'avoir  rencontré  nulle  part  cette 
»  maigreur  excessive  des  extrémités,  donnée  si  souvent 
»  comme  ua  des  caractères  des  Australiens,  et  traite  de  sim- 
»  pies  caricatures  la  plupart  des  dessins  qui  ont  été  publiés 
»  sur  cette  race.  —  Sur  une  trentaine  d'individus  de  l'inté* 
»  rirar,  il  déclare  en  avoir  vu  quelques-uns  qui  étaient  d'une 
»  laideur  remarquable,  tandis  que  d'autres,  contrairement 
»  à  toutes  ses  idées  antérieures,  présentaient  une  figure 
»  décidément  belle  (had  the  face  deeidedly  fine).  —  Il  termine 
»  ses  observations  en  disant  r  Chose  étrange,  je  regarderais 
»  l'Australien  comme  le  plus  beau  modèle  des  proportions 
»  humaines  sous  le  rapport  du  développement  musculaire. 
»  Il  combine  la  plus  parfaite  symétrie  avec  la  force  et  l'acti- 
»  vite,  tandis  que  sa  tête  pourrait  être  comparée  au  masque 
»  antique  de  quelque  philosophe  (1).  »  Évidemment,  après 
des  affirmations  de  ce  genre,  faites  par  des  hommes  dont  la 
compétence  ne  saurait  être  niée,  il  faut  renoncer  à  cher- 
cher dans  la  forme  générale  du  corps,  dans  le  caractère  ex- 
térieur, des  différences  assez  grandes  pour  séparer  l'Austra- 
lien de  l'espèce  humaine  représentée  par  le  Blanc. 

(1)  Pag.  162-63 

34 


On  arrive  inévitablement  à  une  conclusion  analogue, 
quand  on  examine,  sans  idées  préconçues,  les  faits  qui  se 
rapportent  à  Tordre  intellectuel  et  aux  manirestations  qui  en 
résultent.  Dans  un  voyage  qui  le  conduisit  aux  bords  de  la 
Murray,  en  1831,  le  capitaine  Sturt  fut  loin  de  rencontrer  ces 
populations  voisines  de  la  brute  dont  il  est  si  souvent  ques- 
tion dans  les  écrits  des  polygénistes.  Les  indigènes  logeaient 
dans  des  huttes  permanentes  pouvant  contenir  de  douze  à 
quinze  personnes;  ils  avaient  des  dards,  des  haches,  des 
canots  d'écorce  ;  ils  se  servaient  de  filets  habilement  tissés, 
les  uns  à  mailles  larges  pour  la  chasse  aux  kanguroos,  les 
autres  à  mailles  étroites  pour  la  pêche  du  poissoaet  ayant 
jusqu'à  quatre-vingts  pieds  de  long  ;  en  uu  mot,  ils  possé- 
daient la  plupart  des  industries  élémentaires.  Assurément  il 
n'en  faudrait  pas  plus  pour  les  placer  à  une  incommensura- 
ble distance  au-dessus  des  singes  les  plus  parfaits.  Hais  les 
observations  recueillies  par  Sturt  ne  sont  pas  un  fait  isolé. 
Depuis  1831,  une  foule  de  voyageurs,  tous  peu  suspects  en 
leur  qualité  d'Anglais,  nous  ont  fait  voir  la  race  australienne 
sous  son  vrai  jour.  Dawson,  remarquant  partout  l'institution 
de  la  famille,  a  prouvé  que  la  corruption  des  femmes  et  l'in- 
différence honteuse  des  maris,  dont  on  a  tant  parlé,  ne  se 
montrent  que  dans  le  voisinage  de  Sydney,  où  les  Blancs 
ont  réussi  à  inoculer  leurs  vices  aux  sauvages.  Gray  et  Long 
nous  ont  appris  qu'il  existe  chez  les  Australiens  une  répar- 
tition en  clans,  subdivisés  en  tribus  distinctes,,  possédant 
chacune  ses  terrains  propres,  dont  les  limites  sont  scrupu- 
leusement respectées  en  temps  de  paix.  Le  docteur  Gunin- 
^ham,  qui  a  séjourné  deux  ans  dans  les  colonies  de  la  Nou- 
velle-Galles du  Sud,  affirme  que  les  Australiens  sont  vifs, 
curieux,  enjoués  et  intelligents.  Il  a  pu  constater  qu'ils  ap- 
prennent à  lire  et  à  écrire  avec  une  grande  facilité,  et  que 


—    i85    - 

tous  parlent  et  comprennent  très-bien,  l'anglais.  Il  constate 
que  ces  prétendus  mandrills  saisissent  très-aisément  les  ridi- 
cules des  Européens  et  apprécient  au  premier  coup  d'œii  les 
différences  sociales. 

On  ne  s'est  pas  davantage  conformé  aux  exigences  de  la 
justice  et  de  la  vérité,  quand  on  a  dit  que  toute  idée  reli- 
gieuse manquait  aux  indigènes  de  l'Australie.  Les  mission- 
naires catholiques  et  protestants  ont  énergiquement  repoussé 
cette  accusation.  Dans  toutes  les  tribus,  ils  ont  trouvé  la 
croyance  à  un  esprit  du  bien  et  à  un  esprit  du  mal,  l'un  et 
l'autre  servis  par  une  multitude  de  génies  inférieurs;  partout 
ils  ont /encontre  des  cérémonies  funéraires  qui  attestent  à 
l'évidence  une  notion  au  moins  confuse  de  l'immortalité  de 
l'homme.  Il  suffit  de  faire  remarquer  que  des  armes  sont 
déposées  dans  les  tombes  des  guerriers,  pour  que  le  défunt, 
quand  il  en  sortira,  les  trouve  à  sa  portée  et  puisse  en  user 
contre  ses  ennemis. 

Évidemment,  ici  encore,  les  calculs  des  polygénistes  seront 
bientôt  complètement  déjoués.  Les  Australiens  représentent 
l'un  des  types  les  plus  abaissés  de  l'humanité  ;  mais,  par  leur 
àme  aussi  bien  que  par  leur  corps,  ils  sont  incontestable- 
ment des  hommes.  Aussi  ne  faut-il  ajouter  aucune  foi  à  des 
affirmations  qui  tendent  à  faire  croire  que  ce  peuple  soit  à 
jamais  incapable  de  s'élever  au-dessus  du  niveau  où  l'ont 
trouvé  les  premiers  navigateurs.  M.  de  Quatrefages  emprunte 
à  un  recueil  local,  le  Vaii  Diemen's  land  Magazine,  le  fait  sui- 
vant, qui  dispense  de  toute  autre  preuve  :  «  M.  Bateman  et 
>  quelques  Anglais  s'étaient  rendus  au  port  Philips,  sur  la 
»  côte  méridionale  de  l'Australie,  dans  le  dessein  d'y  former 
i>  un  établissement  agricole.  Ils  furent  bientôt  frappés  de  la 
»  civilisation  des  habitants  de  cette  côte,  qu'ils  trouvaient 
»  beaucoup  mieux  vêtus,  logés,  meublés  et  pourvus  de  tous 


))  les  objets  nécessaires  qu*aucun  de  leurs  compairiotes. 
»  Peu  de  jours  après,  ce  phénomène  de  perfectionnement 
»  relatif  fet  expliqué  par  Tapparition  d*un  homme  blanc  vêtu 
»  d*une  redingote  en  peau  de  kanguroo.  C'était  un  ancien 
»  grenadier  des  armées  anglaises,  nommé  William  Buckley, 
»  qui,  envoyé  sur  les  lieux  lors  d'une  première  tentative  de 
»  colonisation  faite  en  1803,  s'était  échappé  et  avait  vécu 
»  trente^trois  ans  avec  les  indigènes.  Il  n'avait  pas  tardé  à  de- 
»  venir  leur  chef,  et,  sous  sa  direction,  ils  en  étaient  arrivés 
»  au  point  qui  étomiait  si  fort  les  nouveaux  colons*  —  On 
»  voit  ce  qu'avait  produit  chez  ces  sauvages,  déclarés  inca- 
»  pables  dO'  tout  progrès ,  l'influence  isolée  d'un,  simple 
»  soldât  <*).  » 

Il  nous  est  donc  permis  de  coneture  à  regard  des  diffé- 
rences intellectuelles,  comme  nous  l'avons  fait  à  l'égard  des 
dilTérenees  physiques  :  «  Pour  expliquer  la  diversité  des 
»  groupes  humains,  il  est  inutile  de  recourir  à  la  mulHpUeUé 
»  des  espèces  ;  Ta  multiplicité  des  races  et  Tunité  de  Yespèce 
»  suffisent.  » 


V. 


PREUVES   DIRECTES   DE  l'uNITÊ  DE  L'ESPÈCB   HUMAINE. 


Toutes  les  propositions  qui  précèdent  trouvent  ut^e  con- 
firmation éclatante,  irrécusable,  dans  les  belles  recherches 
des  savants  modernes  sur  le  métissage  et  VkybridatioH, 


(1)  Pag.  ICC.  Les  autres  faits  se  trouvent  rapportés  et  justifiés  aux 
pp.  104  à  173. 


Les  métis,  produits  par  le  oroisement  de  diff&entes  races 
d'une  même  espèce,  sont  excessi^'ement  itoofibroux.  Dans  )e 
règue  animal^  aussi  bren  que  dans  le  règne  végétal,  le  métis- 
sage s*opère  avec  une  Tacilité  telle  que  rembarras  des  éle- 
veurs et  des  jardiniers  n*est  pas  de  crroiser  les  races,  mais 
de  les  maintenir  pures  dans  Tétat  où  ils  désirent  les  con- 
sei*ver.  Les  résultats  de  Tunion  entre  individus  de  races  dif- 
féi'ontes  sont  aussi  certains  que  ceux  de  i*union  des  individus 
appartenant  à  la  même  race  (1). 

Rten  de  pareil  ne  se  montre  dans  Yhybridatim.  A  l'état  de 
nature,  les  hybiides,  produits  par  le  croisement  d'individus 
de  éeux  espèces  différexUes,  sont  des  êtres  tout  à  fait  excep- 
tionnels. M.  Isidore  Geoffroy  a  pi^ouvé  qu'on  n'en  connaît 
pas  un  seul  cas  parmi  les  mammifères.  M.  Yalehciennes  est 
arrivé  au  même  résultat  poar  les  prétendus  hybrides  natu- 
rels des  poissons.  La  classe  des  oiseaux  seule  peut-être  pré- 
sente quelques  cas  de  croisement  fécond  entre  individus 
d'espèces  différentes  vivant  en  pleine  liberté.  Il  est  vrai  que 
l'hybridation  est  plus  (fréquente  chez  les  animaux  soumis  à 
l'empire  de  l'homme.  On  a  vu  des  unions  fécondes  entre  des 
lioBs  et  des  tigres  élevés  ensemble  et  renfermés  dans  les 
mêmi^s  cages.  Les  produits  de  l'âne  et  du  cheval,  du  bouc 
et  de  la  brebis,  du  bélier  et  de  la  chèvre,  sont  connus  depuis 
la  plus  haute  antiquité.  Mais,  sous  peine  de  commettre  de 
grossières  erreurs,  il  faut  se  rappeler  que  l'influence  de 
l'homme  se  trouve  elle-même  réduite  ici  à  des  proportions 
très-étroites.  Malgré  de  nombreux-essais  tentés  par  des  sa- 
vants du  premier  ordre  et  dans  les  conditions  les  plus  favo- 


(  t)  11  n'est  peut-être  pas  inutile  de  faire  remarquer  que  nous  nous 
bornons  ici  à  consigner  les  résultats ,  en  renvoyant  pour  les  preuves 
aux  Chap.  XIV  et  XV  du  livre  de  M.  de  Quatrefi^es. 


—     486     - 

rables,  Tunion  entre  individus  appartenant  à  des  espèces 
différentes  a  presque  toujours  été  stérile. 

Il  faut  donc  admettre,  comme  une  vérité  scientifique  in- 
contestable, que  le  croisement  de  race  à  race  est  toujours 
et  partout  facile,  quelque  différentes  que  soient  les  races  ; 
tandis  que  le  croisement  d'espèce  à  espèce  est  toujours  diffi- 
cile Qt  même  impossible  dans  Timmense  majorité  des  cas. 

Cette  différence  n'est  pas  la  seule  qu^une  expérience  plus 
que  suffisante  ait, constatée  entre  les  métis  et  les  hybrides. 
Une  diversité  bien  plus  remarquable  se  révèle  dans  la  fécon- 
dité des  uns  et  la  stérilité  des  autres. 

Le  croisement  entre  individus  de  race  différente  est  régu- 
lièrement fécond;  bien  plus,  on  voit  parfois  la  force  de, 
reproduction  s'accroître  sou§  l'influence  de  ce  croisement. 
Au  contraire,  chez  les  hybrides,  la  fécondité,  nulle  dans 
l'immense  majorité  des  cas,  est  toujours  renfermée  dans  des 
limites  extrémemenl;  restreintes. 

Malgré  leur  nombre  et  leur  adresse,  les  amateurs  d'oiseaux 
n'ont  pu  former  une  seule  race  hybride.  Parmi  les  mammi- 
fères, l'âne  et  le  cheval,  les  deux  seules  espèces  dont  l'hy- 
bridation se  soit  montrée  régulièrement  efficace,  engendrent 
la  mule,  douée  d'une  fécondité  tellement  rare  que,  depuis 
Hérodote  jusqu'à  nos  jours,  elle  a  toujours  été  considérée 
comme  un  prodige  parmi  les  peuples  de  l'Afrique  et  de 
l'Asie.  Un  seul  fait  mérite  une  attention  sérieuse,  parce  qu'il 
semble,  au  premier  abord,  dénoter  une  déviation  de  la  loi 
générale.  Nous  voulons  parler  des  chabins  ou  omcapres,  issus 
du  croisement  du  bouc  et  de  la  brebis,  dont  le  pelage  long 
et  souple  est  si  recherché  par  les  habitants  du  Pérou  et  du 
Chili.  On  a  prétendu  que  ces  hybrides,  qui  servent  de  base 
à  une  industrie  prospère,  sont  doués  d'une  fécondité  illi- 
mitée, et  les  polygénistes  n'ont  pas  manqué  de  s'emparer  de 


-     487     - 

cet  argument  commode.  C'est  une  erreur  aussi  grave  que 
manifeste.  Pour  obtenir  les  pelUmes  recherchées  par  le  com- 
merce, un  premier  croisement  du  bouc  avec  la  brebis  ne 
suffît  pas.  On  est  forcé  de  croiser  le  produit  de  cette  union 
avec  la  brebis  ;  puis,  afin  de  fixer  davantage  les  caractères 
mixtes,  on  croise  de  nouveau  une  femelle  de  la  seconde 
génération  avec  un  mâle  de  la  première.  Les  individus  appar- 
tenant à  la  troisième  génération,  ayant  cinq  huitièmes  de 
sang  de  mouton  et  trois  huitièmes  de  sang  de  chèvre,  sont 
féconds  ;  mais,  si  on  les  allie  plusieurs  fois  de  suite,  Tune 
des  deux  espèces  primitives  reparait  malgré  toutes  lés  pré- 
cautions, et  l'éleveur  est  forcé  de  répéter  la  série  des  croi- 
sements. Cet  exemple,  '-  le  plus  gi*ave  incontestablement  de 
tous  ceux  que  l'on  puisse  opposer  aux  monogénistes,  ne  fait 
donc  que  confirmer  la  règle  générale.  Aussi  n'a-t-on  jamais 
vu  se  produire  une  race  intermédiaire  entre  la  chèvre  et  le 
mouton,  dans  les  pays  où  ces  animaux  sont  conduits  aux 
mêmes  pâturages  et  renfermés  dans  les  mêmes  étables.  Le 
chabin  requiert  l'intervention  de  l'homme,  et,  en  définitive, 
ainsi  que  nous  l'avons  déjà  dit,  l'influence  de  celui-ci  se 
trouve  renfermée  dans  d'étroites  limites.  Au'  Chili,  comme 
ailleurs,  sans  que  l'homme  intervienne  et  souvent  malgré  lui, 
il  se  crée  des  races  métisses;  mais,  là  aussi,  tous  les  efibrts 
de  l'homme  ont  été  insuffisants  pour  constituer  une  véritable 
race  hybride. 

Il  n'est  pas  nécessaire  de  faire  ressortir  l'importance  de 
ces  résultats  au  point  de  vue  du  problème  qui  nous  occupe* 
Si  les  groupes  humains  constituent  autant  d'espèces  diffé- 
rentes^  leur  croisement  doit  nous  offrir  les  phénomènes 
généraux  de  l'hybridation;  si,  au  contraire,  ces  groupes  ne 
sont  que  des  races  d'une  même  espèce,  nous  devons  rencon- 
trer ceux  du  métissage. 


Prenant  toujours  M.  de  Quatrefages  pour  guide,  voyons  ce 
que  disent  les  faits. 

Les  trois  termes  de  comparaison  les  plus  éloignés, — 
rbomme  blanc,  Thomme  rouge  et  Thomme  noir,  —  se  trou- 
vent en  présence  sur  le  sol  américain.  Au  dire  de  tous  les 
polygénistes,  ce  sont  trois  espèces  bien  tranchées,  trois  types 
tout  à  fait  différents.  Or,  il  n*est  personne  qui  ne  sache  que, 
depuis  rinvasion  de  la  race  européenne,  les  unions  entre  ces 
trois  groupes  ont  été  constamment  fécondes.  Leurs  enfants 
ont-ils  hérité  de  cette  fécondité?  Ont-ils  été  capables  de  se 
reproduire  à  leur  tour?  «  Ici,  dit  M.  de  Quatrefages,  ce  n*est 
»  plus  un  seul  homme  illettré  ou  savant,  naturaliste  ou  an- 
»  thropologiste,  qui  répond  ;  ce  sont  les  populations  elles- 
»  mêmes  qui,  pour  traduire  les  résultats  dans  le  langage, 
»  ont  été  forcées  d'inventer  partout  un  vocabulaire  nouveau, 
y>  et  encore,  bien  des  voyageurs  l'attestent,  ce  vocabulaire 
»  est-il  loin  de  rendre  toutes  les  nuances  de  traits,  de  cou- 
»  leur,  de  caractères  de  toute  sorte  que  présentent  ces  popu- 
»  lations  cent  fois  croisées  et  toujours  fécondes  à  tous  les 
»  degrés  de  ce  croisement  illimité.  Partout  c*est  par  degrés, 
»  par  ntiances  itisensibles,  que  Ton  passe  de  Thomme  rouge 
»  à  rhomme  blanc  et  de  celui-ci  à  l'homme  noir  ;  et  ce  mé- 
»  lange  des  sangs,  cette  fusion  des  races,  commencée  aux 
»  premiers  temps  de  la  conquête,  aux  premiers  jours  do 
»  l'introduction  du  nègre,  n*a  nulle  part  présenté  plus  de 
»  difficulté  à  se  produire  que  s'il  se  fut  agi  de  trois  peuples 
»  de  même  race. 

»  Ainsi  cette  grande  expérience  accomplie  pendant  trois 
»  siècles  sur  des  milliers  de  lieues  carrées,  entre  des  mil- 
»  lions  d'individus,  proclame  hautement  que  le  croisement 
»  des  trois  groupes  qui  se  sont  donné  rendez-vous  en  Amé- 
»  rique  est  un  métissage,  et  nullement  une  hybridatUm.  Par 


»  conséquent  ces  groupes  sont  trois  races  d'une  même  espèce^ 
»  et  non  pas  trois  espèces  distinctes  (1).  » 

Les  phénomènes  qui  se  sont  produits  sur  le  sol  américain 
se  montrent  chaque  jour  sur  tous  les  points  de  la  terre  où 
deux  races  humaines,  quelles  qu*elles  soient,  se  trouvent 
cote  h  côte.  En  Asie,  en  Afrique,  eu  Australie,  dans  tous  les 
pays  et  sous  toutes  les  latitudes,  Tunion  de  Fhomme  avec 
rhomme  est  féconde,  et  cette  fécondité  passe  réguKërement 
à  ses  descendants.  Partout  on  découvre  les  preuves  du  mé- 
tissage, tandis  que  nulle  part  on  ne  rencontre  une  trace  quel- 
conque des  caractères  attachés  à  Yhybridatim.  L*humanité 
tout  entière  ne  forme  donc  qu'une  seule  espèce;  les  groupes 
divers  qu*on  y  distingue  ne  sont  que  des  races  de  cette  espèce 
umqne  (2). 


VI. 


RÉFLEXIONS  GÉNÉRALES. 


Après  avoir  accompli  sa  tâche  avec  autant  de  talent  que 
de  science,  M.  de  Quatrefages  fait  remarquer  qu*il  ne  s*est 
pas  un  seul  instant  placé  sur  le  terrain  du  dogme.  »  Dans 
»  tout  le  cours  de  cette  étude,  dit-il,  nous  croyons  n'avoir 
»  pas  dévié  un  seul  instant  de  la  route  indiquée  au  début. 
»  Homme  de  science,  c'est  à  la  science  seule  que  nous  avons 
»  demandé  des  arguments  en  faveur  de  ce  que  nous  regar* 


(1)  Pag.  191  et  192. 

(2)  M.  de  Quatrefages  répuud  ioiiguemeiit  et  victorieusement  à  tout«8 
les  objections  (Ghap.  XVIII  à  XXI). 


—     490     - 

»  dons  comme  la  vérité....  Pas  une  fois  nous  n'avons  appelé 
»  à  notre  aide  les  considérations  tirées  de  la  morale,  de  la 
»  philosophie,  de  la  religion.  » 

Le  savant  professeur  du  Muséum  ne  pouvait  prendre  une 
attitude  différente,  et  les  catholiques  seront  les  premiers  à 
l'en  féliciter.  Sa  démonstration,  constamment  fondée  sur 
l'étude  des  faits,  n'en  est  que  plus  précieuse  pour  les  apolo- 
gistes du  christianisme.  Elle  nous  fournit  une  preuve  nou- 
velle d'un  admirable  et  consolant  phénomène  que  nous  avons 
plusieurs  fois  signalé  à  l'attention  des  lecteurs  |)e  la  Revue 
Catholique.  Au  milieu  des  défaillances  et  des  apostasies  qui 
se  montrent  de  toutes  parts,  il  est  rare  qu'une  année  se  passe 
sans  que  l'une  ou  l'autre  vérité  religieuse,  conspuée  par  les 
^prétendus  philosophes  du  dix-huitième  siècle,  trouve  une 
confirmation  éclatante  dans  les  conquêtes  de  l'esprit  mo- 
derne. 

Quand  Moïse* écrivait  le  texte  sublime  de  la  Genèse,  les 
traits  distinctifs  de  la  race  noire  lui  étaient  parfaitement 
connus.  Les  Nègres  figurent  sur  les  monuments  de  l'époque 
des  Pharaons,  avec  tous  les  signes  extérieurs  qui  les  sé- 
parent encore  aujourd'hui  de  la  race  blanche.  Gomment  donc 
un  Juif,  écrivant  les  annales  de  son  peuple  dans  les  déserts 
de  l'Arabie,  a-t-il  su  que  ces  deux  types  si  dissemblables 
appartenaient  à  une  seule  espèce?  Gomment  a-t-il  attesté 
sans  hésitation  un  fait  que  les  investigations  de  la  science 
devaient  confirmer,  après  une  longue  série  de  siècles,  dans 
les  écoles  de  l'Europe?  Pour  un  chrétien  la  réponse  est  facile. 


ERRATA. 


Page  7,  ligne  13,  au  lieu  de  parmi  le,  lisez  parmi  les. 

P.  102,  dernière  ligne,  au  lieu  de  les  atteintes,  lisez  des  atteintes. 

P.  157,  ligne  29,  au  lieu  de  compte,  lisez  somfne, 

P.  164;  ligne  3,  au  lieu  de  caractérisent,  lisez  caractérise. 

P.  219,  ligne  3,  au  lieu  de  coupable,  lisez  coupables, 

P.  239,  ligne  9,  au  lieu  de  Uraguay,  lisez  Uruguay. 

P.  245,  ligne  18,  au  lieu  de  cotisersation,  lisez  conservation. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


/ 


I.  Le  communisme  et  FÉglise  primitive 3 

II.  La  guerre  et  la  philosophie  de  rhistoire 59 

III.  Une  bibliothèque  belge  de  l'an  MCV 97 

IV.  De  la  certitude  dans  les  prévisions  politiques 119 

V.  Du  rôle  de  l'utopie  dans  Thistoire  de  la  philosophie  politique.  135 

VI.  La  croisade  pacifique.  —  Vie  et  travaux  de  Nicolas  Cleynaerts.  161 

VII.  Marat  jurisconsulte 201 

Vtll.  De  la  prétendue  nécessité  de  la  peine  de  mort 237 

IX.  Une  controverse  du  X1II«  siècle  sur  la  légitimité  de  la  peine 

de  mort 277 

X.  L'idée  de  la  peine  dans  les  œuvres  de  Platon 295 

XI.  Le  droit  criminel  dé  la  Grèce  légendaire 329 

XII.  Le  problème  de  la  population,  dans  ses  rapports  avec,  les 

lois  de  la  nature  et  les  prescriptions  de  la  morale    ....  375 

XIII.  Un  précurseur  de  Malthus 44^) 

XIV.  L'unité  de  Tespèce  humaine  démontrée  par  la  science 
moderne 461 


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